L’effet boomerang des publicités d’ONG de développement
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Rodriguez Sandra, « L’effet boomerang des publicités d’ONG de développement« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/3, 2009, p.98 à 106, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/supplement-a/09-leffet-boomerang-des-publicites-dong-de-developpement
Introduction
Dans le contexte actuel qualifié de mondialisation, les théories du développement et les modèles qui en découlent semblent en crise : les termes développement, tiers-monde, Nord et Sud paraissent de moins en moins correspondre à la réalité qu’ils représentent, tant celle-ci est devenue complexe. Il faut dire que le constat de près de soixante ans de soi-disant développement international est amer : le fossé entre pays riches et pauvres ne fait que s’accentuer, la plupart des États anciennement identifiés comme faisant partie du Tiers-monde se retrouvent aujourd’hui dans une situation pire qu’il y a 20 ans et le modèle occidental du « progrès » révèle autant d’échecs qu’il n’a promis de succès.
La multiplication récente des moyens de communication et l’accélération des transferts d’information permettent cependant de rendre encore plus visibles ces paradoxes. En moins de temps qu’il ne le faut pour que les journalistes diffusent l’information, de nombreux internautes auront vu et retransmis les images censurées par la nouvelle, les échecs administratifs des programmes d’aide, les scandales humanitaires internationaux…
Il s’ensuit la croissance d’un certain scepticisme envers les projets de développement et, bien sûr, les principes sur lesquels ils se fondent. Et, si la notion et les pratiques du développement international sont aujourd’hui remises en question par de nombreux penseurs et chercheurs, universitaires ou autres, il n’en demeure pas moins que le problème se pose aussi au niveau de l’image qui en est véhiculée auprès du public, des gens ordinaires, éduqués ou pas, occidentaux ou membres des communautés du Sud, à travers de nombreux discours médiatiques, dont les publicités de collecte de fonds émises par les ONG de développement(1) .
Pour plusieurs ONG du Nord, ces publicités sont une manière de promouvoir leurs actions tout en se faisant connaître d’un public dont elles sont, par définition, les représentantes. Il s’agit d’un effort visant à l’informer sur qui elles sont, ce qu’elles font et par là, de l’engager à ce qu’elles définissent comme étant la coopération internationale.
Or, comme leur nom l’indique, le but premier de ces publicités est également (et avant tout) de récolter des fonds. Ces fonds permettent bien sûr d’appuyer les actions des organisations au niveau interne ou sur le terrain mais, surtout, elles permettent aux ONG d’aller chercher parfois le double et même le triple des sommes recueillies auprès des institutions gouvernementales, qui choisissent généralement d’appuyer les organisations les plus « crédibles » aux yeux du public : en somme, celles qui reçoivent le plus de dons. De ce fait, la recherche de fonds vise essentiellement un objectif à court terme, fondé sur des principes caritatifs. Et nombreuses sont les ONG qui ont choisi de faire appel à des arguments relevant de la compassion et du sentimentalisme pour réussir à attirer l’attention du public et l’inciter à « ouvrir le portefeuille ».
Certes, les ONG peuvent choisir de communiquer avec le public de différentes manières : par la relation qu’elles instaurent avec des citoyens bénévoles, par des programmes de plaidoyer et d’éducation au développement ou par des publicités effectuées lors de campagnes de collecte de fonds. Toutefois, alors que les deux premières formes de communication ne visent généralement qu’un public relativement restreint, les publicités de récolte de fonds s’adressent, quant à elles, à ce qui est communément appelé le « grand public ». Qui plus est, selon une enquête financée par le comité de liaison des Nations Unies, c’est principalement grâce aux publicités de collecte de fonds que les ONG ont acquis popularité et soutien auprès de l’opinion publique au cours des dernières années (Winter, 1996).
