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Élaboration des messages en communication pour la santé et problématique du changement de comportement

16 Avr, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bahi Aghi Auguste, « Élaboration des messages en communication pour la santé et problématique du changement de comportement« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/3, , p.82 à 97, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/supplement-a/08-elaboration-des-messages-en-communication-pour-la-sante-et-problematique-du-changement-de-comportement

Introduction

L’Information Education Communication (IEC), muée nouvellement en Communication pour le Changement de Comportement (CCC), quoique récente en Côte d’Ivoire, y est devenue une approche de la communication pour le développement courante dans le domaine de la santé publique. Développement renvoie implicitement au développement humain durable dont la finalité est de permettre à tous de se nourrir, de se vêtir, de se soigner. Celui-ci est essentiellement centré sur la lutte contre la pauvreté. Pour beaucoup de spécialistes intervenant au niveau local, la communication pour le développement est généralement saisie comme l’utilisation rationnelle, structurée, organisée des moyens de communication médiatiques et non médiatiques pour encourager le développement en stimulant la participation active et responsable des acteurs et bénéficiaires. L’appui à la population pose comme principes fondamentaux l’ouverture, le dialogue, l’échange et le partage des savoirs entre partenaires sociaux, afin de « dépasser leurs contradictions », créer un climat de confiance et « établir l’unité et le consensus ». Le but est de fournir aux populations les « capacités techniques » en mettant les « conditions indispensables » au développement durable. La communication pour le développement suppose un rapport de partenariat et de réciprocité qui permette l’adéquation des messages à la réalité. « Les contenus, formes, méthodes et moyens de la communication doivent correspondre aux besoins, aspirations et systèmes de valeurs des acteurs du développement. » (1)

Derrière la conception « classique » de la communication pour le développement se lit en filigranes le transfert de technologie et la transmission d’information(2). Le processus de conception d’élaboration des messages, moment de créativité, est important dans la communication de développement. Créativité ici s’entend bien au sens psychosociologique de « capacité et méthodes pour trouver des idées ou des solutions neuves » notamment dans un champ aussi complexe et aussi délicat que la communication pour le développement. La problématique tourne donc toujours autour de la question de savoir comment influencer les populations afin de provoquer des changements positifs ? Cette question est d’autant plus importante en santé publique, avec le VIH/Sida, qui n’a pas encore de vaccin et dont le seul traitement disponible, outre son coût élevé, retarde la fin et améliore la qualité de la vie de la personne infectée, mais ne le guérit pas. La prévention sexuelle, visant à éviter de se faire infecter par le VIH en changeant les habitudes et les comportements sexuels –en adoptant des comportements nouveaux– reste la seule intervention réalisable. Obtenir un changement de comportement particulier exige d’identifier une audience spécifique, de déterminer exactement le comportement voulu, de faire ressortir les facteurs déterminants et/ou empêchant le changement de se produire et de bâtir des activités spécifiques. Le comportement sexuel par exemple est extrêmement complexe et difficile à changer parce qu’il est décidé par une variété de facteurs individuels, psychologiques, émotionnels et socioéconomiques. Il impose en outre un changement des rapports de pouvoir notamment dans les relations de genre (Bahi, 2002).

La présente contribution veut s’appesantir sur le rapport entre l’élaboration des messages et la problématique même du changement de comportement que ces messages sont censés déclencher. Un examen de la « machinerie » d’une fabrique de communication efficace pour la santé qui se limitera toutefois à l’étape d’» élaboration, pré-test, révision, production », terrain empirique de la réflexion, s’avère nécessaire. Cette étape de la mise en œuvre des stratégies de communication reste selon nous un lieu de concrétisation de la communication de développement, notamment du risque santé, et où se joue véritablement son efficacité. Cela signifie que le programme et sa stratégie de mise en œuvre sont déjà fixés (3). Porter un regard critique sur un tel processus est d’autant plus malaisé qu’il concerne précisément les arcanes des actions d’IEC/CCC (4) en matière de santé de la reproduction et de lutte contre les IST/Sida (5). Dans un premier temps nous reconstituons et critiquons la modélisation dans laquelle l’action globale de communication pour la santé s’insère. Ensuite, nous examinons plus précisément comment le modèle, sous-tendant les conceptions de messages, conduit à des apories. Nous considérons ensuite comment, dans les logiques des acteurs impliqués dans le travail de la communication, un système de communication se met en place et se reproduit. Enfin, nous nous interrogeons sur l’action communicationnelle et la question du changement de comportement, et par extension, celle du développement.

Modèle communicationnel du changement de comportement

Le modèle de la communication du risque utilisé dans notre démarche globale s’appuie sur une synthèse de théories de l’attitude et du comportement. Cette composition constitue à la fois les indices, le point de départ, les points focaux, les indicateurs de suivi et d’évaluation et est censé être un gage de réussite de tout programme. Il s’agit donc de questionner davantage cette modélisation englobante, en se demandant ce qui peut faire réellement obstacle aux actions de communication, et engager une rupture avec les manières devenues « traditionnelles » de concevoir la communication. Dans ce cadre de travail, communication est souvent utilisé par commodité pour référer à IEC/CCC et englobe la communication interpersonnelle, la mobilisation communautaire et l’utilisation des mass media. L’optique de travail est même celle de la communication stratégique efficace.

Figure 1. Comparaison de six modèles pour l’analyse du comportement et le changement de fertilité. Source : (Kincaid et al., 1999 : 7)

 

Théorie de la diffusion des innovations

(Rogers, 1995)

 

Théorie des étapes du changement de comportement

(Piotrow et al. 1997)

 

Théorie des étages du changement

 

(Prochaska, DiClemente et Norcross, 1992)

 

Théorie de l’action raisonnée

 

(Fishbein et Ajzen, 1980) ; (Ajzen, 1989)

 

Théorie RWA (Ready Willing Able)

(Cale, 1973) ; (Lethaeghe et Vanderhoeft, 1998)

 

Théorie microéconomique

 

(Easterlin, 1975)

Connaissance Connaissance Pré-contemplation Information :
Croyances
Valeurs
Capable :
Connaissance
Disponibilité
Coûts du marché :
Connaissance
Accès aux services
Temps et argent
Persuasion Approbation
Communication interpersonnelle et approbation sociale
Contemplation Attitudes
Normes subjectives
Contrôle perçu
Volonté :
Attitudes
Acceptabilité culturelle
Prêt :
Coûts & utilité des enfants
Coût psychique :
Déplaisir
Attitudes sociétales
Motivation :
Demande en enfants
(Cn > Cd)
Décision Intention Préparation Intention    
Mise en œuvre Pratique Action Comportement Comportement Comportement
Confirmation Plaidoyer Maintenance Renforcement    

