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Préface du supplément 2009

16 Avr, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Mattelart Armand, « Préface du supplément 2009« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/3, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/supplement-a/01-preface-du-supplement-2009

Préface

Ce livre traite du développement comme concept et vision du monde. Il parle depuis le Sud et à partir d’objets d’études multiples. Croisant les références aux théories et leurs effets de réalité, il s’interroge sur le sens du concept, ses connotations, ses silences, ses flottements qui ont jalonné son cheminement dans la pensée communicationnelle. Il s’interroge sur sa valeur heuristique aujourd’hui. Le fait que, pour se faire entendre, il soit devenu difficile de parler de “développement” sans y accoler un qualificatif tel que “durable” ou “humain” dit bien les doutes qui l’ont saisi dans les deux dernières décennies. De là, la pertinence des analyses qui constituent cet ouvrage collectif. Qui plus est, dans un monde où continuent à sévir les inégalités diagnostiquées au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque les institutions internationales étrennèrent le couple développement/sous-développement.

Le concept de développement charrie une longue mémoire d’ambiguïtés. Car s’il est vrai qu’il acquiert son caractère performatif au seuil de la guerre froide, mobilisé qu’il est à l’époque pour donner le coup d’envoi à l’agenda officiel des programmes d’aide et de coopération en vue d’éradiquer la pauvreté afin d’empêcher qu’elle ne fasse le lit du communisme, il n’en est pas moins vrai que, avant tout cela, l’idée de développement s’avère indissociable de la construction de la modernité occidentale dans sa modalité industrielle. Elle cautionne la vision de l’évolution des sociétés humaines par phases successives qui s’impose dans la seconde moitié du XIXème siècle. Cette figure de l’histoire en morceaux assied la croyance singulière à prétention universelle selon laquelle, pour se “développer”, “évoluer”, les sociétés attardées doivent nécessairement franchir les paliers successifs des âges ou des états de l’histoire par lesquels sont passés leurs aînés, imiter leurs modèles éprouvés de civilisation. Cette conception de l’évolution sociale est biomorphique. Son modèle d’origine appartient en effet à la science de l’embryon. Dès ses premiers pas, une approche anthropologique tout aussi singulière rend opérationnelle cette vision de l’avenir en conjuguant l’idée de développement avec celle de “diffusion des innovations”. D’où le nom de “diffusionnisme”, une doctrine qui voit dès les dernières décennies du XIXème s’affronter entre eux les précurseurs de l’ethnologie ou anthropologie culturelle. La croyance centrale est que l’innovation ne peut circuler qu’à sens unique, du sommet vers la base, du centre vers la périphérie. Dans les faits, elle renvoie à une représentation rigoureusement hiérarchisée de la planète et des relations internationales. Elle naturalise les politiques de mise en tutelle des peuples-enfants. Au-delà de ces connotations coloniales, elle escorte au coeur même des démocraties industrielles la mise en place des dispositifs de la technocratie, établissant la partition entre ceux qui savent et ceux qui sont présumés ne pas savoir.

Le fait que, dans les narratifs d’une certaine ethnologie, cette notion univoque de “développement” se soit trouvée très tôt liée au processus de diffusion à sens unique des innovations est révélateur du rôle que le processus de la communication-transmission a historiquement revêtu dans sa légitimation universelle. Lorsqu’au sortir de la seconde guerre mondiale, la guerre a été déclarée au “sous-développement”, le vecteur médiatique s’y est trouvé tout naturellement embrigadé comme panacée au service des stratégies dudit rattrapage. Ce fut le moment de la métamorphose du développement en modernisation. Laquelle prenait appui sur les indicateurs de l’accès aux moyens de communication de masse comme promesse d’une nouvelle société. Pour les tenants de la théorie diffusionniste, en ses diverses variantes, érigée en pensée dominante tout au long des décennies cinquante et soixante, les programmes mathématisés des planificateurs sociaux, le port d’arrivée du développement/ modernisation a un nom : la société de consommation (“globale”, avant la lettre, puisque son destin est de s’universaliser). Au gré de l’avancée des générations techniques, et à mesure que s’essoufflait la vieille idéologie du progrès infini, la promesse s’est muée en celle d’une société de communication. Longtemps tributaire de celle de développement, l’idéologie de la communication s’est autonomisée en se transformant en socle du paradigme de la modernité, et, au fil du temps, de l’“hypermodernité”.

