Gestion de la césure entre médias traditionnels et médias contemporains dans la construction du développement
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Ekambo Jean Chrétien, « Gestion de la césure entre médias traditionnels et médias contemporains dans la construction du développement« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/3, 2009, p.36 à 46, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/supplement-a/04-gestion-de-la-cesure-entre-medias-traditionnels-et-medias-contemporains-dans-la-construction-du-developpement
Introduction
Dans une optique endogène, le présent chapitre établit la similitude entre le processus du développement et celui de la communication. Il montre ensuite que le si vieux débat traditionnel /moderne, longtemps calqué sur le schéma sud-nord, a été dépassé par l’industrie du multimédia opérant, elle, à l’échelle mondiale. La nouvelle modernité en appelle alors à une nouvelle épistémologie de la communication du développement.
Développement et communication
Axiomatique du développement
Nulle originalité ne sera attribuée, à ce jour, au chercheur affirmant que le phénomène du développement ne peut être perçu comme un processus uniquement économique. Contentons-nous à ce propos d’inviter, parmi tant d’autres, des confrères africains qui n’ont eu de cesse de récuser l’argument confondant le développement avec une simple « quantification des biens et des revenus ». Guillaume Pambou Tchivounda note que « le développement d’une société passe par le développement de soi-même, celui des membres qui la composent » (Tchivounda, 1982, p.80); Kaumba Lufunda entreprend une recension de la bibliographie et se laisse imposer une conclusion selon laquelle la développementologie vise à « parler de tout l’homme et de tout homme » (Kaumba, 1993, p.123). N’ajoutons donc pas un nouveau son à la complexe mélodie déjà existante, sauf à ressusciter une approche déjà proposée par un philosophe congolais, Nkombe Oleko, résultat d’une solide réflexion d’universitaire couplée à une expérience personnelle d’agent de terrain. Sa théorie de développement a été mieux illustrée sous la forme pédagogique d’une parabole, la parabole de la graine, que nous nous autorisons de résumer dans les lignes qui suivent (Nkombe, 1986).
La graine possède en elle tout ce qu’il faut pour devenir une plante. Cependant, la graine n’est pas encore une plante. Elle n’est réputée plante qu’en puissance, et non pas en acte. Qu’à cela ne tienne, la graine possède en elle un programme inscrit dans ses gènes, un programme qui oriente et gouverne son développement. C’est à ce niveau précis qu’intervient l’interêtre. Car, une fois enfouie dans le sol, la graine entre en dialogue avec le milieu minéral ; et plus tard, lorsque le jeune plant va éclore, il va entrer en contact avec le milieu aérien. Dans le sol, la plante puise l’eau et les sels minéraux ; la plante va alors transformer ces oligoéléments en émergences nouvelles. Mais la graine, et plus tard la plante, doivent continuellement lutter contre tout prédateur, l’ennemi extérieur qui viendrait anéantir leurs potentialités de développement.
Ainsi qu’on devrait s’en rendre compte, tant pour la graine que pour l’entité sociétale, le processus tendant vers le développement est immanquablement à double voie. Primo : il y a l’affirmation du soi. Mais, comme l’enseigne Rudolf Clausius (1822-1888) dans la deuxième loi de la thermodynamique relative aux systèmes évoluant en isolement, le soi est naturellement sous la menace permanente d’une destruction provenant de l’environnement. Deuxio : selon un second axe emprunté par le physicien français, Léon Brillouin (1889-1969) (1), l’entité sociétale est appelée aussi à promouvoir la néguentropie (entropie négative), se réorganisant ainsi pour prendre en charge et en sa faveur l’existence de l’environnement. Alors, la société s’emploie, par son activité créatrice, à transformer les données recueillies à l’extérieur en substances constitutives de son propre développement. Le développement relève ainsi, foncièrement, d’une « logique endogène », comme vient par ailleurs de le montrer un publié par un ancien administrateur colonial (Colin, 2004, p.105). L’on pourrait même être tenté de conclure de la manière suivante : l’isolement est un risque, l’intérêtre plutôt une chance. Cependant, il faut bien se garder de prendre cette affirmation pour vérité absolue. Car, pour être ainsi célébré, l’intérêtre se doit d’obéir à certains impératifs. En effet, il convient de bien noter que le développement est dans le fond un problème d’équilibre. Il demeure notamment la recherche permanente d’une parfaite praxis de l’altérité complémentaire, au bénéfice du soi, bien entendu, mais avec inévitablement la complicité d’autrui, qui ne devrait alors nullement se révéler prédateur.
