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L’enjeu communicationnel du débat public ITER en Provence

26 Jan, 2010

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bresson Gillet Sylvie, « L’enjeu communicationnel du débat public ITER en Provence« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/dossier/01-lenjeu-communicationnel-du-debat-public-iter-en-provence

Une société de la connaissance ouverte et démocratique

Dans une société de la connaissance, une gouvernance démocratique doit assurer aux citoyens les moyens de participer, en toute connaissance de cause, aux choix des options offertes par un progrès scientifique et technologique responsable [Union européenne, Sixième Programme-cadre (2000-2006)]. La science et la technologie imprègnent de plus en plus de secteurs de la société, suscitant à la fois l’intérêt et l’inquiétude des citoyens. Face à l’ampleur de certaines mutations, le mythe du progrès a fait long feu. Désormais, c’est le doute qui préside à la relation qu’entretient la société à la science et ses applications, et qui conduit à ne plus déléguer aux seuls élus et experts, des choix technologiques porteurs d’enjeux sociaux majeurs. Ce passage est marqué par une certaine défiance envers la science, la technique et les experts. Dès lors, la diffusion des applications techniques de la science généralement soustraites à la discussion démocratique est susceptible de provoquer une véritable crise dans les rapports entre science et société. Le déclin de la confiance des citoyens envers les scientifiques, mais également à l’encontre des autorités gouvernementales, est un fait avéré depuis quelques décennies. Outre qu’en l’absence de certitude scientifique, l’idée d’une expertise plurielle s’impose, on souhaite rompre le monopole là où il existait (nucléaire) et organiser équitablement la controverse là où les connaissances sont embryonnaires (changements climatiques, manipulation génétique). Dans un tel contexte, la nécessité de repenser les modalités du contrôle politique et social du développement et des impacts des techniques, invite à réinterroger les liens entre science, technique, politique et société, condition susceptible de permettre le retour d’une confiance perdue ainsi que probablement celle du « ré enchantement » d’une société européenne de la connaissance ouverte et démocratique. Un âge d’or s’ouvrirait pour une science qui aurait le courage de se redéfinir dans sa visée même. D’abord, par rapport aux autres sciences, ensuite, dans un décloisonnement général, et, enfin, par rapport à la vie de tous les jours et à l’évolution de la société (Prigogine Ilya, Stengers Isabelle, 1979). Ainsi, il est apparu nécessaire de développer des formes de démocratie permanente visant à rétablir le lien entre gouvernants et gouvernés. Une démocratie d’interaction visant à restaurer la confiance entre les acteurs (Rosanvallon Pierre, 2006). Pour autant, comment structurer l’engagement de la société civile dans les questions relatives aux sciences et aux politiques de recherche qui y sont associées et parvenir à associer le citoyen ordinaire à la discussion des choix collectifs ? En encourageant la réflexion et le débat… Au nom de la bonne gouvernance, de nouveaux modes de relations entre les citoyens et l’État apparaissent. L’heure est à l’impératif délibératif (Blondiaux Loïc, Sintomer Yves, 2002), c’est-à-dire à un nouvel esprit de l’action publique qui »passe par la valorisation constante et systématique de certains thèmes, la discussion, le débat, la concertation, la consultation, la participation, le partenariat, la gouvernance », contraignant l’autorité publique à son aggiornamento. En miroir, le contexte législatif a largement contribué à cet ajustement du pouvoir à la société. Avec les lois (loi Barnier, 1995, loi relative à la démocratie de proximité, 2002), les conventions internationales (RIO, AARHUS) et le Droit de l’environnement, c’est l’accès à l’information, à la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement qui deviennent effectifs. La reconnaissance du caractère stratégique de la communication publique, de la consultation du public, et de la participation du public, induit la mise en place de nouvelles actions.