C’est donc dire l’importance de cette pratique de communication en ce qui à trait à la perception que le public a des actions de coopération internationale et bien sûr, de ses formes d’appui possibles! En effet, si les publicités des ONG sont considérées, d’une part, comme un moyen pratique d’engager les gens à la solidarité internationale, d’autre part, la forme privilégiée d’engagement qu’elles proposent, le don, relève plutôt de la charité.
Or, peut-être faut-il rappeler que la charité et la solidarité sont historiquement deux concepts opposés : la charité se veut aléatoire, facultative et privée alors que la solidarité se veut universelle, publique et obligatoire. Alors que la charité s’appuie sur une notion de compassion, d’attendrissement et d’amour du prochain (agapè), la seconde est fondée sur les droits d’autrui à être traité comme notre égal. Ou, comme l’explique Rawls (1984) : le pauvre ne doit pas recevoir de ressources parce que cela augmente son bonheur, il doit les recevoir parce que c’est son droit.
Au Canada, les interrogations soulevées par le recours aux publicités de collecte de fonds semblent avoir été exacerbées suite aux coupures budgétaires dont souffre le milieu de la coopération internationale depuis les années 1990. Ayant moins d’argent à consacrer à leurs pratiques de communication, plusieurs d’entre elles ont diminué le financement alloué aux activités d’éducation, de conscientisation et de plaidoyer, au détriment de campagnes de sollicitation qu’elles considèrent plus rentables. Pourtant, les résultats obtenus par ce type de pratiques communicationnelles ne fait pas l’unanimité.
Une problématique stagnante ?
Au cours des dernières années, de nombreuses études ont été consacrées à la rhétorique employée par ce genre de publicités (2). Remettant en question l’utilisation de nombreuses images plutôt misérabilistes (où bien souvent est présenté un enfant africain, seul, au regard larmoyant, entouré de mouches), elles ont démontré que si ce discours s’avère plus efficace pour collecter des dons, il contribue également à entretenir une image négative des pays en développement. En effet, le discours utilisé les place souvent dans une position d’assistés, renforçant ainsi les stéréotypes entretenus à leur égard. C’est ce que les spécialistes appellent, à juste titre, la « pornographie de la misère ».
Face à cette critique, certaines ONG ont choisi de modifier leurs stratégies ; sur le plan créatif, on a pu ainsi voir les images d’enfants souriants succéder à celles d’enfants affamés et des visages engageants remplacer les mains tendues. Mais la diffusion de toutes ces images, négatives comme positives, a-t-elle permis d’interpeller le public de manière efficace ? A-t-elle permis d’intéresser celui-ci à la coopération internationale et à soutenir son engagement ?
La réponse n’est pas évidente. Après vingt ans de débats sur l’éthique de la publicité, les ONG du Nord n’ont toujours pas réussi à recevoir du public l’appui dont elles disent avoir besoin, sauf peut-être en cas de grandes catastrophes humanitaires spectaculaires (comme en témoignent les immenses sommes récoltées en moins de deux semaines pour venir en aide aux victimes asiatiques du Tsunami) (3).
Par ailleurs, si le nombre de donateurs a tendances à diminuer, les ONG sont quant à elles de plus en plus nombreuses à se partager le gâteau de la générosité. Pire encore, des sondages d’opinion réalisés au cours de la dernière décennie ont démontré que le public n’était pas dupe et qu’il se méfiait des campagnes humanitaires. Ce qui expliquerait, en partie, le vif désir de pragmatisme et de proximité dont témoignent les donateurs dans leur manière d’être solidaires (et qui explique le succès du parrainage d’enfants), de même que la baisse du nombre de nouveaux donateurs auprès des ONG.
Ces nouvelles données illustrent, en quelque sorte, un scepticisme grandissant du public envers l’efficacité de l’aide au développement. Un sentiment renforcé par la dénonciation récente de certaines pratiques de coopération et qui fait peser de plus en plus de doutes sur la légitimité des actions entreprises par les organisations de coopération internationale. Un constat qui a fait faire craindre une probable lassitude du public envers l’aide internationale.
