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Les Débats participatifs ; regards d’un philosophe

26 Jan, 2010

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Goffi Jean-Yves, « Les Débats participatifs ; regards d’un philosophe« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/dossier/03-les-debats-participatifs-regards-dun-philosophe

Les débats participatifs : l’exemple danois

Les débats participatifs sont un phénomène relativement nouveau en France. Popularisés en France par la campagne aux élections présidentielles de 2007, ils proviennent en réalité du Danemark. Dans ce pays, en effet, ont été organisées depuis la fin des années 1980 des conférences dites « de consensus » relatives aux choix technologiques. Ces conférences ont acquis un statut et une autorité certains : c’est qu’elles n’y sont pas conçues comme une sorte de think tank bon marché pour une candidate en panne d’idées, mais comme une procédure précise (et coûteuse !) permettant aux « gens ordinaires » d’être des acteurs dans les choix technologiques, par une participation en amont à l’évaluation de ceux-ci. Le principe de cette participation (Grundahl, 1995) est de créer les conditions d’un dialogue entre experts et profanes au cours d’une conférence publique largement médiatisée. Convoquée à l’initiative de l’autorité politique (par l’intermédiaire du Teknologiradet – « Office (Danois) de la Technologie »), elle se déroule pendant plusieurs jours. Un comité de pilotage constitue un groupe de profanes, recrutés à la suite d’un appel à candidature par voie de presse, donc sur la base du volontariat, suivi d’une sélection par tirage au sort (un groupe de profanes comporte entre 10 et 14 personnes). Ce groupe ne constitue pas forcément un échantillon représentatif de l’ensemble de la population : il s’agit plutôt de constituer un échantillon des différentes opinions possibles parmi celles et ceux que la question intéresse. On cherche également à réunir des gens disposés à la recherche d’un consensus, pas des militants qui chercheraient à faire prévaloir leurs propres opinions. Les membres du groupe des profanes reçoivent une documentation relative à la question dont ils auront à s’occuper et sont invités à l’étudier au cours d’une durée assez longue (au moins pendant deux week-ends répartis sur deux mois) afin de sélectionner et de hiérarchiser les questions qu’ils soumettront au groupe des experts. Ce travail préparatoire s’accomplit sous l’autorité d’un « facilitateur » dont le travail consiste à permettre la communication entre les membres du groupe. Pendant ce temps, le groupe d’experts est constitué par le comité d’organisation, avec l’accord du groupe de profanes ; la convocation de certains experts peut d’ailleurs être suggérée par le groupe de profanes. Le groupe des experts comporte de 12 à 15 personnes. La conférence proprement dite se déroule en trois temps, correspondant en fait à trois journées : en premier lieu, les profanes posent des questions aux experts et ceux-ci répondent. Le lendemain matin, les profanes et le public peuvent poser des questions complémentaires aux experts ; l’après-midi, le groupe des profanes s’attache à la rédaction d’un document reprenant les principaux points du débat qui vient d’avoir eu lieu, mais privilégiant la recherche du consensus. Le dernier jour, ce document est lu en public ; les experts ont le droit de demander la rectification d’erreurs factuelles ou d’imprécisions, mais pas d’en modifier le contenu. À l’issue de cette œuvre des trois jours, le document, ayant acquis le statut d’avis ou de rapport écrit, est transmis à l’autorité qui est à l’origine de la procédure : office, organisme ou commission parlementaires, par exemple. Il peut être mentionné lors de débats subséquents, servir de support à des questions au gouvernement et même conduire à l’adoption d’une nouvelle législation. Ainsi, l’usage de tests génétiques par les compagnies d’assurances ou lors de l’embauche dans certaines professions à risque a été interdit à la suite d’un avis rendu par une conférence de consensus. Les conférences de consensus traitent, on l’a signalé, des choix technologiques ; mais il faut interpréter « choix technologique » en un sens large. Ainsi ont été abordées les questions des cartes d’identité électroniques (1994) ; du télétravail (1997) ; de la surveillance électronique (2000) ; des tarifs routiers (2001). Les conférences de consensus traitent donc, en fait, de l’impact social des choix technologiques. L’exemple danois a été imité ailleurs : « Publiforums » dans la Confédération Helvétique, Conférences des Citoyens en Allemagne ; Conférences de Citoyens en France. Elles ont inspiré des variantes plus ou moins sophistiquées ou se sont ajoutées à des procédures existant déjà : assemblées délibératives, ateliers-scénario, jurys de citoyens, saisine de la Commission Nationale du Débat Public, sondages délibératifs ou, dans un genre assez différent, Comités d’éthique avec participation de représentants de la société civile (association de défense des malades ou de défense des consommateurs, par exemple). Au total, elles représentent une tentative originale de participation de la société civile à la constitution de la science, du moins dans les volets « distribution du savoir » et « application du savoir » (Goffi, 1996, pp. 1363-1364).

