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La librairie indépendante française entre passé et devenir

4 Déc, 2009

Résumé

La librairie indépendante française s’est vue confrontée, depuis l’après-guerre, à des mutations environnementales majeures, tant économiques et sociales que culturelles, et a dû trouver les moyens d’y faire face et d’assurer sa survie, dans un contexte non seulement de montée en puissance de la grande distribution, mais aussi d’accélération des phénomènes de concentration et d’industrialisation dans la filière du livre. Elle y est parvenue, jusqu’à aujourd’hui, et a réussi à maintenir à travers le territoire un réseau dense de points de vente, grâce à une efficiente stratégie de « reconnaissance » en tant qu’acteur culturel et au soutien de toute une frange d’éditeurs essentiellement littéraires. Elle est ainsi parvenue à faire évoluer son image, longtemps « poussiéreuse », à mettre en avant le qualificatif mélioratif d' »indépendant » et à susciter la considération des pouvoirs publics, à travers différentes mesures d’ « exception culturelle », depuis la loi Lang. Elle se trouve toutefois placée aujourd’hui devant de nouveaux défis, lancés tant par l’essor de la vente en ligne que par les évolutions numériques, de sorte que l’on peut se demander si, de façon a priori paradoxale, la labellisation récemment obtenue du ministère de la Culture pour le noyau dur des libraires ne va pas consacrer, voire accentuer à terme, la segmentation des circuits de vente du livre et des publics qui y ont recours.

In English

Title

The independent bookshop, between past and future

Abstract

The French independent bookshop has been confronted, since the post war years, to major transformations in its environment, on the economic as well as social and cultural levels. It had to find the ways and means to face that and survive, in the context of the increasing power of mass marketing, but also an acceleration of concentration and industrialisation processes in the book industry. It has managed so far, and has succeeded in maintaining across the country a dense network of sales outlets, thanks to an efficient strategy of « recognition » as a cultural actor and thanks to the support of a whole fringe of publishers, of literature for the most part. Thus, it has managed to make its image – which had long been « fusty » – evolve, to put forward the meliorative adjective « independent » and bring about the public authorities’ consideration, through various measures of « cultural exception », since the Lang Act. However, it is now faced with new challenges, such as the booming online sales and digital evolutions, so that we may wonder whether – paradoxically at first sight – the labelling recently obtained from the Ministry of Culture for the hard core independent booksellers might not officially establish, or even increase in the long run, the segmentation of bookselling circuits and the public who uses them.

En Español

Título

La librería independiente francesa entre pasado y transformación.

Resumen

A partir de la posguerra, la librería independiente francesa se ha enfrentado a transformaciones contextuales de peso, tanto económicas y sociales como culturales. En un período de fortalecimiento de la gran distribución y de aceleración de los fenómenos de concentración e industrialización en el sector del libro, ha tenido que encontrar los medios para hacerles frente y asegurar su supervivencia. Por el momento lo ha conseguido y ha logrado mantener una densa red de puntos de venta a través de todo el territorio, gracias a una estrategia eficiente de “reconocimiento” en tanto que actor cultural y al apoyo de un importante grupo de editores principalmente literarios. De esta manera consiguió modernizar su imagen, que durante largos años había sido “polvorienta”, puso en primer plano el calificativo “independiente” y consiguió atraer la consideración del sector público, a través de una serie de medidas de “excepción cultural” a partir de la ley Lang.
Sin embargo, hoy enfrenta nuevos desafíos, nacidos a partir del auge de la venta vía Internet y de las evoluciones digitales. Es por ello que podemos preguntarnos si, de manera a priori paradójica, el label o sello de calidad recientemente otorgado por el ministerio de Cultura al núcleo duro de las librerías no va a confirmar, o incluso acentuar a largo plazo, la segmentación de los circuitos de venta del libro y del público que los utiliza.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Pinhas Luc, « La librairie indépendante française entre passé et devenir », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/varia/09-la-librairie-independante-francaise-entre-passe-et-devenir