Toutefois, de nouvelles études nous incitent à être prudent quant au constat de cette démobilisation du public. Comme l’indique un rapport récent de l’OCDE réalisé dans plus de 22 pays membres du CAD (4), les résultats de ces sondages révèlent beaucoup d’ambivalences dans les attitudes populaires. En effet, si d’une part il est vrai qu’une majorité de gens manifestent de sérieuses réserves à propos des résultats de l’aide au développement, il semblerait d’autre part que le total des dons effectués aux ONG soit resté stable au cours des dernières années et que les citoyens occidentaux, malgré leur diversité, appuient en majorité les notions de coopération et de solidarité dans le domaine.
De plus, rappelons que les facteurs qui affectent cette opinion publique varient dans le temps. Dans le contexte actuel de la multiplication des échanges et suite aux événements récents qui ont marqué le milieu des relations internationales, les formes de l’engagement du public sont amenées à évoluer. Elles témoignent de l’influence croissante d’une « société civile mondiale » (Scholte, 1999), d’où émergent de nouvelles formes d’expression de la solidarité, tels les mouvements de défense des droits humains, les marches pour l’égalité des genres, les luttes altermondialistes et l’intérêt grandissant envers le commerce équitable.
Un rapport de l’OCDE (2002) nous rappelle toutefois qu’il existe à ce jour bien peu d’information concernant le succès réel de ces nouvelles formes de solidarité. Il est tout de même intéressant de noter que selon l’enquête effectuée par la Europeen Fair Trade Association, 65% des français se disent alter-mondialistes; la consommation de produits équitables s’est accrue de 30% en France depuis 1998, et l’importation de bananes et de cacao équitables totalisent aujourd’hui respectivement 15% des marchés suisses et belges. Aussi, la popularité des fora récents de Porto Alegre et de Mumbay auront démontré que de plus en plus de gens partagent ces revendications sociales, tant au Nord qu’au Sud, et qu’elles soutiennent en ce sens les assises d’une coopération et d’une solidarité internationale.
Ces mouvements et sondages témoignent d’un sentiment d’interdépendance globale; un principe dont les ONG ont été parmi les premières promotrices et qui semble de plus en plus défendu par le public actuel. Mais alors, s’il partage des valeurs semblables, que doit-on comprendre de sa prétendue démobilisation ? Pourquoi n’assistons-nous pas, avec la montée de la sensibilisation du public, à une augmentation significative des dons effectués aux ONG ? S’agit-il d’une attitude individualiste, d’une peur généralisée du don, d’une démobilisation passagère ? Ou peut-on aussi y voir un problème de communication ?
Une nouvelle piste d’approche : le point de vue du récepteur
Les analyses effectuées par les ONG ont souvent préféré manier les chiffres et les statistiques, questionner les performances de leurs produits de communication, plutôt que d’observer et de rester à l’écoute de l’évolution du milieu dans lequel elles évoluent. De ce fait, elles ont souligné certains points éclairants en ce qui à trait aux attentes et aux préférences de l’opinion publique et dont il faut demeurer conscients. Toutefois, les nombreuses remises en question que nous venons d’évoquer nous laissent croire que les choses ne sont pas toujours aussi simples qu’elles ne le paraissent; certaines idées concernant le public ont la vie dure. Aussi ne dépendent-elles parfois que du contexte dans lequel elles sont évoquées.
C’est donc pour tenter de répondre aux questions soulevées par tout un ensemble de données contradictoires que nous avons choisi, en 2004, d’effectuer une recherche qualitative en profondeur, orientée du côté des récepteurs des publicités de levée de fonds. Si l’on se fie au paradigme de la réception active, là où réside le sens véritable et la portée d’une communication, c’est dans l’action, dans le geste que pose le récepteur en fonction de cette communication (Thayer, 1989).