Tous ces modèles ont comme point de départ la « connaissance », terme renvoyant à un large éventail allant du fait d’» avoir (vaguement) entendu parler de quelque chose » à celui (plus précis) d’» avoir des notions plus solides permettant d’apprécier » la chose en question. Ces connaissances se trouvent dans l’information sous toutes ses formes. Dans ce cadre global de la théorie de la diffusion des innovations (Rogers, 2003), la théorisation sur les étapes du changement de comportement pour la bonne santé (Piotrow, 1997) apparaît comme largement influencée par la théorie de l’action raisonnée (Ajzen & Fishbein, 1980), dont le but est de comprendre et prédire les comportements des individus. Elle postule que les être humains étant rationnels, ils utilisent systématiquement l’information à leur disposition dans leur environnement. Avant d’agir, les gens évalueraient les implications de leurs actions avant de se décider à adopter ou non le comportement en question. Agir sur le comportement des individus exige donc d’avoir une définition opérationnelle du comportement souhaité identifié de façon adéquate(6), d’examiner l’intention comportemental(7) de l’individu. Dès lors, la réussite d’un programme serait liée à une distribution massive de messages (Schramm, 1986) ou, en des termes plus actuels, à un partage suffisant de l’information (8). C’est ce qui justifie l’utilisation des mass media :

« Mais, même dans le cas où les moyens d’information s’efforcent d’être convaincants, ils réussissent rarement à entraîner de la part de l’agent social le passage à l’acte. Plus précisément, on observe, au moins dans le contexte sur lequel porte l’étude de Lazarsfeld, que l’agent, une fois informé de l’existence de la nouveauté, se met en quête d’avis personnels (proches, voisins, parents etc.). Dans la plupart des cas, ce sont ces avis personnels qui déclenchent effectivement le passage à l’acte » (Boudon, 1979).

L’information constitue le point de départ apparemment nécessaire de toute action, communicationnelle et/ou stratégique et est au mitan des approches classiques de la communication pour la bonne santé. Livrée par les campagnes et messages de communication pour la santé, l’information est censée affecter positivement l’intention, les attitudes, les normes subjectives et l’efficacité personnelle, c’est-à-dire sur ce qui influe sur le comportement de l’individu. L’efficacité personnelle, partiellement dépendante des habiletés et des croyances personnelles de l’individu, rend l’information qu’une personne possède sur le comportement visé par les programmes de santé opérante sur les comportements qu’elle adopte. L’information, servant à l’individu à former son intention de se comporter de telle ou telle manière, est l’un des déterminants du changement de comportement. Le modèle synthétique de changement de comportement se déclinerait en un processus linéaire faisant largement appel à la raison individuelle. La représentation indique même les médias voire les formes de messages appropriés à chaque étape se présente ainsi selon Decock (1994) :

Figure 2. Etapes du changement de comportement. Source : (Decock, 1994)

Media Étape  

 

Mass media

1 I hear by accident about…
J’entends parler fortuitement de…
2 I seek information about…
Je recherche des informations sur…
Mixe
de
Media de groupe
et de CIP
3 I am convinced… is interesting and good
Je suis convaincu que … est intéressant et bon
4 I decide to act. I will try out…
Je décide d’agir. Je vais essayer…
5 I act for the first time
J’agis pour la première fois
6 I repeat my act a second time and more
Je répète mon acte une deuxième fois et plus
Mass media 7 I maintain my act over a longer period of time
Je maintiens mon acte sur une longue période

L’utilité et la portée heuristique d’un tel paradigme à diverses étapes de la production des messages et des matériels d’IEC/CCC ne sont plus à prouver. Les étapes consécutives pouvant s’enchaîner à des rythmes divers sont données comme consécutives et logiques. La seconde étape, est charnière car, en réalité, l’action raisonnée et située a déjà commencé mais est donnée comme allant de soi. La troisième étape qui présente un préalable à la prise de décision d’agir n’est vérifiable que d’après les déclarations individuelles lesquelles peuvent être « socialement correctes ». Les quatrième et cinquième étapes, importantes elles aussi, sont celles où les gens se décident à agir, à essayer le comportement nouveau. La sixième étape est cruciale car le sujet répète l’acte. L’abandon du comportement positif nouveau est possible. Le processus du changement de comportement n’a pas encore abouti. C’est avec la répétition de l’action, septième étape, que le paradigme considère que le comportement nouveau est adopté. Une articulation est même proposée qui détermine l’élaboration de plans media et qui repose sur une distinction entre moyens de communications largement inspirée de la publicité commerciale (9): médias de masse (radio, télévision, affichage urbain, presse écrite à fort tirage), médias de groupe (cassettes audio, vidéo, flipcharts, etc.) et « médias » de la communication interpersonnelle (causeries débats, réunions de sensibilisation, counseling individuel ou de groupe), et ailleurs(10) médias traditionnels et populaires (conteurs, comédiens, musique populaire, etc.). En somme, Ce modèle, qui tient compte de la communication interpersonnelle dans les actions communicationnelles, conjecture que parce que l’information est transmise, et que les gens sont convaincus de son contenu, la prise de décision d’agir positivement, de changer de comportement c’est-à-dire d’adopter un comportement positif souhaité, advient de manière logique.

Ce modèle appelle quelques observations supplémentaires concernant en particulier la seconde étape. Le lien logique et automatique entre le fait d’avoir entendu parler de quelque chose et celui de vouloir en savoir plus n’est pas vérifié. Il est également concevable, a contrario, qu’un individu entende parler de quelque chose et n’aie pas envie d’en savoir plus. En outre, et en réalité, il y a déjà de l’action dès lors que l’individu se tourne vers son entourage pour demander des informations complémentaires. Cette action est implicitement donnée comme mue par un besoin d’information… Le besoin, central dans le modèle de la diffusion des innovations devient « besoin en communication » : là se niche un problème fondamental de la conception même de la communication et de la modélisation qui la sous-tend. Le problème, devient problème de communication c’est-à-dire problème pouvant être réglé par la communication donc par l’apport d’informations.

