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Communications professionnelles et usage de la langue naturelle : une question de risque (s) ?

31 Oct, 2008

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Vergely Pascale, «Communications professionnelles et usage de la langue naturelle : une question de risque (s) ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/varia/10-communications-professionnelles-et-usage-de-la-langue-naturelle-une-question-de-risque-s

Introduction (1)

La question des interactions langagières de travail est abondamment traitée par les disciplines des sciences humaines et sociales en général. Une des explications est que l’usage du langage et des langues naturelles au travail tend à produire des approximations, des malentendus ou des incompréhensions entre professionnels engagés dans des tâches communes. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un « risque du langage » au travail ; risque d’ores et déjà identifié par les organisations (qu’on pense à l’instauration de phraséologie ou de glossaires techniques), et qui fait partie de l’ensemble hétérogène et complexe des risques professionnels. Les extraits de communications fournis dans cet article illustrent pleinement ce constat. Le risque que fait courir aux salariés et à leur environnement l’emploi du  langage ordinaire et des langues naturelles est d’autant plus élevé que les situations de travail sont elles aussi qualifiables comme « à risque », tendues. Il suffit d’aller dans des domaines tels que le contrôle aérien, le secteur pharmaceutique, le médical, le nucléaire, le travail posté, etc. pour évaluer et appréhender cette tension liée à l’usage du langage naturel en environnement professionnel (Vergely, 2008).

Dans les entreprises, la nécessité d’identifier sinon de comprendre les mécanismes humains, organisationnels, techniques sous-jacents à la notion de risque professionnel est donc grande.

Aussi, les intérêts pour la problématique « communication et travail » sont de plus en plus connus et reconnus. De nombreux travaux de recherche (qu’ils soient ou non interdisciplinaires) répondent d’ailleurs aujourd’hui à une demande institutionnelle ou sociale (Boutet, 1994 ; Bouzon, 2004 ; Fele, 2006 ; Lacoste, 2000 ; Pène et al., 2001 ; entre autres). En effet, les enjeux liés à l’utilisation de la langue naturelle dans le milieu du travail, tout comme ses développements dans les domaines des sciences et des techniques, intéressent de plus en plus le management d’entreprise soucieux de pouvoir alimenter le retour d’expérience de nouveaux savoir-faire ou de connaissances. Cette nouvelle forme de parité chercheurs/entreprises a pour avantage de toucher de nombreux domaines de spécialité et parallèlement de solliciter de nombreuses expertises. Le réseau Langage et Travail (2) répond à ce titre pleinement à des « demandes sociales » issues d’entreprises ou d’administrations au travers de travaux de recherche collectifs.

Notre collaboration depuis neuf années avec la Direction de la Technique et de l’Innovation (DTI) (3) de la Navigation Aérienne pérennise les intérêts réciproques entre chercheurs et acteurs professionnels. Elle nous permet de proposer une réflexion sur cette problématique en montrant la nécessité de prendre en compte la réalité du besoin et des usages pour trouver la meilleure stratégie qui, d’une part, optimise la communication et d’autre part, laisse la place à la spontanéité langagière pour permettre de transmettre au mieux les informations.

Notre proposition de présentation se fixe pour objectifs de présenter et d’étayer par des exemples de communications réelles de travail, l’articulation entre langage et travail du point de vue de la tension qui existe entre la langue (la norme) et les usages (parfois fort éloignés de la langue comme c’est souvent le cas dans les discours spécialisés).

De l’utilité de la parité chercheurs/acteurs professionnels

Un constat s’impose donc. La problématique communication et travail est transversale à de nombreuses disciplines telles les Sciences de l’Information et de la Communication, la linguistique, la sociolinguistique, la psychologie pour ne citer que ces exemples. Mais il est cependant parfois difficile d’une part, de situer les frontières de chacune dans la mesure où leurs objectifs peuvent être proches, et d’autre part, d’identifier leurs apports respectifs.