Introduction

La librairie indépendante française, en tant que maillon essentiel de la chaîne de production et de commercialisation du livre, a dû faire face au cours des soixante dernières années à des mutations majeures, économiques, sociales et culturelles, et a dû s’adapter pour y faire face. Elle a plutôt bien réussi dans cette entreprise jusqu’à aujourd’hui, ce qui explique sans doute qu’elle reste encore un acteur important de la vente du livre, là où les disquaires, pour évoquer un parallèle avec une autre industrie culturelle, proche mais soumise il est vrai à des transformations technologiques beaucoup plus violentes, ont quasiment disparu. Les facteurs déterminants dans cette survie, face aux phénomènes de concentration et d’industrialisation de la filière, tiennent assurément en bonne partie aux spécificités du produit livre. Il semble néanmoins qu’il faille également accorder une part non négligeable à la capacité qu’ont eu les libraires, soutenus par une certaine frange des éditeurs – essentiellement ceux de littérature générale et de sciences humaines et sociales –, à faire évoluer leur image et à renvoyer une représentation d’acteurs, en l’occurrence d’acteurs culturels, qui a su légitimer leur « indispensable » présence. Elle a su également susciter la considération des politiques publiques, lesquelles, durant longtemps, les ont très fortement ignorés, sinon pour les encadrer et les contrôler, en tant que vecteurs idéologiques, notamment sous Vichy, à l’époque du Comité d’organisation des industries, arts et commerces du livre.
La redistribution des cartes en cours dans les industries culturelles, qui se manifeste notamment par un déplacement sémantique, de la part de certains analystes et décideurs politiques, vers la dénomination plus large et plus vague d’ « industries créatives », le glissement vers l’aval du centre de gravité des filières de contenus, la multiplication des supports de lecture, de même que la multiplication et la variété croissante des contenus numériques proposés, risque toutefois, à plus ou moins brève échéance, de modifier radicalement la donne et représente une menace forte pour une activité dont la rentabilité moyenne est faible, pour ne pas dire aléatoire (1,4 % en moyenne). Le libraire y survivra-t-il, au prix d’une nouvelle nécessaire adaptation (ou, peut-être, quel type de libraire) et dans quelles mesures ?