Dialoguer pour mieux décider

Dorénavant, l’État préfère informer l’opinion sur un sujet complexe, controversé et constituant un enjeu majeur pour la société afin qu’il soit discuté au sein de la population, car, en fait, il s’agit ici d’augmenter et de consolider la légitimité de la décision politique dans le droit fil de la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas pour qui « la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique », émergence d’une opinion publique qui se traduit en pouvoir communicationnel dont l’avantage, voir le droit, serait d’orienter l’usage du pouvoir administratif dans un certain sens (Habermas Jürgen, 1997). Concrètement, des structures de co-construction de l’information apparaissent. Il s’agit de dispositifs au travers desquels connaissances scientifiques et connaissances profanes interagissent pour constituer un savoir commun susceptible de compléter l’horizon cognitif des décideurs (Callon Michel, Lascousmes Pierre, Barthe Yannick, 2001). Cela se traduit par la prolifération de procédures hybrides, telles : les conférences de consensus, débats publics, jurys citoyens, etc. visant à intégrer la participation du citoyen ordinaire à l’élaboration des décisions publiques. L’association de la population aux choix publics et à la gestion de leurs impacts connaît plusieurs niveaux : information, consultation et concertation (Zémor Pierre, 2008). Cette conception prônée par l’ensemble des sociétés occidentales au nom de la bonne gouvernance va conduire les autorités politiques à généraliser le recours au débat public, dispositif hybride consistant à élaborer les décisions collectives, en ne se limitant pas aux lieux où se prennent traditionnellement les décisions politiques. Désormais, la participation du public au processus de décision est perçue comme un appui à l’évolution de l’action publique dans l’optique d’une amélioration de la qualité de la décision et d’une action pragmatique et efficace. Il apparait selon plusieurs théoriciens politiques que la participation du public conduit à de nombreux avantages comme : l’accroissement de la confiance du public, l’émergence d’un meilleur citoyen actif et informé, le renforcement des idéaux démocratiques (Barber Benjamin, 1997) et même, la possibilité de produire davantage de justice sociale, certains dispositifs institutionnels auraient la capacité de compenser l’inégal accès à la compétence politique, en permettant d’augmenter les capacités d’expressions et d’actions politiques des citoyens ordinaires (Talpin Julien, 2007). C’est ainsi que le dialogue est considéré aujourd’hui, comme un mode privilégié de la progressivité sociale, il constitue l’un des vecteurs essentiels de l’évolution de nos relations sociales. « Dialoguer pour mieux décider » ! Certes, mais pour autant cette nouvelle manière de communiquer permet-elle de retisser les alliances entre science et société ? Quels sont les impacts concrets de ces dispositifs participatifs en termes d’influence sur les acteurs ? Quelles sont les limites de la participation ? Quel est l’enjeu du débat ? Réfléchir aux questions liées à « l’offre institutionnelle de participation adressée aux citoyens et qui visent à les associer d’une manière indirecte à la discussion des choix collectifs » (Blondiaux Loïc, 2007), permet d’une part, d’en percevoir les limites de conception ou de mise en œuvre, malgré l’évolution certaine d’une meilleure prise en compte de l’injonction à la participation qui depuis peu, préside aux relations réciproques entre les citoyens et la puissance publique et d’autre part, ces nouvelles formes de débat autour des questions sciences, techniques et société, permettent d’explorer la manière dont le pragmatisme et le procéduralisme tentent de reconstruire, dans un contexte d’incertitude inhérent à la société du risque, la confiance comme rapport à la norme (Beck Ulrich, 1986 ; Giddens Anthony, 1994). Dans ce contexte, la mise en œuvre de la procédure du débat public par la Commission nationale du débat public, autorité administrative indépendante, offre l’opportunité d’analyser ces nouvelles relations entre science et société, les impacts concrets de ces dispositifs participatifs en termes d’influence sur les acteurs et les limites de la participation, notamment au travers l’étude de cas du débat public portant sur le projet ITER en Provence.