Limites des débats participatifs

Les débats participatifs, sous la forme qui vient d’être décrite, ne peuvent jouer leur rôle et bénéficier d’un minimum de crédibilité que si certaines conditions, extrêmement contraignantes, sont réunies. Il faut qu’il existe des données scientifiques relatives à la question posée – sans quoi la présence d’experts serait impossible ; mais il faut aussi que ces données ne soient pas suffisantes pour permettre une décision évidente et qui suivrait les voies institutionnelles ou technocratiques classiques – sans quoi l’intérêt d’un débat public n’apparaîtrait à personne. Les offices ou organismes qui provoquent la conférence doivent être particulièrement clairvoyants : elle doit être provoquée avant que l’implémentation des technologies n’ait commencé à se réaliser de façon irréversible, sinon on aurait affaire à une simple parodie de participation ; idéalement, elle devrait même être provoquée avant même que le débat n’ait pris une forme trop virulente dans l’opinion publique, faute de quoi la constitution d’un groupe de profanes à la recherche d’un consensus serait très difficile. En même temps, il faut que les enjeux de la question soient immédiatement accessibles : si ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas de participation du public. Les membres du Comité de pilotage doivent être extrêmement vertueux puisqu’ils organisent la préparation de la conférence publique, qu’ils en assurent la couverture médiatique, qu’ils recrutent les profanes aussi bien que les experts – tout ce travail organisationnel étant supposé se faire à l’abri de l’intervention des divers groupes d’intérêts ou de pression. Enfin, le facilitateur doit manifester des qualités proprement surhumaines de médiation, puisqu’il lui revient de veiller à ce que les experts ne se trouvent pas mis en accusation par les profanes ou par le public ; et de faire en sorte que les profanes et le public ne se retrouvent pas placés dans une situation infantile où une information experte leur serait simplement communiquée. C’est pourquoi chacun s’accorde à dire que le modèle danois suppose l’existence d’une société civile structurée et d’un pouvoir politique ou technocratique disposé à faire preuve d’humilité. Autant dire qu’il ne s’agit pas d’un modèle transposable tel quel. En France, par exemple, les débats participatifs relatifs aux choix technologiques ont plus d’une fois donné le sentiment d’être biaisés et les invités (profanes comme experts, d’ailleurs…) ont souvent eu l’impression d’être instrumentalisés au service d’une entreprise de communication, pour ne pas dire de manipulation. Mais ce sont là des limites que l’on appellera « circonstancielles » et on fera l’hypothèse (optimiste !) qu’il s’agit de maladies de jeunesse de la transplantation des conférences de consensus dans un pays de vieille tradition monarchique ou jacobine et où la culture démocratique est encore balbutiante. Cependant, il y a d’autres limites à ces débats. Un rapport dressé en 2004 définit les conditions et le contexte d’une « nouvelle donne des rapports entre sciences et société » (Neubauer, 2004, p.5). Ainsi, les avancées scientifiques et technologiques ne se définissant plus uniquement en termes de progrès et de vérité, mais en termes de risques et d’incertitude, on voit apparaître dans le public une attitude contrastée envers celles-ci, dont chacun pressent bien qu’elles sont porteuses de menaces comme de bienfaits. Les choix scientifiques et technologiques sont de plus en plus complexes, et ce, dans une société de la connaissance où les individus sont mieux éduqués et plus enclins à faire preuve de sens critique qu’autrefois ; mais où, en même temps, les citoyens se désengagent des instances politiques traditionnelles et les étudiants sont rebutés par les études scientifiques. Enfin, l’histoire, la sociologie et la philosophie des sciences et des techniques mettent de plus en plus en évidence le caractère socialement situé et construit de la découverte scientifique et de l’innovation technique. On devine, à travers ce très lucide constat, toutes sortes de limites aux débats participatifs qui tiennent au fond à ce qu’ils sont instaurés dans des situations de complexité et d’incertitude et dans des sociétés désenchantées à l’endroit du progrès scientifique.