Une succession de profondes mutations environnementales

À la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, la librairie dite « traditionnelle » française, qui, il est vrai, n’avait que peu évolué depuis l’époque, à partir des années 1840, où les fonctions d’éditeur et de libraire s’étaient scindées, s’est trouvée prise dans un cycle de mutations environnementales profondes qui l’ont déstabilisée et l’ont appelée à se remettre en question. En témoignent abondamment les bulletins syndicaux de l’époque, tant de la Chambre syndicale des libraires de France, qui réunit les libraires les plus importants de l’époque et les plus installés, que du Syndicat national des libraires de France (SNLF), pourtant davantage diversifié et moins conservateur.
La principale de ces mutations, dès les Trente Glorieuses, renvoie bien évidemment aux transformations du commerce de détail, à la montée en puissance de la grande distribution et, de manière plus diffuse, à ce qui est perçu comme une multiplication « anarchique » des points de vente du livre que, par ailleurs, un nouvel éditeur comme Sven Nielsen, à la tête des Presses de la Cité, sait à la même période habilement utiliser pour développer son entreprise selon des méthodes alors jugées d’ « américaines ». À cet égard, deux moments apparaissent éminemment symboliques. Le premier se situe en 1958, lorsqu’un éditeur du nom de Frédéric Ditis entreprend, avec l’appui de Flammarion et après Hachette quelques années plus tôt, de lancer une nouvelle collection de livres au format de poche, positionnée sur le créneau de la plus large diffusion, la collection « J’ai lu ». Il la destine, en effet, à n’être commercialisée que par les seuls magasins à prix unique, de type Prisunic, Monoprix, Uniprix, qui se sont répandus à travers le pays depuis l’après-guerre et avec lesquels il a négocié des commandes d’au moins 50 000 exemplaires par titre, en excluant de facto le réseau des libraires de sa diffusion. La fronde que mènent immédiatement ces derniers est alors telle, qui se manifeste par des actions « commandos » dans certaines régions, et par la menace de refuser de renouveler les commandes auprès des éditeurs qui ont accepté de céder leurs droits, que Ditis est obligé de reculer et de permettre la commercialisation des « J’ai lu » en librairie. L’émoi suscité par cette affaire n’en provoque pas moins une prise de conscience qui accélère la réunification syndicale des libraires, effective dès l’année suivante, tandis que s’accentue la mise en place d’une société de caution mutuelle pour la modernisation des librairies (SOCOMODEL), garantie par l’État à partir de 1959.
Le deuxième moment est évidemment bien mieux connu et a été longuement analysé, et peut par conséquent n’être rappelé que pour mémoire. Il se place en 1974 lorsque les dirigeants de la Fnac, André Essel et Max Theret, décident d’ouvrir un grand rayon de livres dans la succursale qu’ils créent rue de Rennes, à Paris, et de proposer les ouvrages avec un rabais de 20 % par rapport au prix conseillé alors en vigueur. L’on sait ce qu’il en advint, qui renvoie à la genèse de la loi Lang, à l’action déterminante de Jérôme Lindon et à l’intrusion de la question de « l’exception culturelle » avant la lettre dans le débat public, français d’abord, international ensuite, mais également à un début de prise en considération des libraires par les politiques publiques du livre. Il convient toutefois d’ajouter que c’est précisément dans ces circonstances que se met en place un clivage jusqu’alors inédit qui oppose, non plus éditeurs et libraires dans leur globalité, dont les relations sont de longue date ambivalentes (Pinhas, 2008, a), mais certains libraires et certains éditeurs, essentiellement de littérature et de SHS – ceux qui, plus tard, vont revendiquer l’appellation d’ « indépendants » –, aux acteurs les plus importants de la production et de la commercialisation du livre.
Sans nul doute, par ailleurs, peut-on penser qu’un troisième grand moment est en train de se jouer dans la première décennie de ce siècle, avec la montée en puissance du commerce en ligne, lequel capte d’ores et déjà 7 à 8 % des ventes de livres au printemps 2009, selon les données de l’institut GFK, alors que les libraires indépendants français peinent à mettre en place un site collectif de vente qui manifesterait leur spécificité.
L’entrée dans la société de consommation et de loisirs, qui voit s’étendre et se diluer la conception de la culture, se multiplier et se diversifier les produits culturels, et se modifier les habitudes culturelles, avec le développement de « pratiques dissonantes » (Lahire, 2004), a de façon plus générale constitué tout autant un défi – mais aussi, peut-être, une chance – pour les libraires, contraints là encore de faire preuve de capacités d’adaptation pour ne pas se laisser marginaliser et de sortir d’une certaine routine dans laquelle s’étaient parfois laissés enfermer leurs confrères plus âgés, repliés dans des « boutiques douteuses, sans goût, sans joie », pour reprendre l’expression de l’un des plus avisés d’entre eux dans les années 1950, Max Strawzinski.
Enfin, l’on ne saurait ignorer les contraintes et menaces internes au marché du livre lui-même. Le mouvement de concentration accélérée qu’ont connu l’édition, la diffusion et la distribution, tout particulièrement au cours des trente dernières années, a conduit à la constitutions d’acteurs tout puissants, aptes à imposer des rapports de force aux libraires et à faire pression sur les conditions commerciales dans un secteur où, fait exceptionnel, le prix final est fixé par l’amont de la filière. En outre, l’accroissement du prix des loyers en centre-ville, lieu privilégié d’implantation de la librairie indépendante, et la démultiplication de la production, sont venus rendre encore plus incertain l’équilibre économique de ce type de commerce et rendre plus délicat l’exercice du métier. Quelques chiffres sont ici éloquents : jusqu’aux années 1975, l’on publiait en France, chaque année, de l’ordre de 12 à 13 000 nouveautés et nouvelles éditions, soit un nombre équivalent à celui du début du siècle. En 1990, le nombre de nouveaux titres s’élève déjà à 20 000 et, en 2007, à plus de 37 000, selon les données incomplètes du SNE, tandis que la revue professionnelle Livres Hebdo, à partir des données d’Electre, en annonce plus de 63 000 en 2008.