Altérité et communication
Le principe d’altérité complémentaire qui fonde l’entendement du concept et de la pratique de développement se révèle également opérationnel en ce qui concerne la communication. L’on se retrouve ici encore dans la gestion de la relation de Ego avec Alter, avec en point de mire la primauté et le privilège de Ego.
Effectivement, dans l’univers communicationnel, dont l’horizon est parfois plus réduit à la dimension micro, se limitant dans ce cas à la félicité de l’interactivité humaine, un intérêt plus particulier, parce que vital, est accordé par les partenaires communicants à la connaissance de Ego. Car, ainsi qu’on l’a dit plus haut, Alter n’est point une finalité pour le développement ; il demeure une ressource nourricière. Et pour s’en rendre compte, nous pouvons rappeler que la plupart des dispositifs techniques, primaires ou secondaires, mis en place par les êtres humains pour l’accomplissement du processus communicationnel, sont d’ailleurs consacrés, en large partie et au premier abord, à l’activité cognitive de Ego.
Ce propos peut soulever des montagnes, si tant est que de très nombreux chercheurs de renom à propos des études sur les cibles et effets ont souligné, depuis de bien nombreuses années, le caractère fondamental du récepteur, partant de la figure si emblématique du psychologue américain George Gallup (1901-1984) à la société interprofessionnelle française Médiamétrie. Nous n’avons donc guère l’intention de provoquer une improductive polémique et, dans les lignes qui suivent, nous nous appliquerons simplement de montrer, plus modestement, comment peut arriver à se réaliser cette œuvre pourtant fondatrice de la communication : la connaissance par Ego de son essence et la connaissance par Ego de son existence.
Connaissance par Ego de son essence
Une fois engagé dans le processus communicationnel, qui l’insère de ce fait dans l’important processus de l’altérité, en vue ― et surtout avec envie ― des ressources nourricières chez Alter, l’individu commence tout d’abord par réaliser une action de connaissance foncière de son Ego. Cette opération consiste à déterminer, d’une part, son essence ainsi que, d’autre part, les intérêts et objectifs qui y sont liés. Il s’agit en pratique de protéger la nature et de préserver la substance de l’être, c’est-à-dire soi, cette protection s’opérant fondamentalement contre ce qui pourrait altérer son essence et l’amener, très probablement, à se déterminer non pas de manière désirée, c’est-à-dire : fondamentale et permanente, mais de façon voulue, c’est-à-dire : accidentelle.
Cette requête de connaissance de soi, en vue de son affirmation ultérieure et définitive dans le processus de l’altérité, se rapproche de ce qu’Aristote a mis en relief dans son œuvre Métaphysique et qui s’est perpétué sous le nom français de « quiddité », c’est-à-dire ce qui constitue la chose dans ses genres et espère propres, une substance à partir de laquelle tout est suivi. En vue d’une explication plus large du concept, les exégètes contemporains ont surtout appelé à la ressource ce principe imagé alors attribué à la philosophie aristotélicienne : quod quid esse (ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est).
Rappelons ici que l’accès à la « quiddité » est, en fait, réalisé par la définition de la chose et par la forme qu’on lui désigne. Il s’agit donc là de la réalisation et du résultat d’un travail de haute intellection, qui en arrive à abstraire la chose de son environnement et à la rendre ainsi intelligible en la singularisant. La « quiddité » détermine donc « l’être ceci plus que cela ». Or, cette procédure intellective, que nous venons de remémorer à propos de la chose, se déploie également en ce qui concerne les individus, en dépit du fait que cette dimension n’est pas souvent montée en épingle. Et dans le cas d’espèce, l’objet de la quête n’est plus la chose, plutôt l’autre humain. En d’autres termes, ce n’est plus la « quiddité » que l’on visera, mais bel et bien la substance d’une nouvelle nature, que par extrapolation nous pourrons alors tenter de nommer « quissité », forgeant ce néologisme à partir du latin quis.