En amont de nos interventions se trouve « le modèle de convergence de la communication » (11) où la communication est un processus par lequel les acteurs construisent une réalité par et dans le partage d’information afin d’arriver à la compréhension mutuelle. Tout dans ce modèle converge vers l’information « partagée » équitablement entre des acteurs en relation de symétrie. Il reste fondamentalement ancré dans le modèle de la diffusion des innovations et, dès lors, la communication reste conçue sur le modèle archétypique de la communication–transmission, dans laquelle la communication est à la fois processus, pratique sociale, ensemble de croyances et de préceptes et, finalement, idéologie. Elle devient une véritable doctrine reposant sur une théorisation scientifique et donc sur une argumentation indûment interprétée à laquelle on accorde une crédibilité imméritée (Boudon, 1992). La communication se détermine par rapport au « schéma de la contagion, qui aboutirait à l’imitation et à l’adoption des innovations. »(12). Le construit synthétique émanant de l’adoption d’un ou de plusieurs des modèles de référence présentés plus haut revient en définitive à adopter une perspective qui ne peut éviter l’écueil « classique » de la causalité directe :

[Transmission d’information è changement de comportement]

Cette perspective « classique » considère en effet que, dès lors que le comportement négatif identifié est imputable à un manque d’information ou à une non information, apporter de l’information revient à corriger le comportement dans le sens souhaité. Les données recueillies par les études de connaissances, attitudes, habitudes et pratiques ne nous conduisent pas vers un mode d’explication de l’adoption/rejet du comportement selon le sens que donnent les acteurs à leurs actions. En définitive le comportement à risque (le « vagabondage sexuel ou la pratique de rapports sexuels non protégés », l’utilisateur « d’objets coupants non stérilisés », le rejet de méthodes contraceptives modernes par exemple) est et demeure l’expression patente d’un manque d’informations. Au mieux, le comportement négatif est l’expression d’habitudes prises liées à des pratiques répétées etc. ces pratiques sont susceptibles de changer grâce à la répétition et la mémorisation des messages positifs. Et, dès lors qu’il y a contact entre les médias de transmission et les populations bénéficiaires, la conduite négative devrait progressivement estomper.

C’est dans ce cadre épistémologique, théorique et stratégique que se situent la production et l’élaboration des matériels d’IEC/CCC, diffusion, évaluation de l’action communicationnelle. Un consensus, pas toujours justifié se fait autour de ce modèle du changement de comportement aux contours incertains et rivé au paradigme de la communication–transmission. Pourtant, des questions importantes ne trouvent pas de réponses satisfaisantes. Qu’est-ce qui outre l’étape de l’information fait obstacle à la communication pour l’adoption du comportement (le changement de comportement) souhaité ? La réalité est donc tout autre. Dans bien des cas, l’apport d’informations se heurte à des « résistances » développées par les individus… ce qui oblige à s’interroger après coup sur ces refus. Si ce n’est pas, comme très souvent, la communication qui est incriminée… Cette idéologie insoupçonnée de la communication idoine pour le changement de comportement, influant sur les « contenus », les « partenaires », les  « stratégies », etc., contribuerait-elle à la construction d’un véritable habitus de créatifs de la communication ? Ainsi, elle participerait, en même temps et fatalement, du renforcement de la communication du risque santé en tant que business dans un contexte de relations publiques généralisées.

Changement de comportement et création des messages

La « bonne » communication prônée par tous les acteurs, intègre donc a priori des paramètres liés aux « perceptions, attitudes, pratiques socioculturelles des populations bénéficiaires ». Cette communication réussie participe de la production d’un discours préventif sur le risque, et en détermine les conditions de créativité. Le processus est également celui de la production de biens symboliques. Une modélisation sous-tend bel et bien le processus de création et fonctionne souvent à l’insu de ses utilisateurs. Le processus d’élaboration des messages et des matériels d’IEC/CCC (ainsi que de leur diffusion) est à la fois une « science » et un « art » s’inscrit dans et reste une « alchimie » de la transmission réussie de l’information à savoir. Le principe de base est que la construction des messages doit être guidée par l’analyse (la recherche) et par la conception stratégique. Mais les messages doivent aussi avoir un potentiel émotionnel et artistique capable d’exercer une influence sur les gens ordinaires (13).

Un ersatz du modèle AIDA

Les acteurs (professionnels et créatifs) doivent respecter « les sept commandements de la communication efficace » adaptés de la sphère marchande notamment du marketing et de la publicité (14) : commander l’attention, capter le cœur et les esprits, clarifier le message, communiquer un bénéfice, créer la confiance, offrir un message cohérent, inciter à l’action. Il s’agit là d’un ersatz du modèle AIDA (Attention, Intérêt, Désir, Action) très utilisé en publicité (15). Dans notre contexte, il sert à la fois de guide pour le travail de conception et de réalisation aussi bien que de première grille d’évaluation interne, de pré-test technique des messages produits.

Pour le travail avec les professionnels chargés du développement des messages, il faut visualiser les choses. « Iconiquement », changer de comportement c’est adopter un comportement nouveau. La perception du risque s’évanouit face à la nécessité de communiquer un bénéfice et d’être positif… Le comportement positif dont il faut faire la promotion : « faire en sorte que les filles s’affirment et prennent l’initiative dans la négociation du port du condom » devient visuellement « une jeune fille qui tend un préservatif à son partenaire » et connote chez les initiateurs une jeune citadine  « moderne », qui prend l’initiative et qui est un modèle comportemental pour les autres jeunes filles. Les messages conçus comportent toujours plus ou moins une dimension d’imitation, tentant de jouer sur l’influence personnelle pour faciliter ou favoriser l’adoption d’un comportement positif (en quelque sorte nouveau), de tenter de personnaliser quelque peu des moyens de communications relativement impersonnels(16).

Pour les « créatifs » , le phénomène de la « famille idéale » , des « comportements sexuels positifs » , « l’usage du préservatif » , « l’abstinence sexuelle » etc. nécessitent que soient élaborés des concepts au sens publicitaire du terme. Le concept de communication, formulation stable et référentielle, visant à appréhender, rendre identifiable et communicable la complexité, la richesse et la profondeur d’un phénomène, est un élément central de la communication. Trouvant sa source dans le champ culturel, le concept est un lieu de concrétisation d’une complexité hétérogène en même temps qu’il ouvre un mode opératoire de cette complexité. A ce titre, « il légitime et qualifie la démarche créative de toute la communication » (Regouby, 1988, p. 58-59).