Selon cette théorie, le récepteur peut interpréter à sa façon le discours qui lui est proposé en fonction de plusieurs cadres référentiels (Hall, 1984; Goffman, 1991). Cette interprétation peut entraîner des réactions ou des résistances qui n’étaient pas envisagées par l’émetteur et qui peuvent même lui être néfastes, en fonction de circonstances particulières. On parlera dans ce cas d’effet boomerang (Ravault, 1987, 1996).
Dès lors, nous avons choisi de nous inspirer des données recueillies par des études antérieures afin d’aborder la problématique de l’engagement solidaire en conduisant une série d’entretiens qualitatifs visant à mieux comprendre comment une tranche du public considérée comme « démobilisée » perçoit les publicités de levée de fonds des ONG, ce qu’elle en pense et comment elle explique son point de vue. Ne serait-ce que pour obtenir une appréciation plus nuancée de ses possibles résistances.
Dans ce dessein (5), nous avons conduit une première série d’entretiens en profondeur auprès des responsables des activités de communication de trois ONG bien connues au Québec et dont les publicités se sont avérées les plus performantes en ce qui a trait à la collecte de fonds : il s’agit de Vision Mondiale, Oxfam-Québec et Développement et Paix. Cette étape nous aura permis de souligner ce que ces organisations considèrent être leur public-cible et comment elles expliquent les limites de la relation qu’elles entretiennent avec celui-ci. Les réponses obtenues ont ensuite été relativisées et comparées à une position pan-nationale, grâce à des entretiens complémentaires effectués auprès d’experts du Conseil canadien de la coopération internationale (CCCI) et du Groupe de recherche Afrique-Canada. Puis, ayant recueilli un échantillon d’affiches publicitaires auprès des trois ONG approchées, nous avons présentées ces affiches lors d’une deuxième série d’entretiens, réalisés cette fois auprès d’un groupe de récepteurs potentiels.
Parmi tous les publics possibles, nous nous sommes penchés sur celui des jeunes adultes montréalais de 24-35 ans ayant une formation universitaire »(6). Notons que ce choix n’est pas aléatoire : selon l’étude de l’OCDE évoquée plus haut, ce sont les jeunes adultes citadins ayant un niveau d’éducation élevé qui sont généralement les plus conscientisés et les plus intéressés à la coopération internationale. Or étrangement, ce sont également ceux qui répondent le moins aux publicités de levée de fonds ou aux appels à l’engagement des ONG canadiennes. Ils incarnent donc, en ce sens, les paradoxes et les résistances décelés dans les divers sondages d’opinion publique réalisés au cours des dernières années.
Au total, nous avons rencontré une vingtaine de récepteurs-potentiels issus de cette tranche du public. De façon à ce que l’exploration soit plus complète, les récepteurs ont été choisis en fonction de trois niveaux : 1) un premier groupe de répondants démontrant un intérêt faible à modéré pour les questions de développement; 2) un deuxième groupe ayant déjà participé à des projets de coopération internationale ou ayant vécu dans un pays dit en développement; 3) et un troisième groupe de répondants « originaires » de pays dits du « Sud » et résidant au Canada depuis moins de trois ans. Cette deuxième série d’entretiens visait à comprendre comment ces répondants variés perçoivent les publicités des ONG et leurs actions, à la lumière de ce qu’ils connaissent et de ce qu’ils conçoivent de la coopération au développement et de l’intérêt qu’ils portent à la solidarité internationale
De la conscientisation à la remise en question
Fait intéressant, les réponses obtenues au cours de ces enquêtes révèlent un certain décalage entre ce que les émetteurs jugent intéressant ou acceptable pour le public et les attentes et les perceptions réelles de ce dernier. En effet, la recherche aura permis de constater que si plusieurs membres des ONG interrogées justifient la démobilisation du public par son manque d’intérêt ou de connaissances envers la coopération au développement, ceci peut également être dû, en partie, à la manière dont ces ONG identifient leurs différents publics et à la façon dont elles s’y prennent pour les interpeller (7).
