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Les territoires et les cartes de la médiation (1) ou la médiation mise à nu par ses commentateurs (2)

21 Déc, 2010

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Caune Jean, « Les territoires et les cartes de la médiation ou la médiation mise à nu par ses commentateurs« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/dossier/01-les-territoires-et-les-cartes-de-la-mediation-ou-la-mediation-mise-a-nu-par-ses-commentateurs

Introduction

Plus de vingt ans après l’émergence de la thématique de la médiation dans les textes institutionnels ou savants, il est temps de réinterroger la notion et les discours qui la diffusent. D’autant que cette émergence est contemporaine de la prise de conscience des phénomènes de l’exclusion, de la fracture, de la segmentation de la société française. Il n’est pas inutile de se demander en quoi une pensée de la médiation est venue enrichir les sciences sociales, De fait, la thématique de la médiation se présente dans les discours, d’un côté, comme une réaction au déchirement de la cohésion sociale – qui est à distinguer du délitement du lien social -, et, de l’autre côté, comme un moyen de régulation sociale. La cohésion sociale se manifeste en premier lieu dans le champ économique et social alors, qu’à mon sens, le lien social procède d’une dimension symbolique qui a beaucoup à voir avec les composantes vécues de l’identité culturelle. Plus précisément, il convient de se demander comment la notion de médiation a pu renouveler certaines orientations théoriques de cet ensemble, encore en construction, que sont les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC). À l’inverse, comment la notion s’est-elle acclimatée et diversifiée au sein de notre domaine interdisciplinaire ? En lançant cet appel à articles, nous avions l’intention d’examiner la place occupée par la médiation dans les processus de production, de diffusion d’information et de communication tels qu’ils sont analysés dans les terrains qui occupent les chercheurs en SIC.
Sur une quinzaine de propositions, nous avons retenu sept articles qui recouvrent des pratiques diverses (documentaire, politique, médiatique, psychiatrique…) et qui traitent de problématiques variées. Ces textes vont de l’approche d’un objet de connaissance – la pratique documentaire dans l’institution scolaire (V. Liquète, I. Fabre, C. Gardiès ; A. Inaudi et D. Liautard) ; la communication locale (S. Gadras) ; l’organisation et sa communication (M. Patrascu) ; ou les usages de l’art à l’hôpital (E. Vandeninden) – à une démarche plus englobante qui cherche à identifier les grandes tendances des pratiques sociales, du point de vue des relations interpersonnelles dans les réseaux du social (V. Rouzé) ou qui s’interroge sur le la réception des médias de masse et le passage des « médias aux médiations » (A. Rueda).
Les questions que nous nous posions étaient nombreuses : elles visaient toutes à interroger la pertinence de la notion de médiation pour comprendre les pratiques de communication, les changements sociotechniques et le rôle des acteurs, qualifiés de médiateurs. La référence à la médiation permet-elle de modifier le regard (l’observation) sur le terrain étudié et structure-t-elle le récit qui peut en être fait ? La notion est-elle un outil pour identifier et décrire, dans le cadre de la crise politique, sociale et culturelle, le développement de pratiques renouvelant les institutions et leurs représentations ? Au contraire, le recours à sa problématique n’est-il plus qu’une concession rhétorique, une survivance d’un terme qui a eu son heure de visibilité et qui a prolongé l’annonce d’une société de la communication en réseau dont la dimension technologique était annoncée dès la fin des années 70 avec « l’informatisation de la société » ?
En parallèle à ce questionnement fonctionnel, une approche épistémologique consiste à se demander si la médiation peut se revendiquer comme un nouveau paradigme d’interprétation des phénomènes de communication – « un avatar du régime de la communication ? » comme le formule Vincent Rouzé. Au contraire, serait-elle devenue l’objet d’une banalisation qui la reconnaît dans n’importe quelle configuration sociale dessinant un cercle qui se retrouverait partout et dont le centre ne serait nulle part ? L’usage singulier du terme, à propos d’une diversité de formes, serait possible à condition de définir une “essence” qui inscrirait la médiation dans un « régime d’action indépendant du secteur d’activité dans lequel elle se déploie » (Rouzé). Paradigme nouveau ou métaphore usée qui comme la pièce de monnaie ancienne, après être passée de main en main, d’échange en échange, a vu son effigie s’effacer ?
Notre appel n’était pas dénué de craintes. Après 20 ans d’usage terminologique, la médiation ne risquait-elle pas d’être réduite à une notion instrumentalisée, passe-partout, qui tend à masquer les relations de pouvoir entre les acteurs et à nier le politique ou encore à une approche qui évite de se positionner parmi les paradigmes habituels de la communication : behavioriste, fonctionnaliste, pragmatique… Le lecteur se fera sa propre opinion.
Nous pouvons noter aujourd’hui, à la lecture des textes présentés, la nécessité de poursuivre l’individuation de la notion, telle qu’elle est entreprise ici. Les pratiques qui se réfèrent à la médiation (dans des activités sociales ou professionnelles ou à partir d’outils ou de techniques d’information et culturelles) partagent-elles un même fondement qui ne relèverait spécifiquement ni de la technique ni de l’idéologie ? La question reste partiellement ouverte. Plus précisément, la médiation – comme toute pratique sociale, qui comporte une teneur de technicité et d’idéologie- offre-t-elle une réponse appropriée aux questions posées par « l’instance du présent » ? Comment faire place à l’action et à l’énonciation de la personne dans un monde où l’évaluation et la mesure passent de plus en plus par la sanction du chiffre et où les activités sont fragmentées et éclatées, au point de faire du vivre-ensemble une juxtaposition de moments, de comportements et de valeurs voués à l’indifférence et/ou au conflit ?