Connaissance par Ego de son existence
En même temps qu’il se met en procès de sa détermination par rapport à son essence, en vue de l’inventaire de son potentiel primordial et foncier ainsi que de la définition de sa « quissité » , Ego se lance simultanément dans une autre œuvre, celle de la définition de son existence. Certes, il n’est ici aucunement question de mettre en sourdine l’essence, qui se positionne en miroir par rapport à l’existence. Cette dernière consiste d’ailleurs à conférer à l’individu une historicité, c’est-à-dire une identité par rapport au temps et par rapport à l’espace. L’intemporalité qui caractérise généralement l’essence s’estompe dès lors que Ego s’engage dans cette voie de l’altérité, voie royale de négociation de l’accès vers l’identité de l’autre être humain. Il n’existe donc point de processus d’altérité sans implication de l’existence de l’individu. Cette existence s’établit alors et en définitive comme une sorte de hic et nunc de l’activité vitale interhumaine, à dimension plus anthropologique.
Muni de ce cadre théorique, examinons maintenant l’empire et l’emprise des médias. Nous tenterons dans ce chapitre de creuser la problématique de césure traditionnel/moderne qui est au cœur de la présente étude.
Notion de Média
Média : définition
Le présent texte se doit de montrer, à ce niveau, la différence qui existe entre les notions catégorielles de « médias traditionnels» et de « médias contemporains». Car, c’est de la différence qui s’en dégage que pourrait s’imposer la pertinence de la problématique de la césure entre ces deux pôles.
Le bon Dictionnaire des médias, publié sous la direction de Francis Balle, définit le « media » comme une « technique utilisée par un individu ou par un groupe pour communiquer à un autre individu où à un autre groupe, autrement qu’en situation de face à face, à une distance plus ou moins grande, l’expression de leur pensée, quelles que soient la forme et la finalité de cette expression». Et, finalement, « si le mot média oscille entre une définition étroite et une définition très large, c’est parce qu’il renvoie à des réalités distinctes, souvent, mais pas toujours liées les unes aux autres : une technique, un usage, un public, une institution, enfin un genre ou une forme d’expression » (Balle, 1998, p.149).
Indépendamment de l’une ou l’autre approche que l’on peut adopter, cette variété définitionnelle repose finalement sur le pilier commun au développement et à la communication. En effet, considéré comme un dispositif de concrétisation et de matérialisation de la communication, le média fait passer la relation humaine de la puissance à l’acte, de l’essence à l’existence, de l’intemporel à l’historique. Toutefois, cette importante précision ne permet pas encore de circonscrire totalement notre problématique de départ. Car, il sied aussi d’établir, au préalable, une claire démarcation entre les trois notions voisines suivantes : outils de communication, instruments de communication et moyens de communication.
Médias : Outils, instruments, moyens
Outils
Un outil est généralement un objet fabriqué pour agir sur la matière. Il est ainsi un objet à usage manuel et concret. Par exemple, une baguette est un outil qui sert à taper sur un tambour afin de produire le son. A ce titre, les outils de communication sont donc aussi nombreux que le permettent le bassin écologique et l’histoire d’un peuple. Ainsi, l’on peut affirmer que le choix porté sur la fabrication et l’usage des outils de communication n’est pas aussi arbitraire que le serait, par exemple, le signe linguistique. L’historicité de l’outil est alors une « médiation culturelle», qui « ne peut se contenter de forger des liens éphémères, elle doit aussi participer à la production d’un sens qui engage la collectivité» (Caune, 1999).
Instruments
Un instrument n’est pas différent d’un outil, étant tous les deux des objets fabriqués par l’homme. La différence intervient cependant dans la finalité attribuée à l’un et à l’autre. En effet, si l’outil est davantage destiné à agir sur la matière, l’usage de l’instrument consiste plutôt à l’exécution des opérations diverses, qui peuvent ne pas avoir un lien direct avec la matière. Dans cette optique, l’instrument se révèle être d’une dimension moins concrète que l’outil. Il en est ainsi précisément des instruments de communication. Ils s’insèrent et s’intègrent dans le complexe processus de communication, en s’accordant à d’autres instruments ou même outils, pour finalement contribuer à un résultat parfois non évident au départ. C’est notamment le cas historique du téléphone, conçu originellement pour suivre l’opéra à distance et qui devient enfin un « instrument de communication » (Flichy, 1997, p.119).
Plusieurs études d’africanistes ont déjà montré que la plupart d’anciens instruments de communication ont été convertis, en milieu urbain, en instruments de musique. Et ainsi qu’on peut dès lors s’en rendre compte, étant de dimension moins concrète, les instruments sont voués à se libérer plus aisément du substrat culturel de leur fabrication.