Le contexte du débat ITER en Provence

C’est lors du Sommet de Genève, en novembre 1985, que l’Union soviétique qui travaillait depuis plusieurs années sur un type de réacteur exploitant la fusion nucléaire, phénomène qui existe en permanence au sein des étoiles, a proposé de réaliser un programme international pour construire la prochaine génération de réacteurs de ce type. En octobre 1986, les États-Unis, l’Europe et le Japon acceptent de rejoindre l’Union soviétique au sein de ce projet. C’est ainsi qu’il a été décidé à créer ITER (programme de recherche sur la fusion nucléaire). Initialement, quatre sites de construction du réacteur avaient été proposés : Canada, Japon, Espagne et Cadarache (région PACA) en France. Le choix d’implantation du site était très important politiquement, mais surtout économiquement. L’investissement d’ITER étant estimé à 10 milliards d’euros sur 40 ans. C’est à Moscou, le 28 juin 2005, qu’a été signée la déclaration commune de tous les membres du programme ITER (États-Unis, Russie, Chine, Inde, Corée du Sud, Japon, Union européenne) désignant Cadarache comme le site de construction du réacteur. Et c’est en janvier 2006, et en tant qu’organe de communication de la participation du public que la CNDP a mis en œuvre le principe de la participation du public au processus d’élaboration du projet ITER et de son implantation en Provence. Ainsi, le débat public ITER, dispositif délibératif, invite le citoyen à participer à la vie publique. Cependant, dès l’ouverture du débat, cette procédure délibérative va susciter du soupçon, le public critique cette procédure en rappelant à la CNDP que le projet ITER en Provence est entériné depuis six mois, c’est pourquoi les contestataires qualifieront ce débat de « parodie de démocratie ». Dans le cadre de l’analyse qui nous intéresse ici, il est nécessaire de rappeler que la mission de la procédure de débat public est selon l’objectif du législateur de permettre l’information et l’expression la plus large possible de toutes les parties concernées (maître d’ouvrage, pouvoirs publics, élus, associations, experts, riverains, grand public, etc.) pendant la phase d’élaboration du projet, avant que les principales caractéristiques n’en soient fixées, c’est-à-dire à un moment où il est théoriquement, encore possible de le modifier, voir de l’abandonner. Sur ce point, ces deux exigences participent, et influencent, inévitablement la présentation des réunions publiques du débat qui tient d’une mise en scène savamment orchestrée à partir de laquelle les acteurs en représentation, construisent une définition commune de la situation. La théorie sémiocontextuelle d’Alex Mucchielli (1999) identifie des processus de communication et de contextualisation en relation, par lesquels le sens d’une communication émerge dans une situation donnée, nommée contexte. Ce contexte pour un acteur singulier, est une réalité subjective dont il a une certaine image, et c’est en influant sur cette image que le sens de sa conduite pourra changer dans le contexte considéré.

L’approche du débat public

Le débat public est instrumentalisé au sein des commissions particulières, suivant cinq grands principes : transparence (clarté et accessibilité de l’information, sans privilégier quiconque) équivalence (toute personne a la possibilité de s’exprimer, poser une question ou émettre un avis ou une proposition) argumentation (débat construit progressivement sur la base d’opinions argumentées) neutralité (la CPDP s’assure de la qualité du débat et n’a pas d’avis à donner sur le projet) indépendance (la CPDP est indépendante du maître d’ouvrage et des pouvoirs publics). Des principes fondamentaux pour organiser la discussion et garantir les conditions d’un bon débat, proche des quatre présuppositions de l’agir communicationnel habermassien. Des principes assurant, aussi, que chacun à le droit à la parole ; tous, quelles que soient leurs qualités ou leurs compétences, y sont invités, mais tous restent soumis à quelques règles qui font que le dialogue peut fonctionner, cela renvoie à la question de la symétrie des relations et à la notion de codage : « La symétrie des protagonistes est ici fondamentale ; la codification est indissociable du milieu et de la culture partagée, c’est-à-dire des prises communes liant perceptions et représentations dans le monde sensible » (Chateauraynaud, 2004). Concrètement, il s’agit donc, d’une procédure établissant des règles du jeu à la fois précises quant aux principes et souples quant aux modalités de mise en œuvre qui met en scène un projet politique qui ne se contente pas de décrire, ici on exécute une action. Aussi, l’étude du débat public nécessite une méthodologie favorisant l’accès direct au terrain et ses acteurs : l’observation participante organisée en fonction d’un protocole expérimental fondé sur trois contraintes : de description, de contextualisation et de comparaison. Cette observation a consisté à assister aux réunions publiques organisées par la CPDP en région PACA et à Paris. Par ailleurs, l’analyse de la tenue du débat public ITER s’est faite à partir d’une approche interactionniste permettant, sous l’angle de la métaphore théâtrale proposée notamment par Erving Goffman (1959), d’approcher le débat public sous ses divers aspects. En outre, l’analyse de discours a permis de repérer, dans le cadre d’un corpus défini, un certain nombre de fonctionnements qui produisent du sens. L’analyse de contenu est souvent associée à une démarche exploratoire, elle-même associée à une méthodologie d’observation. De plus, l’étude du débat public ITER à travers un matériau maîtrisable, le verbatim de chaque séance, a mis en exergue les interactions verbales entre les acteurs du débat public, notamment à l’aide de méthodes lexicométriques. Cette analyse permet de repérer des « formations discursives ». Enfin, l’appui des théories de la complexité, de l’agir communicationnel et de l’action collective, associées à des concepts des SIC (acteur, dispositif, espace public) et de processus comme celui de médiation au sens de Bernard Lamizet (2008), permet la constitution d’une représentation théorique. Bernard Lamizet propose de définir la médiation dans la communication comme ce qui assure : « l’articulation entre la dimension individuelle du sujet et sa singularité et la dimension collective de la sociabilité et du lien social ». En ce sens, le langage et le symbolique sont des médiations puisqu’ils assurent l’appropriation par le sujet de codes collectifs. La mise en œuvre des médiations, écrit Lamizet, marque l’apparition du social dans la vie personnelle. Elle ne peut se faire qu’au prix du refoulement de ce qui ne peut être mis en commun. Elle repose sur un oubli du singulier qui permet la mise en œuvre d’une appartenance collective. De la sorte, le débat public devient donc pleinement une médiation, c’est-à-dire une dialectique entre les pratiques collectives et les engagements singuliers, entre les représentations et les activités réelles.

