L’usage stratégique des logiques communicationnelles du mouvement Ni Putes Ni Soumises
Résumé
Ce texte donne les clés nécessaires pour comprendre les mécanismes des processus communicationnels dont usent les femmes militantes du mouvement Ni Putes Ni Soumises. Analyser les réseaux d’interdépendance entre ces actrices aux origines sociales identiques, faisant que ces femmes expriment un sentiment d’exclusion et associent leur statut social, ethnique et spatial à un même stigmate les reléguant à un univers discriminatoire, dégager les spécificités de leurs paroles selon les espaces et les temporalités où elles ont été délivrées, saisir leurs manières de s’organiser et leurs possibilités de mobilisation, sont les grands axes de cette réflexion.
In English
Title
The Strategic Use of the Communication Logics in the Movement Ni Putes Ni Soumises.
Abstract
This text gives the keys necessary to understand the mechanisms of those communication processes used by militant women members of the movement Ni Putes Ni Soumises (“Neither whores nor submissive”) movement. The main axes of this reflexion aim: to analyze the networks of interdependence between these actresses with identical racial origins, as these women express a feeling of exclusion and associate their status, whether social, ethnic or spatial in the same stigma that relegates them to a discriminatory universe; to bring out the specifications of their words according to where and when they were delivered and to catch their way of getting organized and their mobilizing capacities.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Thiéblemont-Dollet Sylvie, «L’usage stratégique des logiques communicationnelles du mouvement Ni Putes Ni Soumises», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, 2008, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/varia/08-lusage-strategique-des-logiques-communicationnelles-du-mouvement-ni-putes-ni-soumises
Introduction
Éclairer l’usage stratégique des logiques communicationnelles des militantes du mouvement Ni Putes Ni Soumises (NPNS) entre 2000 et 2007 (1) est l’objet de cette réflexion, leurs paroles et actions ayant été, pour nombre d’entre elles, mises en circulation par et pour les médias. Ainsi, j’ai construit et analysé un corpus hétérogène fondé de paroles de femmes dont la médiatisation a l’avantage d’être un ensemble de « discours émis par une société sur une partie d’elle-même » (Bonnafous, 1991 : 14). Pour recueillir ces paroles, j’ai choisi différents supports de communication (2) , parfois comme ordinaires, mais très représentatifs de la société. Ainsi, j’ai intégré les paroles de ces femmes, au style direct et indirect, pour la majorité, anonymes (3) à l’identique de celles qu’elles avaient publiées dans Le Livre Blanc des Femmes de Quartier (4) (2002) :
- publiées dans Le Monde et Le Monde Radio Télévision (114 textes) mais aussi dans quelques autres titres de la presse écrite (e.g. 54 textes pour Elle ; 82 textes pour L’Express, L’Humanité, Le Figaro, Le Monde 2, Le Monde Diplomatique, Le Nouvel Observateur, Le Point, Libération, TéléObsCinéma) ;
- mises en ligne sur trois sites (Fédération nationale de la Maison des potes, La lettre du web des villes et des quartiers, et celui de leur association http://www.niputesnisoumises.com) ;
- diffusées dans différents documents télévisuels (28 journaux télévisés de TF1, France 2, France 3, Arte et Canal+ ; 37 documents audiovisuels de TF1, France 2, France 3, Arte, France 5 et Canal+) dont celles mises en ligne sur la télévision de NPNS mixite.tv ;
- échangées dans le cadre des forums de leur site et accessibles à tout internaute ;
- publiées par des maisons d’édition sous la forme autobiographique.