Moyens de communication
Plus que les outils et instruments, les moyens de communication traduisent plus clairement l’enjeu de la médiation. Il y a cependant lieu de préciser que cet enjeu est en réalité double : d’une part la médiation se veut le passage vers une fin et, d’autre part, la médiation est une prise de position, au beau milieu du processus, une position de l’entre-deux. D’une part, le moyen comme passage rappelle ici la dimension que nous retrouvons déjà dans l’outil et dans l’instrument, de nature plus matérielle, plus technique. C’est dans ce sens que le canadien Marshall Mac Luhan emploie notamment le concept de « média », simplement comme prolongement du corps humain. D’autre part, en tant que position, le moyen adopte un sens nettement plus sociologique. En effet, ce qui est moyen se veut un repère, une référence. Il s’autorise à suggérer et à concrétiser une césure entre deux pôles extrêmes, tant au plan spatial qu’au plan temporel, s’arrogeant dès cet instant le rôle de conciliateur et de rassembleur. Le moyen s’attribue par là même du pouvoir, pouvoir d’intermédiation entre les hommes, entre les lieux et entre les époques (2).
Médias vs techniques
Ces deux versants du concept de « média » ― « passage et « position» ― permettent ainsi d’enrichir notre problématique de la césure entre médias, traditionnels ou contemporains. Car, contrairement à une opinion répandue, les médias ne sont nullement sans vie et, par ailleurs, « ils ne se réduiront jamais à de simples technique», insiste Daniel Bougnoux, étant donné que « l’outil ne crée pas le lien social, qui le précède nécessairement» (Bougnoux, 1999, p.206).
Cela dit, quels médias peuvent alors être qualifiés de traditionnels ?
Médias traditionnels et multimédias
L’histoire par Cloutier
Selon le nouvel éclairage du concept « média », il devient difficile d’établir une classification pertinente des médias traditionnels et d’autres, modernes ou contemporains. D’un coté, certes, nous pouvons concéder que les médias traditionnels africains ont déjà perdu leur sens vital et existentiel originel. Ils sont devenus objets de musée, s’ils ne sont pas convertis en instruments de musique dans le milieu urbain. Dans un article antérieur (Ekambo, 2000), nous les avons qualifiés simplement d’ATC, anciennes technologies de la communication. De l’autre coté, l’oralité devient difficile à tenir et à typifier dès lors qu’elle se trouve requalifiée par le nouvel objet et de conversation phatique qu’est la téléphonie cellulaire, par exemple. Et, à ce propos, le spectacle qu’offrent aujourd’hui en Afrique les opérateurs de téléphonie cellulaire est nettement plus éloquent. Exemple : en seulement trois années d’installation en République Démocratique du Congo, l’opérateur Vodacom a fêté en 2005 son millionième abonné. Une extrapolation situerait donc le parc de « portables » à 5 millions de Congolais, soit environ 1 sur 10. Effet : la clientèle du téléphone mobile dépasserait ainsi l’audience générale de la radio, jusque-là réputée média moderne, et contemporain.
La distinction traditionnel/moderne devient donc sujette à caution. Le canadien Jean Cloutier vient enfoncer le clou avec sa vision de l’histoire de la communication. Par lui, en effet, l’histoire universelle de la communication est passée par cinq étapes : médias humains, médias-support, self médias, net médias et multimédias (Cloutier, 2001, p.21). Réexaminons cette diachronie.
Multimédias comme seuls moyens de communication
Considérons d’abord que la première étape, celle des médias humains, a été franchie par l’homo sapiens à l’échelle de la planète. Ensuite et alors, l’étape suivante est celle des médias-supports ; elle correspond à celle des mass media. Enfin, au regard des trois plus récentes étapes qui restent ― à savoir : les self médias, les net médias et les multimédias ― les mass media deviennent carrément des medias plutôt anciens, sinon traditionnels.
Nous pouvons même consolider cette affirmation en ajoutant que les mass media, ravalés à ce jour au rang d’anciens et traditionnels, n’exerceraient plus maintenant qu’une prégnance faiblissante dans la société : espace-temps limité, public hétérogène rendant la recherche du compromis aléatoire par les offreurs de programmes, distribution géographique limitée, relation des faits datée… Pour survivre dans un nouveau monde sans lieu ni temps, les mass media en sont donc arrivés à se transmuer. Ainsi, notamment, le journal se dédouble en « édition atome» et en « édition bit », le film en « version salle » et en « version vidéo», etc. En plus, les différentes versions parviennent parfois à se mener la concurrence, comme en témoigne ce renouveau de grandes productions hollywoodiennes qui permet de récupérer rapidement la place concédée il y a quelques années aux films et séries de la télévision. Seul, en fait, le « on live » du spectacle et du sport échappe encore à la froide règle de la consommation différée et permet aux mass media de continuer à survivre.