Autonomie d’une notion ?

Si l’on en juge par la littérature, au-delà même des textes présentés, la médiation, comme notion, est écartelée entre deux polarités :

  • règlement des conflits selon une voie alternative, par la mise en relation des parties. Dans cette perspective, il est possible de la qualifier d’orthopédie du social (réparation sociale ; réduction de la fracture ; rétablissement du lien) ;
  • processus qui, dans la profondeur et l’épaisseur du social, favorise l’émancipation de la personne par la prise de parole, l’interlocution… De ce point de vue, la médiation valorise le lien social, sans s’interroger nécessairement sur les conditions de la cohésion et sur les conflits qui la constituent ; elle s’évertue à maintenir la communication, sans toujours prendre en compte les grandes lignes de force socio-économiques qui la structurent et l’orientent.

Dans la figure spectrale du domaine de l’Information – Communication, entre le pôle de l’information – comme mise en forme de contenu et diffusion – et le pôle communication – comme régulation des relations, et dans la continuité des longueurs d’onde théoriques, la considération de la médiation vient apporter des nuances, accentuer la perception de certaines couleurs – de la plus opaque à la plus transparente. C’est dans le déploiement de ce spectre que se situent les contributions que nous présentons. Ainsi, Amanda Rueda, note, par exemple, que la notion de médiation, telle que l’envisagent les SIC, doit s’examiner « à partir de la convergence entre culture et communication » ; c’est, dans le même sens, ce que veut signifier la formule de Rouzé, qui après avoir rappelé quelques définitions opératoires de la médiation, conclut : « dire la médiation, c’est déjà la faire ».

Un nouveau paradigme ou une notion transformée en concept ?

