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Le cinéma tunisien est-il européen ?

24 Mar, 2009

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au 18° congrès de l’AISLF, association internationale des sociologues de langue française, (CR18 Sociologie des arts) Istanbul, juillet 2008.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Trabelsi Anouar, «Le cinéma tunisien est-il européen ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/varia/09-le-cinema-tunisien-est-il-europeen

Introduction

L’effigie de Marianne sur les supports de communication (affiches, dossiers de presse, etc.) de films tunisiens ! Cela ne surprend plus personne car nombre de films tunisiens sont aussi français et/ou européens. Et si l’on s’attache à tel ou tel article de telle ou telle convention liant la Tunisie à des Etats européens, il est possible de donner une définition de la nationalité d’un film dont les fonds sont récoltés de part et d’autre de la Méditerranée…
Les incidences économiques et les compromis esthétiques que provoqueraient la coproduction et la présence de financements étrangers dans la production cinématographique tunisienne ne sont pas hors de propos. Néanmoins, l’essence de ces lignes est ailleurs. Elle porte sur les mécanismes et logiques sociales régissant le déploiement d’une production se considérant comme tunisienne dans les réseaux épineux de la mondialisation, qui la portent tout en la traversant. Nous nous sommes ainsi fixé comme objectif de déchiffrer l’imbrication du cinéma tunisien dans des logiques marchandes transfrontalières, et de dégager la complexité du tissage humain, logistique… qui le propulse. Cette dernière est souvent européenne et particulièrement française ; d’où la question pertinente et non moins polémique que nous avons choisie pour titrer cet article. Il se joint, autrement parce que librement, à une liste de rapports qui sont souvent demandés par le CNC, par le ministère de la Culture et de la Communication  ou par les professionnels eux-mêmes à ce sujet.
Prendre la mesure de l’importance des capitaux étrangers dans la production cinématographique tunisienne et éclairer les ramifications complexes des réseaux humains et logistiques qui accompagnent une création audiovisuelle jusqu’à sa diffusion : il s’agit de mettre en exergue le savoir-faire requis pour les métiers du cinéma et qui est, de fait, inhérent à la concrétisation de projets tunisiens sans occulter les compromis, ménagements et accommodements que cela provoque. Tel est notre propos.
Grâce à des rapports de confiance tissés par les professionnels du cinéma ici et là au ‘‘mépris’’ des frontières nationales, mais aussi – et surtout – en vertu d’accords intergouvernementaux, un film tunisien est souvent porteur d’une seconde nationalité (identité ?) européenne. En effet, lorsque l’auteur est ou binational ou résident à l’étranger, particulièrement en France, ou étant donnée la part – même minime – des financements étrangers, le qualificatif de national est accordé au film dans les pays dont sont issus les coproducteurs. Cet article cible les mécanismes de la genèse transfrontalière d’une œuvre de cinéma. Il soulève la question de la définition de l’identité, en l’occurrence de ces films qui participent – intentionnellement  ou pas – au  concert d’une Europe « forte de ses diversités ». Slogan lui-même équivoque puisque comme le rappelle Dominique Wolton : « dans les faits, cette diversité est souvent la manière élégante de reconnaître ce qui sépare les Européens du point de vue des souvenirs, des références, des systèmes symboliques. » (Hermès, 1999, n°23/24, p.11) Que dire donc de ces Euro-méditerranéens avant la lettre – à savoir la déclaration de la Conférence de Barcelone en novembre 1995 qui a préconisé de « favoriser la compréhension entre les cultures » et qui reconnaît que le dialogue entre les cultures fait partie d’une « composante essentielle du rapprochement et de la compréhension entre leurs peuples et l’amélioration de la perception mutuelle » (Cf. Visier, 1999)? Que dire de ces décolonisés, migrants dans les capitales des anciens empires coloniaux pour exercer leurs passions ? Que dire de ces auto-expatriés cherchant au Nord une valeur assez diffuse au Sud : le respect de la liberté individuelle ? Que dire de ces binationaux métissés dans la chair et/ou l’esprit, porteurs d’une altérité et s’en prévalant souvent dans leur expression artistique ?
Il va sans dire que nous évitons une méthode qui rappellerait toute ‘‘filature policière’’… Mais nous ne pouvons occulter le paramètre identitaire national tel que défini par le matricule fiscal d’une société de production ou la carte d’identité ou de résident d’un comédien, d’un technicien ou d’un metteur en scène.

Un cadre de coopération enveloppeur et booster

L’État tunisien est avant-gardiste en matière de culture. Fidèle à l’appréhension éclairée du service public culturel initiée par son prédécesseur feu Habib Bourguiba, l’actuel locataire de Carthage, Zine Al-Abidine Ben Ali, continue d’accorder un traitement attentionné aux arts et à la culture. Il a annoncé lors de la fête nationale de la Culture, le 27 juin 2008, l’augmentation des fonds publics alloués au département de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine à hauteur de 1,25% du budget de l’Etat. En effet, la Tunisie soutient selon des formules multiples toutes les expressions artistiques et subventionne particulièrement le secteur audiovisuel. Un écart persiste pourtant entre le discours et les faits. Nous y reviendrons plus loin. Tout en soulignant cette « volonté politique », l’auteur d’une étude en gestion consacrée à la place de l’industrie cinématographique dans l’économie tunisienne conclue que : « le cinéma tunisien ressemble à un puzzle dont aucune pièce ne manque mais qui gagnerait à être mieux agencé ». (Ben Jemâa, 2008)
Ceci étant dit, il est incontesté que, le cinéma tunisien tient, d’un côté, grâce à l’argent du contribuable tunisien, et perdure, de l’autre, eu égard au concours du cofinancement étranger (étant de même très souvent de l’argent public). « L’Etat tunisien est à l’avant-garde, nous confie la médiatrice culturelle Zeinab Farhat pourtant aux positions politiques supposées subversives, il est et doit rester notre principal mécène » (L’Expression, n°20, 2008). Pour sa part et à l’occasion de la finition de son dernier long métrage Thalathùn – film retraçant le parcours de Tahar Haddad jurisconsulte déchu dans les années trente pour sa lecture libérale de la Chariâa (loi islamique) quant au statut de la femme dans la religion et dans la société –, le cinéaste et producteur Fadhel Jaziri dit: « dans le domaine de la culture, l’Etat tunisien, soyons sincères, a toujours été révolutionnaire… Le soutien de l’Etat a beaucoup fait. N’est-ce pas lui qui a construit les maisons de la culture, lancé la Satpec [Société Anonyme Tunisienne de Promotion et d’Expansion Cinématographique], décentralisé la culture et l’accès à l’art ? Cet Etat rêvé dans les années 30 fut en partie réalisé dans les années 50 et 60 » (L’Expression, n°14, 2008).
En effet, le cinéma tunisien n’a pas cessé depuis les années 1960, de bénéficier d’une manière ou d’une autre du soutien étatique. Il est aujourd’hui largement épaulé par l’aide accordée aux productions nationales sélectionnées par la commission d’encouragement à la production cinématographique nommée et renouvelée par décision du ministre chargé de la culture selon les dispositions du décret daté du 19 mars 2001 « fixant les modalités d’octroi de subventions d’encouragement à la production cinématographique. »
Outre les dispositions internes propulsant la création d’œuvres qualifiées à juste titre de films d’auteurs et abstraction faite des tracasseries qui accompagnent l’octroi ou le déblocage de l’argent public, la Tunisie a multiplié les accords intergouvernementaux garantissant aux productions tunisiennes un cadre juridique permettant de propulser l’imagerie locale. Ainsi, au niveau Sud-Sud, un accord multilatéral de coproduction cinématographique est signé fin mai 2001 avec les Etats de l’Union du Maghreb Arabe (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie) ; de même, des accords bilatéraux lient la Tunisie à l’Egypte et à la Syrie.
Quant au niveau Nord-Sud, le gouvernement tunisien et le gouvernement québécois ont convenu, le 27 janvier 1992, d’un « protocole d’entente » favorisant « le développement de la coopération cinématographique ». Aussi, un accord signé à Bruxelles, le 29 septembre 1997, lie la Tunisie et la communauté française du Royaume de Belgique.
Plus proches de nous, des conventions entre la Tunisie et ses deux voisins du nord de la Méditerranée partageant des liens historiques et culturels forts : l’Italie et la France. Ces textes régissent les coproductions entre les structures relevant de ces pays respectifs. Nous les ciblerons exclusivement. Seront pour ainsi dire relégués les liens se tissant avec d’autres Etats et les apports des fonds Hubert Bals, Jan Vrijman, Göteborg (Pays-Bas) et World Cinema Fund (Allemagne) ainsi que ceux d’instances internationales telles que Euromed Audiovisuel…