Le « besoin croissant ‘d’humaniser’ les données et les segments de publics » (17) est bien réel. Cette « humanisation » de l’information scientifique sert à construire un prototype de lecteur–auditeur–spectateur, bref un bénéficiaire idéal à qui l’on penserait pendant la fabrication des messages. Mais il reste que les messages créés restent empreints des croyances des énonciateurs et entrent en conflit avec celles des « bénéficiaires » réels. L’empathie dévoyée, les impératifs de production, le cadre conceptuel et les préférences artistiques participent à la formation d’un « habitus » (Bourdieu, 2000, p.256). La mise en discours, en tant que vulgarisation de « ce qu’il faut savoir sur… », consiste souvent en une « dé–barbarisation » du jargon des spécialistes (médical et de celui de la santé publique), revient à dé–médicaliser quelque peu les rapports. En réalité le véritable enjeu du développement des messages est non de fournir des informations mais de promouvoir des valeurs nouvelles, des croyances, de construire un univers faisant la promotion des comportements voulus afin de favoriser le déclenchement d’un changement de comportement dans le sens souhaité.

Les logiques (individuelles et collectives) des acteurs impliqués, parties prenantes du processus de création, déterminent le processus de création. Ici, logiques de la santé, du communicable et du commercial (18) s’opposent souvent (les communicateurs n’étant pas médicaux et les médicaux n’étant pas communicateurs). La mise en discours, et même la mise en scène, du changement positif de comportement consiste souvent en une reproduction (conformiste, suiviste, et répétitive) des représentations correctes socialement acceptées… acceptées par les commanditaires, les « bailleurs » qui la plupart du temps exercent un réels contrôle sur l’exécution du programme. Cela laisse peu de place à l’initiative innovante. Quand la construction du message est audacieuse (en termes de créativité) elle est surtout actionnée par l’imaginaire des concepteurs du projet, de la campagne des créatifs etc. au détriment du vécu des bénéficiaires. L’imaginaire est souvent celui de l’équipe de conception. La position extrême consiste à adapter du matériel ayant été conçu pour un autre pays et même de la reproduire en l’état. « Ça a marché en Zambie et au Honduras, il n’y a aucune raison pour que ça ne marche pas en Afrique de l’Ouest ! ». La réplication et la reproduction des matériels de communication sont à la base de la diffusion des erreurs faites ailleurs. Elles sont reprises, re-habillées re-arrangées par les créatifs locaux et parfois testées avant leurs diffusion. Mais le message sera diffusé quels que soient les résultats des tests. Un paradoxe auquel le créatif de la communication pour le développement est confronté est bien celui de devoir trouver des idées neuves mais finalement de ne reproduire que des vieilles idées… afin de minimiser les risques d’erreurs… Malgré les discours proférés, les bonnes résolutions arrêtées, les études entreprises, l’attention n’est toujours pas assez forte concernant le sens construit par les « bénéficiaires » des opérations de communication. Les nombreux impératifs auxquels l’équipe est soumise, résumés dans l’expression « impératifs de résultats » y participent certainement : respect de la stratégie développée et pilotée par une bureaucratie souvent lourde ; respect des « milestones » et des « deadlines » ; faire en sorte que le bureau local ne soit pas en reste de la dynamique des réalisations des autres organismes concurrents…

Valeur des messages

La recherche de l’efficacité justifie que, dans le processus de fabrication du discours du risque santé, les messages soient systématiquement pré-testés, et comme on le verra plus loin que les campagnes régulièrement évaluées (19). Cette conception de la communication idoine détermine les enjeux de sa propre réception. Toutes les actions (campagnes et/ou développement de messages et de matériel d’IEC) ont été pré-testées à divers moment du processus. Le pré-test est perçu comme une étape importante pour « voir ce qui réussit », ce qui peut être mal compris, « s’assurer que sa teneur est claire et efficace » (20). Il s’agit de vérifier la valeur du message eu égards à un certain nombre de critères permettant de contrôler et de justifier qu’une communication est « bonne » ou « mauvaise » , qu’elle « passe » ou « ne passe pas »(21). L’attention de cette recherche qualitative évaluative (prospective) se porte sur les éléments suivants : l’intérêt suscité par le message (attention) ; la compréhension du message tant au plan de la clarté qu’à celui de son interprétation correcte (i.e. dans le sens que nous souhaitions) ; la crédibilité du message et de son énonciateur (sa source en quelque sorte) ; l’univers des connotations ou des suggestions charroyées par le messages afin de détecter des « bruits » ou des évocations « parasites » non voulues ; la capacité du message à favoriser un processus d’identification aux personnages clé et/ou aux situations (voir si la capacité de favoriser, le désir de changer et donc l’imitation des sujets est bien efficiente) ; la capacité du message à inciter le sujet à l’action souhaitée (recueillie notamment sur la base de déclaration d’intention) (22).

Cette conception du pré-test de la communication idoine, arrimée au modèle AIDA, détermine les enjeux de son exécution. Le mode de pré-test ne récolte que ce qui est semé. Les outils de la recherche eux mêmes ne récoltent que ce qui est semé ou prévu. Les résultats des pré-tests de messages donnent des indications riches mais non suffisamment fouillées faute de moyens et de temps. Leur mise en œuvre est souvent porteuse de biais : contrainte d’espace, recrutement des participants, amateurisme des animateurs peu expérimentés travaillant dans la précipitation, handicap linguistique, problèmes de traductions, techniques de recueils d’informations parfois inadaptées… Ces résultats servent néanmoins d’aide à la prise de décision.

Au plan des techniques de recueil des informations, les focus groups (groupes de discussion dirigée, discussion de groupe en profondeur et autres appellations synonymiques désignant globalement le même procédé) sont utilisés sans conscience par des équipes formées à la hâte, reproduisant hic et nunc une technique choisie ailleurs dans des cas précis à la suite d’une approche méthodologique spécifique. La technique souvent inadaptée fausse largement les résultats obtenus. La célérité avec laquelle les informations doivent être recueillies n’autorise pas de tenir compte des logiques d’actions, de la rationalité des acteurs et leurs comportements microsociologiques (Boudon, 1985, p.61-62). Le qualitatif est même traité comme du quantitatif… et fait fi des discussions.

