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Contribution à une réflexion sur l’innovation en matière de TIC à l’Université

29 Oct, 2009

Les Enjeux de l’Information et de la Communication, généralement, ne publient pas de recension critique d’ouvrage ou de rapport de recherche. Si cette revue fait une exception avec le présent texte, c’est parce qu’au-delà de l’analyse d’un ouvrage-bilan, il ouvre des perspectives réflexives sur une thématique importante, en pleine effervescence.

Résumé

Cet article analyse et présente un ouvrage essentiel dans l’étude des transformations des Universités françaises au travers de grands programmes nationaux de développement et de déploiement des Tic éducatives en leurs seins : L’Université et les TIC. Ce livre, co-dirigé par Elisabeth Fichez et Geneviève Jacquinot-Delaunay, met en avant les caractéristiques fondamentales des recherches qui le sous-tendent : le temps long de l’analyse, la distanciation et l’expertise des auteurs. Au-delà des résultats annoncés sous forme de tendances lourdes à l’œuvre, des prolongements sont envisagés par l’auteur de l’article au titre des études en cours ou à venir.

In English

Abstract

This article analyzes and presents an essential work in the study of the processing of the French Universities through wide national programs of development and deployment of the educationals ICT’s: the University and the ICT’s. This book, co-managed by Elisabeth Fichez and Geneviève Jacquinot-Delaunay, advances the fundamental characteristics of the researches which underlie it: the long time of the analysis, the distance and the expertise of the authors. Beyond the profits announced in the form of heavy tendencies in progress, repercussions are envisaged by the author of the article in conformance with the current studies or to come.

En Español

Resumen

Este artículo presenta y analiza una obra esencial para estudiar las transformaciones de las universidades francesas a través de los grandes programas de inversión pública para el desarrollo e implantación de las tecnologías de la información y de la comunicación en la educación. Este libro, co-dirigido por Elisabeth Fichez y Geneviève Jacquinot-Delaunay, sobresale por las características fundamentales de las investigaciones presentadas: el tiempo largo de los análisis, la distanciación y la experiencia de todos los autores. Más allá de los resultados anunciados como fuertes tendencias en acción, la autora del artículo propone prolongaciones de esos trabajos de investigación por los contemporáneas o los del futuro.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Paquienséguy Françoise, « Contribution à une réflexion sur l’innovation en matière de TIC à l’Université », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/varia/08-contribution-a-une-reflexion-sur-linnovation-en-matiere-de-tic-a-luniversite

Introduction

Ce court article cherche à rendre compte de l’ouvrage « L’Université et les TIC Chronique d’une innovation annoncée » dirigé par nos collègues Geneviève Jacquinot-Delaunay et Elisabeth Fichez, paru en 2008 chez De Boeck dans la collection Perspectives en éducation et formation. Il est d’ailleurs très intéressant, vus les partis pris des auteurs, que cette recension à peine déguisée soit publiée dans Les Enjeux plus d’un an après sa parution, laissant ainsi le temps la revue Réseaux(1) de publier un numéro sur la même thématique toujours autant travaillée. En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit : les acquis d’expérience – les auteurs sont tous des experts et des spécialistes académiques-, et le temps long – 20 ans ici, qui seuls autorisent les auteurs à modéliser les processus à l’œuvre en matière d’innovation. C’est sans doute là une des leçons subliminales de ce livre.
Prenant ensuite cette analyse de l’innovation comme socle de référence, nous proposons quatre points forts à intégrer dans les travaux à venir dans la deuxième partie de ce texte.
« Etudier sur un temps long l’expérience la plus ancienne des années 1980 et la plus  ambitieuse sur l’usage des Tice pour y déceler l’innovation définie comme l’adéquation entre la formation et les attentes sociales », voilà l’objectif de cet ouvrage. Pour ce faire, Geneviève Jacquinot-Delaunay et Elisabeth Fichez ont convoqué six points de vue, portés par six auteurs, qui donnent à cette chronique plusieurs éclairages : tout d’abord, celui d’une praticienne qui a œuvré à cette expérimentation [chapitre 1], ensuite celui des chercheurs en sciences de la communication [chapitres 2 et 4] ou en sciences de l’éducation [chapitres 5, 6 et 7], mais aussi celui des acteurs institutionnels actifs au Ministère, dans des commissions ad hoc pour le développement des Tice dans l’enseignement supérieur [chapitre 3] ou encore Chargée de mission Tice [Préface]. Seulement voilà, ces universitaires sont impliqués à plus d’un titre car ils participent aux projets, parfois les pilotent ou les évaluent tout en les prenant comme objet d’études, sans oublier que, s’ils assument toutes ces responsabilités, c’est avant tout, pour les auteurs de ce livre en tout cas, parce qu’ils sont convaincus de la nécessité de « faire » de l’enseignement à distance, et de bien faire.