Contestations des débats participatifs

Mais les débats participatifs ont été contestés en leur principe même. Voici comment. En premier lieu, il semble que le schéma sous-tendant tout le processus soit, au bout du compte, positiviste, même s’il s’agit d’un positivisme particulièrement éclairé. L’adjectif « positiviste » ayant parfois la valeur d’une insulte, voici en quel sens je l’entends : A. Comte affirme que toute opération humaine se compose inévitablement de deux parties, l’une théorique ou de conception, l’autre pratique ou d’exécution (Comte, 1970, p.257). Selon lui, l’exécution précède nécessairement l’exécution qu’elle est destinée à diriger (Comte tient pour analytiquement vrai que l’exécution de quoi que ce soit suppose une conception préalable de ce que l’on va exécuter). Mais la seule question que l’on puisse se poser à propos d’une théorie est la suivante : est-elle « bien ou mal conçue » (Comte, 1970, p. 258). Dans un schéma positiviste, par conséquent, le moment théorique est axiologiquement et normativement neutre ; plus exactement, il ne mobilise que des valeurs ou des normes aléthiques (relatives au vrai ou au faux). C’est au moment pratique que les valeurs ou les normes éthiques et politiques entrent en ligne de compte. Pour les partisans de la posture positiviste classique, ces questions n’ont pas du tout à être prises en compte en amont (« Les sciences sont neutres, tout dépend de l’usage que la société en fera »). La posture positiviste éclairée consiste à leur ménager une place en amont, dès le moment théorique (« La science est neutre mais les scientifiques, comme tels, doivent manifester une vigilance morale, contrôler l’éthique de leurs propres activités et, en dernière instance, alerter le public quant aux mésusages possibles de leurs découvertes »). La posture positiviste particulièrement éclairée, celle qui sous-tend les débats participatifs, consiste à associer le public aux choix technologiques, tout en maintenant fermement la thèse de la neutralité axiologique de la science. Et sans doute il vaut mieux qu’il en soit ainsi : le positivisme éclairé, en tant que tel, reste paternaliste ; quant au positivisme classique, il est foncièrement technocratique dans ses pratiques. Mais c’est précisément le schéma positiviste, quelle qu’en soit la mouture, qui est contesté par les opposants les plus radicaux aux sciences et aux techniques. Il s’agit pour eux de récuser la division nette spéculation et exécution. Leurs arguments sont multiples : ils peuvent pointer le fait que les sciences et les techniques sont, dans les faits, indissociables – d’où un certain usage du terme « technosciences »; ils peuvent suggérer que les théories scientifiques elles-mêmes ne sont pas neutres quant aux valeurs – avec des filiations qui renvoient à F. Nietzsche et Michel Foucault (généalogisme), à M. Heidegger et H. Jonas (néo-phénoménologie) ou à W. James et R. Rorty (pragmatisme). En second lieu, on l’a vu, les débats participatifs danois sont orientés vers la recherche du consensus. Ils sont explicitement inspirés des conférences médicales de consensus à l’issue desquelles des experts donnent des recommandations en pratique clinique ou indiquent des références médicales obligatoires à l’ensemble des membres d’une spécialité. Il ne saurait guère en être autrement dans des sociétés libérales – au sens politique du terme – où ne prévaut pas une conception unifiée de la vie bonne et où les individus se rencontrent, jusqu’à un certain point, comme des étrangers moraux. La seconde contestation des débats participatifs visera donc, en un sens, ce « jusqu’à un certain point ». Pour ceux qui l’endossent, la recherche du consensus interdit à l’avance l’expression d’opinions réellement dissidentes. Dans le meilleur des cas, ces opinions seront enregistrées comme excentriques ou marginales ; ou pire, comme celles de tireurs de signal d’alarme qui auront eu au moins le mérite de relever des problèmes dont on n’avait pas bien saisi toute la portée, mais auxquels on va s’appliquer à trouver une solution, entre personnes de bonne volonté (c’est-à-dire en excluant les dissidents). En un mot, la recherche de pratiques consensuelles constitue un obstacle principiel à l’affirmation des singularités (il s’agit d’un problème que, très ironiquement, le philosophe danois S. Kierkegaard avait relevé, dans un tout autre contexte, dès le XIXe) ou à la formulation d’analyses réellement critiques.

Au total, les débats participatifs sont une menace pour deux catégories d’intervenants dans le débat public : les technocrates conservateurs pour qui ils constituent un déni de leur autorité et les ennemis de la modernité technolibérale, pour qui ils constituent un déni de leur posture radicale. Il n’est donc pas étonnant que, dans la pratique, ces deux groupes se renforcent mutuellement, la contestation des seconds ne se nourrissant que de la morgue et de l’assurance des premiers.

Références bibliographiques

Comte, Auguste (1970), « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société » (1822), in Écrits de jeunesse, Mouton, Paris-La Haye, pp. 241-321.

Goffi, Jean-Yves (1996), « Science. Science et éthique » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Monique Canto-Sperber (dir), Paris, PUF, pp. 1362-1365.

Grundahl, Johs (1995),  « The Danish Consensus Conference Model » in Simon Joss and John Durant (eds.), Public Participation in Science : The Role of Consensus Conferences in Europe, London : Science Museum with the Support of the European Commission Directorate General XII, p. 31-41.

Neubauer, Claudine (2004),  De la Culture scientifique à la culture technique, rapport réalisé sous la direction de Pierre-Benoît Joly, http://sciencescitoyennes.org/spip.php?article776, page consultée le 17 février 2009.

Auteur

Jean-Yves Goffi

.: Jean-Yves Goffi est professeur de Bioéthique et de Philosophie générale au Département de Philosophie de l’UFR Sciences humaines à l’Université Pierre Mendès France-Grenoble 2. Il a travaillé dans le domaine de la philosophie de la technique et de l’éthique appliquée, spécialement en bioéthique et en éthique de l’environnement.