L’évolution statistique de la librairie française

Dans un tel contexte, l’évolution du nombre de librairies en France depuis la dernière guerre – et peut-être même depuis la fin du XIXe siècle, si l’on suit les conclusions des travaux de Martyn Lyons (Lyons, 1987 et 2008) et de Jean-Yves Mollier (Mollier, 2001) – apparaît au premier abord d’une étonnante stabilité relative, ainsi que le montrent différentes études menées dans le cadre de la récente Histoire de la librairie française (Leblanc et Sorel, 2008) et, notamment celles conduites par Françoise Benhamou (Benhamou, 2008) et par nous-même (Pinhas, 2008, b). En premier lieu, en effet, des statistiques de 1945 font état de 7 590 postes de vente, dont 2 600 librairies de taille moyenne et 200 grosses librairies. Une étude parue en 1967, et connue sous la dénomination d’Enquête 25/25, répertorie ensuite 338 librairies qui participent pour un quart au chiffre d’affaires total des éditeurs sur ce circuit de vente, et 1 284 pour la moitié. Puis, dans les années 1980, Patrice Cahart, dans un rapport bien connu (Cahart, 1988), avance le nombre de 9 400 librairies de toutes tailles, dont 2 500 librairies moyennes et 250 grosses librairies, tandis que le ministère de la Culture, la même année, en recense 2 280 à « assortiment diversifié ». En 1994, encore, Livres-Hebdo présente des estimations du même ordre et compte 2 200 points de vente qui réalisent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires avec la vente du livre. Enfin, la comptabilité que nous avons construite à partir des données de trois des quatre principaux distributeurs nous a permis d’avancer le nombre d’environ 2 150 librairies de premier et deuxième niveaux en 2008, dont de l’ordre de 300 particulièrement importantes, et un total de 7 000 librairies en comptant le troisième niveau. Notons au demeurant que ce classement par niveaux, qui est le fait des distributeurs selon des critères qui leur sont propres et peuvent varier de l’un à l’autre, est l’un des signes de la prégnance de la distribution sur l’ensemble de la chaîne du livre. De son côté, l’institut GFK, dans ses études, apprécie le premier niveau au-delà d’un CA livre supérieur à 700 000 €, ce qui, rapporté au dernier classement de Livres Hebdo, donne précisément un nombre de 302 librairies, une fois décomptés les différents « Espace culturel Leclerc » et le Cultura recensés, qui constituent l’essentiel du « noyau dur » de la profession.
Si l’on considère à présent l’évolution du circuit de vente de la librairie en parts de marché, l’interprétation des statistiques disponibles se révèle plus délicate, en raison de données trop disparates et de méthodologies peu explicitées. On peut toutefois avancer que le poids relatif de la librairie par rapport aux autres circuits de vente a globalement baissé du tiers à la moitié au cours des cinquante dernières années, puisqu’il s’établissait en valeur à plus de 40 %, voire de 50 % selon certaines études, dans les années 1970, et n’est plus que de 24,4 % en 2007, d’après les données fournies par le CNL. Dans le même temps, le poids de la grande distribution, spécialisée ou non, serait quant à lui passé de 9 à 12 % en 1975/76 à 42,6 % en 2007.
Quelques remarques doivent toutefois moduler le constat de cette évolution négative. D’abord, le marché du livre s’est élargi au cours de la période, de sorte que la situation de la librairie ne peut être appréciée uniquement en fonction de sa part relative parmi les circuits de vente. Il convient ensuite de se souvenir que, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la librairie ne constitue précisément que l’un des circuits de vente du livre et que les enquêtes des années 1970 attribuent notamment de 33 à 48 % de parts de marché aux ventes par correspondance, courtage et club. Or, ces derniers circuits sont aujourd’hui dans un déclin qui paraît irrémédiable et ne pèsent plus que pour 16,3 % en valeur sur le marché du livre. C’est dire que la grande distribution, spécialisée ou non, a en partie construit sa progression à leur détriment, de même qu’elle est présentement à son tour menacée par l’essor du commerce en ligne, ainsi que le montre sa stagnation actuelle, voire son recul : le CNL lui attribuait en effet 43 % de parts de marché en 2006. L’on peut en outre penser, mais l’hypothèse demande il est vrai à être confirmée, qu’une partie de la baisse de la part de marché étiquetée « librairie » est due à la fermeture d’un certain nombre de points de vente accessoires du livre, de type librairie-papeterie-presse, puisque, par exemple, les données disponibles font apparaître que le nombre de points presse en France a diminué de 32 000 (Zuo, 2004) à moins de 30 000 (communiqué NMPP du 16 janvier 2009) entre 2004 et 2008. C’est du moins, également, le point de vue soutenu dans le rapport d’Hervé Gaymard intitulé « Situation du livre (Gaymard, 2009, 54). De plus encore, selon une étude toute récente du MOTif, Observatoire du livre et de l’écrit en Ile-de-France, qui ne prend pas en considération les ventes par clubs ou par grossistes, la librairie participerait encore en 2008 pour 47,91 % en valeur et pour 43,6 % en volume aux ventes au détail de livres (Cécile Moscovitz, 2009). Enfin, il convient de prendre en compte que le poids de la librairie reste prédominant pour certains secteurs éditoriaux, tout particulièrement pour la littérature générale (45 %) et les sciences humaines et sociales (56 %), selon les données du MOTif, et, de manière plus générale, pour les titres de ventes moyennes ou faibles (Benghozi et Benhamou, 2008), ce qui montre bien, par ailleurs, l’importance effective de ce secteur comme garant de la préservation de la bibliodiversité.