Le dialogue : un contrat social

Cette nouvelle façon de communiquer et de mettre en scène les projets (décisions) publics : proximité, modifications sémantiques, est le signe d’une modification de la perception du politique. « Désormais, la nature du discours vise plutôt à subjectiver la relation au politique. Chacun devrait pouvoir, non pas reconnaître rationnellement la nécessité d’une décision, mais se reconnaître en elle. Le consentement ainsi obtenu n’a pas pour origine le retrait de l’individualité au profit de la communauté, mais au contraire sa mise en avant. » (Laurençon, 2007). En outre, la culture du dialogue bouscule les hiérarchies sociales par une désacralisation de l’autorité. C’est donc à une profonde mutation culturelle que le débat public nous invite. Mutation qui s’accompagne de la transformation de l’espace public puisqu’en effet, on assiste au passage de la culture du secret, à celle de la transparence. Mutation qui s’accompagne aussi, d’une montée en puissance du processus d’hybridation des modes de production de la connaissance et de la discussion. Transformant inéluctablement les relations entre l’État et la société, l’implication du citoyen dans le débat ou la controverse qui précède la prise de décision politique, sociale, économique ou scientifique, est récente. Que peuvent donc nous apprendre ces nouvelles formes de rencontres publiques où se jouent, aujourd’hui, les conditions de la transformation structurelle des modalités argumentatives des acteurs ? De quelles façons sont intégrées les paroles des citoyens ordinaires dans les processus décisionnels ? Qui participe au débat ? Quels sont les intérêts à participer et à faire participer ? En convoquant les citoyens, le débat public ITER fournit de façon circonstancielle un terrain propice à l’analyse et l’exploration d’un tel dispositif de dialogue, contribuant à la diffusion d’une nouvelle façon de communiquer et de mettre en scène les décisions publiques. Nous verrons comment cette mise en forme de la démocratie participative est révélatrice de ce « nouvel esprit de l’action publique moderne ». La CNDP pose en postulat que « le débat public est une étape dans le processus d’élaboration du projet. Tout n’est pas joué et votre opinion sera une contribution à la décision. Il est donc important que vous vous exprimiez. » Objet éminemment social, avec son contexte, ses enjeux et ses acteurs, le débat public ITER illustre parfaitement la complexité même de notre monde contemporain et ouvre la réflexion sur la nature et les effets de ces nouveaux dispositifs hybrides, permettant de prendre la mesure de ce qui les caractérise. Une approche interdisciplinaire se justifie donc pleinement : d’une part en raison de la spécificité de l’objet au regard des enjeux scientifiques qu’il contient pour l’analyse des objectifs économiques et de pouvoir, liés à la place centrale que représentent l’information, la connaissance et la communication, dans le débat ; d’autre part, en raison de l’enjeu communicationnel du débat public ITER en Provence dont la portée et les effets sur l’espace public sont patents. Il ne s’agit pas de mieux communiquer, de faire de la pédagogie : il y a un déplacement du sens politique, aussi bien du point de vue de celui qui sollicite le consentement que de celui qui l’accorde. L’étude des conditions communicationnelles à partir des trois catégories d’acteurs concernés par l’usage de la science et qui, dans l’interrelation nouvelle proposée, sont légitimés : le public, le politique et l’expert, permet de constater que ces trois types d’acteurs orientent les interactions du débat. L’interaction entre les différents acteurs lors des réunions publiques est directe, chaque acteur étant appelé à agir et réagir immédiatement en fonction des expressions des parties en présence. Cependant, le principal acteur des différentes interactions reste la CPDP puisqu’elle en est l’initiatrice. Dès lors, les interactions du débat doivent être replacées dans l’esprit dans lequel se présente la CPDP. Ainsi, l’effet attendu du débat ITER est pour son président, Patrick Legrand, l’acceptabilité et l’utilité du projet au niveau sociétal : « La finalité même du débat public fait du contenu des réunions une sorte de contrat social de référence. » De la sorte, ce dispositif va permettre la formation d’une opinion publique, sous influence, visant à l’appropriation du projet et de ce fait conduire les acteurs à contribuer à son acceptation ; mais, est-ce pour autant un progrès dans l’exercice de la citoyenneté dans le cadre d’une démocratie participative ?

