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Présentation du Dossier 2009

26 Jan, 2010

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Pailliart Isabelle, Romeyer Hélène, « Présentation du Dossier 2009« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/dossier/00-presentation-du-dossier-2009

Présentation

La notion de « débat public » connaît une actualité depuis une dizaine d’années du fait de sa progressive institutionnalisation dans les pratiques politiques locales et nationales dont la loi Barnier en 1995 et l’instauration de la CNDP en constituent les faits saillants.
Issue de revendications urbaines, la notion de « débat public » correspond cependant à des pratiques locales plus anciennes qui ont cours dans les années 70. L’instauration de débats s’inscrit dans une démarche plus large de démocratie participative (souvent opposée à l’époque à la démocratie représentative). L’objectif affiché des élus est alors d’associer les habitants à des opérations d’aménagement du territoire urbain. La notion s’étend à toute opération d’information, de concertation et de participation qui se retrouvent sous les expressions : États généraux, Assises de la ville, consultation des habitants, démocratie locale, processus délibératifs, … Les débats se présentent comme un dispositif, parmi d’autres, d’une opération qui comprend une série d’actions : productions d’information par les pouvoirs en place et/ou par les opposants et les associations, exposition, réunions, confrontations, recueil des avis…
Les débats font donc partie de la panoplie d’actions que les pouvoirs locaux mobilisent pour de nombreuses raisons : neutraliser des oppositions, anticiper les conflits, préparer les individus à une prise de décision aux enjeux particuliers… Les limites et même les contradictions de ces opérations de démocratie locale ont été bien mises en évidence :

  • contradiction entre la volonté de promouvoir la participation des individus à des projets collectifs et la dimension close de la prise de décision,
  • faible émergence d’une « contre information » face aux documents produits par les institutions locales,
  • imposition d’un dispositif par les pouvoirs en place et absence de négociation avec les habitants ou leurs représentants des règles du jeu,
  • construction de la figure de « l’habitant » et de public sans prises en compte des différentes médiations locales (presse, associations, organisations)

Du coup, ces moments particuliers que sont les débats publics ont suscité des réactions tant du côté des élus que des habitants. La « publicisation de la concertation » (Pailliart, 1993, 42) amène les élus à mettre en avant les risques de fragilisation de leur pouvoir, la prédominance de points de vue individuels au détriment d’une réflexion plus générale, la place prise par des représentants associatifs devenus spécialistes de la concertation. Pour les habitants, le sentiment que tout est joué d’avance domine, car ils ne maîtrisent aucune des règles : le moment du débat, le dispositif, les objectifs, la production des données, le résultat… On le voit, la mise en œuvre de débats est complexe et les conclusions tirées des questions urbaines ou environnementales mises en débat non seulement sont d’actualité, mais s’appliquent à de nombreux sujets, dont ceux portant sur les sciences et les techniques. La revendication d’une démocratie dans des secteurs autres que celui de la gestion politique d’une ville a généralisé les dispositifs de débats ou les « espaces de dialogue » dans l’entreprise, au sein de l’appareil éducatif, dans la sphère familiale, dans le secteur de la santé, renforçant un mouvement d’idéalisation et de normalisation des dispositifs. Si le terme est générique, les réalités sont complexes : la prise en compte des usagers dans les services publics peut être à la fois la marque d’une plus grande démocratisation des choix, elle peut se lire aussi comme une pression supplémentaire auprès des agents dans le cadre de la rationalisation des dépenses publiques.