Bien sûr, les domaines d’intervention et les philosophies des ONG sont si divers que toute généralisation serait hasardeuse. Toutefois, chacune des organisations approchées estime que l’argent obtenu par la collecte de fonds est nécessaire pour mener à bien leurs différents projets, qu’il s’agisse d’aide d’urgence, de développement durable ou d’éducation du public. Elles ont donc recours à des stratégies de communication qui varient en fonction de trois objectifs principaux : le court terme, où des images chocs sont employées pour obtenir le plus grand financement possible; le moyen terme, où les images positives de bénéficiaires sont favorisées pour renforcer la visibilité et la crédibilité de l’organisation; et le long terme, qui mise surtout sur l’éducation du public et son engagement à la solidarité internationale. Et si les ONG sont conscientes des avantages et des inconvénients de chacun de ces objectifs, il n’en demeure pas moins que des facteurs communs vont influencer la façon dont elles choisissent d’aborder le public.
Ainsi, pour maintenir l’intérêt de la population, ces organisations considèrent essentiellement qu’elles doivent s’adapter aux susceptibilités et aux attentes qu’elles supposent à leurs destinataires, en offrant des solutions simples, faciles à comprendre et qui en appellent à la générosité. Elles adoptent alors une position contradictoire : soulevant l’argument du manque de temps et d’argent nécessaires pour évaluer la portée de leurs pratiques de communication, elles se fient à la satisfaction d’une tranche vieillissante de donateurs actuels pour déduire que ces techniques fonctionneront tout aussi bien auprès d’autres publics potentiels, dont une population de jeunes adultes qu’elles prétendent, par ailleurs, mieux informés.
Pourtant, quand on va voir du côté de ces récepteurs, il en ressort à l’inverse que si ces jeunes adultes sont effectivement plus favorables et plus intéressés aux projets de coopération et de solidarité internationale que leurs prédécesseurs (notamment, grâce aux programmes d’éducation du public offert par les ONG dont ils ont profité au cours de leur formation), ils ont toutefois l’impression de connaître bien peu de choses sur les actions des ONG outre-mer, sur les organisations qu’elles appuient au Sud et sur les causes des inégalités mondiales auxquelles elles s’attaquent.
C’est d’ailleurs ce manque d’information qui nourrit les doutes qu’ils entretiennent sur la manière dont les dons effectués aux ONG seront utilisés. En effet, la superficialité des données et les images stéréotypées qu’ils disent recevoir des médias, et de manière plus particulière, des publicités des ONG, poussent ces répondants à questionner la crédibilité des grandes organisations de coopération internationale. Ils trouvent intriguant, voire même choquant, que le « Sud » leur soit toujours présenté en situation de dépendance, alors que plusieurs d’entre eux ont pu voyager, qu’ils ont côtoyé des gens issus de pays en développement et qu’ils ont eu accès à une variété d’informations pouvant rendre compte de la réalité et des efforts déployés par des pays qui leur semblent regorger de potentialité.