La médiation, pour un certain nombre d’auteurs se trouverait au centre de la construction du social. Comme le formule Rouzé, le paradigme de la médiation se construit au travers de sa théorisation ; pour Marcela Patrascu, le statut de la médiation, au sein des SIC, se situe à la fois comme perspective de recherche et modèle d’action. Rueda fait de la médiation une notion susceptible de comprendre « l’expérience de réception et d’appropriation des objets artistiques ainsi que des dispositifs qui la rendent possible ». Plus qu’un mot, la médiation « est devenue un véritable paradigme ». Mais de quels éléments ce paradigme serait-il constitué et dans quelle communauté de chercheurs ou d’acteurs se diffuserait-il ?
Si l’on veut parler de paradigme, au-delà d’un usage métaphorique comme manière de se représenter le monde, comme modèle ou comme outil de pensée pour circonscrire un courant théorique à l’intérieur d’une discipline, il est indispensable d’identifier les concepts partagés par les auteurs ; les méthodes de description des objets de connaissance ; les questionnements mis en commun pour traiter la description et l’interprétation de pratiques… À lire les contributions rassemblées ici, la notion de nouveau paradigme ne me paraît pas devoir s’imposer, faute de présenter les composantes qui permettent, à l’intérieur de la discipline considérée, de partager des problématiques et les outils théoriques pour les formuler. En revanche, la notion de médiation qui met l’accent sur les processus de contacts, de liens, d’échanges langagiers présents dans le tissu social a une réelle pertinence.
À l’intérieur du domaine interdisciplinaire que sont les SIC, la référence à la médiation apparaît comme une tentative réussie, d’une part, d’échapper à l’opposition information/communication. Elle permet de tenir à distance un déterminisme technique, tout en étant attentive au dispositif – hybride entre des objets, des textes, des humains, qui favorise la mise en relation et la réception des objets communicants. C’est dans cette optique que Simon Gadras interprète la place prise par la médiation politique dans la communication politique : elle permet de dépasser la question de la médiatisation en considérant les relations entre individus, représentations et sociabilités.
En tant que telle, la médiation est opératoire pour penser le sens et les représentations qu’une société ou une institution se donne. Elle se constitue dans une dimension stratégique, au sens donné par Michel de Certeau : elle dispose d’un « propre » qu’il s’agit de déterminer. Comme notion, elle permet de décaper les sédiments déposés par le technodéterminisme, de focaliser l’éclairage vers l’épaisseur des phénomènes d’Information – Communication, de les délinéariser : elle restitue ainsi une épaisseur sociale aux phénomènes de communication.

Une notion de sens commun transformée en instrument de pensée

Un exemple significatif de cette dimension de questionnement théorique spécifique apparaît ici à partir du remplacement de la notion de d’usage par celle de pratique. Le questionnement sur le rapport à l’objet, qui caractérise la problématique de l’usage, se transforme en une réflexion sur la pratique qui renvoie à la Praxis des Grecs, qui l’opposaient à la Technè (rapport de l’individu aux choses). La médiation substitue une logique d’appropriation à une logique d’utilisation (Patrascu). La médiation, sans qu’elle soit spécifiée par un attribut désignant le domaine d’activités dans lequel elle se déploie (médiation juridique, médiation politique médiation documentaire…), se définit, du point de vue de la communication, par le lien entre l’énonciateur et le récepteur : elle relève bien de la Praxis. Par exemple, la médiation documentaire, sur la base des interfaces qu’elle construit, accompagne l’usager et l’installe dans des pratiques. La notion est utilisée comme un outil pour repenser les pratiques documentaires (Liquète et alii). Elle se présente alors comme un point de vue qui, passé au filtre des SIC, présente une double face : notion éclairée par les SIC ; par un effet de diffraction, elle éclaire, à son tour, les approches SIC. Elle devient un concept fédérateur qui permet, par exemple, de faire travailler ensemble pratique et organisation (Patrascu).