Du partenariat transméditerranéen (Tunis / Paris / Rome)

Signé à Tunis le 16 novembre 1994 par les ministres tunisien et français chargés de la Culture, l’accord de coopération cinématographique souligne le souci des Républiques tunisienne et française « de poursuivre et d’élargir la coopération cinématographique et de favoriser la réalisation en coproduction d’œuvres cinématographiques susceptibles de servir par leurs qualités artistiques et techniques le prestige des deux Etats, désireux de développer leurs échanges dans le domaine cinématographique ». En matière de coproduction et dès l’article 1er, il est stipulé que « les œuvres cinématographiques ou les films de long et de court métrage réalisés en coproduction et admis au bénéfice du présent accord sont considérés comme œuvres cinématographiques nationales par les autorités des deux Etats, même quand ils sont tournés en langue locale. Ils bénéficient de plein droit des avantages réservés aux œuvres cinématographiques nationales qui résultent des textes en vigueur. La réalisation d’œuvres cinématographiques en coproduction entre les deux Etats doit recevoir l’approbation, après consultation entre elles, des autorités compétentes des deux Etats :

  • En France : le Centre national de la cinématographie ;
  • En Tunisie : le ministère de la culture (direction du cinéma) »

Dans les mêmes termes, l’accord tuniso-italien de production cinématographique daté du 29 octobre 1988 considère comme national dans chacun des deux pays tout film coproduit. L’autorité de tutelle en Italie étant  la direction générale du spectacle au ministère du Tourisme et du Spectacle. Le texte précise que les avantages accordés par la Tunisie ne le sont qu’à la société de droit tunisien et vice-versa : « Ces avantages sont acquis seulement par la société de production du pays qui les accorde. »
Cet accord prévoit aussi de faire bénéficier les coproducteurs des deux pays des accords bilatéraux qu’aurait l’Italie ou la Tunisie avec des pays tiers et ce pour des productions internationales. La convention avec la France passe sous silence cette question (à juste titre, Férid Boughédir s’est demandé – aux Portes ouvertes Maghreb du festival de Locarno, le 7 août 2005 – si dans le cas d’une coproduction tripartite Tunisie/France/Allemagne, « l’accord de coproduction France/Allemagne peut jouer pour que le film ait la nationalité allemande ? »).
Par ailleurs, il est indiqué à l’article 5 de l’accord avec l’Italie que « les films doivent être réalisés par des metteurs en scène, techniciens et artistes possédant soit la nationalité italienne ou le statut de résidents en Italie ou la nationalité tunisienne ou le statut de résidents en Tunisie conformément au dispositions législatives et réglementaires en vigueur dans chacun des deux pays. » Et d’ajouter : « en cas de production tripartite, la participation de metteurs en scène, techniciens et artistes possédant la nationalité du pays tiers est acceptée. » Dans le même ordre d’idées, l’article 6 de l’accord franco-tunisien exige les mêmes conditions de nationalité ou de résidence en ajoutant la possibilité d’embaucher dans les équipes techniques et artistiques des ressortissants maghrébins de droit et de pays tiers à titre exceptionnel.
Par ailleurs, si l’accord tuniso-italien fixe à un minimum de 30% la part minoritaire d’un coproducteur, l’accord tuniso-français admet que la participation d’un coproducteur peut varier de 20% à 80%, et de préciser que « l’apport du coproducteur minoritaire doit comporter une participation technique et/ou artistique effective. »
Selon les textes des deux conventions, à quelques nuances près, la présentation des films coproduits aux compétitions internationales « doit être assurée par le pays auquel appartient le producteur majoritaire ou, dans le cas de participation égale, par le pays dont le metteur en scène est ressortissant » (article 11 de l’accord avec la France et article 12 de l’accord avec l’Italie).
Par ailleurs, la direction de l’Institut culturel italien à Tunis nous rappelle (1) un autre accord entre les deux républiques de coopération culturelle, scientifique et technologique, allant de 2005 à 2007, lequel n’a pas été renouvelé en 2008. « Cela dit, les deux Etats  continuent à collaborer sous forme de tacite renouvellement jusqu’à l’éventuelle rédaction d’un nouvel accord ». Elle souligne, entre autres, l’article 3.4 qui règle la coopération au niveau cinématographique en affirmant que « les deux parties encourageront la coopération entre les institutions publiques, mais aussi entre organisations et associations qui œuvrent  dans le secteur cinématographique à travers la réalisation de projets communs et coproduits selon l’accord de coproduction et d’activités de promotion ; l’échange d’artistes ; les participations réciproques aux festivals ; les congrès ; événements et autres manifestations d’importance internationale ; la valorisation du cinéma des deux pays à moyen d’une bonne distribution ».
Bien que les textes cités plus haut soient solennels en matière de définition de la nationalité d’un film, et même si ceux-là conditionnent l’octroi des subventions et aides des instances des Etats concernés avec un lot d’exigences et de deadlines, la question semble être embarrassante voire même épineuse : « évoquer la nationalité dans une époque de mondialisation, nous dit la représentante du service culturel de l’ambassade d’Italie à Tunis, n’est pas aussi facile. Ce que nous cherchons est d’éviter un terme pareil. La Tunisie n’est pas l’Europe. Mais les échanges consistants en économie, en politique, mais surtout en échanges humains, font de la Tunisie un voisin. La Tunisie est un exemple d’ouverture et de dialogue. Nombreux sont ceux qui la considèrent entre nous et l’Autre… Cet Autre, inconnu, qui demeure toujours derrière le mur.
Concernant la nationalité d’un film, nous pouvons affirmer qu’entre l’Italie et la Tunisie il y a un échange important d’acteurs et de réalisateurs à tel point qu’il nous semble parfois difficile de définir si l’œuvre est tunisienne ou italienne… »