Le décentrement des perspectives s’est fait par deux voies et en deux temps. La première, dans les années 1970, s’est accomplie dans la foulée des processus de décolonisation et du changement des rapports de force entre le monde dit développé et l’autre dans l’ensemble des institutions internationales. Et ce, fondamentalement à partir du questionnement des sources de l’inégalité des échanges culturels et informationnels tels qu’ils se donnaient à voir à travers les déséquilibres des systèmes de communication, plus spécialement dans leurs modalités médiatiques, en leurs différentes échelles. Ce moment politique de la critique du versant symbolique du modèle dominant de développement a marqué un tournant dans la reconnaissance de la créativité des cultures et de la diversité, comme source de l’identité, du sens, de la dignité et de l’innovation sociale. Mais, vu rétrospectivement, il n’en demeure pas moins que cette première trace d’une prise de conscience des déséquilibres structurels des échanges au niveau international dont témoignent les diagnostics, les débats, et les propositions émises alors, n’ont pas réussi à échapper au tropisme de l’approche communicationnelle. Et, pour tout dire, technique. L’hétérogénéité de la configuration des acteurs politiques réunis au sein du mouvement des pays non-alignés, à l’origine de cette contestation de l’ordre informationnel mondial, poussait d’ailleurs dans le sens de ce biais. D’autant plus que, au niveau de la société civile organisée, l’époque n’était encore guère à une mobilisation réelle autour de ces thématiques.

Le second basculement, c’est celui qui est en train de s’opérer sous nos yeux et qui a débuté au seuil du nouveau millénaire et qui travaille à l’échelle globale comme locale. Et ce, au terme de deux décennies de brouillage conceptuel où, portée par un modèle particulier de globalisation de l’économie se prétendant universel, l’idée a tenté de s’imposer selon laquelle le marché engendre son propre mode de régulation et secrète la diversité de l’offre. Sans pour autant être avalisée par les pouvoirs publics, l’idée de régulation à travers des politiques démocratiques de communication a refait surface sous toutes les latitudes. Aidée en cela par la diversification des acteurs socio-politiques agissant en réseau et l’élargissement de leur champ de réflexion et d’intervention. De la question de la propriété intellectuelle et de la patrimonialisation privée des savoirs à celle du gouvernement d’Internet en passant par la promotion et la protection du principe de la diversité des expressions culturelles et artistiques, les nouvelles problématiques qui ont partie liée à la question de la communication, de l’information et de la culture se sont complexifiées.

Désormais, elles tendent à échapper à l’endogamie d’une approche strictement communicationnelle. Le regard communicationnel cherche à se ressourcer en s’appropriant l’éventail des questions vives formulées depuis la philosophie des biens publics communs. Une philosophie qui s’oppose à la privatisation, mieux la mise en brevet du monde et de l’humain. Sous ces biens sont rangés tous les domaines qui devraient être des exceptions par rapport à la loi du libre-échange parce que patrimoine commun devant être partagé dans des conditions de l’équité et de la liberté. C’est non seulement la communication et le savoir mais la santé, le vivant, l’environnement, l’eau, le spectre des fréquences. Une utopie que, tout dernièrement, sous le coup de la crise produite par les subprimes et la spéculation financière à outrance, des économistes critiques ont mis à l’ordre du jour en lançant l’idée que l’argent aussi doit être considéré comme “bien public” afin d’empêcher qu’une poignée de traders ne jouent avec la circulation des flux au détriment de la vie de sociétés entières. On pourrait étendre le raisonnement au risque que la logique de concentration des médias et des industries de la culture et de la langue fait encourir à l’exercice démocratique.

Sous le regard de la philosophie des biens publics communs se fait jour un nouveau vivier de droits sociaux. Le droit à la communication en est un parmi d’autres. Le principe de l’horizontalité qui fonde ce nouveau droit comme droit à la diversité culturelle et médiatique, comme droit à participer à la sphère publique, est aux antipodes du dogme qui a légitimé l’idéologie du développement en tant que transmission d’un savoir par ceux qui savent vers ceux qui sont censés ne pas savoir. Sans mise en question de ce rapport au savoir/pouvoir il ne peut y avoir de sociétés de la connaissance qui mérite ce nom.

Le travail de décentrement des perspectives est loin d’être achevé. C’est ce qu’enseignent notamment les négociations récentes sur l’univers réticulaire ou la diversité culturelle qui ont eu lieu au cours de la dernière décennie dans le cadre des grandes institutions internationales. Plus que jamais s’affrontent des projets de société contrastés. La “fracture numérique” a même servi aux représentants du secteur privé d’alibi pour esquiver le débat de fond sur les fractures socio-économiques qui l’expliquent. Tel un serpent de mer, l’idéologie de la connectivité n’a de cesse de se recycler dans un monde où l’incertain et les causes de l’incertitude révèlent jour après jour leurs facettes multiples. Et avec elle, se recyclent les schémas ethnocentriques qui fondent tout déterminisme technique. Les contrer, voilà qui donne son vrai sens aux interrogations et analyses qui charpentent cet ouvrage.

Auteur

Armand Mattelart

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