Dispositifs et médiation humaine

L’objet de connaissance de la médiation se concrétise dans un hybride de techniques, d’objets et d’intervention humaine. Le terme de dispositif proposé par Michel Foucault, et repris dans un grand nombre de contributions, rend bien compte de cette mixité. La médiation donne-t-elle lieu, pour autant à une pratique professionnelle ? S’incarne-t-elle dans des médiateurs ? Est-il possible dans les différents domaines d’activité où le processus de médiation intervient de définir une compétence particulière aux agents qui la mettent en œuvre ? Cette question me semble-t-il se trouve à l’horizon de la réflexion sur les pratiques de médiation qui déboucheraient vers des professions. Ainsi, dans la médiation documentaire, le travail de médiation vient atténuer la rigueur d’une normalisation et « rend perméable la frontière entre le concepteur du produit d’information et son récepteur (Liquète et alii). Autre exemple peut être pris à propos de normes professionnelles. La « compétence organisationnelle », dont parle Garfinkel, serait-elle une compétence relationnelle, qu’on pourrait définir, comme le faisait les humanistes du XVIIIe siècle, en tant que « vertu sociale », comme l’était le tact, c’est à dire « une validation intersubjective constante dans les relations interhumaines ». La considération de la médiation permet d’interroger les interactions humaines du point de vue de ce qui est accepté par la norme non écrite. Ainsi la compétence sociale et pratique mobilisée par les pratiques de médiation est en relation avec l’évolution des normes et des formes (Patrascu). Comme l’avait déjà signalé Simmel, philosophe et sociologue allemand au début du XXe, et ainsi que le notait Louis Quéré : la régulation par la norme est une régulation par la forme.

Une différenciation des processus dans les interstices du tissu social en évolution, en fragmentation, en éclatement…

Au-delà du contournement des normes (Liquète et alii) ou des formes sociales nouvelles qui affectent les individus et qui conditionnent l’être-société, la médiation peut être envisagée comme un substitut ou un complément à l’idéologie de la communication (Rouzé). Autre point de vue sur l’organisation, elle envisage cette dernière non comme une institution qui produit de la communication mais comme une « communication organisante » : une organisation en train de se faire, un processus de construction sociale (Patrascu). La dimension pragmatique qui est la sienne propose un dispositif info-communicationnel comme véritable dispositif d’apprentissage basé sur des savoir-faire : une aide à la prise en main des informations afin de rendre l’usager acteur de sa culture de l’information » (Liquète et alii). La médiation joue alors un rôle de révélateur des débats épistémologiques dans le domaine des SIC. Elle opère un regard renouvelé sur les processus de communication dans le champ du politique et, en même temps, ce regard différencié révèle des recherches de légitimité d’acteurs sociaux dans le domaine élargi du politique (Gadras). Enfin, dans le domaine des médias, elle représente une rupture avec deux postures : la dénonciation des stratégies idéologiques de domination en jeu dans les processus de communication et le scientisme qui délimite les objets d’étude en excluant les conditions de production du sens (Rueda).
La richesse et l’intérêt de la notion se trouvent moins dans l’alternative théorique qu’elle serait censée proposer que dans le renouvellement de figures de l’épistémè de la communication. Pour le dire d’une formule : la médiation est moins une nouvelle problématique qu’un approfondissement théorique de nature interdisciplinaire. Je souhaite illustrer cette idée à partir de quatre thématiques présentes dans les contributions.

Figures de la médiation

Processus ternaire : quels sont les objets mis en relation ?

La plupart du temps, la médiation est définie comme une relation ternaire. Quels sont les éléments de cette relation triadique, tels que l’envisagent les auteurs présentés ?
Pour Gadras : un sujet et son intentionnalité ; un support symbolique ; un cadre physique et social, ou encore : la construction de dispositifs d’accompagnements des publics ; l’espace de production des objets culturels ; des langages qui produisent des liens. Pour Vincent Liquète et alii, la relation ternaire de la médiation documentaire est à chercher dans : le dispositif info-communicationnel ; l’appropriation des informations disponibles (les contenus) et l’usager, comme « acteur de sa culture de l’information ». Patrascu, afin d’échapper au dualisme (sujet/objet ; individu /collectif ; technique /social) envisage la triade : individu/technique/organisation. Rueda, en analysant de manière conjointe les médias, les médiations et les médiateurs, s’adosse à de références qui sont aujourd’hui canoniques et qui conduisent à un déplacement : celui de l’histoire sociale de la culture à une histoire culturelle du social. L’étude de la médiation de masse, telle que l’envisage Martin Barbero, et telle que la poursuit Rueda, met l’accent sur la configuration : médiation sociale ; fait culturel, en partie socio-technique, et stratégies de pouvoir des acteurs. Pour Rouzé, le tiers qui apparaît comme la figure sous-jacente de la notion est le médiateur lui-même ; la médiation ajoute un élément tiers, humain ou technique, susceptible de « fluidifier les points de friction et/ou de blocage entre deux parties ». Elise Vandeninden qui se propose d’étudier l’art – ou plus précisément, comme elle ne le formule pas explicitement, les langages expressifs de l’art – comme « outil de communication en psychiatrie », situe la structure ternaire dans la relation : patient ; création ; art-thérapeute.