Une analyse panoptique

Cette chronique polyphonique associe des registres très différents de restitution allant justement du récit à l’analyse, toujours selon un principe de distanciation car, grâce à l’expérience et au recul dont ils disposent aujourd’hui, les auteurs rendent cette étude de cas emblématique des processus et des tactiques qui se sont déroulés autour des différentes expériences et expérimentations de déploiement des Tic et de la production de ressources en vue d’un dispositif d’enseignement à distance ou en ligne. La trame de ce livre tisse ensemble les perspectives opérationnelles, décisionnelles et scientifiques, tout en incluant les dimensions communicationnelles et éducatives des outils pour apprendre [Mœglin, 2004 : 12-30](2). Le motif de l’innovation à l’Université se dessine alors progressivement, complexe mais précis. En effet, ce processus est à la fois un processus endogène aux évolutions du libéralisme [p. 130] qui acculent l’université au changement [chapitre 2], une réelle aventure sociale et politique adossée à un projet utopique de production de ressources gratuites à mutualiser [chapitre 3], et une mutation liée aux questions d’éditorialisation des contenus et ressources, à l’œuvre au cœur de la rationalisation de la production des biens et des services [chapitre 4]. Les dimensions politiques et socio-économiques étudiées pèsent sur les pratiques pédagogiques qui ne sauraient s’y soustraire [Chapitre 5]. Prise dans les Tice, l’approche pédagogique revient sur la nature même de l’enseignement à distance, de l’autonomie de l’étudiant, de la place des contenus et services numériques en ligne, cherchant à instituer des modalités d’apprentissage et d’accompagnement comme le tutorat auquel le chapitre 6 est consacré.
Cette analyse de l’innovation dans les universités s’appuie donc principalement sur l’étude d’une expérimentation lourde et longue tout d’abord appelée Premier Cycle Sur Mesure (PCSM), puis C@mpuSciences au moment des Campus Numériques Français et enfin Université en Ligne (UeL). Vingt ans de pratiques et d’expériences sont ici étudiés sous le microscope pour comprendre comment les universités ont été contraintes d’innover en tirant des leçons de l’expérience. [Chapitre 7].

Une double modélisation

C’est ainsi que grâce à la longue période, les faits sont repris dans un faisceau d’analyses variées dont la synergie permet une double modélisation : du processus de transformation du cadre dans lequel s’insère l’innovation, et des processus d’innovation à l’œuvre. Le point fort, et central, de ce livre est bien là, montrer que « nos dispositifs de communication ne s’inscrivent pas simplement dans un rapport au réel préexistant mais [que] ce dernier, au contraire, dépend largement de ceux-là. » [Meunier, 1999 : 86] (3). Le pari était pourtant difficile, tant nombre d’ouvrages et de rapports de recherche ont déjà analysé – ou évalué –  l’innovation liée aux Tice, généralement qualifiée d’un seul point de vue pédagogique, économique, institutionnel, didactique, cognitif… la liste est longue de ces travaux qui se sont succédé, au moins pendant plus de 15 ans.
Mais ce livre doit être distingué dans cette profusion. D’abord parce que cette production s’appuie sur une exposition à plusieurs voix. Ensuite, parce que le cas choisi est totalement maîtrisé et connu par les auteurs qui en ont été les acteurs. Mais il faut bien noter qu’il y a eu beaucoup d’autres projets : là aussi la période était féconde, et d’ailleurs le récit a parfois un air de déjà lu pour les habitués des Tic à l’Université.  Enfin, parce que l’effort de distanciation et d’objectivité mené de façon drastique et constante permet une véritable analyse des processus d’innovation. Il conduit en même temps à une certaine froideur du récit qui tranche véritablement sur les présentations orales de ces mêmes auteurs, toujours enthousiastes et vifs, dont il ne faudrait pas se priver pour autant car ces projets Tice étaient eux-mêmes riches en passions et déceptions qui les ont souvent marqués.
Au travers de ce récit, les six auteurs proposent une modélisation des processus de changements à l’œuvre, focalisés dans le prisme des TIC. Nous n’oserons pas écrire qu’ils parviennent à une théorie sur la base d’approches théoriques et pragmatiques autorisant une systématisation des processus et tendances observés, mais plutôt qu’ils nous proposent un modèle : le modèle de l’innovation mis en place, porté et vécu par l’enseignement supérieur français pendant une durée d’environ 20 ans. Ils signent  l’histoire des expérimentations liées aux Campus Numériques Français, ils « ont fait le PCSM » [p. 271].
Voilà pourquoi cet ouvrage nous paraît clore, et devoir clore, toute une série de travaux universitaires de qualité, très souvent inclus dans l’action publique, dont il se fait la caisse de résonance grâce au parti pris fort qu’il assume brillamment : restituer les faits, les motivations et les jeux d’acteurs sous la forme d’une chronique, d’un journal de bord complet, complexe car à plusieurs mains et raisonné car distancié de l’opérationnalité du moment. Ce type de restitution offre aux chercheurs concernés par la thématique une base de référence pour comprendre sur quels substrats, sur quelles couches, dont certaines manquent de stabilité (la diffusion gratuite des ressources par exemple, qui va devoir être confrontée à des démarches inédites comme l’Académie en ligne du Cned (4), ou encore la définition claire de certains métiers comme ceux de tuteur, d’ingénieur pédagogique ou de chef de projet), les transformations et actions analysées s’enchaînent aujourd’hui. Pris comme la clef de voûte de cet ensemble de travaux, cet ouvrage a fonction d’archive ; il concrétise la fin d’une période, caractéristique du déploiement des Tic à l’Université, de la production de ressources et de l’offre de services aux étudiants.