L’asymétrie des ressources

Différents travaux réalisés sur la diversité des dispositifs participatifs soulignent des processus dynamiques façonnés par leurs contextes organisationnels. Or, ces contextes organisationnels apparaissent ici asymétriques, en particulier les ressources d’interaction et les ressources discursives ne sont pas les mêmes en fonction des intervenants au débat. Le pouvoir ne se situe pas seulement dans des transactions ponctuelles ou microsociales ; il est, plus largement, la capacité d’un acteur à structurer durablement des processus d’échanges qui puissent être déséquilibrés en sa faveur. C’est à partir de cette perspective que l’ »utilitarisme méthodologique » (Brian Barry, Erhard Friedberg) veut penser les contraintes structurelles qui gouvernent les relations particulières d’échange inégal (Braud Philippe, 2004). Cependant, pour Michel Crozier (1981) « une situation organisationnelle donnée ne contraint jamais totalement l’acteur. Celui-ci garde toujours une marge de liberté et de négociation ». Pour autant, la perception des acteurs sur la mise en scène du débat reste primordiale pour comprendre les ressorts de la participation, car la façon dont ils perçoivent, à tort ou à raison, ce qui leur semble (im)possible de faire, pèse énormément sur leurs pratiques et, en retour, sur le contexte :

« Bonsoir…. Je suis Marie-Hélène… Je viens porter la parole de l’association Médiane… et de 720 associations regroupées dans le réseau national et international : Sortir du nucléaire… Nous regrettons que ce débat, qui est une mascarade, intervienne après que les grandes décisions aient été prises… Il nous semble que les citoyens français méritent autre chose qu’une mascarade de débat. Ils mériteraient d’être considérés un peu mieux afin de leur permettre de s’exprimer dans un débat sur un sujet qui les concerne en haut lieu. Je rappelle que les opposants à ce projet sont des milliers de personnes… C’est en silence que je vais me retirer de ce débat en leur nom. » (CPDP ITER, Verbatim, 2006)

Cela étant, le débat public favorise-t-il au-delà du partage d’information ou d’opinion, la confrontation avec des idées qui ne sont pas celles du maître d’ouvrage et des partisans au projet ? Cette condition minimale d’une authentique délibération démocratique est-elle présente dans l’arène de la discussion ? La CNDP et la CPDP affirment avoir toujours fait preuve d’un grand niveau d’exigence aussi bien dans le respect de la ligne éditoriale des outils du débat (dossier du maître d’ouvrage, site Internet, lettres du débat, cahiers d’acteurs) que dans la qualité des contributions proposées. Reste qu’il existe une césure entre savoirs experts (scientifiques du CEA) et profanes. En tant que contributeurs, le CEA tient, avec les pouvoirs publics représentés par la cellule préfectorale de la « Mission d’accompagnement du projet d’ITER », largement le haut du pavé. En définitive, lors des séances CPDP, seuls ces deux acteurs produisent l’information et l’expertise, laissant le public sur l’impression « que tout est joué d’avance ».