Une concentration indéniable

En dépit de la loi Lang, dont le grand mérite aura toutefois été – toutes les analyses semblent concorder sur ce point – d’au moins ralentir le processus, des mouvements de concentration se manifestent de façon forte dans le domaine de la vente du livre, comme dans l’ensemble des industries culturelles, et s’accentuent tout particulièrement depuis dix ou quinze ans. En 1999, Pascal Fouché pouvait ainsi s’alarmer du fait que les 200 premières librairies indépendantes françaises réunies ne réalisaient pas le chiffre d’affaires de la Fnac (Fouché, 1999). Dix ans plus tard, cette entreprise reste certes largement en tête avec ses 81 succursales, mais elle est désormais suivie de tout un ensemble de chaînes de magasins, selon les cas multiproduits culturels ou centrées sur la librairie « pure ». Elles se trouvent traitées au même titre que les librairies indépendantes par les distributeurs, et même bénéficient de toute l’attention des plus importants d’entre eux, sans parler par ailleurs des grands acteurs de la vente en ligne dont la tendance à la concentration oligopolistique est tout aussi visible avec la présence d’un acteur largement prédominant, Amazon.
Les « espaces culturels » Leclerc, qui n’étaient que 26 en 1998, sont aujourd’hui au nombre de 156 et semblent maintenant vouloir prétendre à une destinée européenne. Tandis que les quelque 30 Megastores Virgin, un temps sous la houlette de Hachette, se mettent en quête d’un nouveau modèle de rentabilité depuis qu’ils sont devenus la propriété d’un fonds d’investissement, une autre chaîne spécialisée, Cultura, créée en 1998 dans la galaxie du groupe Auchan, se déploie désormais à travers 44 magasins début 2009. Par ailleurs, le réseau franco-belge des 65 librairies Chapitre, qui s’est essentiellement développé par le rachat de grosses librairies indépendantes en difficulté et qui appartient désormais au groupe allemand Bertelsmann, cherche à faire jouer des synergies avec son enseigne en ligne Chapitre.com. Il est tout aussi significatif de constater que différentes autres chaînes de librairies, à amplitude nationale ou régionale et qui sont souvent considérées comme proches de la librairie indépendante, sont également très présentes sur le marché : Gibert Joseph, en premier lieu, à travers une vingtaine de succursales qui vendent des livres neufs, mais également Le Furet du Nord, aujourd’hui propriété lui aussi d’un fonds d’investissement, ou encore Decitre en Rhône-Alpes, Ducher dans le Nord-Est, Demey dans le Nord, Fontaine, Gibert Jeune et l’Arbre à Lettres à Paris, sans compter les librairies de musées de la RMN.
De fait, si l’on considère à nouveau le classement Livres Hebdo des 302 premières librairies françaises mentionné supra, l’on doit constater que 94 d’entre elles, soit près d’un tiers font partie d’une chaîne, dont vingt viennent se classer dans la première cinquantaine. Il est en outre possible de constater que le premier établissement répertorié réalise quatre fois le chiffre d’affaires du dixième, lequel présente un CA trois fois supérieur à celui de la cinquantième librairie française. Quant au CA de la symbolique 302e librairie, il ne représente plus pour sa part que 1,9 % de celui de la première, en l’occurrence Gibert Joseph, Boulevard Saint-Michel à Paris, en l’absence des résultats de Decitre. L’on pourra enfin remarquer que certaines des plus grosses librairies française ont pris la forme juridique d’une SA, laquelle peut laisser nourrir des doutes, à terme, sur le degré d’indépendance capitalistique. Du moins, doit-on constater que les plus importantes librairies françaises, références dans leur région, n’ont d’autre choix que de grossir et d’investir pour accompagner les transformations de l’espace urbain et les évolutions économiques, ainsi que le montre l’exemple de Sauramps à Montpellier.