Un des points communs est sans doute que la parole est souvent perçue comme étant un constituant important quand elle n’est pas d’ailleurs au centre du processus communicatif. Elle est envisagée comme une ressource centrale dans l’accomplissement de nombreuses tâches professionnelles – qu’il s’agisse, comme dans les exemples choisis dans cet article, de négocier la « route » que devra suivre un aéronef aussi bien que dans les phases de résolution de problèmes (Vergely, 2004), de l’élaboration collective de solutions, de la co-conception, de la coordination des équipes, de l’offre de service, etc. (Mondada, 2006) ou encore par exemple d’appréhender la communication interne en tant qu’outil de construction des relations entreprises/salariés (Morillon, 2005).

Dans une optique proche de la nôtre, les nombreux travaux d’Arlette Bouzon matérialisent cette relation et cette parité chercheurs/entreprises. Mais elle soulève également les liens étriqués entre communication d’une part et travail d’autre part, parce que « ces derniers (les acteurs des entreprises) doivent se comprendre et interagir dans un univers incertain pour atteindre un objectif de création collective tout en maîtrisant les risques associés. Aussi la communication dans la gestion des risques nous apparaît déterminante. Mais l’observation des pratiques sur le terrain et l’analyse de certains objets intermédiaires laissent à penser que cette dimension communicationnelle est souvent oubliée » (Bouzon, 2005, entre autres). Dans d’une démarche similaire, Jean-Luc Bouillon (1999 : 60) démontre comment les notions de communication et d’organisation sont étroitement imbriquées. L’auteur explique ainsi comment « les écrits, les langages, les signes produits utilisés dans le cadre du travail » reflètent le phénomène complexe de la communication organisationnelle mais aussi et surtout les difficultés d’accès au terrain d’étude pour les chercheurs désireux de travailler sur de telles problématiques.

D’autres travaux, dans le monde anglo-saxon, illustrent également cette relation par l’intermédiaire d’exemples de recherche d’intervention en entreprise. Comme le souligne Anne Condamines (2008), il s’agit alors d’identifier un besoin et de voir en quoi l’approche sociolinguistique peut répondre à ce besoin. L’auteur cite par exemple des travaux de Candlin & Candlin dans le domaine médical (Candlin & Candlin 2002) ou encore, des travaux de Jones & Stubbe en Nouvelle Zélande qui mènent une réflexion sur l’apport de leur compétence de sociolinguistes auprès des acteurs de l’entreprise (Jones & Stubbe 2004). Mais ces apports sont parfois peu théorisés, plutôt vus uniquement dans leur dimension interventionniste.

Ces quelques exemples non représentatifs de l’ensemble des travaux et domaines illustrent l’évidente proximité des chercheurs (en Sciences de l’Information et de la Communication, en linguistique, en sociologie, en psychologie, etc.) entre eux mais aussi avec les professionnels. Cette proximité aujourd’hui incontournable est le résultat de besoins aussi bien que d’attentes institutionnelles. Elle est liée avant tout à des enjeux et des apports mutuels des parties : le terrain est un lieu d’observation et un réservoir de données pour les chercheurs. Il devient un lieu « de retombées de la production de connaissances » (Mondada, 2006 : 5) pour les institutions professionnelles.

Contexte de l’étude et corpus

La situation de communication

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’un post-doctorat (Vergely, 2006) réalisé par une collaboration entre la DTI et le laboratoire de linguistique CLLE-ERSS. Les exemples sont issus d’un corpus de communications téléphoniques en environnement réel de travail. Les communications correspondent à des situations de dialogues du domaine du contrôle aérien.

Les opérateurs qui communiquent partagent (ou sont censés partager) le même métier, les mêmes connaissances, les mêmes objectifs (de sécurité et d’optimisation du trafic). Il s’agit de communications entre deux aiguilleurs du ciel (Ingénieurs du Contrôle de la Navigation Aérienne (ICNA)) qui surveillent des portions différentes de l’espace aérien (4) et qui doivent s’entendre sur les conditions de transfert des avions d’un secteur à l’autre. Ces échanges, qui s’appuient sur un langage naturel non codé, forment ce que l’on appelle les « coordinations inter-secteurs ». Contrairement aux communications pilote / contrôleur, il n’y a pas de phraséologie ou de langage contrôlé en usage dans les coordinations inter-secteurs. Des analyses antérieures de ces communications (Dumazeau et al. 2001, entre autres) ont ainsi mis en évidence des risques liés à l’utilisation de la langue naturelle dans ce type de communications mais aussi au décalage potentiel de représentation (entre civils et militaires ; aux organismes de contrôle très différents) et d’objectifs (de vitesse, de croisement des avions) entre les deux contrôleurs, entraînant la nature potentiellement conflictuelle de certaines négociations.