Il me semble que cette structure ternaire – quels que soient les éléments qui la constituent – dérive d’un schéma fondamental, proposé par C. K Ogden et I. A Richards, dans leur l’ouvrage, Le sens du sens, (The meaning of meaning) qui date de 1923. La compréhension et la façon dont les mots prennent sens sont un des aspects fondamentaux de leurs préoccupations. Au centre de leur réflexion sur le langage, se développe une construction appelée « triangle sémantique » dans lequel chacun des trois sommets correspond à une donnée qui est partie intégrante du processus de signification. Pour Ogden et Richards, le sens d’un mot est déterminé par le vécu, passé et présent, des locuteurs qui rencontrent ce mot dans des situations bien précises. Leur conception vise à distinguer signification, qui relève du signe, et sens qui renvoie au discours et le triangle sémantique met en relations : la pensée, les signes linguistiques (les mots) dans leur signification et les choses, c’est-à-dire les référents, objets perçus donnant lieu à la pensée.

Il me paraît évident que pour tous ceux qui considèrent que la médiation passe par un processus langagier, et par conséquent par une expérience humaine, le caractère essentiel du phénomène de médiation réside alors dans une relation entre : une intention élaborée par une pensée ; un dispositif qui intègre des éléments langagiers et des choses qui interviennent comme référents.

Un mode intermédiaire entre Information/communication

Le second point qui caractérise la pensée de la médiation a été évoqué plus haut et il est bien souvent pointé par les auteurs comme élément de structuration de l’espace de communication. La médiation intervient dans une fonction d’intermédiaire qui favorise la circulation de l’information. Par exemple, dans le champ du politique, au plan local, de nouveaux intermédiaires viennent, non pas remplacer les médiateurs traditionnels (les journalistes), mais se glisser dans l’espace du politique grâce aux nouveaux dispositifs techniques (Tic). Ce regard sur l’émergence de nouveaux intervenants qui ont à gagner leur légitimité permet de déceler les transformations et les adaptations d’espaces publics particuliers (Gadras). Vandeninden voit dans « l’art thérapeute », un intermédiaire dont l’objectif est de résorber le conflit, l’écart, qui sépare les malades du monde extérieur. La pratique expressive intervient alors comme information et comme relation.

La médiation : une prise de parole (une énonciation) ou un effacement. Une contradiction rarement pointée

L’accent est souvent porté, dans les processus de médiation, sur l’accompagnement au service de l’usager, du patient, du récepteur… Pour Liquète et alii, la médiation présente une tierce position qui souvent place le médiateur dans « l’effacement absolu du documentaliste médiateur ». Cet effacement est à mettre en parallèle avec le fait que ce dernier est conduit à mettre « à la disposition d’un ensemble de ressources la plupart du temps réécrites et adaptées à l’usager ». La dénégation relève d’un écartèlement entre une position d’actant (pour reprendre un terme de l’analyse structurale du récit) et une position d’intermédiaire neutre, transparent. En réalité avec la question de l’effacement versus accentuation, c’est la question de la place du médiateur dans le champ des pratiques professionnelles qui est posé. D’où la notion d’accompagnement effacé qui est noté par Liquète et alii dans la médiation documentaire (3). Dans d’autres domaines d’activité, au contraire, par exemple la médiation politique dans l’espace local, ce sont « les stratégies de maîtrise de la visibilité qui marquent l’ensemble des pratiques de médiation » (Gadras).

Le médiateur : humain/non humain ?