Des changements avérés

L’histoire des Tic numériques à l’Université n’est pas finie pour autant, et il semble maintenant opportun de s’interroger sur les innovations de la période actuelle qui se développent sur la base des transformations opérées par les changements organisationnels et stratégiques décrits dans l’ouvrage dirigé par Jacquinot-Delaunay et Fichez.
Quels sont donc ces éléments développés par les universités lors de leurs expériences d’enseignement à distance ou via des plates-formes qui entraînent aujourd’hui des contextes d’action différents et ce, pour l’ensemble des acteurs ? Nous tenterons de répondre en dégageant d’abord trois articulations qui éclairent certaines de ces mutations de l’enseignement supérieur. Première articulation, entre cette première période d’innovation qui s’est achevée autour des années 2004-2005 (fin des programmes d’action publique, regroupements progressifs des universités via les projets d’universités numériques thématiques ou régionales) et la période actuelle, également marquée par la LRU, qui n’est pas sans effet sur les budgets alloués aux TIC à l’Université, à la production de ressources, aux alliances entre établissements via les pôles de recherche et d’enseignement supérieur… Deuxième articulation ensuite entre les résultats produits par cette recherche menée entre 1999 et 2003 et par l’ERT-int(5) que nous conduisons depuis 2003 justement(6) : ils ne peuvent s’interpréter que dans la continuité. Enfin, dernière articulation entre les étudiants du vingtième siècle et ceux d’aujourd’hui, que certains appellent les « digitals immigrants » [Prensky, 2006](7). Pour nous  ce terme accentue avant tout le fait que les publics des universités n’ont plus les mêmes caractéristiques en matière d’accès à l’information, de recherche d’information, ni la même posture par rapport savoir. Leurs pratiques interrogent la relation entre savoir narratif et savoir scientifique [Peraya, 2008](8), de manière forte et corrélée aux dispositifs technologiques utilisés.
Cependant, malgré ces instabilités, caractéristiques, nous pouvons dégager au moins quatre changements majeurs qui opèrent une transition productrice d’actions Tice entre les deux périodes :