De la librairie « traditionnelle » à la librairie « indépendante »

La situation présente de la librairie française paraît donc contrastée. Pour autant, cette dernière n’en est pas moins parvenue jusqu’à aujourd’hui à maintenir à travers le territoire national un tissu serré de points de vente du livre, ce qui était au demeurant l’un des objectifs proclamés de la loi Lang, et affiche globalement, pour reprendre les mots du Président du Syndicat de la librairie française, Benoît Bougerol, une « résistance » et une « vitalité » indéniables (Bougerol, 2009), et tout particulièrement si on la compare avec la situation qui prévaut pour d’autres librairies étrangères. Les mesures d’ « exception culturelle » prises par les pouvoirs publics français depuis le début des années 1980 n’y sont certes pas étrangères, mais elles témoignent précisément de l’aptitude qu’ont manifesté au cours des dernières décennies les libraires français à faire évoluer et leurs pratiques, et, surtout, l’image de leur profession, de manière à se poser en acteurs culturels à part entière dans la cité, vecteurs de la diversité, et non en simples commerçants, à l’inverse du regard trop longtemps porté sur eux, en opposition à la figure de l’éditeur. Ce processus d’adaptation peut être décrit comme le passage, des années 1950 au temps présent, de la librairie « traditionnelle » à la librairie « indépendante », à condition cependant, ainsi que le rappelait Christian Thorel, le libraire d’Ombres blanches à Toulouse, de ne pas ignorer cette représentation transitoire qu’a constitué le libraire militant, dont François Maspero, au même titre que pour l’édition engagée (Douyère et Pinhas, 2008) constitue une référence symbolique majeure.
De fait, et sans remonter à Diderot qui écrivait dans un autre contexte, le mot d’ordre selon lequel « le livre n’est pas une marchandise comme les autres » commence à se répandre, de manière plus ou moins explicite, dans les bulletins syndicaux des libraires dès l’après-guerre. Bien plus, le 1er Congrès international des libraires, réuni à Londres le 18 juin 1959, adopte une résolution dont l’article premier, repris en gros caractères dans le Bulletin des libraires, est titré : « Le livre, une marchandise ? » et répond à la question ainsi posée en affirmant que : « Le livre ne peut être considéré comme une « marchandise » qu’en second lieu, il n’est une valeur économique que d’un point de vue commercial. C’est en premier lieu un instrument de communication humaine, un véhicule spirituel » (Pinhas, 2008, a). Il restait néanmoins à convaincre les décideurs politiques du rôle essentiel, culturel et civique, joué par les libraires dans la diffusion d’un tel véhicule. Une partie de ces derniers y parviennent, et peut-être même au-delà de leurs espérances, à partir de la fin des années 1970, grâce à une alliance objective avec une frange d’éditeurs, ceux-là mêmes qu’Yves Surel qualifie d’ « éditeurs littéraires », qui sont déjà accoutumés depuis l’après-guerre et la menace qu’elle fait peser sur un éventuel déclassement culturel français, à demander le soutien de la puissance publique (Surel, 1997, 243) et qui, plus tard, vont eux-mêmes revendiquer le label d’ « indépendants ».
La loi de 1981 sur le prix unique du livre est bien entendu une manifestation majeure de cette attention conquise, au même titre que l’abaissement à 5,5 %, l’année suivante, du taux de TVA sur le livre, mais elle n’en est pas la seule. L’évolution des compétences du bras armé de la politique du livre en France, le CNL, et des dispositifs d’aide qu’il propose est tout autant révélatrice. Caisse nationale des Lettres d’abord, à sa création en 1946, puis Centre national des Lettres à partir de 1973, cet organisme n’a vu affirmer sa compétence dans le domaine de la librairie qu’avec le décret du 19 mars 1993, qui le transforme significativement en Centre national du livre et lui attribue comme mission complémentaire de « contribuer […] au maintien et à la qualité des réseaux de diffusion du livre et de la lecture ». Les aides à la librairie sont toutefois restées modestes au cours des premières années et ne représentaient encore en 2005 que 5 % du total des sommes dépensées par l’institution de la rue de Verneuil. La nouvelle réforme engagée cette année-là a marqué un nouveau tournant et a permis d’affirmer le principe d’un soutien