À plusieurs reprises, les auteurs mettent en évidence le flottement qui s’établit dans la mise en rapport du phénomène de médiation avec l’agent humain, le médiateur. Pour Aude Inaudi et Dominique Liautard, l’évolution en recherche d’information dans le contexte numérique tend de manière constante « vers moins de médiation humaine, plus de médiation technique, dans le sens d’un recours à un artefact technique intermédiaire (outil, interfaces, etc.). Une médiation sans médiateur serait-elle envisageable ? La question n’est pas sans objet. La relation entre un dispositif et un acteur humain est centrale, dans la mesure où le phénomène de médiation introduit des « technologies » dont la fonction est de faciliter l’interactivité et l’adaptabilité des publics (Rouzé).
Le secteur de l’action culturelle a été celui où cette conjonction d’outils techniques et de présence humaine a été la plus problématique. Faut-il rappeler la perspective énoncée par Malraux, poursuivie par les politiques culturelles locales qui se sont mises en place à la fin des années 70 et les années 80 dans l’ombre tutélaire de l’État : la médiation était le fait de l’œuvre. L’art devait opérer par sa magie propre. Pourtant, la rencontre entre l’œuvre et les publics n’allait pas de soi : le rendez-vous a bien souvent été manqué ou différé. Et il ne s’agissait pas seulement de déficit d’information, de politique de tarifs ou de résistances socioculturelles, au sens psychosociologique immédiat. Le désir, l’attention, la motivation n’était pas présents par ce qu’en la matière, désir, attention et motivation sont affaires de relations interpersonnelles. Et c’est alors une médiation à forte teneur de relation subjective qu’il s’agissait de mettre en place. Dès lors, des personnels spécialisés, des acteurs nouveaux, sont intervenus pour aménager la rencontre et les dispositifs qu’ils conçoivent sont des mixtes d’objets et de présence humaine : « le sujet devient alors en amont et en aval de la médiation l’élément central » (Rouzé).
Pour conclure ce point sur les figures de la médiation, et en particulier sur la question du dispositif de médiation et du rapport entre les artefacts techniques et l’expérience humaine, peut-être faut-il reprendre l’affirmation de Bruno Latour : « Nous n’avons jamais été modernes ». La modernité, en sciences ou en politique, a consisté à proclamer la séparation totale des humains et des non-humains (4). Latour montre avec beaucoup de force pourquoi, de ce point de vue, « La modernité n’a jamais commencé » (5). Le travail de purification n’a jamais cessé de tenter de séparer le pôle nature (non-humain) du pôle sujet /société (humain), alors que les pratiques de médiation n’ont jamais cessé de produire des hybrides, des quasi-objets qui n’occupent ni la position d’objets prévue pour eux ni la position de sujets.

Le lieu et temps de la médiation

Pour conclure, je voudrais aborder la question du lieu et du temps de la médiation qui, selon moi, se situe dans le politique

Le contemporain

L’innovation technique, la création et le discours sur les machines à communiquer s’appuient « sur l’idéologie des mises en contact direct, de la libre circulation des flux communicationnels (Rouzé). Mais si, comme le rappelle Rouzé, reprenant Lucien Sfez, « la médiation se développe non pas contre mais dans le régime de la communication », il importe de distinguer contact direct, immédiateté et présent.
Le processus de médiation se déroule dans l’instance du présent, ne serait-ce que pour une raison essentielle : la médiation comporte, à mes yeux, une teneur d’énonciation, acte du présent. Le temps de la médiation est le contemporain. Pour Giorgio Agamben : « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps » (6). En effet, la médiation intervient dans une situation de manque, de déficit de contact et de lien … Tout comme le contemporain, elle a avec son propre temps une relation de distance : elle a pour finalité de mettre en lumière ce qui demeure obscur ou qui reste inachevé, en suspens. Être contemporain, c’est porter un regard critique sur son temps, c’est faire advenir ce qui n’est pas encore et qui, pourtant, peut apparaître dans l’instant présent, à condition d’une intention, d‘une expérience, d’une parole…
Le temps de la médiation est un temps politique dans la mesure où la médiation est parole et action qui permettent aux acteurs, dans un contexte donné et reconnu, de construire des relations qui modifient la situation respective de l’un par rapport à l’autre. Il y aurait une double illusion à occulter cette dimension. La première aurait pour effet de rechercher une impossible neutralité du médiateur dans la relation d’interaction. Neutralité qui conduirait à l’impuissance. La seconde résiderait dans l’oubli du contexte et des enjeux politiques qui légitiment la pertinence de la médiation. Comme le note, par exemple, Rouzé à propos de la médiation culturelle, il y a « un hiatus entre les dispositifs mis en place et les visées éducatives et culturelles qui les sous-tendent. Si les dispositifs de médiation culturelle participent d’une autre « démocratisation » de la culture, ils posent de front deux logiques aux finalités opposées : l’une économique et politique ; l’autre éducative et esthétique ». La médiation comme « filtre idéologique masquant souvent ses intentions derrière le prisme légitime et légitimant de la neutralité des processus relationnels et des dispositifs employés » (Rouzé).