Pour sa part et en réponse à notre question : « les films tunisiens sont programmés dans le Festival du cinéma européen… Comment, selon vous, préciser la ‘‘nationalité’’ d’un film ? Les films tunisiens ayant profité de l’argent du contribuable français, ou européen, peuvent-ils être considérés comme français ou européens d’autant plus que nombre d’entre nos cinéastes et producteurs sont binationaux ? », l’attachée de l’action culturelle et de la communication auprès de l’ambassade de France à Tunis déclare : « œuvre réalisée par un metteur en scène tunisien dans le cadre d’une coproduction, franco-tunisienne ou ayant bénéficié du concours de l’Union Européenne. » (2)
Nul n’ignore que ce concours ou coproduction pose au moment de la crispation identitaire actuelle généralisée, un problème d’authenticité du discours et provoque une méfiance d’une partie du public et d’une certaine presse. Une production portée par des réseaux occidentaux ne serait pas en odeur de sainteté pour ceux-là. « C’est un point de vue plutôt partisan, rétorque la représentante de la politique culturelle française en Tunisie, qui tend à mettre en cause la crédibilité de l’artiste sans s’intéresser au contenu de son œuvre. On peut aussi expliquer que la production artistique a un coût et qu’elle a besoin de moyens financiers. »
En tout état de cause, il n’est pas dans notre propos d’évoquer, ici, la question d’une altération ou d’une aliénation identitaire éventuelle provoquée par l’intervention économique de partenaires étrangers… Encore moins de faire un procès d’intention à tel ou tel. Nous nous limitons, comme précisé au début, à étudier le parcours du combattant qu’un producteur tunisien est obligé de mener, avec l’auteur qu’il produit, pour qu’un film puisse voir le jour.
Par ailleurs, il est à souligner qu’outre l’accord de coproduction et de coopération cinématographiques liant la Tunisie à la France, le service culturel de cette dernière prend des initiatives facilitant l’accès des créateurs et médiateurs culturels tunisiens aux réseaux pouvant permettre l’aboutissement ou le lancement d’un projet audiovisuel en aidant les différents protagonistes à s’insérer dans ce monde, et à bénéficier ainsi des aubaines promises par la convention indiquée :
« Ces participations se répartissent, selon les dires de la direction de l’IFC, en aides directes du poste :

  • suivi d’actions auprès des écoles du cinéma qui permet une sélection d’étudiants auprès de structures de formation en France (Université d’été, FEMIS),
  • accompagnement du poste pour la présence tunisienne dans de nombreux festivals en France, dont Cannes,
  • actions de programmation cinéphiliques nombreuses,
  • projets de formation aux métiers du cinéma mis en place par le poste,
  • soutien aux jeunes réalisateurs par des aides apportées (aide à la finition, au sous-titrage, à la communication, à l’écriture de scénario),
  • subventions accordées aux festivals tunisiens,
  • bourses de stage,

auxquelles s’ajoutent :

  • les aides du Fonds sud (MCC), de l’Agence de la Francophonie, et des expertises diverses, telles celles de la Commission Supérieure Technique du CNC qui valide les normes techniques des salles de projection,
  • et enfin les financements par des producteurs français ou originaires du Maghreb. »

De son côté, la représentante de la politique culturelle italienne en Tunisie évoque la réalisation de l’Istituto en partenariat avec MedFilm, du Festival de La semaine du Cinéma Italien à Tunis dont le titre était : La Meglio gioventù et sa participation aux événements cinématographiques tels que les festivals nationaux et internationaux : Les Journées Cinématographiques de Carthage ou Le Festival du Cinéma Européen.
La France, comme l’Italie, par le biais de leurs sections culturelles à Tunis, ne cessent de provoquer des opportunités qui représenteraient des formules d’aides socio-économiques indirectes aux acteurs de la place. « A titre d’illustration, déclare Irène Bourse, directrice de l’IFC,  on peut insister sur la mobilisation de l’ensemble des programmes du ministère français de la Culture et de la Communication en faveur de la mobilité des professionnels de la culture et des artistes : programme Courants du monde de la Maison des cultures du monde (MCM), les séminaires Malraux, le programme d’accueil de longue durée ‘‘Profession culture’’. Concernant les télévisions et radios  publiques, on peut rappeler le rôle des concours RFI/RMC pour la découverte de jeunes artistes internationaux. Ou encore, pour la Commission Européenne, le rôle d’opérateur que joue la Fondation Anna Lindh basée à Alexandrie. »
Ces occasions sont d’une efficacité insoupçonnée dans le raffermissement ou l’installation de liens entre les différents partenaires possibles. Elles restent sous-estimées, car elles sont justement indirectes et presque invisibles, alors qu’elles tissent silencieusement des réseaux solides permettant de manœuvrer collégialement. Y naissent les recettes de ruses consenties entre les différents corps des métiers du cinéma pour mieux nager dans les eaux troubles de la mondialisation économique tout en  évitant, solidairement, le risque de la standardisation culturelle.

Une nécessaire ‘‘perfidie punique’’ pour naviguer dans les eaux de la coproduction ?

Cinéastes et producteurs des pays du Sud rivalisent d’ingéniosité pour décrocher les financements, débloquer les aides et subventions des instances européennes et particulièrement françaises.
La perfidie étant punique comme le dit un dicton romain, ces Tunisiens-là – héritiers des Phéniciens – seraient d’une ‘‘perfidie vertueuse’’! Vu l’exiguïté de son marché local, le cinéma tunisien ne peut se passer des fonds étrangers et des circuits de distribution qu’ils assurent. Les films des années 1990 demeurent d’un intérêt permanent, d’autant plus qu’ils éclairent suffisamment l’actualité. Il s’agit particulièrement des productions de Cinétéléfilms dont les films phares : Halfaouine de Férid Boughédir et les Silences du palais de Moufida Tlatli.