Les trois dernières étapes ― à savoir : les self médias, les nets médias et les multimédias ― sont précisément celles qui équivalent à la période de la mondialisation. Effectivement, tant l’espace public que l’intimité domestique, dans toutes les générations et pour tous les sexes confondus, sont à ce jour conquis, à l’échelle de la planète, par les produits des entreprises au sein desquelles l’activité « multimédiatique » est devenue prépondérante. Il s’agit notamment des entreprises qui trônent comme majors à la bourse des nouvelles technologies (Nasdaq) : AOL, Time Warner, Vivendi Universal, New Corporation, Sony, Mitshushita, Berterlsmann…
Au plan théorique, seuls les multimédias répondraient donc correctement au double critère de moyen de communication ―» passage» et « position» ―, les self médias et les nets médias n’apparaissant plus que comme des instruments, qui s’insèrent et s’intègrent dans le complexe processus de communication contemporain, en s’accordant à d’autres instruments ou outils, pour finalement contribuer à un résultat encore mal défini.
Ainsi qu’on peut s’en rendre compte, la mondialisation des médias et leur mutation effrénée vers les multimédias viennent remettre totalement en question la pertinence de la vieille césure traditionnel/moderne qui hantait et hante encore les recherches en communication de développement. Par ailleurs, comme l’avoue Dominique Wolton, « il n’y a plus à choisir entre tradition et modernité » (Wolton, 2003, p.203). C’est donc une véritable et profonde réflexion qu’il faut à présent entreprendre, avant d’envisager toute nouvelle construction théorique du développement.
Construction du développement
En tout état de cause, l’approche de la « quissité » , que nous avons dédiée à toute perspective de développement prenant appui sur l’intérêt et sur l’altérité communicationnelle, n’a pas toujours constitué la préoccupation des théoriciens euro-américains du développement. Nous commencerons donc par cette monstration avant de tenter une possible construction aux ambitions d’originalité.
Théorie de Daniel Lerner
Effectivement, lorsque Daniel Lerner achève ses recherches en 1958 par une publication fort connue, The passing of traditional society : modernizing the Middle East, il en vient à proposer de conjurer le sort du sous-développement à travers deux mécanismes. D’une part, il faut offrir aux individus une perception claire et une vue positive des connaissances nouvelles qu’ils vont devoir recevoir ; ainsi pourra être créée une empathie entre eux et le nouveau savoir. D’autre part, Lerner indique que ce sont les médias qui s’avèrent être les outils les plus performants à même de transmettre ces gnoses, notamment la télévision.
En recourant au concept freudien d’empathie, Daniel Lerner renvoie au mécanisme psychologique de translation et d’aliénation, dont le résultat final est la substitution d’un projet par un autre, « comme si on était à la place de l’autre personne ». En réalité, il s’agit ici d’une illusion de miroir, qui préconise de se mettre à la place de l’autre et qui n’appelle pas à s’ouvrir à lui. En l’occurrence, le village devra être remplacé par la ville et l’économie de subsistance par l’industrialisation. Certains critiques sont allés jusqu’à établir un certain mimétisme entre la théorie du développement par la communication de Daniel Lerner et la théorie générale du développement évolutionniste des sociétés par l’économiste américain Walt Rostow, auteur du livre sur Les étapes de la croissance économique (1960) : étape agricole, étape agricole, étape industrielle, étape post-industrielle. Dans cette optique, le média télévisuel préféré par Daniel Lerner ne l’est qu’à titre indicatif. En 1958, la télévision était réellement un média nouveau, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Le débat n’est donc pas au niveau de la modernité des médias ; il est au niveau du schéma théorique conçu par l’auteur lui-même et qui impose une option claire sur les moyens de communication. En effet, le schéma de transfert du savoir d’un creuset à un nouveau réceptacle laisse penser que le média à utiliser n’est pas recherché comme simple « passage ». Le média est voulu aussi et surtout comme « position », une position de pouvoir, du moderne sur l’ancien. L’idée contenue dans le titre même de l’ouvrage de Lerner le confirme : le passage de la société traditionnelle à la société moderne. Ce passage ne se préoccupe pas de l’historicité de la société réceptrice, sur laquelle le média va agir exactement comme l’outil agirait sur la matière.