Cette étude s’est déclinée selon les questionnements suivants : quelle place ces femmes occupent-elles dans les réseaux où elles officient ? Quels types d’informations délivrent-elles et pourquoi ? Sont-elles crédibles, visibles ? Quelles sont leurs sources ? Comment leurs paroles s’inscrivent-elles ou non parmi d’autres paroles et/ou réseaux similaires ? Quels en sont les effets ? Pour répondre à ces questions, j’ai entendu cette analyse comme une étude de type insulaire, à comprendre sur le modèle de l’association, et j’ai recueilli « une grande quantité de données de première main, même si celles-ci [relevaient] du recueil de discours ou de représentations » (Olivesi, 2005 : 171). Par ailleurs, dans le dictionnaire d’analyse du discours (Charaudeau, Maingueneau, 2002), Jean-Claude Beacco (2002 : 149) légitime le corpus comme la constitution de « données orales, écrites, audiovisuelles, qui sont extraites de discours effectivement tenus par des locuteurs dans les échanges sociaux ou qui sont obtenues par élication (données dites, polémiquement parfois, « fabriquées ») : recherche d’information explicites auprès d’informateurs […] ». C’est dans cette perspective que j’ai construit mon corpus, incluant la manière dont les porte-parole (e.g. Fadela Amara, Samira Bellil, Safia Labdi, Loubna Méliane, Latifa Zoubir) interprétaient et rationalisaient leur expérience (ibid. : 153-154). J’ai organisé mes données en les croisant avec certaines théories d’analyse du discours, celles de problème public et de l’arène. Et cela parce qu’elles correspondaient aux processus de mise en place des revendications, à la multiplicité des lieux (de différents lieux de la sphère privée à une ensemble varié de lieux de la sphère publique, allant de la rue au plateau de télévision), et à des situations communicationnelles, parfois conflictuelles, dans lesquelles ces femmes s’étaient parfois trouvées (Céfaï, 2002, texte en ligne ; Delforce, Noyer, 1999 ; Neveu, 1999 ; Pailliart, 1995). Plus précisément, la notion d’arène prenant en compte les activités collectives en train de se faire et une configuration de relations triadiques, il en est ressorti une production de récits descriptifs, interprétatifs et parfois détenteurs de solutions.
Appréhender les logiques communicationnelles des militantes de NPNS
Du problème public à l’analyse du discours
Les paroles recueillies via les médias s’inscrivent dans un discours à entendre comme une forme d’action, c’est-à-dire que « toute énonciation constitue un acte visant à modifier une situation » (Maingueneau, 2002 : 188, in : Charaudeau et Maingueneau). Dans le cadre de cette recherche, il s’est agi de dénonciations, critiques, remises en cause, revendications, suggestions et demandes de réclamation (cf. problème public). « Ces actes […] s’intègrent eux-mêmes dans des activités langagières d’un genre déterminé » (ibid.) : pétitions, publications de témoignages, entretiens et discours des porte-parole, conférences et débats publics, etc. Certaines de ces paroles relèvent également du discours rapporté, en ce sens qu’elles sont attribuées à des représentants autres que le locuteur. Mais, elles ont toutes leur importance, puisque depuis plusieurs années, a été laissée de côté par les chercheurs en sciences du langage, l’idée que « le discours direct serait plus fidèle que le discours indirect » (ibid. : 192). Pour déconstruire les prises de parole publiques ou rendues publiques de ces femmes, j’ai emprunté à la mise en discours du problème public avec les éléments qui le constituent : constructions argumentatives, narrations, définitions (Delforce, Noyer, 1999). J’ai fait également usage de la rhétorique de la parole parce qu’elle « étend l’approche rhétorique à toutes les formes de paroles dans la mesure où elles impliquent un mode de gestion des faces des interactants (ethos), un traitement des données orienté vers une fin pratique (logos) et un traitement corrélatif des affects (pathos) (Charaudeau, 2002 : 508). Plus particulièrement, j’ai retenu deux types d’effets perlocutoires sur les trois de la rhétorique : l’ethos et le pathos. Bien qu’utilisé dans les paroles recueillies, le logos qui correspond à la logique du récit et à son argumentation et sert à informer ou convaincre, n’est pas au fondement des stratégies de persuasion de ces femmes, à l’inverse de l’ethos et du pathos.