élargi à la « librairie indépendante », de sorte que la part allouée à celle-ci s’est élevée à 9 % des montants distribués en 2008, grâce en particulier à la création d’une aide pour la mise en valeur des fonds de librairie, dite « aide Val ». Au même moment, à la suite du rapport sur la librairie indépendante demandé par le ministère de la Culture à Antoine Gallimard (Gallimard, 2007), est mis en place par décret le label Lir (librairie indépendante de référence) qui doit permettre aux établissements labellisés – 400 pour l’heure, de 600 à 1 000 à terme, au maximum, semble-t-il – de bénéficier d’une exonération de la taxe professionnelle, voire peut-être, demain, d’un allégement des charges sociales. Par ailleurs, depuis les lois de décentralisation des années 1980, les différentes régions françaises ont su mettre à profit la clause de compétence générale pour développer elles aussi, à travers des Centres régionaux ou autres agences du livre, différents dispositifs de soutien à la chaîne du livre qui prennent de plus en plus en considération l’appui à la librairie indépendante, notamment en Aquitaine, en Rhône-Alpes ou encore en Poitou-Charentes. Dans cette dernière région a par exemple été créé en 2007 un label pour la Librairie indépendante régionale d’excellence (Lire) qui permet aux libraires concernés d’obtenir une aide à l’exploitation jusqu’à un montant de 15 000 € par an.
Qu’est-ce donc qui justifie cette attention accentuée de la part des pouvoirs publics et cette véritable « exception culturelle », inconnue par ailleurs dans cette étendue, sinon dans le domaine du cinéma d’art et d’essai ? La réponse à une telle question ne saurait se trouver ailleurs que dans l’interrogation du devenir de la notion d’ « indépendance », puisque c’est bien la « librairie indépendante » qui est ainsi considérée, et non la librairie tout court. Nous ne débattrons toutefois pas ici de la définition de l’ « indépendance », dans le domaine culturel en général et, spécifiquement, dans la filière du livre (édition et librairie), ni des incertitudes qu’elle comporte (Robin, 2008), sinon pour en cerner quelques enjeux majeurs, en rapport avec le débat actuel sur la (biblio)diversité.
Lorsqu’il présente devant le Sénat le texte de loi qui va porter son nom, en juillet 1981, Jack Lang met en rapport, sans plus de précision, « le soutien au pluralisme dans la création et l’édition » et le maintien d’un réseau décentralisé très dense de distribution » (Surel, 1997, 206). Vingt-huit ans plus tard, pourtant, ce maintien n’apparaît plus que comme un « élément nécessaire, mais non suffisant de la vitalité de la demande et de la diversité de l’offre » (Benhamou, 2008, 376) et la problématique se déplace vers la librairie « indépendante ». C’est pourquoi les critères fixés pour obtenir tant le label Lir que l’aide Val du CNL reprennent-ils précisément les marqueurs de cette indépendance, tels que les acteurs concernés sont parvenus à les mettre en avant : possession par des personnes physiques d’au moins 50 % du capital de l’entreprise, offre d’un nombre minimum de références commercialisées dans un local accessible à tout public, réalisation d’au moins 50 % du chiffre d’affaires dans la vente du livre neuf, mais aussi affectation d’au moins 12,5 % de ce CA à des frais de personnel en contact avec le public, autonomie du choix de l’assortiment et tenue régulière, tout au long de l’année, d’animations culturelles. Ainsi, les fonctions de compétence, de conseil, d’éducation au choix, autrement dit de médiation se trouvent-elles placées au cœur de la réflexion sur l’indépendance en librairie, ainsi que l’a souligné au demeurant Bertrand Legendre (Legendre, 2005). De ce point de vue, le libraire indépendant se pose comme un acteur incontournable de la défense et de la promotion d’une diversité véritable, et non d’une simple variété apparente, dans l’offre éditoriale, a contrario de ce que pratiquent par exemple, aux États-Unis, des chaînes comme Barnes & Noble qui se font rémunérer par les éditeurs pour mettre en avant les livres les plus porteurs. C’est cette appréciation que semble confirmer l’étude du MOTif citée plus haut, qui met en évidence, à travers une enquête qualitative, combien la librairie « résiste à la polarisation du marché, entre les best-sellers et une majorité d’ouvrages se vendant de moins en moins ».