Illustrations 1 & 2 – Halfaouine de F. Boughédir (1990), Les silences du palais de M. Tlatli (1994)
     

Les productions récentes de années 2000 ne sont pas d’un moindre intérêt; elles nous éclairent autrement sur le développement de la coopération transméditerranéenne dans le cinéma tunisien et sur les quelques changements stratégiques qui sont en train de s’opérer entre riverains du Nord et du Sud. A ce titre, citons les productions de CTV: précisément Making of, le film culte de Nouri Bouzid, qui traite de la question de l’intégrisme islamique suicidaire et qui a eu, en dépit de l’intérêt international pour son sujet et des aides accordées par la Francophonie et le Fonds Sud, du mal à séduire un ou des coproducteurs européens, et qui vient difficilement de trouver distributeur en France et aux Etats-Unis.

Illustration 3 – Making of de Nouri Bouzid (2006)

Tout art est tributaire des logiques de son marché (ses marchés ?). « La notion de marché de l’art telle que définie par Raymonde Moulin implique un certain nombre d’acteurs et de processus : collectionneurs, galeries, cotes connues des œuvres, et relatives transparences des transactions financières, enfin interaction entre validation économique et validation esthétique des œuvres. Cette notion suppose encore une hiérarchie des légitimités artistiques en fonction de la géographie : les instances de consécration et de diffusion commerciale de l’art reconnues sont localisées aux USA et en Europe de l’Ouest » (Blin, 2007, p. 123).
Le cinéma, étant aussi une industrie (pour paraphraser André Malraux), est l’expression artistique la plus soumise aux lois d’un marché régulé au Nord tant dans la production que dans la distribution. L’œuvre cinématographique dans les pays du Sud n’en finit pas d’être particulièrement tributaire de stratégies de nombreux acteurs institutionnels locaux mais aussi et surtout internationaux, du secteur privé, du secteur public et d’instances intergouvernementales.
Nous tenterons de proposer quelques éléments de réponse. Notre intervention, basée sur des témoignages recueillis sur place, approche la question en termes de stratégie des acteurs, en essayant de retracer les choix des auteurs et des producteurs et d’interroger les ruses déployées pour bénéficier des aides et subventions des différentes institutions de pays riches, voisins du Nord, ces derniers opérant dans un système de coopération ouvrant, selon des textes signés entre les autorités des deux pays et suivant les règlements régissant l’activité des sociétés du droit local qui sont partenaires de producteurs tunisiens, les vastes marchés de l’Europe.
L’article 4 de la convention franco-tunisienne 1994 prévoit que « chaque coproducteur est, en tout état de cause, copropriétaire du négatif original image et son, quel que soit le lieu où le négatif est déposé. Chaque producteur a droit, en tout état de cause, à un internégatif dans sa propre version : si l’un des coproducteurs renonce à ce droit, le négatif sera déposé en un lieu choisi d’un commun accord par les coproducteurs ». Dans les faits, un exemple est frappant : aucune partie tunisienne n’a pu disposer du négatif des Silences du palais de Moufida Tlatli (1994) ni le producteur tunisien Ahmad Baha Eddine Attia (Cinétéléfilms) ni le ministère de la Culture. Le coproducteur français Richard Magniat (Mat Film), qui n’est autre que le distributeur de Halfaouine en France, séquestre ledit négatif.
Bezness est une expérience digne d’être citée, jugée « humiliante » et « esclavagiste », le réalisateur Nouri Bouzid a déclaré lors d’une entrevue datant de 1995 : « le producteur étranger veut que vous adhériez à certains cadres et que vous épousiez l’air du temps. L’extraordinaire succès de Halfaouine de mon ami Férid Boughédir a davantage compliqué les choses. (…) Si l’État tunisien ne m’aide pas, je ne ferai plus de films ; (…) faire un film dans un pays comme la Tunisie relève actuellement d’un miracle et vous entraîne dans des tribulations éreintantes et des attentes humiliantes. Je ne peux plus supporter ces contrariétés. » (Trabelsi, 2005)

Illustration 4 – Bezness de N. Bouzid (1992)

En fait, comme il y a des personnages étrangers, le film est forcément bilingue ; le partenaire français, à l’insu de l’auteur tunisien, a entraîné l’extension du dialogue en français à 50%. L’artiste maussade nous informe : « tout m’était présenté comme de la création et pour l’intérêt du film : il vaut mieux développer le personnage de Fred, le reporter, la touriste française n’est pas assez présente, etc. J’ignorais que l’argument était purement commercial. Une telle présence de la langue française dans le film offre des avantages au producteur français. C’est toujours révoltant de se sentir abusé. » En réalité, puisque Bezness était privé de l’aide publique tunisienne, Attia, le producteur tunisien, a entamé les procédures d’une véritable association avec Le Petit qui a consacré deux millions de francs (déjà avancés par Canal+) en s’appropriant, en contre partie, tout le marché français et francophone. Pourtant, Nouri Bouzid, qui a vécu douloureusement ce qu’il considère comme une mésaventure lors de la coproduction de Bezness avec Flach Film, reconnaît que « refuser la coproduction c’est fonctionner contre son propre intérêt ; (…) si je suis au service de ma culture tout en l’enrichissant de fonds étrangers, lui permettant de se diffuser, il n’y a pas d’aliénation. »
Il est vrai que seule la présence d’un coproducteur français permet l’éligibilité des projets de films aux différentes caisses du Centre National de Cinématographie. La demande d’aide, avant ou après réalisation, pour ce dernier (comme pour ladite Aide aux films en langue étrangère) doit être présentée par un producteur français.
Les principales subventions du CNC se déclinent comme suit (données de 2008 telles que présentées sur le site officiel du CNC) :