Aussi les jeunes adultes interrogés disent-ils se mobiliser plus volontiers au nom de la justice que par charité. Ils préféreront alors agir pour une cause concrète, qui leur donne le sentiment de mieux comprendre le rôle solidaire qui leur est proposé. Comme nous l’explique Mélanie, du premier groupe : « D’une manière ou d’une autre, on nous suggère toujours de donner de l’argent. Mais est-ce que ces gens-là croient vraiment que l’argent peut tout changer ? Et qui je finance quand je donne : la personne sur l’affiche, sa famille ? N’y a-t-il pas d’autres moyens plus équitables ou plus communautaires d’agir ? »
C’est également ce qui explique que nos récepteurs soient plus intéressés par des publicités qui témoignent de la philosophie d’un organisme plutôt que de la reconnaissance qu’elles supposent aux bénéficiaires. Conscients que l’aide apportée peut être plus nuisible qu’efficace si elle impose un modèle de développement qu’ils jugent « colonisateur », ces adultes de la génération Porto Allègre préfèrent comprendre les causes profondes auxquelles les ONG disent s’attaquer avant d’offrir leur appui. La notion de solidarité qui est privilégiée est alors d’avantage associée à celle d’un partage des ressources ou à une reconnaissance des droits et des responsabilités de chacun, qu’à un simple transfert d’argent et de savoir des pays riches vers les pays pauvres. (8)
En effet, que nos répondants soient eux-mêmes originaires du Nord comme du Sud, ils considèrent qu’une première étape à franchir pour favoriser des relations plus égalitaires entre les deux hémisphères est de représenter les pays du « Sud » comme les acteurs de leur propre développement. Il s’agit alors d’éliminer la fausse impression d’un « Nord surpuissant » et d’un « Sud reconnaissant» et de rappeler l’interdépendance des pays riches et pauvres. Comme le souligne Mountaga, un répondant du troisième groupe : « En général, ces affiches montrent une relation de donneur-receveur : c’est toujours une relation de dépendance. On ne dit pas que le Sud participe aussi au développement du Nord! Et je ne vois pas pourquoi on ne remet pas ça en cause!»
Cette constatation ouvre des perspectives qui nous ont semblé des plus intéressantes pour la promotion d’une approche du public basée sur les droits de la personne et surtout, sur des actions à entreprendre au Nord. Lorsque nous avons abordé la question avec nos répondants, la grande majorité d’entre eux a d’ailleurs suggéré qu’un pas important à effectuer pour réduire la pauvreté dans le monde serait celui de la conscientisation et de l’éducation du public occidental.
Car il ne s’agit pas que d’une simple utopie du savoir. Pour ces jeunes adultes issus de la société de l’information, pour changer de façon durable les relations entre le Nord et le Sud, il faut d’abord que les gens puissent être mieux informés des sources profondes des inégalités mondiales. Comme nous l’exprime Rosalie, du deuxième groupe : « Prendre conscience de sa responsabilité, c’est aussi se rendre compte que ce sont des échanges au niveau des connaissances, des idées, qui vont permettre de prendre des décisions politiques ou sociales qui soient éclairées et donc, proposer des solutions durables» .
Et pour être mieux informés, nos répondants semblent préférer à ces publicités des documents plus nuancés, tels les grands reportages ou les documentaires, qui leurs permettent d’avoir une meilleure connaissance des problématiques et des réalités vécues par les gens du « Sud ». Comme ils le disent eux-mêmes, ces productions médiatiques leurs plaisent parce qu’elles accordent une identité aux gens qui vivent dans des pays dits en développement, qu’elle leur reconnaît une capacité d’action et un pouvoir de décision et parce qu’il s’agit, somme toute, d’un message qui leur semble bien plus réaliste et plus rapproché de leur vision du monde.
Évidemment, il faut rappeler que les personnes interrogées au cours de cette enquête sont toutes issues de contextes socio-démographiques différents. Leurs réponses ne peuvent donc pas être généralisées à l’ensemble de la population, sans compter qu’elles représentent une compilation de données qualitatives basées, après tout, sur un ensemble de subjectivités. Toutefois, malgré la variété de leurs connaissances et opinions sur le sujet, les perceptions relevées suggèrent qu’une part active du public semble disposée à recevoir une information plus complexe et plus nuancée que les habituelles images de misère et de désastre.