La médiation : métathéorie ou mana ?

Un dernier mot, pour signaler un dernier risque épistémologique, qui se présente aux chercheurs en attente de réponse globalisante. La pensée de la médiation, pour des raisons qui tiennent peut-être aux crises multiples qui obscurcissent les repères théoriques et qui délégitiment certaines idéologies déterministes, a souvent la tentation de se substituer aux théories parcellaires pour viser une compréhension holistique. Ce risque est d’autant plus présent que le processus de médiation, au centre de la production de discours et outil de la construction du social, peut donner existence à une métathéorie du social.
Un des moyens d’y échapper ne serait pas de viser moins de théorie. Au contraire. Non pas moins de théorie mais un retour aux fondamentaux de la théorie du social. Le recours à l’expression de mana que Marcel Mauss avait proposée dans l’Essai sur le don et que Claude Lévi-Strauss a admirablement repris dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, est peut-être une ouverture pour penser la médiation (7). Celle-ci relève à la fois du social et du langage, tout comme le mana. Et c’est dans l’échange que le phénomène de la médiation comme celui du mana trouvent leur efficacité. La notion de mana proposée par Mauss intervient à la fois dans l’Essai sur le don et dans la Théorie de la Magie et Lévi-Strauss se demande si les conceptions du type mana ne relèvent pas d’une forme de pensée universelle et permanente (8). La pensée du mana est ce que nous pratiquons lorsque nous qualifions « un objet inconnu dont l’usage s’explique mal, ou dont l’efficacité nous surprend, de truc ou de machin (9). Nul doute que ce truc ou ce machin soit un mixte d’humain et de non-humain. Nul doute non plus, que sa force mystérieuse relève de la pensée symbolique. Nul doute, enfin, que cette performativité qui, pour être qualifiée de « magique », n’est pas moins réelle et que cette réalité se révèle dans l’instant.

La pensée de la médiation ne pourrait-elle pas, alors, s’enrichir en reprenant ce qui, dans le domaine du discours et de la pensée symbolique, rapproche la « pensée sauvage » d’une pensée qui sans être moderne se veut contemporaine.

Notes

(1) J’emprunte cette métaphore de la « carte et du territoire » à Alfred Korzybski (1879-1950), fondateur d’une doctrine, « la sémantique générale », qu’il définissait comme un système non-artistotélicien. Dans un ouvrage, Une carte n’est pas le territoire, qui rassemble des textes écrits aux Etats-Unis depuis 1933 et publié en France, en 1998, aux éditions de l’éclat. Korzybski y développe les principes de sa doctrine. Les mots ne sont pas les choses qu’ils représentent ; les mots ne peuvent pas couvrir tout ce qu’ils représentent, pas plus que la carte ne recouvre tout le territoire. Le titre du livre de Korzybski est à mettre en rapport avec l’aphorisme des linguistes : « Le mot chien ne mord pas » ou encore avec le titre du tableau de Magritte : « Ceci n’est pas un pipe. » La pensée de Korzybski est, à l’évidence, une pensée de la médiation, dans la mesure où le passage d’un phénomène du monde à l’expression qui le représente est produit par des médiations langagières. Pour Korzybski, comme pour beaucoup d’auteurs qu’il a influencés, le langage a une influence sur la pensée : il organise une vision du monde.