L’ethos correspondant à l’image que le locuteur produit en s’exprimant, à l’impression morale, à l’effet du discours. Il permet de dégager celui qui devient une voix, un porte-parole. Cet ethos se traduit par ce que Simone Bonnafous (2003 : 124 ; voir aussi Doury, Lefébure, 2006) appelle « une affaire de montré [incluant] […] le ton, le choix des mots et des figures, le rythme, les types d’arguments utilisés », tant à l’écrit qu’à l’oral. Ce qui correspond en quelque sorte à la présentation de soi (Goffman, 2006) et à « l’efficacité produite dans une culture donnée » (Amossy, 2002 : 239, in : Charaudeau et Maingueneau). Mais, outre l’usage de l’ethos associé presque naturellement aux porte-parole de NPNS, celui du pathos marque ou étiquette davantage l’ensemble de ces militantes lorsqu’elles veulent persuader et convaincre. En effet, alors que « les arguments logiques agissant sur la représentation peuvent fonder la persuasion ou la conviction, le pathos emporte la volonté (à la limite contre les représentations) et en cela est essentiel » (Charaudeau, 2002 : 423). Les trois règles de construction du pathos (ibid.: 424) se retrouvent, ainsi, au cœur des procédés communicationnels dont ces femmes usent généralement sciemment et de la sorte :
- le locuteur met en scène un état émotionnel qu’il veut transmettre à son auditoire (ou à un seul récepteur), usant d’exclamations, d’interjections, d’interrogations, qui fait que son émotion est ressentie comme authentique. Cette manière de faire s’appuie sur le travail de l’ethos ;
- le locuteur use de la présentation et de la représentation de stimuli par l’emploi d’objets (objets ayant servi à faire du mal comme le bidon d’essence et le briquet dans le cas de la mort de Sohane brûlée vive dans un local à poubelles à Vitry-sur-Seine le 4 octobre 2002 par un jeune homme de la cité ; des lames de couteau pour l’excision, etc.), d’images (photographie d’une victime avant qu’elle ne décède, ou portant les stigmates de l’agression, etc.), et de scènes poignantes (larmes, cris, familles de victimes éplorées, victime hospitalisée, etc.). Ces stimuli servent à susciter chez le récepteur une émotion immédiate et forte ;
- le locuteur amplifie lui-même ce qu’il ne peut représenter par le langage, et s’appuie sur des descriptions reliées à la peur, l’horreur, la cruauté, et au manque de respect.
Cet usage de la rhétorique a contribué à mettre en perspective les processus communicationnels dont ces femmes ont usé pour se faire entendre, transmettre un certain nombre de revendications, puis réussir à se faire entendre publiquement et parler via les médias. Car, elles ont développé différentes formes de prises de parole qui, toutes, ont eu une assise argumentative pouvant se décliner ainsi :
- une prise de parole civique dans laquelle s’est intégrée la prise de parole sous la forme du témoignage et/ou de la rhétorique de la souffrance ;
- le « parler vrai », à partir de la mise en perspective d’une intimité, du registre de l’émotion fondé sur le pathos (voir infra) ;
- une prise de parole visible (ethos) reflétant une parole de l’identité ;
- une parole empruntée au registre politique ;
- et une prise de parole devenant graduellement publique et se généralisant en divers lieux médiatiques.
Témoignages médiatisés répétitifs fondés sur le « parler vrai »
« Mettre des mots sur les souffrances plutôt que de voir la violence par les actes, même si les mots sont violents [pour] réveiller les consciences » (Amara, France-Inter, 25/11/2005) ou « libérer la parole, […] [parce qu’elle] aide beaucoup de jeunes filles à mettre des mots sur leurs souffrances » (Abdi, Amara, 2006, p. 127), équivaut, pour partie, aux stratégies communicationnelles de NPNS. Ces militantes ont voulu faire savoir que trop longtemps, les mouvements féministes, les syndicats et les partis politiques, les avaient oubliées et que, si victimes il y avait dans les quartiers et les banlieues, il s’agissait bien de leurs personnes. Or, cette rhétorique de la dénonciation qui a émergé autour de 2001, dans l’espace médiatique, est toujours à l’œuvre en 2008, en raison de l’actualité autour des banlieues et de la montée en généralisation de la condition des femmes vivant dans les banlieues. De même, l’utilisation répétée de certains faits divers dramatiques et devenus emblématiques des causes à défendre de NPNS, comme la mort de Sohane, célébrée chaque mois d’octobre depuis 2002 ou les témoignages télévisés de Chahrazad, mutilée et défigurée par suite de brûlures que lui avait infligées un homme en pleine rue, font partie intégrante des stimuli qui relèvent de la grammaire du pathos (Charaudeau, Maingueneau, 2002). Ces drames répétés inlassablement sous différentes formes médiatisées – journaux télévisés, documentaires, interviews, commémorations filmées – se sont, de la sorte, insérés dans la stratégie de montée en puissance