Bien sûr, il serait facile d’argumenter que les situations présentées ne sont pas tout à fait fausses. Après tout, les images n’ont pas été créées de toute pièce et ces réalités existent bel et bien dans le monde; il y a effectivement des gens qui meurent de faim ! Il ne faudrait pas s’en cacher ! Pourtant, il ne s’agit là que d’une partie, qu’un fragment de cette réalité et donc, d’une représentation bien limitée des problèmes mondiaux et des facteurs qui les sous-tendent. De plus, des études réalisées auprès de diverses tranches de la population ont démontré que ces images poignantes et émouvantes ne font bien souvent que renforcer l’idée longtemps véhiculée par les médias en ce qui a trait aux pays en développement, soit celle d’une zone de misère, de famine, de catastrophes naturelles, de guerre et de corruption. (9)
En ce sens, elles tendent à suggérer que les gens des pays en développement ne sont que les victimes passives de situations qu’elles ne contrôlent pas et dont la survie dépend entièrement des actions charitables du Nord. Rien ne saurait pourtant être plus faux et c’est cette conclusion erronée qui semble le plus remise en question par nos répondants.
Reprochant aux organisations de toujours jouer sur leurs sentiments plutôt que sur leur raison, ces jeunes adultes disent se lasser des messages toujours centrés sur les problèmes du « Tiers-monde « plutôt que sur les rapports de force et les changements de comportement politiques et économiques des pays occidentaux. Ce qui nous porte à croire que, moyennant un message plus clair et une stratégie de communication plus raffinée, ces jeunes adultes pourraient bien constituer des alliés précieux dans le contexte d’une réforme et d’une amélioration des pratiques de coopération et de solidarité, à condition toutefois d’être plus et mieux informés sur les enjeux planétaires à long terme. Un défi de taille, mais qui vaut la peine d’être relevé.
Repenser le public, c’est repenser le discours
En s’efforçant de transmettre au public des notions contradictoires et en constante évolution, les ONG sont confrontées à un important problème de communication : prises entre l’intérêt de faire comprendre l’importance de la coopération internationale et le besoin d’interpeller efficacement le public pour récolter des dons, elles choisissent de faire des compromis dans ce qu’elles essaient de « dire » au public sur les formes possibles de son engagement solidaire.
Les entretiens qualitatifs effectués au cours de cette exploration nous indiquent toutefois que l’impact des publicités de collecte de fonds sur la manière dont nous percevons les ONG de développement et leurs actions peut être bien plus important que le soi-disant risque de la baisse des dons. Comme nous avons pu le constater, une population en évolution, fortement marquée par le contexte actuel de la mondialisation (culturelle, économique et sociale), peut non seulement se lasser d’un discours qu’elle juge dépassé et condescendant, mais aussi en arriver à discréditer les émetteurs de ce discours si ces derniers ne lui offrent pas une vision plus équilibrée et plus équitable du monde.
Jusqu’à présent, les études réalisées par plusieurs membres du milieu de la coopération internationale ne tiennent pas vraiment compte de la perception que des individus jugés comme « démobilisés » ont d’eux-mêmes, des autres, de leurs pays et des relations entre le Nord et le Sud. Elles ne tiennent pas compte des inquiétudes qu’ils peuvent avoir face à l’utilisation des fonds ou face à la pertinence des projets financés par les dons (et qui peut favoriser leur démobilisation), ni de l’appartenance possible d’une personne aux communautés culturelles représentées dans les publicités et qui risque fort bien ne pas s’y retrouver. Pour conclure, elles ne prennent pas en considération la résistance profonde que tous ces différents publics peuvent avoir envers ces formes particulières d’appel à la générosité et envers le genre d’images et de discours employés pour la provoquer.
Dès lors, si le critère de la baisse des dons révèle éventuellement la crise d’une certaine forme de l’engagement du public à la coopération internationale, elle peut aussi témoigner de l’évolution de cette dernière. Et si les ONG ne tiennent pas compte de cette nouvelle réalité et qu’elles continuent d’employer un discours dont elles reconnaissent elles-mêmes les contradictions inhérentes, tout porte à croire qu’elles peuvent favoriser l’émergence d’effets bien différents, voire tout à fait contraires à ceux qui étaient voulus.