La pratique des études de terrain nous enseigne en effet que « qui ne dit mot ne consent pas toujours » de même que « qui contredit n’est pas forcément contre » Peut-être n’est-on pas assez attentif aux préoccupations, aux angoisses des personnes consultés lors de ces pré-tests, face à certains changements préconisés (« est-ce que je vais devenir stérile ? », « et si je veux avoir des enfants ? ».) Pour beaucoup d’individus, le comportement sexuel est ineffable (« ça me gène », « j’ai honte »). Le récit sexuel est en effet un lieu de démesure : pudeur pusillanime ou au contraire exagération fabuleuse sur des performances imaginaires. Par ailleurs, évoquer la santé de la reproduction est, pour bien des personnes enquêtées, parler de sexe donc évoquer quelque chose « qui fait honte ».

Ce serait beaucoup plus le « contenu » entendu comme le sens de la bonne santé ou du comportement à risque zéro qui ferait véritablement problème. Pour illustrer cela, prenons un exemple tiré d’une campagne sur la prévention des IST/Sida dans laquelle il fallait promouvoir un rôle actif de la femme dans la négociation du port du condom. Le rendez-vous, « concept » fédérateur, se déclinait en deux affiches : une affiche ciblant les jeunes (18-24 ans) qui représentait un jeune couple dans une chambre assis sur un lit, la fille tendant un condom a son partenaire, disait le condom doit aussi être au rendez-vous ; la seconde affiche ciblant les adultes d’âge mûr représentant un couple adulte s’apprêtant à entrer dans une pièce, l’homme tenant bien en évidence une boîte de condoms, affirmait quant à elle : avant le mariage et en dehors du foyer utilisons le condom. La réaction typique face à l’affiche « jeune » était : « une fille qui propose un préservatif à un garçon… ça me gêne. On dirait une prostitueuse (ou) une aventurière » (23) chez les enquêtés une telle jeune fille posant cet acte dans une telle situation connote la prostitution à tout le moins la débauche (Bahi, 2002, p.97-98)… Quant à l’affiche « adulte », il est remarquable que la pièce ait immédiatement et systématiquement été identifiée comme une chambre d’hôtel et la situation elle-même comme celle d’un adultère : « c’est comme si on encourageait les gens à tromper leur conjoint » (24). Ainsi, malgré les « besoins » de savoir en santé tous les discours ne « passent » pas forcément. Pour beaucoup de personnes rencontrées au cours des séances d’entretiens de groupes, parler de santé reproductive revient, somme toute, à parler de sexe et cela est gênant pour elles. Exemple : « Depuis que ce papier (un dépliant sur les méthodes contraceptives) est rentré à la maison j’ai des problèmes dans mon foyer ». La dame explique qu’un prestataire de service lui a remis le dépliant avec la consigne de le donner à son mari et d’en discuter avec lui. Le mari estime quant à lui que si elle a été « capable de parler de ces choses là avec un étranger » c’est qu’elle n’est pas loin d’être répudiée… Peut-être faut-il réellement dépasser les attitudes et examiner réellement les mythologies contemporaines et les représentations sociales de la famille (qu’est-ce qu’une « grande » famille ? une famille numériquement importante ?) de la maladie (et de la personne bien portante), etc.

La segmentation fine du public en publics cibles, issue du marketing et de la publicité, ne doit pas non plus être excessive : un affinement exagéré peut au contraire faire oublier la labilité du social et perdre les contours réels du problèmes à résoudre. Par exemple, dans un travail de terrain sur l’acceptabilité du femido (25) à Abidjan… certaines institutions mettent l’accent sur les « travailleuses du sexe » trahissant ainsi une certaine théorisation aprioriste (un certain a priori théorique en tous cas) sur la propagation des IST/Sida (26). En outre, cette fine segmentation néglige les interactions entre individus. Par exemple : la « travailleuse du sexe » est en relation nécessaire avec des clients, des concurrent(e)s, des prestataires de services de santé… tout en redonnant de l’importance au vécu des acteurs (Crozier, 1977, p.458), c’est donc la causalité circulaire qu’il faudrait finement examiner.

Dès lors, les pré-tests (mais aussi les études préliminaires et évaluatives) manquent de constituer un espace public où seraient discutées des questions importantes pour les bénéficiaires des programmes de santé pour tous, et d’où seraient examinées les « bonnes raisons » que les gens ont d’agir comme ils le font (Boudon, 2003). Peut-être parce que ces types d’études sont un peu considérés comme un « genre mineur », trop discutable scientifiquement, et souvent faits de « bavardages ». Pourtant, au delà de l’acceptation apparente il est nécessaire de creuser les réponses données. Bien souvent, au moment de donner leurs « suggestions » pour améliorer le message, les participants au pré-test égrènent un chapelet de griefs et de préoccupations qui font douter de l’acceptation affichée au départ. Une période particulièrement riche de l’administration du pré-test par entretiens de groupes est justement l’ « après entretien » , où, autour d’un rafraîchissement (très attendu) les langues se délient subitement… et avec lesquels nous devons « redresser » nuancer les propos tenus en groupe et relativiser les informations obtenues. Une idée importante, récurrente subsume l’appréciation que les gens ordinaires ont de l’idée de transfert de technologie, fût-elle contraceptive : « (Ces choses là) c’est pour les Blancs » sous entendant « ce n’est pas pour nous ». Les résultats des pré-tests, négligent le fait que « les populations refusent probablement d’être traitées comme de simples consommateurs d’idées, de modèles et de pratiques ‘importées’ qui leur paraissent destinés à mettre leur culture en péril, à nier leur existence en tant que personnes » (27). Les performances somme toute faibles, à tout le moins mitigées de nos campagnes, s’expliquent, à vrai dire, par un rejet souvent silencieux et poli, parfois virulent des modèles comportementaux prescrits par les messages soumis à leurs appréciations. Peut-être faut-il revoir les manières stéréotypées de tester les messages. Il ne s’agit pas simplement de baptiser l’autre « participant » encore faut-il le considérer comme tel. Mais, études comportementales, récits de vie, entretiens compréhensifs, et autres sont longues à mettre en œuvre. Elles ne correspondent pas au temps rapide des décideurs ; le temps de la recherche qualitative est un temps long.

Sensibiliser n’est pas faire changer…

Sensibiliser le public revient à l’initier, sous l’influence des médias, à une question ou à l’objet d’un débat public, qui est censé(e) le concerner (Balle & al. 1998, p. 229). L’information diffusée sur un problème de santé fournit des données démographiques, sociologiques, psychologiques à même d’influencer la perception que les individus ont de ce problème et, ainsi, de les sensibiliser à la question. Cette sensibilisation peut dans certains cas prendre l’allure sinon d’une véritable psychose du moins d’une phobie (comme cela a été le cas avec le SIDA où les messages faisaient d’abord peur). L’idée de transmission (ou de transfert) sous-tend les bonnes intentions de la « philosophie » des  « communicatocrates » initiateurs d’actions de communication pour le développement.