Les coordinations inter-secteurs se faisant uniquement au travers du canal audio (téléphone), le partage du contexte est plus réduit que dans les communications en face à face, notamment en ce qui concerne les gestes, les regards, les objets environnants susceptibles de constituer un référentiel commun. Mais les nombreux outils disposés autour du poste de travail fournissent des informations sur les vols (trajectoire, position, conditions météorologiques, etc.) qui contribuent à la mise en commun du contexte entre les opérateurs. L’activité de coordination inter-secteurs n’est donc pas exclusivement fondée sur l’écoute, puisque le suivi visuel des informations sur les différents outils techniques y joue un rôle très important.

L’étude est fondée sur un corpus d’oral retranscrit constitué à partir d’enregistrements effectués dans le Centre en Route de la Navigation Aérienne Sud-Ouest de Bordeaux, dans le dernier trimestre de l’année 2005.

L’examen du rôle du contexte extralinguistique dans les coordinations inter-secteurs montre, à l’instar de nombreuses études issues des communications professionnelles entre experts (Borzeix, & Fraenkel, 2001), que les contrôleurs ont tendance à miser sur l’implicite et à ne communiquer explicitement que les données dont ils considèrent qu’elles ne sont pas connues de leurs interlocuteurs (Ionescu-Ripoll, C., 2006). Ce mode de communication identifié dans la littérature comme étant relativement récurrent dans les situations professionnelles entre experts (Borzeix, & Fraenkel, 2001), peut devenir pourtant trop tributaire du contexte et générer des erreurs de compréhension. Compte tenu du fait qu’il existe aussi des situations où les outils ne fonctionnent pas bien, un effort d’explicitation peut être nécessaire de la part des contrôleurs.

Problématique

La terminologie s’est longtemps cantonnée à un point de vue normatif parce que, d’une certaine manière, c’est une façon de contrôler le bon usage des termes et aussi, par voie de conséquence, le bon fonctionnement de la communication. Bien plus récemment, le développement de la terminologie textuelle a permis de prendre en compte la réalité des usages discursifs et de construire des référentiels terminologiques à partir de ces usages. Ces référentiels s’appuient sur des fonctionnements linguistiques attestés et ne proposent de normaliser qu’en fonction d’un besoin identifié : pour la traduction, l’aide à la rédaction, pour ne citer que ces exemples. Mais dans ces situations, il ne s’agit de normaliser que du lexique. Or, quand on travaille sur l’oral, et donc en discours, à côté de ce lexique, (et de manière intimement liée plus précisément), on doit prendre en compte les structures linguistiques dans leur ensemble. Lorsque l’analyste, et le linguiste en particulier, travaille sur le terrain, il s’avère que la norme peut se révéler non adéquate parce qu’elle est incomplète ou parce que des sens apparaissent en discours et qui n’ont pas été repérés. Autrement dit, on a en fait une norme qui s’éloigne de la réalité des usages.

La situation de communication présentée dans cet article permet de s’interroger sur les relations entre normes et usages. Et le cas des communications entre contrôleurs est particulièrement intéressant. En effet, jusqu’à récemment, il n’existait aucune consigne sur laquelle les contrôleurs pouvaient s’appuyer pour communiquer de manière rapide et efficace (telle la phraséologie contrôleur/pilote). Face à certaines difficultés, la formation initiale des futurs contrôleurs dispensée à l’Ecole Nationale de l’Aviation Civile (ENAC) propose depuis deux ans deux « livrets de communication » où sont exemplifiés les principaux cas routiniers concernant les échanges verbaux entre ces contrôleurs. Mais un grand écart existe entre la norme (le prescrit) des livrets et la réalité des usages.

Face à cette problématique, deux perspectives se présentent et font émerger de nombreuses questions.

– Si l’on fait le choix de normaliser, comment construire cette norme ? (à partir d’usages réels ?, en imaginant des situations canoniques ?). Des études antérieures (Vergely, 2006) ont par ailleurs montré que la norme peut se révéler non adéquate parce qu’elle est incomplète ou bien encore parce que des sens apparaissent en discours et qui n’ont pas été repérés auparavant. Autrement dit, de toute évidence, nous avons en fait une norme qui s’éloigne de la réalité des usages.