  • Une culture Tice [p. 264-269] qui s’est développée dans les établissements jusqu’à être aujourd’hui avérée et acceptée tant du côté de l’institution que de celui de ses publics et maintenant largement partagée avec les enseignants. Le contexte a changé. Un seul exemple qui surgit fortement des entretiens que nous avons conduits ces deux dernières années : les enseignants réclament des Intranets disponibles à distance, des réseaux wifi, du podcast, des plates- formes accueillant des fichiers audio-visuels, beaucoup manifestent la volonté de « faire autrement » [p. 77]…
  • Une lucidité progressivement acquise au fil des pratiques ordinaires sur les apports et les lacunes des dispositifs Tice. Les technologies éducatives n’engendrent pas la pédagogie universitaire [p. 143] et l’appropriation des contenus multimédias n’a rien de spontanée [p. 142]. La formation des usages, plus différenciée chez les enseignants qui sont également producteurs de contenus que chez les étudiants qui se positionnement surtout comme consommateurs, nécessite un temps long d’une part et une transversalité d’autre part, qui ne sera acquise que progressivement par l’omniprésence des Tic numériques dans la vie quotidienne. Il semblerait aujourd’hui que la perte des illusions sur les capacités des Tic à innover de facto, à la fois pédagogiquement et institutionnellement, ouvre justement la porte à de nouvelles façons de faire et de faire plus pour certains.
  • Une production des ressources finalisée, car il ne s’agit plus de produire pour produire, ni pour garder [p. 122-123] ; elle interroge à la fois les modes de valorisation des contenus pédagogiques et les phénomènes d’industrialisation de l’éducation partiellement portés par une logique managériale [p. 246].
  • La présence d’une forme de tutorat humain a fini, à force d’expériences, par devenir « nécessaire » [p. 180] au-delà des dispositifs communicationnels intégrés dans les plates-formes que nous avons vu se développer lors de nos analyses tels les forums ou  liens directs vers MSN, par exemple. La présence véritable du tutorat dans ces dispositifs génère une modification des rôles et de leur attribution, une certaine division du travail s’installe [p. 207], une typologie des métiers liés à l’enseignement s’esquisse : les experts ou groupes d’experts, le directeur des études ou coordonnateur, les tuteurs, le responsable technique, l’ingénieur pédagogique ou encore les assesseurs virtuels…

Voilà, à travers ces quatre éléments pris comme exemplaires, comment « ces archives pour l’innovation » [p. 271] proposent à ceux « qui font » aujourd’hui les programmes TIC, qu’ils les produisent ou les analysent, de garder en mémoire vive ces traces d’expérience afin de pouvoir s’y référer pour mieux saisir les innovations actuelles.

Notes

(1) Usage des T.I.C. dans l’Enseignement supérieur – N° 155-2009/3

(2) MŒGLIN, Pierre, Outils et médias éducatifs: Une approche communicationnelle. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2004, 296 p.

(3) MEUNIER, Jean-Pierre,  « Dispositif et théories de la communication », in Le Dispositif entre usage et concept, Hermès n°25, Cnrs Edition, 1999,  pp. 83-91.

(4) L’Académie en ligne a été annoncée par Xavier Darcos le 22 janvier 2009. Ce nouveau service est proposé par le Cned depuis le 19 juin 2009 sur http://www.academie-en-ligne.fr/Default.aspx ; il propose des cours d’été, aux élèves du CP à la terminale, pour réviser les notions essentielles de l’année écoulée et préparer la rentrée. En septembre, ces cours d’été feront place aux programmes de l’année complète dans les disciplines de l’enseignement général.

(5) Et qui a pris en 2006 la forme d’une ERT-int Carma-e  « Analyse en réception des Tic à l’Université », Gresec –Grenoble 3.

(6) Un bilan des travaux est disponible à l’adresse suivante :
http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2007/Tice/index.php

(7) PRENSKY Marc, Don’t bother me Mom. I’m learning !, Paragon House Publishers, St Paul Minnesota 2006, 254 p.

(8) PERAYA Daniel, La relation éthique-plagiat dans les travaux personnels des étudiants, Rapport 2008 de la Commission Ethique Plagiat de l’Université de Genève, 2008, 134 p.

Auteur

Françoise Paquienséguy

.: Françoise Paquienséguy est professeur en Sciences de la Communication à l’Université Paris 8 – Vincennes à Saint-denis et membre du Cemti (Centre d’études sur les médias, la technologie, à l’international, EA N° 3388). Ses recherches portent principalement sur les pratiques communicationnelles liées à la vie quotidienne ainsi qu’à la sphère éducative, ce qui la conduit à analyser les pratiques et les usages des TIC numériques, ainsi qu’à revisiter l’appareil théorique qui s’y rapporte. Elle a co-dirigé depuis 2004 l’ERT-Int « Carma-e » rattachée au Gresec (Université Stendhal Grenoble 3) et participe à des programmes de recherche en collaboration avec l’Université Nationale Autonome de Mexico (UNAM), ainsi que l’Université Pontificale de Medellin (Colombie).