La question des débats portant sur les sciences et les techniques s’inscrit dans une actualité : la saisine adressée à la Commission Nationale du débat public du thème des nanotechnologies et cosignée en 2009 par sept ministres. Ce sujet avait été précédé par la conférence de citoyens sur les nanotechnologies de la région Ile de France en 2007 et par les débats organisés par la communauté d’agglomération grenobloise (la Métro) en 2006. Plus largement, elle est liée à l’élargissement des modalités de mise en visibilité des thématiques et des acteurs scientifiques dans la sphère publique : la mise en concurrence des laboratoires de recherche accentue des stratégies de communication, les entreprises mettent en évidence l’innovation technique comme élément de distinction, la culture scientifique ne se situe pas seulement dans les rubriques « sciences » de la presse, mais dans la multiplication des conseils techniques (sur les nouveaux objets techniques, sur la santé, sur la vie quotidienne), ces thématiques connaissent une mise en ligne plus ou moins militante, ces questions sont politisées à un niveau de plus en plus local, la communication se réduit bien souvent à une « évènementialisation », la question des risques est de plus en plus prégnante, etc.
Les raisons et les objectifs de la mise en public de la science sont connus (Pailliart, 2005), mais dans la sphère publique, les débats portent sur des objets aux contours encore flous. Les questions posées ne sont pas scientifiques ou sociales, économiques ou politiques, mais tout cela en même temps ou tour à tour.
Les activités scientifiques au sens large sont donc plus présentes dans la sphère publique. Les raisons sont liées aux « formes d’inscription sociale […] et aux multiples interactions qui lient [la science] aux diverses activités d’une société » (Berthelot et alii, 2005, 6). Elles sont également dépendantes du « processus de scientificisation de la politique : c’est-à-dire notamment l’intégration du savoir technique au sein de la conception que la collectivité se fait d’elle-même dans une situation donnée et qui fait l’objet d’une explicitation herméneutique » (Habermas, 1973, 123)
Le thème de ce dossier est centré sur les caractéristiques de la mise en débat des activités scientifiques et techniques. Les interactions entre activités scientifiques et les autres champs sociaux se déclinent en interrogations sur les modalités de production de connaissances, sur les incidences potentielles en terme de risque notamment au niveau de l’environnement ou de la santé, sur les techniques, sur des choix de développement économique (notamment au niveau local), sur les conséquences en terme de régulation sociétale et de garantie des libertés, sur des réflexions éthiques, etc.
Poser les rapports entre science, techniques et société, c’est ainsi analyser les modalités de fonctionnement d’espaces de débat, et les transformations structurelles des dispositifs et des acteurs de ce débat. Les nouvelles lois en matière de consultation publique, le travail de la Commission Nationale du Débat Public, ainsi que l’action de mouvements sociétaux anciens et pour la plupart contestataires (mouvement antinucléaire, mouvement écologique, mouvements altermondialistes, etc.) ont progressivement amené une implication plus importante des individus dans les processus de discussion – si ce n’est de décision – sur les grandes orientations scientifiques. Certains auteurs ont évoqué l’expression de « démocratie dialogique » (1) ou encore de « démocratie du public » (2) à propos de ces dispositifs ; dans tous les cas, les modalités d’information et de communication des individus se présentent comme centrales.

Différentes expériences de dispositifs participatifs ont vu le jour et le dossier proposé par Les Enjeux de l’Information et de la Communication en analyse quelques-uns. Le dispositif qui a inspiré la plupart des pays industrialisés et servi en quelque sorte de modèle de référence est l’exemple danois des conférences de consensus. Jean-Yves Goffi se livre à une analyse de ce modèle et nous expose d’une part pourquoi celui-ci est difficilement transposable, et en quoi finalement il peut se révéler comme un obstacle à l’expression dissidente.
Les mises en visibilité de ces expériences provoquent d’abord des interrogations sur leurs finalités (opération de communication ou volonté d’instaurer un véritable dialogue) mais aussi sur leurs conséquences sur le processus décisionnel. Et ce, d’autant plus que dans le cadre de la décentralisation, depuis 1982, l’État s’est progressivement dessaisi de plusieurs compétences au profit des collectivités territoriales (3). Les collectivités locales se lancent dans des projets de grande envergure, notamment scientifiques. Le tout dans un contexte de défiance des Français vis-à-vis de leurs élus et de l’action politique, et de défiance aussi vis-à-vis de la science. Les dispositifs de débats y sont investis à la fois de la mission de rétablir le lien civique avec les citoyens, et de relégitimer l’activité scientifique. Ainsi, à travers l’exemple des débats organisés par la CNDP autour du projet ITER, Sylvie Bresson Gillet interroge les liens entre science, technique, politique et société. Pour l’auteure, la nécessité d’une expertise plurielle est liée à la situation de double délégitimation, celle des scientifiques comme celle des politiques. C’est plus particulièrement le rôle de l’activité dialogique qui intéresse l’auteure et l’amène à définir ces dispositifs comme une suppression des opinions adverses en raison du poids des contraintes dialogiques. Texte qui se prolonge à travers l’analyse de Christine Chevret sur le forum des Droits sur l’Internet. À travers ce cas particulier de débats, en mode asynchrone, non présenciel et médiaté, l’auteure en vient à nier l’existence même du débat.
Ensuite, la volonté de faire participer des citoyens non scientifiques questionne conjointement la place et le rôle des scientifiques et, la légitimité des individus-citoyens à s’exprimer sur ces sujets, qu’ils soient organisés en collectif ou pas. La question de la démocratisation des choix scientifiques est d’ordinaire posée à l’échelle nationale, et plus récemment à l’échelle locale. De fait, l’engouement croissant pour les expérimentations participatives depuis la Loi Chevènement et les nouvelles formules de consultations publiques traduisent l’intrusion du délibératif dans le champ des politiques publiques. Face aux accusations d’instrumentalisation par les pouvoirs publics, Christophe Prémat nous montre que ces dispositifs participatifs gérés par les différents niveaux territoriaux sont autre chose qu’un simple outil de légitimation. L’exemple des débats ayant entouré le projet du contournement de Bordeaux, lui permet d’analyser les échanges et d’évaluer ainsi la qualité de la délibération. L’auteur redéfinit in fine le débat public entre la démocratie délibérative (établissement de règles de discussion) et la démocratie dialogique (renforcement du dialogue).
L’interrogation reste donc entière sur le rôle de cette mise en débat de la science du point de vue de l’espace public. Agnès Weill, à l’occasion de son analyse des débats autour de la gestion des déchets radioactifs propose une double lecture de ce rôle : une procédure dialogique d’inspiration habermassienne, mais aussi un dispositif communicationnel qui se laisse voir et discuter notamment dans les médias et sur l’Internet.