La participation

L’étude des procédés communicationnels développés par la CPDP ITER montre que la prise en compte de la parole des citoyens locaux demeure symbolique [« Échelle de participation citoyenne » (Arnstein Sherry, 1969)]. En effet, si les citoyens ont la possibilité d’aller au bout du processus de participation, ils peuvent entendre (information) et être entendus (consultation), mais ils n’ont pas le pouvoir de s’assurer que leurs avis seront pris en compte par ceux qui ont le pouvoir. Après avoir assisté à la quasi-totalité des réunions tenues par la CPDP ITER et relevé des déficiences en matière d’organisation : non-respect du calendrier (horaires avancés ou retardés) signalétique des lieux de réunion inexistante, gestion dissemblable des ressources d’information (contributions d’acteurs arrivant trop tard dans la progression du débat), le constat qui peut en être tiré est que le citoyen, seul, est incapable de manier la controverse face à la tribune, ne possédant pas les ressources nécessaires pour construire progressivement un débat sur la base d’opinions argumentées, seules des associations structurées et possédant l’expertise, auraient pu mener un tel débat, mais on l’a vu, ces associations n’ont pas participé. Les quelques rares citoyens ayant des connaissances expertes suffisantes n’obtinrent qu’exceptionnellement des réponses satisfaisantes à leurs questions (à l’occasion de plusieurs réunions successives, les mêmes questions étaient posées par les mêmes personnes ou reprises par d’autres). Autre constat important : la CPDP a toujours évité qu’un véritable débat construit ne s’instaure, en utilisant la méthode des questions (écrites) réponses, en veillant à ce que l’enchaînement des questions ne réponde pas à une suite logique, ouvrant sur une véritable discussion rationaliste. Dans ces conditions, le mécanisme communicationnel adopté par la CPDP, bloque toute interaction entre la tribune et le citoyen qui se trouve dans l’incapacité de pouvoir mettre à l’épreuve au cours du débat, l’argumentaire du CEA et des pouvoirs publics. Ainsi, le CEA, maître d’ouvrage du projet ITER, oriente largement les interactions par sa connaissance technique du projet, et par les capacités en temps et en moyen dont il dispose. La CPDP quant à elle, pour rester dans la métaphore théâtrale, est, du fait de son statut, le metteur en scène du débat public ne laissant rien au hasard. Ainsi, l’appropriation de l’espace est, dans la plupart des cas, la suivante : d’un coté, la tribune, composée des membres du CEA et de la cellule préfectorale avec, légèrement décalée, la CPDP ; de l’autre, en face, le public où se trouvent les citoyens, mais où sont aussi présents systématiquement des agents du CEA (une quarantaine) qui sont là en tant que contributeurs experts-scientifiques, prêts à intervenir, éparpillés avec des membres de la CPDP et quelques fonctionnaires des Renseignements généraux. Le citoyen est donc « encadré », à la fois par les pouvoirs publics (membres CPDP, Mission ITER, représentants politiques de l’État et de l’UE, élus) et les experts du CEA. C’est sans doute là, le décorum nécessaire pour mener à bien la transmission d’une information visant une modification du comportement de l’individu, s’agissant d’une communication stratégique et sociale (Gerstlé Jacques, 1992), légitimant la politique des pouvoirs publics et engageant le citoyen vers un processus de transformation. Dans cet environnement, le citoyen mal à l’aise est réticent pour tenter d’entrer en relation avec les « officiels », en nombre et tous d’accord sur ce qui les réunit : voir le projet aboutir. Là, le citoyen est seul et non préparé à entrer dans une telle arène de la discussion où, même si le principe d’équité est prôné, il n’est que rarement suivi d’effet, car on ne peut pas vraiment dire que le citoyen dispose des mêmes ressources (de communication et d’expertise) que les acteurs de la tribune. Mais peut-on critiquer l’attitude de la CPDP alors que la CNDP définit le débat public comme une procédure qui fait entrer les participants dans un cadre et dans une méthode, préalablement et unilatéralement établis par le pouvoir ? On veut des acteurs disciplinés qui répondent dans les formes voulues à l’offre de participation qui leur a été octroyée. De plus sont rappelés à l’ouverture de chaque séance les principes et la législation de cette procédure développée par l’État, amplifiant ainsi le caractère solennel et contraignant et excluant toute forme de participation spontanée (Farge Arlette, 1992), en particulier celle qui est difficilement prise en compte par ce dispositif.