(2) Dans cette introduction, je m’efforcerai de rester le plus proche possible des auteurs sans m’interdire, pour autant, de prendre des chemins de traverse par rapport à leur démarche. Mon intention est de rendre compte des sept contributions en repérant des problématiques, des figures, des références…, sans chercher à les rabattre sur un même plan de lecture ni à les rapprocher de mon point de vue sur la médiation – comme notion et pratique. D’autant que depuis mes premiers travaux, ma réflexion a évolué, en particulier dans le sentiment que la notion par son extension, sa généralisation, son institutionnalisation a pu perdre ce qui pouvait, dans les années 90, lui donner une charge critique. Je ne veux pas donner le sentiment que la médiation comme pensée, en se banalisant, s’est accommodée des logiques institutionnelles qui lui ont donné un existence ; je souhaite seulement garder la mémoire diffuse de son ancrage dans les travaux théoriques des sciences sociales et humaines. C’est ce que j’ai tenté de faire sentir dans ma conclusion qui prend sa liberté avec l’exercice de l’introduction à des textes qui gardent quels qu’en soient les commentaires leur originalité et leur pertinence.

(3) C’est moi qui souligne.

(4) Latour, Bruno (1997), Nous n’avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte.

(5) Id. p. 69.

(6) Agamben, Giorgio (2006), Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages poche.

(7) Lévi-Strauss, Claude (1950), « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss, Marcel, Sociologie et anthropologie. Paris, PUF.

(8) Id., p. XLIII.

(9) Id., p. XLIV. C’est Lévi-Strauss qui souligne.

Références bibliographiques

Agamben, Giorgio (2006), Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages poche.

Korzybski, Alfred (1933), Une carte n’est pas le territoire, Paris, Éditions de l’Éclat, dernière édition 2007.

Latour, Bruno (1997), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte.

Lévi-Strauss, Claude (1950), « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss, Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.

Ogden, Charles Kay et Richards, Ivor A. (1923), The Meaning of Meaning, New York, Harcourt, Brace & World.

Auteur

Jean Caune

.: Jean Caune est professeur émérite d’université, docteur en troisième cycle en esthétique et sciences de l’art (La dramatisation, 1981) et docteur d’État en sciences de la communication (L’action culturelle, 1989). Après des études d’ingénieur chimiste, il s’est engagé dans une carrière de comédien chez M.-N. Maréchal ; P. Debauche ; A. Gatti ; A. Mnouchkine…, et a exercé une activité de metteur en scène. Il a mis en place le Centre d’Action Culturelle de la Villeneuve de Grenoble (1971-1975) et dirigé la maison de la culture de Chambéry (1982-1988). Comme universitaire, il a dirigé l’UFR des sciences de la communication (1991-1998). Il a publié de nombreux articles sur la communication, le théâtre et la médiation culturelle et un dizaine d’ouvrages dont : La dramatisation, Cahier-Théâtre de Louvain, 1981 ; Acteur-spectateur, une relation dans le blanc des mots, Nizet, 1996 ; Esthétique de la communication, « Que sais-je ? », PUF, 1997 ; La culture en action, PUG, réédition, 1999 ; Pour une éthique de la médiation, PUG, 1999 ; La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, PUG 2006. Après avoir été élu local à Grenoble et vice-Président de la Communauté d’agglomération grenobloise, délégué au développement universitaire (1981-1988), il s’intéresse aux questions de la transmission artistique et à celles de la culture scientifique, il termine à ce sujet un ouvrage sur : Pour des humanités contemporaines. Médiations science, technique, culture. Dernier article paru sur la médiation : « Pratiques culturelles et médiation artistique : la construction du lien social », dans Médiations, coordonné par Vincent Liquète, 2010, Les essentiels d’Hermès, CNRS Éditions