Quel devenir ?

Le devenir de la librairie française, malgré l’attention particulière que lui portent les politiques publiques, demeure malgré tout bien incertain. La rentabilité présente de ce type de commerce apparaît très faible, ainsi que l’a montrée en 2007 une étude menée à l’initiative conjointe du Syndicat de la librairie française, du Syndicat national de l’édition et du ministère de la Culture, puisque son résultat net s’établit globalement à seulement 1,4 %. Il convient toutefois de faire la part entre les plus grosses librairies, de l’ordre de 250, pour lesquelles ce résultat monte à 2 %, et les plus petites, celles dites de deuxième niveau, pour lesquelles il baisse à seulement 0,6 %, révélant ainsi leur grande fragilité. Ce sont manifestement ces dernières, à choix restreint, qui se trouvent le plus menacées par les attaques conjointes de la grande distribution et du commerce en ligne, alors même que nombre d’entre elles ne pourront pas prétendre être labellisées, puisque le seuil minimal requis pour les établissements qui réalisent moins de 600 000 € de chiffre d’affaires s’élève à 6 000 références en rayon. Il serait d’ailleurs fort instructif de comparer sur une période de plusieurs années les soldes d’ouverture et de fermeture de comptes pour les librairies de deuxième niveau auprès des principaux distributeurs. Pour l’heure, seule une tendance peut être constatée grâce à quelques chiffres fournis par la Sodis : en 2007 et 2008, cette dernière a en effet enregistré 860 ouvertures, contre 1 170 fermetures, soit un solde négatif de 310 (Clarisse Normand, 2008).
L’on peut du coup se demander si, de façon a priori paradoxale, la labellisation ne va pas conduire à accentuer la segmentation des circuits de vente du livre et à réserver la librairie indépendante, donc l’accès à la diversité, à une clientèle particulière et restreinte, proche sans doute de celle qui, précisément, fréquente le circuit des salles dites d’art et d’essai. Dans ce cas de figure, un noyau dur de quelques centaines de librairies importantes, offrant un assortiment large et profond, pourraient se voir conforter dans leurs fonctions médiatrices et paraissent à même, si l’on reprend la théorie de la longue traîne chère à Chris Anderson (Anderson, 2006), de se positionner entre la commercialisation des seules meilleures ventes et celle des innombrables titres (plus de 600 000), répertoriés dans une base comme Electre et rarement achetés, qui constituent précisément la queue de la traîne, s’il est vrai qu’un tiers des ventes d’Amazon, par exemple, proviennent d’en dehors des 130 000 titres les mieux classés (Standage, 2005). Pour autant, une telle hypothèse ne serait guère à même de favoriser la démocratisation culturelle et participerait du même processus et de la même menace que dénonçait récemment Abdou Diouf, dans une perspective Nord-Sud, lorsqu’il s’inquiétait de voir s’instaurer un apartheid culturel, avec d’un côté une « hyper-culture », fondée sur l’univers des industries créatives, à laquelle « il reviendrait de concevoir et d’imposer sa manière d’être au monde, de gérer le monde, de rêver le monde » et des « hypo-cultures » parquées dans des réserves (Diouf, 2009).

Pour autant, le devenir de la librairie indépendante dépend également de deux grandes inconnues. D’une part, de l’essor, et jusqu’à quel niveau, de la part de marché de la vente en ligne de livres et de la capacité qu’auront les libraires à répondre collectivement à cette nouvelle donne, notamment à travers un grand portail commun, dans une stratégie « click and mortar », pourvu que le nombre de participants soit suffisamment élevé pour couvrir l’ensemble du territoire. D’autre part, de l’augmentation, et dans quelles mesures, de la proposition et de la vente de contenus numériques et de l’aptitude, là encore, qu’aura la librairie à jouer un rôle d’acteur dans ce processus aux enjeux industriels lourds. Quoi qu’il en soit, cette dernière se trouve, plus que jamais, à la croisée des chemins.

Références bibliographiques

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Auteur

Luc Pinhas

.: Luc Pinhas est maître de conférences en sciences de l’Information et de la Communication à l’université Paris 13 – Villetaneuse et membre du LabSic. Ses travaux portent sur l’histoire et sur la socio-économie de l’édition et de la librairie françaises et francophones.