Un agir stratégique plutôt que communicationnel

Il convient de ne pas perdre de vue que la CNDP est une AAI et qu’en dépit des garanties d’indépendance qui les distinguent de l’administration conventionnelle du pouvoir, l’action des AAI s’inscrit bien, parmi les interventions de l’État. Elles ont toutes un point commun : le pouvoir d’influence qui est essentiel à leur mission. Cette capacité tient d’une part à leur « pouvoir juridique de savoir » qui leur permet d’obtenir des informations des administrations et des professionnels et d’autre part à leur « pouvoir de faire savoir » au moyen de leurs rapports et de leurs initiatives en matière de communication. L’avis rendu par le Conseil d’État sur ce point, est sans équivoque, « Considérant que peu importe de ce fait que les autorités administratives indépendantes n’édictent pas toutes et exclusivement des décisions exécutoires, dès lors que leur pouvoir d’influence et de persuasion, voire “d’imprécation”, aboutit au même résultat. » (Rapport public 2001 du Conseil d’État). Le débat n’est pas seulement la recherche des raisons et arguments qui peuvent justifier une action, son trait distinctif réside dans la recherche et l’examen d’arguments pour, mais aussi contre. Cette conception s’inscrit dans une longue tradition philosophique, où se retrouvent Aristote et Hobbes : « Délibérer, ce n’est rien d’autre que de peser, …, les avantages et les inconvénients de ce que nous voulons entreprendre. » Les cadrages du débat peuvent exercer une très grande pression normative sur les acteurs, ce qui mène à la suppression des opinions adverses. Pourtant, ce qu’exige le débat c’est la confrontation entre opinions adverses (Manin Bernard ; Lev-On Azi, 2006). Ainsi, la nature du dispositif s’ajoutant aux principes organisateurs du débat, fait que les interactions vont être engendrées dans une asymétrie des ressources même si au départ ce cadre d’action devait garantir l’équité et la vitalité des interactions entre les acteurs. Il y a une distorsion entre le projet et le terrain qui génère des insatisfactions chez les citoyens invités à participer. Les processus de communication employés dans le cadre de ce débat ne permettent pas à priori de parler de débat. La mise en scène du débat public ITER s’apparente plus à la conférence qu’au débat. L’asymétrie de ressources entre les acteurs est confirmée par l’étude du verbatim des dix-huit séances du débat ITER : le temps de parole est accaparé par le CEA, la cellule préfectorale, mais aussi par la CPDP, révélant une situation quasi monopolistique de la discussion. Environ 60 % du temps de parole total a été utilisé par le CEA et la cellule préfectorale qui ont certes à présenter, expliquer et répondre aux questions, mais près de 16 % du temps de parole a été occupé aussi par la CPDP. Ainsi, et globalement, ce n’est que 11 % du temps de parole qui a été occupé par le citoyen ordinaire. Dans des réunions d’une durée moyenne de 2h30, le citoyen s’est exprimé pendant environ un quart d’heure (temps sensiblement équivalent à celui des associations et des élus). La participation du citoyen reste donc symbolique, car comme il a été dit, elle est encadrée par la CPDP et elle est tenue à distance par la contrainte des cadres de l’action, il y a donc peu de possibilités pour elle de jouer un bon coup (en réalité, elle n’entre pas directement dans le jeu) mais aussi, en raison de la persistance d’entraves structurelles liées à la culture scientifique et à la culture participative, ce qui renvoi à la problématique de l’apprentissage des acteurs. Les pouvoirs publics sont donc les actifs du débat, ce sont eux qui organisent les interactions. Ils possèdent le pouvoir d’influence grâce à la mise en scène du débat : conduite et décorum ainsi que le contrôle de production et diffusion de l’information. Les processus communicationnels employés dans le débat ITER absorbent tout esprit critique. Ici, la forme de communication du débat public correspond plutôt à l’agir stratégique (démonstration, discussion fermée) qu’à l’agir communicationnel (dialogue, discussion ouverte).