– Si l’on fait le choix de laisser les interlocuteurs communiquer en langue naturelle, on prend alors le risque de laisser tout un ensemble de facteurs linguistiques et extralinguistiques s’immiscer comme facteurs de gêne dans ces communications où l’urgence prime. Le sens s’élabore en lien avec le contexte dans lequel la langue est utilisée, et cette interaction n’est pas toujours une évidence pour les interlocuteurs. Toute la problématique est donc de savoir quels éléments doivent être anticipés afin de prévenir les lacunes de la langue et aussi comment rendre les locuteurs conscients de ces difficultés propres à la langue. Le problème se pose particulièrement dans ces communications orales qui présentent un caractère d’urgence.

Comme le mentionne Josiane Boutet (1989 : 14) à la suite de Emile Benveniste, le choix des mots est en effet un composant du sens des phrases. Mais nous nous accordons avec l’auteur pour dire que s’il est nécessaire, il n’est pas suffisant. Le sens de l’énoncé « implique la référence à la situation de discours« . C’est dans cette optique que se situent les propos qui vont suivre. En effet, dans les communications de travail en général et dans les situations de travail à risque en particulier, l’usage du langage naturel peut réfréner l’accès à une compréhension rapide et efficace. On retrouve alors cette volonté de recourir à une norme (à quelque chose de « prescrit ») dans la constitution de langages contrôlés (ensemble de recommandations lexicales et en partie syntaxique mis en place pour limiter les incompréhensions et anticiper les risques). C’est le cas dans l’aéronautique où parce que les situations sont souvent particulièrement exposées en termes de risques on a recours à l’utilisation de langages contrôlés.
L’un des objectifs de cet article est ainsi de montrer comment la manière de verbaliser « les dires au travail » peut correspondre à un élément du risque.

Les communications contrôleurs/contrôleurs : exemple de communication non conflictuelle

L’exemple ci-dessous est extrait d’un des deux livrets de communications téléphoniques concernant la formation initiale à l’ENAC. Ils ont de fait une visée didactique et sont conçus pour des niveaux différents de difficultés des situations de coordinations inter-secteurs envisagées. Les communications présentent dans ces livrets font état du côté idéalisé et normalisé (but didactique) des principales situations d’échanges entre contrôleurs en inter-secteurs. Elles font apparaître sous la forme de mini séquences d’évènements, les principes (clair, concis, etc.) et les règles (terminologie, syntaxe, etc.) de langage à utiliser pour une communication inter-secteurs des plus efficaces.

Soit la communication suivante, initialisée pour une demande de transfert d’un avion qui passe du secteur EZ vers le secteur ZU. Cet exemple illustre ainsi un modèle de normalisation quant à la façon de verbaliser un transfert.

– Secteur EZ : Allô ZU, le SAS 582 sera en montée du niveau 330 vers le niveau 370. Est-ce que tu l’acceptes comme ça ? 
– Secteur ZU : Je le vois. J’accepte le SAS 582 en montée du niveau 330 vers le niveau 370.

Pour réaliser ce transfert, les contrôleurs qui gèrent ces deux secteurs respectifs doivent entrer en contact. Pour se faire, l’avion quittant le secteur EZ, le contrôleur qui gère ce secteur (EZ) appelle le secteur suivant (ZU) pour lui signaler l’arrivée dans sa zone de l’avion et il lui précise alors son indicatif complet (SAS 582), et son niveau de vol (330).

Dans cette situation, ZU accepte tel quel l’avion dans son secteur et pour éviter toutes ambiguïtés (nous rappelons qu’il s’agit du canal audio, le téléphone) collationne, c’est-à-dire reprend, sur le modèle des communications contrôleur/pilote, les informations fournies par EZ soit :

– redonne l’indicatif complet en premier emploi, à savoir en première prise de parole (sans référence antérieure) : SAS 582 ;
– procède au collationnement de l’indicatif sans réduction et des informations de niveaux.