Les différents exemples abordés dans ce dossier montrent qu’il est encore difficile d’analyser ces débats publics. La proposition faite par la revue était une approche en termes d’analyse argumentative et participative. Finalement, peu de textes se sont livrés à une étude des échanges : Que se dit-il ? Comment est-ce que cela se dit ? Par qui ? Quand ? etc.
Ce qui est frappant c’est de constater que si pour certains, ces exemples de débats publics correspondent au processus de publicisation d’Habermas et ont un effet de démocratisation des sciences, pour d’autres, ils aboutissent plutôt à la suppression des opinions adverses (Arendt, Hobbes) soit en raison des principes mêmes des dispositifs (recherche du consensus par exemple), soit en raison du cadrage des débats (modalités dialogiques, déroulement des échanges, prises de parole, etc.).
Pour autant, à y regarder de plus près, dans l’ensemble de ces expériences, des citoyens se sont exprimés, des sujets scientifiques ont été mis en débat par des non-scientifiques et un dialogue s’est instauré entre élus, scientifiques et citoyens. De plus, ces débats publics en se déplaçant dans les médias, et en faisant l’objet de travaux universitaires, offrent un lieu supplémentaire où rendre la Raison Publique. Il y a donc bien mise en visibilité et mise en débat de questions scientifiques lors de ces débats. Toutefois, peut-on établir l’existence d’un espace public scientifique ? Force est de reconnaître que l’encadrement de ces dispositifs par les pouvoirs publics c’est-à-dire leurs aspects non spontanés et non libres, ou encore les modalités des échanges empêchent de constater l’existence d’un véritable espace public scientifique.
Faut-il pour autant réduire des débats à des dispositifs de mise en scène des décisions publiques ? Faut-il considérer que les discours sur la participation seraient une simple modalité de l’action publique et que ces dispositifs seraient finalement une autre forme de contrôle social ?

La mise en visibilité de la science et ses rapports avec la société sont passés par la vulgarisation puis par la communication scientifique. Elles se sont appuyées sur les médias qui ont eux-mêmes une évolution qui leur est propre. Au cœur de celle-ci, la recherche croissante de l’interactivité avec les citoyens-spectateurs, téléspectateurs, auditeurs, bref un encouragement à toute forme de participation est plébiscité. La rencontre de ces multiples mutations a créé des espaces de médiation et des espaces délibératifs. Les mutations de la communication scientifique ne peuvent donc se saisir qu’à travers la recontextualisation du rapport science/société. Ce rapport est tributaire d’évolutions qui l’englobent et le structurent.

Notes

(1) Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain, Seuil, p. 215.

(2) Manin B. (1996), Principes du gouvernement représentatif, Champs/Flammarion, p. 279.

(3) Les lois successives du 2 mars 1982, du 6 février 1992, du 4 février 1995, du 25 juin 1999, du 12 juillet 1999, du 13 décembre 2000, du 27 février 2002 et du 13 août 2004.

Références bibliographiques

Berthelot J-M, Martin O., Collinet C. (2005), Savoirs et savants, les études sur la science en France, PUF.

Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain, Seuil.

Habermas J. (1973), La technique et la science comme « idéologie », Gallimard.

Manin B. (1996), Principes du gouvernement représentatif, Champs/Flammarion.

Pailliart I. (1993), Les territoires de la communication, PUG.

Pailliart I. (coord.) (2005), La publicisation de la science, PUG.

Romeyer Hélène (2010), « La mise en scène des débats publics au cœur de la communication des organisations publiques », Communication & Organisation, nº 35.

Auteurs

Isabelle Pailliart

.: Isabelle Pailliart est professeure en sciences de la communication et chercheure au Gresec. Elle est responsable de l’axe « Mutations de l’espace public » du Gresec et dans ce cadre travaille plus particulièrement sur les modalités de débat concernant le domaine de la science et sur les enjeux de la communication publique.

Hélène Romeyer

.: Hélène Romeyer est maître de conférences à l’Institut universitaire de technologie (IUT) de Lannion, Université de Rennes 1, et chercheure au Gresec. Après un post doctorat à l’Institut National du Cancer, ses recherches s’intéressent particulièrement aux problématiques de santé dans les rapports sciences / société et aux nouvelles formes d’expressions scientifiques, notamment les processus délibératifs.