Le débat public : une norme juridique

Par ailleurs, un fait important doit être rapporté dans le cadre du débat public ITER. En effet, les contestations avaient été telles et les réserves tellement marquées que la CPDP a cru devoir organiser à mi-parcours (après 9 séances) une séance du débat public dont le thème étaient : « Débat sur le débat public et son utilité ». Seuls six intervenants (membres d’associations ou de partis politiques) y ont participé pour essentiellement marquer leur opposition à la procédure employée par la CPDP :

« Je suis, comme monsieur […], sidérée. Je ne m’attendais pas du tout à retrouver cette forme de débat qui me semble très archaïque. Tout à l’heure, monsieur Mansillon (président de la CNDP) disait que le système de la démocratie participative est bien jeune. Si j’en juge par ce débat, elle est carrément dans les limbes, en gestation… » (CPDP ITER, Verbatim, 2006).

Au-delà des aspects polémiques qu’a pu susciter ce débat particulier du 20 mars 2006, c’est la raison même de son organisation par la CPDP, qui pose question. Ainsi, un des constats pouvant être tiré de ce qui se joue dans cet espace par le biais de la procédure de débat public, c’est l’existence d’un contrat social. En effet, il s’y opère une contractualisation publique entre les acteurs. Par l’acceptation du projet ITER, la population est devenue partenaire des pouvoirs publics et doit concourir de bonne grâce à la réalisation du projet. D’ailleurs, la mission ITER lui a confié officieusement la mission de « bien recevoir la population étrangère ». Mais, d’une manière plus générale, c’est l’appropriation à de nouvelles normes qui est révélée par le débat public. Il s’agit d’un référentiel de règles visant à ordonner les nouvelles relations entre le citoyen et le pouvoir, l’administration, etc., d’un changement des représentations des relations entre l’État et la société et d’un changement de code communicationnel, relationnel entre les administrés et l’administration (Mission ITER). L’administration devient ouverte, transparente et pédagogue dans un souci d’obtenir l’adhésion pacifique du public, pour reprendre une expression au gout du jour dans le monde politique, on dira une adhésion apaisée de la démocratie apaisée… La trialectique de l’Être, du Faire, du Devenir, est sans doute la clef permettant de comprendre le développement des interactions du dispositif de la procédure de débat public, qui comme toutes choses, s’organisent et interagissent en fonction d’un système. L’approche systémique permet de mettre en évidence l’anatomie du système de cette procédure notamment grâce à l’outil de la triangulation systémique mettant à jour les fonctions programmées du système (Le Moigne Jean-Louis, 1977). De par cette simple approche de la triangulation systémique (définition fonctionnelle, ontologique et génétique) appliquée à la procédure du débat public dans le cadre de la CPDP ITER en Provence, nous pouvons constater que cette procédure :

  • comme finalité (définition fonctionnelle : ce que l’objet fait) d’être une instance de médiation
  • comme définition ontologique (ce que l’objet est) d’être une Autorité administrative indépendante
  • comme définition génétique (ce que l’objet devient) d’être une norme juridique.

Ces nouvelles normes sont présentées comme une évolution des droits citoyens partout en Europe, pour autant est-ce réellement un progrès démocratique ? Pensons avec Bruno Latour qu’ »il faut chérir chaque petite invention qui permet aux citoyens ordinaires — à nous tous — de voir un peu plus loin et un plus vite. Quand les lampes aveuglantes des Lumières se sont finalement éteintes, la plus petite torche offre une source précieuse d’éclairage » (Latour Bruno, 2002).  

Abréviations

AAI : Autorité administrative indépendante
CEA : Commissariat à l’énergie atomique
CNDP : Commission nationale du débat public
CPDP : Commission particulière du débat public
ITER : International Thermonuclear Experimental Reactor
SIC : Science de l’information et de la communication
UE : Union européenne

Références bibliographiques

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Auteur

Sylvie Bresson Gillet

.: Doctorante en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nice Sophia Antipolis, laboratoire de recherche I3M. Titulaire d’un DEA de science politique et d’un DEA de sciences de l’information et de la communication.