  • L’aide aux films en langue étrangère pouvant être accordée pour la production de longs métrages « qui présentent d’incontestables qualités artistiques mais qui ne sont pas éligibles à l’avance sur recettes pour des raisons linguistiques » et qui ne relèvent pas de la compétence territoriale du Fonds Sud Cinéma.
  • L’avance sur recettes avant réalisation : selon les exigences du CNC, les avances avant réalisation peuvent être demandées soit par les sociétés de production de films de long métrage titulaires d’une autorisation d’exercice délivrée par le CNC, soit directement par les auteurs du scénario ou par les réalisateurs des films en projet à condition qu’ils aient la nationalité française ou celle d’un État membre de la CEE, ou qu’ils aient la qualité de résidents étrangers ».
  • Le fonds Sud : 2,4 M € représentant le montant annuel du fonds cofinancé à parité par le Ministère de la culture et de la communication (CNC) et le ministère des Affaires étrangères répartis en aides accordées aux films en vue de tournage à une moyenne de 110 000 € par film et ne pouvant en aucun cas excéder 152 000 €.
  • L’aide à la réécriture : elle peut être accordée dans le cadre du Fonds Sud. Selon le CNC, « elle s’élève à un montant maximum de 7600 €. Le scénario doit alors être retravaillé à l’aide d’un coscénariste professionnel du choix du réalisateur qui doit cependant être agréé à la fois par le CNC et par le ministère des Affaires étrangères. »
  • Aide à la finition : « elle peut être accordée à titre exceptionnel à un projet qui n’a pas obtenu l’aide du Fonds Sud et qui est parvenu à être tourné en éprouvant des difficultés pour sa finition. Ce film peut être revu en aide à la finition par la Commission. Elle est d’un maximum de 46 000 €. »