De ce fait, elles risquent de ne plus être crédibles tant pour leur public au Nord que pour leurs partenaires au Sud, car elles ne pourront plus réajuster leurs discours à une réalité mondiale de plus en plus complexe et surtout, de plus en plus médiatisée. Et c’est ce que nous considérons comme un effet boomerang des publicités des ONG, bien plus qu’une soi-disant lassitude du public. Car comme le suggère si bien Anne Kaboré (1998, p.3) :
On peut aussi avancer l’idée selon laquelle il y aurait non pas une rupture de solidarité mais une « demande de solidarité » , plus qu’une « perte de sens » , une « demande de sens » , liée à l’évolution des repères et au refus d’un prêt à « penser » .
Notes
(1) Tout au long du texte qui suit, nous utiliserons le sigle ONG pour identifier les « Organisations non gouvernementales de développement » ou « associations de solidarité internationale ».
(2) À ce sujet, deux analyses rhétoriques servent de référence: Bar O Sud; L’image du Tiers-monde dans les médias, (Paris, 1997); et NGO Fundraising Images and Issues (Toronto, Canada-Africa Working Group, 1996).
(3) À noter, alors qu’on se concentrait sur les ravages du Tsunami, sévissait au Soudan une des famines les plus meurtrières de ces dix dernières années.
(4) Étude réalisée par Ida McDonnel, Henri-Bernard Lecompte et Liam Wegimont, Public Opinion Research, Global Education and Development Cooperation Reform, Centre de Développement de l’OCDE, Novembre 2002.
(5) De ce fait, notre recherche ne prétendait pas obtenir des résultats généralisables à l’ensemble de la population, tout comme elle ne s’est pas attardée à l’évaluation des facteurs qui favorisent l’appréciation ou la diffusion de ces publicités. Nous n’avions d’ailleurs pas la prétention de trouver une réponse à la soi-disant lassitude du public mais plutôt, nous avons voulu explorer un aspect de ce phénomène mal compris et offrir un cadre de réflexion susceptible de faire surgir de nouvelles questions et hypothèses à son propos.
(6) Selon l’agence de recherche sociale D-CODE, spécialisée dans l’étude des générations canadiennes dites « de l’information », cette tranche de la population est définie comme la génération Nexus, soit la cohorte la plus éduquée de la population (67% d’entre eux ayant poursuivit des études post-secondaires), qui comprend 33% de la population adulte et qui effectue près de 342 millions de dollars en dons de charité chaque année (Revenu Canada).
(7) Ce qui confirme les résultats obtenus par des sondages d’opinion réalisés à grande échelle au Canada, où l’on démontre que plus de 40% des gens qui ne donnent pas ou qui donnent moins qu’avant aux ONG, le feraient à cause du message employé par celles-ci. À ce sujet, voir aussi les études britanniques et canadiennes: The Live Aid Legacy; the developing world through British eyes (2002); Making Sense of the World : A joint BBC News-DFID study of public perceptions of television news coverage of developing countries (2002); et Canadiens dévoués, canadiens engagés (2001).
(8) Les slogans les plus appréciés suggéraient notamment : « Le tiers-monde, ce n’est pas de notre pitié dont ils ont besoin, c’est de notre solidarité » et « L’être humain au cœur du développement, un appui efficace au développement durable ». Alors que les moins appréciés suggéraient : « Aidez à sauver une vie aujourd’hui» ; « Pour changer le monde » et « Bâtir un nouveau monde » , jugés condescendants, naïfs ou même chevaleresques par nos répondants.
(9) Une analyse française indique à quel point ces idées sont partagées par une tranche importante de la population et comment les médias en favorisent la propagation bien au-delà des frontières de l’hexagone: Bar O Sud; L’image du Tiers-monde dans les médias, sondage d’opinion de la Commission Européenne de Développement, Paris : ministère de la Coopération au développement, 1997.
Auteur
Sandra Rodriguez
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