Dans tous les cas, cette prise de position théorique de Daniel Lerner n’est pas pour étonner. Car, en fait, cet universitaire a eu au départ de l’intérêt pour la problématique des relations internationales, plus spécialement pour la propagande. Et, selon ses recherches, il a pu démontrer que l’efficacité de la propagande dépend de la tendance qu’on lui attribue : la tendance « relations publiques » est nettement moins performante que la tendance « guerre psychologique ». En d’autres termes, le résultat devra primer sur les moyens. Ainsi donc, par rapport à la théorie de la communication, le média pour le développement se doit d’être envisagé comme simple « outil », c’est-à-dire un simple agir sur un quelconque objet ou n’importe quelle conscience, pour peu que soit atteint le résultat escompté.
Qu’à cela ne tienne, des critiques plus taquins n’ont pas manqué de relever la coïncidence entre l’époque où débutent les études sur l’opinion publique dans les colonies européennes et le début de la guerre froide. Selon ces critiques, en effet, l’intérêt pour l’opinion publique internationale manifesté par les chercheurs d’universités occidentales l’a été surtout pour des fins de guerre idéologique et d’exploitation par les stratèges préoccupés davantage par l’émergence d’une opinion marxiste chez les intellectuels de ces colonies aspirant à l’indépendance, surtout à travers les divers mouvements de libération mis en place.
Théorie de Wilbur Schramm
Il est certes vrai que Wilbur Schramm, ancien journaliste lui-même (1924-30), a été l’un de premiers initiateurs des études de communication au niveau doctoral, à l’université d’Iowa en 1943 et ensuite en 1947 à l’université d’Illinois. Ce professeur de littérature était donc convaincu, assez tôt, de la possibilité d’existence d’ » une science de la communication ».
Il importe, toutefois, de ne pas dissocier le penchant de Wilburr Schramm pour les études de terrain avec l’ambiance politique et idéologique de la guerre froide. Il est bien vrai, en effet, que l’expertise militaire, sécuritaire et diplomatique américaine avait estimé, à cette époque, que la « propagande atlantiste » ainsi que la stratégie du « containment » ne pouvaient, toutes les deux, aider à contenir l’expansion soviéto-communiste et à prévenir l’émergence d’une intelligentsia hostile dans les pays anciennement colonisés qu’en recourant à un usage systématique et intelligent des sciences de la communication. L’étude de l’opinion publique dans les jeunes Etats indépendants et la connaissance approfondie des différents mouvements de libération étaient ainsi devenues des sujets d’une problématique générale, pour laquelle la contribution des communicologues était fort attendue. C’est donc dans ce contexte que l’on retrouve notamment Wilbur Schramm dans une recherche sur la population et l’opinion coréenne. Et c’est à la même période qu’il devint directeur de recherche au sein du Conseil national de sécurité des États-Unis (1954). Qu’à cela ne tienne, dans ses deux ouvrages qui intéressent de plus près les chercheurs développementalistes, en l’occurrence Communication in modern society (1948) et Mass media and national development (1964), Wilbur Schramm s’est suffisamment rendu compte de la nature de la communication conçue comme vecteur axiologique. Ce dernier livre porte d’ailleurs un intitulé bien explicite : The role of information in the development countries. Les médias y sont donc décrits comme vecteurs de vertus de modernité et, par conséquent, facteurs d’intégration nationale et incitateurs de développement.
Il s’agit là d’une vue assez précise des effets des mass media, qui baigne dans la mouvance de la théorie de l’information de Claude Shannon, qui croit en une possibilité de transmission intégrale de l’information de l’émetteur au récepteur. En effet, dans cette perspective de transfert de connaissances, Wilbur Schramm pense que les médias portent une bien plus grande responsabilité dans le processus de changement social. Il le dit déjà en 1955 dans un article publié dans la revue Public opinion Quarterly : « information theory and mass communication ». Et c’est précisément cette perception qui va constituer la trame de fond de son ouvrage le plus consulté, publié en 1964 : Mass media and national development.