Il est à souligner que l’avance sur recettes est soumise à un critère d’éligibilité excluant les réalisateurs tunisiens résidents en Tunisie ou ne possédant pas une nationalité européenne. Du coup, entre deux projets : l’un présenté par un créateur tunisien résidant en Tunisie et l’autre par l’un de ses concitoyens résidant en Italie ou ayant la nationalité française, l’expatrié et/ou binational a une bien plus grande chance de voir son film mis en œuvre. Le producteur Abdellaziz Ben Mlouka, fondateur et gérant de CTV contrôlant 65% du marché tunisien de l’audiovisuel, le reconnaît sans détour(3) . Par exemple : « Khaled Ghorbel présente son projet comme un cinéaste français. Un si beau voyage est donc un long métrage présenté au CNC par le biais d’un producteur français qui gère l’argent des subventions. »
Abdellaziz Ben Mlouka avoue que c’est « par commodité que l’on travaille avec les Européens. Les textes sont clairs et le circuit de leur implication est clair. Alors qu’ici, même avec des directives précises d’un conseil ministériel, on trouve les moyens de faire traîner les dossiers et laisser des demandes en suspens sans réponse aucune ». Il cite un conseil ministériel daté du 13ème anniversaire du 7 novembre 1987 (date anniversaire de la déposition du président Bourguiba) lors duquel Ben Ali a donné ses instructions à la télévision nationale de participer au financement du cinéma tunisien à hauteur de 10% pour chaque film retenu par la commission nationale d’encouragement de la production cinématographique ; rien n’est fait ! Pourtant, le chef de l’Etat ne cesse de fustiger : « l’avenir de la culture est, de nos jours, tributaire de sa connexion étroite avec le processus de développement et des rapports réciproques qu’elle entretient avec l’activité économique, aux plans de la production, du financement et de la commercialisation » (déclaration du 2 Juin 2007 citée en exergue par Ben Jemâa, 2008).
La politique culturelle de l’Etat tunisien est certes volontariste dans les textes et les dires. Cependant, « pour que ses sujets demeurent sages et qu’ils l’idéalisent, le prince veillera à les contenir en état de régression psychique, et n’y parviendra qu’avec leur acquiescement bénévole : les hommes aiment comme un père celui qui leur permet, sans scrupules ni honte de redevenir des enfants. En ne donnant jamais sa parole, mais encore et seulement son image, un homme politique ne risque pas de se contredire ni de manquer à ses engagements » (Bougnoux, 1991, p. 257).
Sous d’autres cieux, au contraire, les chemins de l’accompagnement d’un projet de A à Z sont largement balisés. Paradoxalement, quand un film commence à prendre forme, le ministère tunisien de la Culture « s’empresse de mettre la main à la patte, prend le train en marche et apporte le plus souvent son soutien au film. On assiste ces dernières années, depuis Un été à la Goulette de Boughédir, à un retournement de situation… Le projet, écrit par un résident à l’étranger ou un détenteur de la nationalité française, commence son parcours en France puis une fois les critères d’éligibilité remplis et les premiers seuils franchis, nous nous adressons à la commission tunisienne d’encouragement de la cinématographie nationale… »
C’est ainsi que « Mokhtar Ladjimi a trouvé d’abord un producteur français pour Noces d’été (Bab Elârch) et puis quand le film allait sûrement se faire, ils [les représentants de l’Etat tunisien] ont pris le train en marche. » De même, la dernière production de CTV aussi : Un si beau voyage est paradoxalement « un projet d’abord français aidé par la Tunisie… » !
C’est ce qui explique sans doute l’agacement d’un cinéaste tunisien ne remplissant pas ces conditions qui nous dit sous couvert d’anonymat « nous n’allons quand même pas tous devenir Français pour pouvoir faire des films. » Le cinéaste franco-tunisien controversé Khaled Ghorbel se défend : « l’argent n’est jamais suffisant en Tunisie. C’est normal que nous nous dirigions vers la France, nous avons des liens historiques exceptionnels. Un si beau voyage est commencé en France et la Tunisie suit… on a inversé le chemin. » Et d’ajouter : « chaque film est un cas particulier. Je n’ai pas écrit un film pour l’aide. Un film français doit être à 50% d’expression française. Mais je n’ai pas fait exprès. C’est la nature du film : c’est une histoire qui se passe entre les deux pays… ça parle de l’immigration ! »(4)
En réalité, la liste des films signés par des auteurs de ce statut (résidents en Italie, en Belgique, en France et surtout citoyens de cette dernière ou conjoints de ressortissants européens) est assez longue et les producteurs – mais aussi les instances publiques tunisiennes – s’empressent d’étayer leurs projets à l’image de Mahmoud Ben Mahmoud, de Férid Boughédir, de Mohamed Challouf, de Moncef Dhouib, de Ridha Béhi, de Nadia Féni, de Khaled Ghorbel, de Rajè Améri, de Jilani Saâdi, de Naceur Khmir, de Lotfi Achour, de Mohamed Ben Ismaïl, de Mokhtar Laâdjimi, etc.
La principale bouffée d’oxygène pour les productions tunisiennes, d’autant plus qu’elle fait abstraction  du séjour en France ou de la double nationalité du réalisateur,  est le Fonds Sud. Néanmoins, le CNC exige l’implication d’une société de production étrangère, c’est-à-dire dans notre cas de figure tunisienne. Cette implication est obligatoire pour tous les projets présentés et l’utilisation de l’aide accordée se fera par l’intermédiaire d’une société de production française au vu du contrat de coproduction établi avec la société étrangère. La majeure partie de cet argent est dépensée en France. Les textes  régissant le fonds précisent que seuls « 25% à 50% de cette aide peuvent être affectés à des dépenses effectuées à l’étranger par le producteur français. La mention du pourcentage exact des dépenses effectuées à l’étranger devra expressément être notifiée aux administrations (CNC et MAE). »
Ainsi, selon nombre de témoignages, quelques coproducteurs français jouent les simples intermédiaires pour décrocher la subvention et laissent la partie tunisienne travailler à sa guise contre 10% de la subvention accordée retenue comme commission… De même, pour remplir les conditions de quota dictées par le CNC, le personnel artistique ou technique recruté comporte impérativement des Français : porter un passeport européen pour un comédien ou un technicien tunisien représente en soi une chance lors du casting et à l’embauche des ressources humaines diverses. Il n’est pas erroné de dire qu’à compétence égale, le binational est favorisé. Un jeune comédien dit sous couvert d’anonymat : « la double nationalité vaut mieux que la carte professionnelle délivrée par le ministère ! »
En effet, citons quelques exemples : dans Bezness  de Nouri Bouzid (qui raconte l’histoire d’un gigolo libertin avec les touristes et conservateur avec sa fiancée), les deux principaux rôles de Tunisiens (typiquement arabes : bruns et peau mate) sont campés par Ghalia Lacroix et Abdellatif Khéchiche tous deux ayant la double nationalité, à leurs côtés deux personnages de touristes (typiquement européens : blancs et blonds) sont joués par Jacques Penôt et Marie Jouvet. Il nous a même été confié par le réalisateur-scénariste que des passages du dialogue en arabe (dialecte tunisien plus précisément) ont dû être changés pour qu’ils puissent être correctement prononcés par Abdel Khéchiche immigré très jeune en France et prononçant très mal des lettres arabes à  l’articulation « étrange ».
La même Ghalia Lacroix, de père français et de mère tunisienne, a joué dans les Silences du palais coproduit par Ahmad Baha Eddine Attia (Tunis) Richard Magniat (Paris). Avec la présence du comédien Sami Bouajila, Lyonnais d’origine tunisienne, à l’affiche du film, l’exigence du CNC vis-à-vis du coproducteur français a été respectée. Une ruse courante pour avoir des comédiens français parlant le dialecte tunisien.
Ce fut aussi le cas de Férid Boughédir pour la distribution des rôles de Halfaouine : « dans le casting, nous dit-il, j’ai engagé des actrices dont le statut correspond aux descriptions du CNC : Hélène Katzaras, tuniso-française d’origine grecque, et Sandra Chelbi ainsi qu’une figurante anonyme qu’on a présentée comme ayant un petit rôle : la Française Annouche Sebton…» (Trabelsi, 1999, p. 68)
Sur le plan technique, il arrive même que des techniciens étrangers prêtent leur nom sans vraiment travailler sur les films pour permettre aux dossiers de financement de passer devant les commissions du CNC… Et ce sont des Tunisiens qui suent réellement sur les chantiers de coproduction en question. Ce fut le cas par exemple,  d’après Férid Boughédir, de la monteuse Marie Claire Gourgerie. Signer des contrats avec des français est aussi une exigence du CNC. C’est pourquoi « on a ‘‘triché’’, nous confie l’auteur de L’enfant des terrasses, avec le concours de techniciens français amis, qui ont accepté de prêter leurs noms sans participer au film. » (Trabelsi, 1996, p. 76) Son second long métrage Un été à la Goulette a été fait moyennant les mêmes tactiques en recrutant des têtes d’affiche ayant des attaches fortes avec la Tunisie à l’image de Claudia Cardinal, sans oublier le comédien franco-égyptien Gamil Rateb qui maîtrise parfaitement le dialecte tunisien et qui a signé plusieurs collaborations avec le cinéma tunisien (exemple : Chichkhan de Fadhel Jaâybi et Mahmoud Ben Mahmoud).
Aussi, faut-il signaler que nombre de sociétés de production de droit français tractant avec le CNC appartiennent à des Tunisiens résidant en France ou à des Français d’origine tunisienne à l’image de Hassan Daldoul (France Media, coproducteur de Halfaouine de Ferid Boughédir, 1990), de Ridha Béhi (Néwim production coproducteur de son propre film Champagne amer , 1988), de Ferid Boughédir (Marsa Film ayant coproduit son propre film Un été à la Goulette, 1994), de Tarak Ben Ammar (Quinta prod. coproducteur de Thalathùn de Fadhel Jaziri, 2008). D’ailleurs, la figure du distributeur et producteur franco-tunisien le plus célèbre des deux côtés de la Méditerranée et outre-Atlantique Tarak Ben Ammar est d’un intérêt particulier mais nous nous n’attarderons pas sur son apport dans la production de films tunisiens car il ne s’est tourné vers celle-ci que très récemment à la suite de l’acquisition et de la remise en marche des anciens laboratoires de la Satpec à Gammarth au nord de Tunis. Le directeur du Parc des technologies du cinéma et de la vidéo (nouvelle dénomination des laboratoires de Gammarth) – qui assurait sur radio Mosaïque FM, le 29 janvier 2009, la promotion de la prouesse de Brahim Letaïf : 7 avenue Habib Bourguiba distribué par Ben Ammar – rappelle qu’auparavant ce dernier se suffisait à importer des tournages des grandes productions étrangères en Tunisie. Cette activité est toujours assurée avec autant de vigueur mais s’ajoute à elle une véritable implication dans la production nationale avec six projets pour l’année 2008.
Autant de jongleurs qui tentent de servir au mieux la ‘‘tunisianité’’ de leur produit. Conscients de la générosité foncière de la politique culturelle française à l’échelle internationale, leur francité ou francophilie s’inscrit justement dans la foi en l’exception culturelle et la nécessaire défense du multiple, l’irréductible exception culturelle.