Dans la perspective même de la bonne communication efficace, la quantité des messages est moins importante que la qualité du plan média et des « contacts » avec la cible. L’élaboration d’un plan média dans nos conditions est une gageure car le hic est que les mass medias sont également de grandes inconnues en Côte d’Ivoire et dans les pays couvert par le projet SFPS. La stratégie média se heurte au problème de l’indisponibilité des données fiables indispensables et s’achève bien souvent sur une construction intuitive basée sur le bon sens et non à une confection des plans médias dans les règles de l’art. Il s’agit de faire de la communication masse-médiatique de développement avec des mass media eux mêmes sous-développés… Le drame est que l’idée même de plan media repose sur l’idée fondamentale de puissance voire de pouvoir des médias, à tout le moins de leurs capacités. Il est en outre conditionné à un budget mass media étique (28). Il est extrêmement difficile d’établir des plans media vu les données existant sur les médias de Côte d’Ivoire (et de nos pays d’Afrique subsaharienne francophone en général). Nous composons le plus souvent un mélange d’informations anciennes sur l’audience des médias, les propos arrangés des médiateurs, des extrapolations risquées et notre bon sens… il s’agit donc de bricolage au sens scientifique du terme. Finalement le mixe média dont l’enveloppe budgétaire est fixée au départ devient une répétition de ce qui s’est fait ailleurs (« On l’a fait en Zambie et au Bengladesh. Il n’y a pas de raison que ça ne marche pas en Afrique de l’Ouest et du Centre »).

Quant à l’évaluation de l’action communicationnelle, elle constitue un marché pour des institutions concurrentes. A l’instar du plan média, elle est aussi un bricolage mettant à rude épreuve l’éthique du chercheur–consultant communicologue sous contrat. La « consultation » (« consultance » dans le jargon des initiés) reste toujours un « gombo », un contrat permettant d’arrondir les fins de mois difficiles au point de constituer l’apport indispensable de la solde octroyée par la fonction publique. Ces conditions difficiles et l’attrait du gain font souvent perdre au chercheur sous contrat sa vigilance épistémologique. Tel est le piège de fonctionner dans un cadre marchand. Dans cet univers de soutiers du champ des intellectuels, les étudiants c’est-à-dire finalement de la « lumpenintelligentsia » qui sert de main d’œuvre corvéable à merci.
L’idée que tout se passe bien dans la meilleure des communications pour la santé se renforce et conforte un certain narcissisme. Ce narcissisme analgésique conforte l’organisme d’intervention d’autant plus que celui-ci est en concurrence sur le marché (ou dans le business) de la santé publique. La concurrence avec les autres acteurs du marché de la santé peut pousser paradoxalement à « arranger » les données à présenter… efficacité oblige. L’évaluation des actions d’IEC (telles que nous les avons conçues et exécutées) tablent sur l’exposition aux messages et aux actions impliquant ipso facto et nécessairement que l’exposition aux messages garantit le reste… Dans le cas du pré-test comme dans celui de l’évaluation, les interviewers ont été officiellement sélectionnés sur la base de leur qualification et de leur expérience antérieure. Ils ont reçu une formation d’un jour sur le mode d’administration des questionnaires. Les résultats sont moins présentés dans l’optique d’améliorer la communication pour la santé que pour maintenir les crédits du (ou des) bailleur(s) de fonds.

Une certaine idéologie – voire une idolâtrie – de la communication existe dans le champ complexe des acteurs de la santé publique : la communication est censée être employée et même déployée comme gage de succès du changement de comportement, de l’information des population sur les risques encourus par leur propre agissements (conduites), des moyens qu’ils ont d’éviter tels ou tels problèmes de santé. La communication pour le développement est bien souvent pensée dans le sens du transfert de technologie, dans le sens de la sensibilisation donc de la quantité d’informations à transmettre. Il reste que les approches que nous utilisons ne règlent pas vraiment la question du passage à l’acte, de l’adoption et du maintien du comportement adopté. Le modèle de Kincaid reste un avatar du schéma en deux étapes de Lazarsfeld même s’il le complique davantage. Son hypothèse reprend en réalité la découverte lazarsfeldienne de l’influence personnelle que Raymond Boudon décrivait ainsi :

« pour que le passage à l’acte, à savoir l’adoption de l’innovation ait lieu, il faut d’abord que l’agent social soit informé de l’existence et des avantages de la nouveauté en question ; il faut en second lieu que sa situation et éventuellement ses attitudes et croyances le conduisent à s’exposer à l’influence personnelle de ses ‘proches’ (et à le rendre sensible à l’influence d’autrui) ; il faut enfin que cette influence s’exerce effectivement et qu’elle s’exerce dans le sens d’une adoption de l’innovation » (29).

En cas d’échec (même relatif) de l’action menée, les évaluations tendent généralement à montrer que l’on a pas assez tenu compte des connaissances, attitudes et pratiques individuelles, parce que celles-ci peuvent permettre de cerner (certes pas totalement) des étapes importantes des changements chez les individus. Pour peu, le rapport de recherche pourrait presque être rédigé à l’avance… Pratiquement toutes les études sur les actions de communications en santé évoquent l’échec relatif de telles initiatives face à la pandémie du Sida. En fait l’idéologie de la communication n’est pas absente de l’explication de ces résultats mitigés : l’idéologie de l’information comme source de bien-être… La question du changement de comportement reste entière. Sensibiliser n’est pas faire changer. Avoir l’intention de changer de comportement n’est pas changer effectivement de comportement…