Trois paramètres de construction
Ainsi qu’on peut le constater, les théories classiques qui prônent dans les années 1950-60 le développement par la communication, médiatique notamment, n’ont pas pu se dégager de l’écologie idéologique de cette époque, qui n’envisage le processus de développement que dans cette réductrice optique empathique. Les pays sous-développés se devraient donc de copier les séquences de la marche effectuée naguère par leurs devanciers occidentaux. En effet, aussi bien Daniel Lerner que Wilbur Schramm, tout comme de nombreux auteurs chercheurs de la même obédience et de la même période historique, bâtissent leurs théories en occultant le paradigme selon lequel le lien social préexiste à la technique, paradigme qui n’a de cesse de prévenir contre l’absoluité qu’insinuent malignement les tenants de la thèse du déterminisme technique. Témoigne cependant de l’utilité de ce paradigme, par exemple, cette critique de la théorie médiologique de Régis Debray par Bernard Miège, ce dernier estimant peu pertinente la tendance visant à « remplacer le primat de la culture par le matérisme idéologique » (Miège, réseaux n°51). Il en est ainsi aussi de l’évaluation critique faite des théories déterministes tant du canadien Marshall Mac Luhan que du britannique Jack Goody. Car, avant toute implication technologique dans l’acte communicationnel, il y a fondamentalement un lien social préalable. Ce lien foncier, c’est justement le rapport de Ego à Alter ; c’est le rapport de médiation qui bâtit et détermine la « quissité » et, ainsi, achève d’édifier une véritable épistémologie de la communication. Cela dit, il faut ajouter également que, la mondialisation ayant changé la nature et la vision de Alter, elle a entraîné aussi, inévitablement, la « quissité » de l’homme contemporain, qui envisage désormais son développement selon une identification nouvelle par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Le champ théorique qui s’annonce dès lors appelle, en tout cas, beaucoup de défricheurs.
En ce qui nous concerne, nous posons que le développement par la communication se doit d’observer les trois paramètres suivants : la multimodalité (multiplicité des canaux) ; leurs spécifications ; leur synergie.
Multimodalité
L’investissement communicationnel de l’individu ne peut être linéaire, comme le pensaient Daniel Lerner et les autres théoriciens, qui pratiquaient l’évolutionnisme sans le proclamer. L’adoption au sein d’un groupe social d’un nouveau média comme modalité communicationnelle ne correspond guère à l’image d’acquisition d’un nouveau maillon de la chaîne de développement. La perspective ne peut donc, aucunement, être fondamentalement cumulative, ni quantitative.
Certes, pour le continent africain, les médias surviennent, dans les années 1940-50, dans des sociétés qui étaient alors dépourvues de l’électricité ainsi que de diverses technologies industrielles et domestiques qui en découlent. Nonobstant, le substrat oral, sur la base duquel se construit la « radiolité », comme le montre le camerounais François Nouthe (1983), avait déjà été prise en compte par différentes autres technologies non électriques, que l’on qualifiait alors et souvent de « traditionnelles ». Cette absence de vacuité est très importante à souligner, car il entraîne des conséquences sur le plan herméneutique. Prenons notamment la théorie linguistique. En effet, à suivre la typologie établie par les linguistes de « l’école de Prague », Roman Jakobson et Nicolas Troubetskoi, l’on découvre que l’oralité africaine ne relève pas de la banale physiophonétique ; exemple d’illustration : les ethnologues occidentaux ont pendant longtemps considéré que la « palabre africaine » n’était en définitive qu’une interminable et oiseuse discussion. Or, l’oralité africaine relève bel et bien d’une psychophonétique véritable, respectant à la lettre le principe de contextualisation qui consiste à « mobiliser la langue pour le compte du locuteur ».
En tout état de cause, sans recourir à la classification de Jean Cloutier (supra) et sans chercher à distinguer une fois de plus les médias anciens des médias nouveaux, nous pouvons résumer, sur le plan technologique, la multimodalité en Afrique en deux grandes catégories : la communication médiatique et la communication quasi-médiatique. La communication médiatique couvre l’espace qui comprend tous les outils et instruments de communication, indépendamment de leur âge, ainsi que l’ensemble des moyens électriques et électroniques de communication. Quant à la seconde catégorie, la communication quasi-médiatique, elle correspond à la communication interpersonnelle la plus usuelle et la plus triviale, ce que l’américain Herbert Menzel a désigné sous le nom de « quasi-mass communication », où les agents émetteurs ne constituent pas un corps professionnellement institué, à l’instar des griots ou des journalistes.
La communication pour le développement se doit de faire appel à toutes ces deux catégories de communication. L’essentiel est, pour les promoteurs d’activités et campagnes de développement, de se pénétrer d’abord des spécifications de chaque catégorie, afin d’en tirer le plus grand bénéfice. Car, l’enjeu se situe concrètement à ce niveau, ainsi que nous avons pu montrer la nécessité de pouvoir se nourrir de l’altérité d’autrui, tant en ce qui concerne l’acte communicationnel que le processus de développement.