Partant de là, il est important de souligner que ces données (prescrites) issues des livrets de l’ENAC se différencient des énoncés oraux en situations réelles de travail (usage) sur plusieurs points. Elles ont un contexte recréé à partir de plusieurs situations similaires, elles sont donc le produit d’un travail de réflexion et de mise en mots a posteriori, de l’activité réelle. Elles ont une finalité différente, didactique, qui est liée à l’apprentissage de routines à mettre en oeuvre lors des communications entre contrôleurs (Pierre Falzon (1989) parle dans ce cas de discours métafonctionnels). Elles sont enfin le résultat de modèles linguistiques idéalisés et uniformisés.

Autrement dit, ces modèles de communications s’éloignent des coordinations inter-secteurs en environnement de travail réel (cf. extraits suivants) dans la mesure où ces dernières sont en revanche des données situées, i.e. elles n’ont de sens que dans le contexte de production des coordinations inter-secteurs. Elles sont finalisées (elles sont orientées vers la réalisation d’une tâche qui fait partie du contexte de production : ici la gestion, dans les meilleures conditions de sécurité, de la circulation aérienne). Elles sont le résultat direct de la coopération des opérateurs impliqués dans le processus de travail. Elles sont par définition complexes et diversifiées (il semble difficile pour ne pas dire impossible de pouvoir isoler toutes les situations d’énonciations). La partie suivante vient illustrer le type de difficultés de communication que l’on rencontre en situation réelle de travail et que pourront venir pallier à terme les livrets de communications.

Les communications contrôleurs/contrôleurs : exemples de difficultés

Il apparaît en effet à travers les incidents opérationnels et les analyses Facteurs Humains que les risques liés à ces communications entre contrôleurs proviennent de l’absence de cadre réglementaire (pas de langage contrôlé i.e. phraséologie), du décalage potentiel de représentations et d’objectifs entre les deux contrôleurs (parfois travaillant dans des organismes de contrôle très différents) et de la nature potentiellement conflictuelle ou inhabituelle de certaines communications (négociations).

Terminologie non-conforme au domaine

Ce premier exemple illustre le fait que le manque de normes spécifiques dans les coordinations entre contrôleurs aériens corrélé aux différentes formations dispensées pour les contrôleurs civils, militaires ou étrangers peut donner lieu à des déviances terminologiques entraînant des ambiguïtés dans les communications. Sans pouvoir entrer dans le détail, la procédure réglementaire imposée par l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) concernant une « demande de suivi » d’un avion doit comporter obligatoirement certaines informations comme les demandes de niveaux, de cap, de vitesse, etc. Ces dernières informations doivent être, qui plus est, spécifiées le plus clairement possible. Bien qu’il n’existe pas de normalisation de ces procédures (pas de consigne sur l’ordre des éléments, la terminologie et la syntaxe utilisées, qui préciseraient la façon d’énoncer cette information), la récurrence des situations a engendré une certaine routinisation des verbalisations et plus spécifiquement de la terminologie utilisée. Autrement dit, les contrôleurs ont mis en place des schémas de structures langagières correspondant à leurs besoins d’énonciation. Mais dans certains cas, la formation différente des locuteurs (entre les contrôleurs civils et les contrôleurs militaires) vient expliquer l’usage d’une terminologie non-conforme au domaine comme par exemple le verbe « intégrer » dans l’instruction :
« le FAF 4014 voudrait intégrer sur Poitiers »

N’appartenant pas à la terminologie du domaine, cette expression énoncée dans une communication par un contrôleur militaire n’est pas comprise par le contrôleur civil. Ce dernier doit alors solliciter de plus amples renseignements pour comprendre, en fin d’échange, que la demande concernait un avion qui souhaitait changer de cap et se diriger vers la balise nommée Poitiers. Dans la lignée de cette problématique de la terminologie non usuelle au domaine, nous avons pu identifier que le facteur « évolution des systèmes » – entendu ici comme l’évolution des matériels techniques qui peuvent être en sus différents d’un centre de contrôle à un autre – crée également des écarts dans la verbalisation des procédures entre les différentes générations de contrôleurs. Ainsi, on relève des items dans les instructions verbalisées qui sont aujourd’hui obsolètes voire non immédiatement référentielles pour un « jeune » contrôleur.