Comme nous l’avons rappelé plus haut, l’information agirait sur les attitudes, les normes subjectives et les attentes d’efficacité personnelle, c’est-à-dire sur les composantes même de l’intention de comportement dans la théorie de l’action raisonnée révisée et transformée en théorie de l’action planifiée. Il est indispensable que les actions de prévention tentent de « changer les croyances des personnes ou encore en changeant la perception qu’ils ont de ce que les gens qui leurs sont importants pensent » (30). Le véritable et gros problème des interventions en communication pour le changement de comportement reste celui de l’efficacité de l’action communicationnelle, celui de la prise de décision, celui du passage de l’intention d’agir à l’action concrète elle-même. Etre sensibilisé n’est pas vouloir changer. Il faut savoir si l’individu adoptera le comportement nouveau et si, par agrégation un changement de comportement collectif émergera : « pour savoir si X, individu particulier, va ou non adopter l’innovation, il est nécessaire de disposer d’éléments nombreux sur sa situation, ses habitudes, ses relations, le projet de ses enfants, et bien d’autres variables » (31). Impliquer les communicologues et communicateurs dès le départ (32) n’apportera rien de positif si la manière même de penser l’action communicationnelle ne change pas fondamentalement. Cibler, tirer et toucher est sûrement porteur d’un certain efficace mais ne garantit pas le changement voulu. En fait, il faut que l’idée même de ce changement fasse sens, ait un sens positif pour le « bénéficiaire » … Réflexion faite, nos travaux étaient peut-être trop ancrés dans un mixe du modèle des croyances en santé et celui de l’apprentissage cognitif qui, s’ils permettent de saisir un certains nombre de « paramètres » omettent en revanche d’appréhender les ressorts de l’action rationnelle de l’individu. De la sorte, nous ne parvenons même plus à conscientiser au sens que donnait Paulo Freire (Freire, 1993) à ce terme, pas plus que nous ne parvenons à changer les comportements.

En outre, la vision du développement implicite dans les dérivations du modèle de la diffusion est critiquable. D’un point de vue radical, eu égard au contexte actuel de globalisation, Edgar Morin proposait même de rompre avec la notion de développement fût-il « humain » ou « durable ». L’idée de développement en effet, suppose « que la croissance technique et économique est la locomotive d’un développement social et humain, lequel va s’effectuer selon le modèle occidental » et donc que « l’état actuel des sociétés occidentales est la finalité pour toutes les sociétés et, par extension, la finalité de l’histoire humaine ». Pseudo-universaliste, l’idée de développement forme « un mythe typé d’un ethnocentrisme occidental (…) un moteur d’occidentalisation forcené » (Morin 2003 : 61-62). Il est impératif de « se situer en rupture par rapport à l’approche diffusionniste du changement, expérimentée avec le modèle ‘information et développement’, ‘médias et développement’ ou ‘technologie et développement’, dont la logique descendante a longtemps dominé des médias comme la radio, la télévision et plus récemment la télévision par satellite et le téléphone portable sur le continent, à leurs débuts » (33). Cela est d’autant plus important que la communication interpersonnelle demeure importante dans le processus complexe d’idéation (34). Il est nécessaire de construire un paradigme, alternatif à celui du modèle de la convergence, dans lequel les nouveaux modèles comportementaux dont nous faisons la promotion fassent sens pour les « bénéficiaires ». Et Bernard Miège a raison de dire :

« La nécessité d’échapper autant que faire se peut au néo-darwinisme social qui guette nombre d’approches contemporaines, particulièrement celles qui s’attachent à décrire le devenir des techniques de l’information et de la communication, nécessite cependant de s’appuyer sur une théorie de l’action renouvelée et adaptée aux pratiques émergeantes ; il nous semble de plus en plus que seule une pensée de la produ-action, encore en gestation, répond à de telles conditions » (Miège, 2004, p.103).

Une évolution notable va dans le sens d’une perspective participative, qui, au delà du changement lexical, révèle un renouvellement conceptuel et méthodologique. L’ennui est que ces approches plus ethnographiques requièrent du temps et ne font pas bon ménage avec l’empressement des programmateurs à obtenir des résultats.

Les contraintes de la création de la communication de développement vue sous l’angle d’un champ social relativement autonome (Bourdieu, 1987) permettraient de mieux comprendre les contradictions internes qui peuvent miner le travail de communication de développement. Les intérêts des différents acteurs divergent souvent au point d’être contradictoires. Probablement du fait de l’aveuglement de l’obsession de la réussite, les pratiques de communication restent en décalage par rapport à la problématique de la réception des messages. Ainsi, la manière dont en définitive la communication du risque (pour la) santé produit ses propres forces d’inertie est compréhensible. De même, la façon dont, le champ même de la communication santé se consolide, et comment, au sein de ce champ, les mêmes erreurs se reproduisent, est plus intelligible… En réalité, « la question de la causalité est un modèle trop réducteur pour la communication et qu’il convient de lui substituer une problématique du sens » (35). Il faudrait examiner quel sentiment ou quelle résonance ces idées nouvelles construisent dans la conscience des personnes à qui nous voulons les donner ou avec lesquelles nous voulons les « partager ». Et si le sens construit de ces innovations correspondait, à des changements de normes sociales, dans la conscience des « bénéficiaires » ?

Notes

(1) FAO/ MCSAP, Politiques et stratégies de communication pour le développement 2. Guinée-Bissau : stratégie nationale de communication pour le développement, Rome, FAO, République de Guinée-Bissau Ministère de la Communication Sociale et des Affaires Parlementaires, FAO, Rome, 1996.

(2) Qu’il s’agisse d’acceptabilité du préservatif féminin, de conseils pour la nutrition, de méthodes contraceptives pour la planification familiale ou la limitation des naissances…

(3) Le Centre d’Enseignement et de Recherche en Communication (CERCOM) a en effet travaillé comme institution partenaire du Projet Santé Familiale et Prévention du Sida. Cette ONG émanant d’institutions universitaires américaines telles que Johns Hopkins University Center for Communication Programs pour le volet IEC/CCC, Tulane University pour l’aspect formation des formateurs, et Population Services International pour le volet marketing social était supporté par l’USAID et devait pallier le désengagement de cette agence d’aide au développement…

(4) IEC/CCC : Information Education Communication / Communication pour le Changement de Comportement.

(5) IST : Infections sexuellement transmissibles.

(6) Cette identification appropriée nécessite que quatre éléments soient pris en considération : le comportement, la cible, le contexte et le temps (Martin Fishbein, & alii, « Using information to change sexually transmined disease related behavior : an analysis based on the theory of reasoned action » , in Preventing AIDS : theories and methods of behavioral interventions, Ralph J. DiClemente & John L. Petenon (dir.), Plenum Press, New York, 1994, pp 61-78). En effet, comme le rappelle bien J. Brideau-Hachey : « Utiliser un condom est un comportement différent que d’acheter un condom (changement de comportement). Acheter un condom à la pharmacie est un comportement différent que d’en obtenir d’une machine à distribution (changement de cible). Utiliser un condom dans une relation sexuelle avec un nouveau partenaire est un comportement différent que d’utiliser un condom avec un ancien partenaire (changement de contexte). Finalement, utiliser un condom lors de sa prochaine relation sexuelle est un comportement différent que de toujours utiliser un condom lors de relations sexuelles (changement dans le temps) » (Joanne Brideau-Hachey, La théorie de l’action raisonnée, l’efficacité personnelle et l’utilisation du condom, Thèse de Maîtrise ès Arts en Psychologie, Département de Psychologie, Faculté des sciences sociales, Université Moncton, http://www.collectionscanada.ca/obj/s4/f2/dsk2/ftp03/MQ52006.pdf , 2000, consulté le 7 mars 2005).