Producteurs patriotes polyglottes

« Européen est notre cinéma ! » Abdellaziz Ben Mlouka rétorque : « pas totalement » et ajoute avec un soupir : « mais le film ne peut pas se faire sans l’Europe. » Hassan Daldoul coproducteur de nombre de films tunisiens en tant que partenaire européen s’exclame, lui : « Non ! Pas du tout. Plus authentique que notre cinéma, vous ne trouverez pas ! »
Hassan Daldoul– en dépit du fait que France Média puis Touza Films soient des entreprises de droit français – se considère comme un producteur tunisien. Il va même jusqu’à brandir son passeport et nous montrer qu’après toutes ces longues années il n’a qu’une carte de résident étranger… « Le cinéma tunisien porte bien sûr des nationalités différentes à cause de son financement mais l’authenticité de notre cinéma n’est pas à prouver. Vous savez, on peut parler de ‘‘fausse nationalité’’… Savez-vous le nombre d’ambassadeurs tunisiens ayant siégé à Paris et qui sont en même temps citoyens français ? »
Parlant avec fougue et empressement, le producteur ne supporte pas le moindre soupçon de déni de son appartenance à la Tunisie. Un attachement fort à une identité culturelle se vivant épanouie dans la diaspora. Le producteur déclare : « heureusement pour eux – malheureusement pour nous – les Israéliens ont gagné beaucoup en matière de communication par l’image. Nous avons une leçon à tirer de cela. »
Par ailleurs, sans mâcher ses mots, le producteur (mais aussi cinéaste à ses heures) évoque la notion de patrimoine en soulignant que « dans quelques décennies on se rappellera à peine de qui a gouverné la Tunisie à telle ou telle époque mais on continuera à être impressionné par telle ou telle image ou séquence de tel ou tel film tunisien. » Et d’ajouter: « Vous pouvez me cataloguer où vous voulez mais moi je m’identifie comme producteur tunisien militant pour que notre cinéma existe. Par exemple, la dernière fiction de Mahmoud Ben Mahmoud m’a ruiné mais je continue à le produire. Je pense à la postérité. » Pour rester dans notre approche socio-économique de l’industrialisation de la culture tunisienne, Daldoul ne peut qu’être classé dans cette catégorie d’expatriés ou de binationaux ingénieux et même habiles.
Ce producteur continuant à séjourner entre Paris, Tunis et Touza, son village natal au Sahel, rappelle que son statut est dû au fait qu’il a été limogé de la direction de la Satpec et interdit de séjour en Tunisie au début des années 1980 par l’ancien Premier ministre de Bourguiba, Hédi Nouira, « qui ne comprenait pas pourquoi l’Etat devrait s’occuper de ‘‘limonaderies’’ [fabriques de limonade], entendez : du cinéma. Ainsi, je me suis lancé dans la production à Paris, j’étais même avec Jack Lang derrière la création du Fond Sud Cinéma et comme j’étais mordu, j’ai coproduit plusieurs films de Tunisie mais aussi d’autres pays du Sud. »(5)
Les producteurs tunisiens de la fibre de feu Ahmed Baha Eddine Attia et de Abdellaziz Ben Mlouka, pour ne citer qu’eux, ont installé des traditions de négociations et de tractations fertiles pour que le cinéma tunisien (ou les films tunisiens) perdure(nt). Croix et bannière sont déployées par leurs entreprises respectives Cinétéléfilms et CTV pour qu’en dépit des compromis le cinéma tunisien demeure. Un savoir-faire que les deux hommes, et leurs structures prospères, ont hérité, faut-il le rappeler, de leur expérience à la Satpec, société monopolistique aux capitaux détenus par l’Etat en matière d’industrie, de distribution et d’exploitation cinématographiques créée en 1960 et dissoute au début des années 1990.
Si feu Ahmad Baha Eddine Attia (patron de Cinétéléfilms dont le fils, Habib, prend vigoureusement la relève) était l’homme de la décennie 1990 avec des films phares tels que Halfaouine de Férid Boughédir et Les silences du palais de Moufida Tlatli, Abdellaziz Ben Mlouka serait celui de la décennie 2000 : on lui doit entre autres Bedwin Hacker (2002) de Nadia Feni, Fleur d’oubli (2005) de Salma Baccar, Noces d’été (2004) de Mokhtar Ladjimi, Hya w houwa (2003) d’Elyès Baccar, Poupées d’argile (2002) et Making Of (2006) de Nouri Bouzid.
Rappelons la prouesse d’Attia avec le troisième long métrage de ce dernier Bezness (1992). Force est de reconnaître que le producteur a sauvé, un tant soit peu, un projet voué à l’avortement en associant le producteur de Trois hommes et un couffin. Au nez et à la barbe du ministère de tutelle qui l’a privé de l’aide à la production et qui n’a autorisé le tournage en Tunisie qu’après l’intervention du président de la République en personne. Une volte-face a même eu lieu (enterrant l’orchestration du déchaînement d’une presse aux ordres) après la sélection du film au Festival de Cannes et le  ministère  s’est rétracté en achetant les droits non commerciaux du film, ce qui représente à peine 2% de son coût.
Pour sa part, le patron de CTV, comptant tant bien que mal sur son réseau international aux ramifications interminables, continue à coupler des coopérations avec le Nord avec des productions 100% tunisiennes ou coproduites avec des partenaires du Sud (en particulier le Maroc) lorsque la complicité avec des partenaires occidentaux semble se retrouver dans l’impasse eu égard à tel ou tel discours audiovisuel envisagé. Il est à rappeler qu’avant l’accord multilatéral maghrébin de 2001, une convention bilatérale a été signée à Rabat le 20 septembre 1999 entre le Maroc et la Tunisie par les représentants des ministères des Affaires étrangères. « Les textes régissant la coopération sont certes utiles mais, insiste Ben Mlouka, c’est grâce à un homme, Nour Eddine Sail  – un cinéaste à la tête du CCM (Centre Cinématographique Marocain), que la coopération va bon train : Khochkhach (Fleur d’oubli qui n’a pas eu un centime de l’Europe, pas même de la Francophonie) et Making of n’auraient pas vu le jour sans lui. On les a développés dans les laboratoires du CCM. »
Ben Mlouka nous rappelle que Making of de Nouri Bouzid et Fleur d’oubli de Salma Baccar, deux noms pourtant confirmés, ont peiné à trouver des apports financiers européens et par conséquent ont du mal à être diffusés…
Précisons que le film de Bouzid, en dépit de 200 000 euros de subventions obtenus de la Francophonie et du Fond Sud, n’a pas suscité l’intérêt de véritables  coproducteurs. Nous croyons savoir qu’un grand producteur français, par ailleurs distributeur, après avoir retenu le film s’est même rétracté. Le propos serait dérangeant, et – même si la question de l’embrigadement de jeunes dans des mouvements islamistes sanguinaires est cruciale et universelle – des répliques indésirables par rapport auxquelles aucune concession n’a été possible pour l’auteur tunisien ont été fatales pour la conclusion d’un partenariat de production (des répliques portant sur l’Holocauste et la culpabilité occidentale et sur le droit des mouvements de libération à la résistance « quelle qu’en soit la forme »).
Pourtant, l’intégrisme prétendument islamique sévit aussi bien en Europe que dans les pays arabo-musulmans. Making of de Nouri Bouzid (Tanit d’or aux JCC 2006) est un cas d’étude. Ceci étant dit, d’autres projets coopérants sont actuellement en bonne voie d’achèvement tels que les deux longs métrages de fiction l’un signé Khaled Ghorbel, l’autre de Nidhal Chatta. La récolte de fonds de part et d’autre de la Méditerranée vient de prendre fin.
Ben Mlouka reconnaît que Attia était un précurseur qui a opéré « une révolution dans le paysage cinématographique tunisien avec des coproductions plutôt réussies dans les années 1990. » Néanmoins le patron de CTV ne cache pas sa crainte de voir aujourd’hui le propos tunisien passé de mode au cinéma, au grand dam des créateurs et producteurs qui cherchent à concurrencer aux portes des chaînes, des fonds et sociétés de production, les projets européens de l’Est, asiatiques et iraniens devenus selon toute vraisemblance plus attrayants aux capitaux et fonds publics français et européens.
Il aspire à de nouveaux horizons de coopération. « Notre problème, dit-il, c’est qu’on a gardé des rapports privilégiés avec la France et nous sommes bloqués par cette tradition. Les producteurs français sont nos alliés (ils gardent un pourcentage pour gérer l’aide du Fonds Sud). Mais reconnaissons qu’ils ne cherchent pas à produire un film tunisien corps et âme. »
S’insérer dans le Global en déployant ruses et quelque malice pour maintenir l’authenticité du Local, voilà le pari difficile à gagner. « Traiter avec l’Autre d’égal à égal n’est pas aisé. Mais c’est la moindre des choses pour une respectabilité durable. » Lorsqu’un certain nombre de professionnels corruptibles font profil bas et acceptent, dans les pays du Sud, des compromis qui virent souvent aux compromissions, les deux figures de proue de la production en Tunisie sont connues pour leur refus d’intérioriser le statut de ‘‘nègre’’. Fiers de leur appartenance, acceptant les distinctions de la République des mains du président, quoiqu’on puisse reprocher à tort ou à raison à la gestion de la chose publique dans leur pays, Attia et Ben Mlouka semblent avoir enseigné à la génération des jeunes producteurs de la place la manière de manœuvrer au mieux pour pouvoir s’en sortir régulièrement, l’équilibre financier atteint, la distribution assurée et surtout… la tête haute.