Ellipse liée aux routines du métier

Un autre exemple illustratif de cette problématique est lié aux routines inhérentes et spécifiques au métier des opérateurs, soit des visées énonciatives différentes (Gumperz, 1992). Souvent contraint par le temps, un contrôleur aérien a régulièrement recours au phénomène d’ellipse (ou troncation) pour établir la référence à l’avion qui fait l’objet de l’appel (Bertaccini, Vergely, 2007). Soit l’extrait suivant :

Contrôleur  secteur 1 : Bonjour,  international corse.
Contrôleur  secteur 2 : Oui, bonjour Tu vois, j’ai un décollage de Biarritz qui passe au niveau 190 sens montée.
Contrôleur  secteur 1 : Heu … alors moi je dis le … heu … Régional Juliet Uniform.
Contrôleur  secteur 2 : Juliet Uniform, oui.

Nous pouvons voir, et contrairement à l’exemple vu sous (3), que l’établissement de la référence au vol, à savoir un décollage de Biarritz, est non explicite en premier emploi (i.e. : sans référence antérieure) pour le contrôleur 1. Ce dernier ne bénéficiant pas du même contexte partagé sur son écran radar, il ne comprend pas de quel avion il s’agit. Ce processus provient du fait que le contrôleur 2, au lieu d’initialiser la communication en mentionnant la référence complète et « réglementaire » de l’avion à savoir son indicatif commercial « Régional Juliet Uniform », fait référence à l’avion en utilisant comme désignation référentielle un groupe nominal correspondant au lieu de départ, ici « décollage de Biarritz ». Cette désignation est ambiguë pour le contrôleur 1 qui, ayant plusieurs avions dans la zone de contrôle de Biarritz, a besoin de désambiguïser pour connaître exactement quel est le bon référent. Et sans cette identification précise de l’avion, aucune autre information telle que le niveau, le cap, la vitesse, etc. ne pourra être prise en charge, et des confusions pourront apparaître en affectant à un avion des indications de vols qui ne sont pas les siennes. Il est important de retenir dans cet exemple que l’absence de référence complète entraîne des prises de paroles supplémentaires pour clarifier la référence du bon vol alors que le facteur temps est prépondérant dans ce type de communication liée à l’urgence des situations.

Ambiguïtés liées à des indicatifs similaires phonétiquement

– Contrôleur  1 : Oui, Limoges !
– Contrôleur  2 : Ouais, salut ! J’ai le départ du Jersey 12 26
– Contrôleur  1: L’Erlec 2 26 ?
– Contrôleur  2 : Jersey 12 26, ouais
– Contrôleur  1: Ah ! Jersey !
– Contrôleur  2: Jersey, ouais
(…)
Ce dernier exemple correspond à une communication initialisée pour coordonner un avion entre deux secteurs de contrôle que représentent respectivement le contrôleur 1 et le contrôleur 2.

Bien que l’ambiguïté soit immédiatement levée ici, cette communication exemplifie clairement les risques de confusion référentielle liés à des indicatifs similaires phonétiquement. Dans cette situation, le contrôleur 1 entend et/ou comprend ERLEC 2 26 (DEUX – VINGT SIX) au lieu de JERSEY 12 26 (DOUZE – VINGT SIX). Tout le problème étant que ces deux indicatifs existent bien dans la réalité. Soulignons que la complexité de cette communication s’évalue lorsque le contrôleur 2 en verbalisant « Jersey 12 26, ouais » acquiesce et collationne de ce fait les dires précédents alors qu’ils s’avèrent erronés. Ce n’est qu’à la prise de parole suivante que son interlocuteur soulève (et donc comprend) l’ambiguïté phonétique en s’exclamant « Ah ! Jersey ! ». Cet exemple, comme bien d’autres, montre les difficultés de communication liées à l’usage de la terminologie spécialisée. Mais il souligne aussi les risques liés à un contexte de travail non partagé entre les contrôleurs qui gèrent chacun des secteurs de contrôle différents et donc ne voient pas tous les mêmes choses sur leurs scopes radars.