(7) L’intention de l’individu à avoir ou pas tel comportement est conçue comme le déterminant immédiat de l’action ; le comportement d’une personne serait déterminée par son intention comportementale qui elle-même peut à son tour être influencée par les attitudes de la personne et/ou par les normes subjectives face au comportement (Brideau-Hachey 2000).

(8) Maria Figueroa, Lawrence D. Kincaid, & Al, Communication for social change: an integrated model for measuring the process and its outcomes, Working Papers Series, n°1, Johns Hopkins University, Center for Communication Programs, Rockfeller Foundation, 2002, http://www.rockfound.org/Documents/540/socialchange.pdf, consulté le 08 avril 2005 ; Phyllis Tilson Piotrow, Lawrence Kincaid et al., Health communication. Lessons from Family Planning and Reproductive Health, Westport, Praeger, 1997; Everett M. Rogers, Lawrence D. Kincaid, Communication networks : a paradigm for new research, Free Press, New York, 1981.

(9) Anamaria Decock, “From research to communication planning”. Workshop held in Roseau, Dominica, 24-31 august 1994. Back-to-office report, FAO, Rome, 1994

(10) Anamaria Decock & alii, Artists as experts. A participatory methodology to produce traditional and popular media. Based on population communication experiences in Africa, FAO, Communication for Development Branch, Population Program service, Rome, 1996.

(11) Maria Figueroa, Lawrence D. Kincaid, & Al, op. cit., passim ; Everett M. Rogers, Lawrence D. Kincaid, op. cit.

(12) Missé, M., 2004, « L’aporie de la communication sociale pour le développement » Séminaire 5 du GRESEC, Université Stendhal Grenoble 3, Grenoble, http://www.u-grenoble3.fr/chaire_unesco/Textes/misse/seminaire5.htm consulté le 24 mars 2005

(13) Phyllis Tilson Piotrow, Lawrence Kincaid et al. Op. Cit. pp.92-97.

(14) idem, p 94

(15) Le modèle d’Arren a connu des extensions i.e. Attention, Intérêt, compréhension, impact, attitude, achat (sales, action), etc. qui ne changent pas profondément sa nature. Il faut en outre noter la forte ressemblance entre AIDA et les modèles et de changement de comportement.

(16) Raymond Boudon, La logique du social, op. Cit. p138.

(17) José G. Rimon, « La communication pour le changement de comportement et le VIH/SIDA », Global AIDS Program Newsletter, mars/avril 1999, http://www.jhuccp.org/fr/hotfivefr.pdf , 1999, p 2

(18) Voire des petits contrats pour arrondir les fins de mois difficiles, les « gombos » dans le parler populaire des experts locaux, en référence à la plante potagère enrichit et améliore le goût de la sauce…

(19) Phyllis Tilson Piotrow, Lawrence Kincaid & al. Op. cit.; Hugues Koné, Jacques-Habib Sy, La communication pour le développement durable en Afrique, PUCI, Abidjan, 1995 ; Anamaria Decock, From research to communication planning, op. Cit.

(20) Phyllis Tilson Piotrow, Lawrence Kincaid & al., op. cit.

(21) Aghi Bahi, Pré-test de la bande dessinée adaptée de la série radiophonique « Les clés de la vie : Yamba Songo », SFPS-CERCOM, Abidjan, 2000 ; Aghi Bahi,, Rapport d’analyse du pré-test de la chanson « Wake up Africa » , SFPS-CERCOM, Abidjan, 1997.

(22) Regina Traoré, Aghi Bahi,, Rapport d’analyse du pré-test des matériels d’IEC, SFPS-CERCOM, Abidjan, 1998 ; Regina Traoré, Aghi Bahi, Rapport du pré-test des éléments du kit intégré d’IEC, SFPS-CERCOM, Abidjan, 1997 ; Aghi Bahi, Pré-test de la bande dessinée adaptée de la série radiophonique(…) op. Cit. ; Aghi Bahi, Rapport d’analyse du pré-test de la chanson « Wake up Africa », op. Cit.

(23) « prostitueuse » : prostituée, nous conservons l’» erreur » des jeunes enquêtées ivoiriennes ; « aventurière » : fille légère, frivole dans le parler des jeunes abidjanais.

(24) La version finale de ce message est : avant le mariage, dans le mariage et en dehors du foyer, utilisons le condom « insinuant si vraiment vous ne pouvez être fidèle ou encore que nous savons que vous trompez votre conjoint » … Cf. Regina Traoré, Aghi Bahi, Rapport du pré-test des éléments du kit intégré d’IEC, SFPS-CERCOM, Abidjan, 1997

(25) Femidom : préservatif féminin mécanique se présentant sous la forme d’une fine gaine de latex à introduire dans le vagin…

(26) Aghi Bahi, Michèle Tope, « Communication et acceptabilité du préservatif féminin chez les jeunes abidjanais », CERCOM, Université de Cocody (en préparation).

(27) Misse Misse, op. Cit.

(28) Nous sommes allé négocier (honteusement il faut l’avouer) des passages à la Télévision Nationale Burkinabé (TNB) aux heures de plus grande écoute possible sur la période la plus longue possible pour la somme 1 million de francs CFA !

(29) Raymond Boudon, La logique du social, op. Cit. pp 140-141.

(30) Joanne Brideau-Hachey, op. cit., p 67.

(31) Raymond Boudon, La logique du social, op. Cit. p 144

(32) José G. Rimon, op. cit. p 1.

(33) Missé Missé, op. cit.

(34) Lawrence D. Kincaid, Maria Figueroa, & al. « Ideation and contraceptive behavior : the relationship observed in five countries », Paper presented at The annual meeting of the Population association of America, session number 105: Fertility, Attitudes and Behavior: What’s he connection? », New York City, March 25-271999; Maria Figueroa, Lawrence D. Kincaid, & Al, op. Cit.

(35) Misse Misse, op. Cit.

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Auteur

Aghi Auguste Bahi

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