Depuis la fin des années 1980 jusqu’à nos jours le cinéma tunisien – contraint à être en grande partie coproduit – ne cesse de s’enorgueillir de coproductions ayant eu un parcours festivalier et commercial excellent tant en Tunisie qu’ailleurs, que nous qualifions métaphoriquement de fruits de la ‘‘contrebande’’ car moyennant ruses, complicités quelque peu perfides assumées et bénéfiques, leurs producteurs et leurs auteurs ont pu emprunter les voies de la coopération internationale, ô combien tortueuses mais dont le couronnement par un produit, en définitive, authentique est souvent pour le créateur, le producteur et le public, une pure jouissance.

Notes

(1) Entretiens conduits au siège de CTV les 17 mai  et 23 juin 2008. Toutes les citations de Abdellaziz Ben Mlouka sont tirées de ces deux entrevues.

(2) Entretien conduit le 17 mai 2008 au siège de CTV à Tunis. Toutes les citations de Khaled Ghorbel en sont tirées.

(3) Entretien réalisé à l’aéroport de Tunis-Carthage, le 5 juillet 2008. Toutes les citations de Hassan Daldoul en sont tirées.

(4) Réponses livrées par courrier électronique par Valentina Palumbo du service culturel de l’ambassade d’Italie à Tunis le 23 juin 2008. Toutes les citations attribuées à la direction de l’Instituto en sont tirées.

(5) Réponses livrées par courrier électronique le 29 mai 2008 suite à un entretien conduit au siège de l’Institut Français de Coopération à Tunis le 8 avril 2008. Toutes les citations de l’attachée pour l’action culturelle et la communication en sont tirées.

Références bibliographiques

Arbus, Pierre et Bousquet, Franck (dir.) (2006), Cinéma et identités collectives, Paris : Le Manuscrit.

Blin, Odile (2007), « Le crocodile est dans la salle de conférences – Introduction à une anthropologie symétrique africaine », in Gaudez, Florent (dir.), Sociologie des arts, sociologie des sciences, Tome II, Paris : l’Harmattan.

Ben Jemâa, Abderrazek (2008), Contribution à la une mise à niveau du cinéma tunisien, [en ligne] http://www.tunisiancreativity.com/images/ouvrages/consultation/ouvrages/MAN-du-cinA-ma-03-08-08.pdf, Ariana : Luxor Production, consulté le 15 janvier 2009.

Bougnoux, Daniel (1991), La communication par la bande, Paris : La Découverte.

Journal Officiel (Tunisie), n° 27, 27 mars 2001.

Journal Officiel (France), 21 juin 1995 : Décret n° 95-797 du 14 juin 1995.

Trabelsi, Anouar (1996), Le cinéma tunisien, une identité face aux enjeux de financement, mémoire de DEA en SIC,  Grenoble : ICM – Université Stendhal.

Trabelsi, Anouar (1999), « L’identité du cinéma tunisien face aux enjeux du marché » (p. 47-80), in Revue Tunisienne de la Communication, n°35/36, Tunis : IPSI.

Trabelsi, Anouar (2005) « L’identité du film tunisien face à la coproduction internationale – Etude du cas de Bezness de Nouri Bouzid », communication présentée au colloque Cinéma et identités collectives, Sorèze : ESAV – Université de Toulouse Le Mirail, le 10 février 2005.

Trabelsi, Anouar (2008), « Fadhel Jaziri parle de Thalathùn – Lumières des années trente », in L’Expression, n°14, Tunis : Défi Médias.

Trabelsi, Anouar (2008), « El-Teatro fête ses 20 ans – Le miracle de la scène », in L’Expression, n°20, Tunis : Défi Médias.

Visier, Claire (1999), « L’Euro-Méditerranée ou l’invention d’une cohabitation culturelle entre l’Europe et son Sud » (p. 205-210), in Hermès, n° 23/24,Paris : CNRS éditions.

Wolton, Dominique (dir.) (1999), Hermès, n°23/24, La cohabitation culturelle en Europe, Paris : CNRS éditions.

Liens externes

www.cnc.fr

www.cinematunisien.com 

Auteur

Anouar Trabelsi

.: Est né le 7 mai 1972, à Tunis. A la suite de l’obtention de la Maîtrise en journalisme culturel de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information de Tunis (février 1995), il séjourne à Grenoble jusqu’à l’obtention du Doctorat en SIC de l’Université Stendhal (juillet 2001). Dès la rentrée universitaire 2001-2002, il est enseignant-chercheur à Université de Tunis. Il est actuellement Maître-assistant à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique relevant de cette Université cinquantenaire.