Conclusion

Les exemples analysés dans cet article suffisent pour instruire le décalage pouvant apparaître entre ce qui est (ou devrait être) de l’ordre du prescrit et ce qui relève de la réalité des usages. Les réflexions sur cette problématique de la norme et de l’usage présentent des enjeux importants dans ces communications d’urgence ce qui implique du coup un fort lien entre chercheurs et acteurs professionnels. Les exemples mentionnés ci-dessus suffisent pour instruire le fait que l’analyse des communications de travail ne doit pas s’arrêter uniquement à une description linguistique aussi fine soit-elle. Si elle est incontournable, elle n’est pas suffisante. Elle doit faire inévitablement intervenir des facteurs contextuels, sociologiques, psychologiques, etc. liés à l’expertise du métier des opérateurs. Et c’est la confrontation de l’expertise de chacun (chercheurs et professionnels) qui permet ensuite de discuter et de définir des critères correspondant à une communication efficace. Dans ce contexte, il semble évident que travailler sur la forme des messages nécessite de réfléchir à l’avance aux informations à transmettre. Or, la préparation du message est souvent occultée (5) bien qu’elle permettrait de pallier la disparité des informations importantes dans une communication. En ce sens, nous avons illustré au travers de différents cas que l’usage du langage naturel peut s’avérer être un frein pour l’accès à une compréhension rapide et efficace. En découlent de nombreuses difficultés comme par exemple des sens mal identifiés ou différents en fonction des interlocuteurs, des sous-entendus, des ambiguïtés liées à une terminologie spécialisée, le tout corrélé au facteur urgence des situations. Les divers interlocuteurs doivent prendre conscience de ces difficultés car si elles ne sont pas anticipées ou corrigées à temps, elles peuvent parfois avoir des conséquences non négligeables. L’objectif de tendre vers une communication de plus en plus efficace nécessite de recourir à l’observation du fonctionnement de ces cas non routiniers. Seule leur analyse permet d’en saisir les marqueurs atypiques qui permettront par la suite de mettre en œuvre des stratégies correctives. Un des objectifs du linguiste de terrain est alors de proposer un diagnostic des difficultés à partir de l’étude d’usages réels pour ensuite contribuer à proposer des solutions afin d’anticiper ces difficultés.

Notes

(1) Je remercie Carine Duteil-Mougel (maître de conférence à l’Unilim, Limoges) et Laurent Morillon (maître de conférence à l’IUT Paul Sabatier, Toulouse) pour la relecture attentive qu’ils ont porté à cet article et pour leurs commentaires toujours pertinents.

(2) Créé en 1986 le réseau regroupe sciences du travail et sciences du langage au travers de sociolinguistes, sociologues, psychologues, ergonomes, chercheurs en communication et en sciences de la gestion.

(3) Selon l’article 4 de l’arrêté du 3 mars 2005 portant sur l’organisation de la DSNA. Art 4 : « La direction de la technique et de l’innovation (DSNA/DTI) est chargée de l’étude, du développement, de l’achat, de la réception et de la vérification technique des équipements et des systèmes de communication, de navigation, de surveillance et de gestion du trafic aérien et de ceux utilisés pour la fourniture de services d’information aéronautique, mis en oeuvre par la direction des services de la navigation aérienne, tant au niveau national qu’en coopération internationale, sous réserve des achats, réceptions et installations confiées à la direction des opérations ».

(4) Ces portions d’espace s’appellent secteurs. Les secteurs et les avions qui s’y trouvent sont visualisés sur les écrans radar des postes de contrôle. Deux contrôleurs qui sont amenés à coordonner leurs actions par téléphone peuvent se trouver dans le même centre de contrôle ou dans des centres différents. Ils peuvent avoir des images radars différentes sur leurs écrans, mais ils peuvent aussi les modifier en fonction du secteur qui les intéresse.

(5) Même si, dans ce type de communications de travail, les interlocuteurs savent le plus souvent anticiper les raisons de l’appel.

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Auteur

Pascale Vergely

.: Pascale Vergely est Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche (ATER) en 7/71e section à l’Université de Limoges (UNILIM). Elle est membre des laboratoires CERES (Limoges) et CLLE-ERSS (Toulouse). Ses travaux de recherche s’ancrent autour de la problématique « langage et travail ». Plus spécifiquement, ses analyses portent sur l’analyse interactionnelle des communications professionnelles en situation d’urgence ou tendue. Les domaines concernés sont le contrôle aérien et le domaine médical (SAMU 31 et les consultations médicales).