Spécifications
La communication médiatique est dite aussi la communication de flux. Elle agit selon le principe de la diffusion, du rayonnement à partir d’un centre émetteur. Sur cette base précise, le public récepteur se définit alors comme anonyme, diversifié et hétérogène. Les rôles et fonctions tant de l’émetteur que du récepteur sont ainsi suffisamment spécifiés. En plus, la communication médiatique ne fonctionne pas seulement au regard de ces règles internes, mais elle s’éploie aussi, à un niveau nettement plus général, comme si elle devait coûte qu coûte obéir à « un clavier de symbole communs aux sociétés parvenues à un même niveau de développement » (Lohisse, 1963, p.59). C’est de cette manière que les flux médiatiques s’érigent en agents et facteurs de standardisation et de globalisation, par le biais d’un mécanisme que, depuis le début des années 1990, le sociologue canadien René-Jean Ravault et ses disciples appellent « coerséduction » (force de séduction des images et coercition par le contrôle des réseaux).
Ce caractère diffuseur des médias peut convenir correctement à des campagnes de mobilisation sociale ou même culturelle. Toutefois, ainsi que le montrent les culturalistes de la fin du XXème siècle, cette envolée vers l’universel et le réseautique n’a pas toujours conduit à l’identique, à une sorte de « voix multiples, un seul monde ». La résistance au façonnage de l’identique a même réveillé le culte de l’identitaire, ainsi que le constatent les assez récents ouvrages de Samuel Huntington (Le choc des civilisations) et Darush Shayegan (La lumière vient de l’Occident).
En toute conséquence, la communication médiatique ne peut que cohabiter avec la communication quasi-médiatique. Cette dernière se présentera dès lors comme un espace où se déploient des communicateurs qui se définissent fondamentalement comme membres d’entités sociales de base, lesquelles déterminent au sein du système social leurs valeurs et façons de penser et d’agir. En termes plus sociologiques, ces communicateurs dépendent d’un contexte social d’appartenance et donc aussi de ce contexte précis de référence.
Synergie
Après avoir découvert les spécifications de l’une et l’autre grande catégorie de communication, l’on s’aperçoit qu’elles constituent deux mamelles nourricières et que, de ce fait, la cohabitation ainsi que la synergie entre les deux, la médiatique et la quasi-médiatique, deviennent tout à fait inéluctables. A regarder de plus près, l’on se rend compte que cela avait d’ailleurs déjà été démontré dans l’étude classique offerte dans l’ouvrage People’choice (1944), dirigée par Paul Félix Lazarsfeld. En effet, s’il demeure vrai que le flux médiatique crée le leadership par l’octroi sélectif aux gros consommateurs des médias d’une riche moisson de connaissances, non moins nécessaires pour féconder le développement, il demeure tout aussi vrai, à en croire la théorie de la « diffusion des innovations » d’Everett Rogers, que les groupes primaires se révèlent des filtres inévitables dans la phase décisive de persuasion des hommes, pris chacun individuellement. Dans cette optique, l’atout de la ressource communicationnelle dans le processus de développement ne peut être évalué ni en termes quantitatifs ni en valeur de chacun des médias considérés singulièrement. Les différents médias doivent être utilisés conjointement, chacun selon sa spécificité.
Dans la présente étude, nous nous sommes efforcé d’établir et de montrer qu’une optique strictement ou exclusivement endogène ne peut convenir à construire le schéma d’une communication de développement. En tout cas, ni la communication, ni le développement, dans leurs natures respectives, ne conviennent à une telle réduction de leurs champs d’extension. Bien au contraire, le présent article a pu faire voir la similitude existant entre le processus de développement et celui de la communication, tous les deux étant déterminés par une forte propension vers la dimension de l’intérêtre. L’étude est parvenue ensuite à montrer que, au plan communicationnel, le débat traditionnel/moderne, longtemps calqué sur le schéma nord-sud, a été dépassé très largement par l’industrie du multimédia opérant à l’échelle mondiale. La nouvelle épistémologie de la communication de développement se bâtit donc sur la « quissité » de l’homme contemporain, elle-même prenant alors appui sur l’intérêtre et sur l’altérité communicationnelle. Enfin, il a été indiqué que, sur le plan opératoire, la communication pour le développement se doit de respecter les paramètres de multiplicité vectorielle, de spécificités respectives de ces canaux ainsi que de leur synergie.
Références bibliographiques
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Auteur
Jean Chrétien Ekambo
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