recherchée par Fadela Amara rappelant en permanence le « travail de fond à faire dans les cités et […], la mort tragique de Sohane [n’ayant] a priori pas eu d’impact » (24/11/05, France 2, JT 20 h 00 ; 25/11/05, France-Inter, 8 h 20). Ils légitiment même toutes les autres prises de parole autour des violences faites aux femmes, sans qu’aucune distinction ne soit apportée dans les formes de violences exercées contre celles-ci, ni données chiffrées exposées pour mesurer la réalité du phénomène. C’est ce qu’a montré, par ailleurs, l’enquête coordonnée par l’Institut de Démographie de l’université Paris 1 (Jaspard, 2003) en 2000, sur un échantillon national et représentatif de 6 970 femmes âgées de 20 à 59 ans et résidant en métropole. Aussi, les formes choisies pour faire connaître ces drames, via une médiatisation importante, la répétition des récits dont les messages sont formatés et l’emploi de différents stimuli, relèvent-ils de processus communicationnels destinés à sensibiliser les autres citoyens, mais aussi à garantir la pérennité du mouvement dans l’espace public. Certes, ces paroles qui s’appuient sur une rhétorique de la dénonciation et de la souffrance attestent de difficultés particulières. Mais, la description des sévices moraux ou physiques, le recours à l’exemplification et à l’amplification, le besoin de créer un lien avec un récepteur, soit un « autre » qui écoute et pourra transmettre – association, membre d’une association, collectif, journaliste – sont des éléments qui participent d’une volonté de faire savoir, et de prouver que la prise de parole s’inscrit dans le registre du « parler vrai » (François, Neveu, 1999). Ces idiomes publics du « parler vrai » sont fondés sur des rhétoriques mettant en œuvre la dénonciation, et par conséquent la revendication, mais encore selon des registres tels que le juste, le bon et le droit (ne serait-ce que par la demande de l’application des lois existantes concernant la condamnation de violence à l’encontre des femmes). En cela, du côté des porte-parole, ils permettent de faire la preuve de civisme en faisant valoir les droits de toutes les femmes immigrées concernées par les mêmes problèmes de violence, de défendre les victimes et les familles de victimes, et pour l’ensemble des femmes concernées de lutter pour leurs intérêts et en mettant en avant certains principes tels que le respect de l’Autre, l’égalité, la diversité des chances, le mieux vivre ensemble. Bastien François et Érik Neveu (1999, p. 33) ont dégagé trois caractéristiques pour expliquer comment des paroles qui faisaient appel au témoignage fonctionnaient dans le registre du « parler vrai » : l’intimité, l’émotion (le pathos) et l’expérience. Dans le corpus de paroles médiatisées de NPNS que j’ai regroupés, l’usage du « parler vrai » émane régulièrement de ce que j’ai appelé une parole de l’identité et/ou de l’intervention d’un tiers médiatique.
La parole de l’identité
Les termes auxquels ces femmes ont recours pour mettre en avant leur identité de « femme immigrée », « fille d’immigrés », « maghrébine », « musulmane », « femme immigrée de la banlieue », « femme immigrée d’une cité », sont représentatifs d’une revendication identique et commune à toutes : la reconnaissance de leurs origines et de leur ancrage culturel. Elles cherchent à se faire identifier par ces expressions parce qu’elles peuvent attirer l’attention, au moins celle des journalistes, qui, dans leur ensemble, reprennent volontiers le même vocable. Ceci s’inscrit dans la floraison des dispositifs identitaires (associatifs, professionnels, collectifs, etc.) qui ont émergé, en masse, au même moment que d’autres mouvements de femmes entre 2000 et 2001. Cette terminologie dont elles usent, est, par ailleurs, toujours utilisée comme amorce de leurs témoignages ou de leurs discours (Doury, 2003). Car au fil des récits, elle s’efface pour d’autres styles moins connotés avec l’emploi de pronoms – je, elle, nous, on – et de substantifs peu marqués – femme, mère de famille, jeune femme, sœur, étudiante, élève, employée. De même, ces femmes ne s’expriment de la sorte que lorsque leurs paroles sont publiques ou peuvent le devenir. Elles y voient un moyen d’être visibles et de laisser une trace de leur récit. Leur idée repose aussi sur la volonté de s’entourer de témoins qui vont entendre ce qui est dit et peut-être le répéter de proche en proche. « En l’absence de témoins, les efforts que peut faire un individu ont souvent peu d’effets durables visibles ; devant les autres, il est assuré de laisser une trace » (Goffman, 2005, p. 138). De même, la plupart d’entre elles ont compris que les médias servaient leur cause dès lors qu’ils diffusaient les informations qu’elles délivraient au plus grand nombre. Cette question revient à s’interroger sur la manière dont fonctionne la société qui semble inciter ces femmes à œuvrer pour la stratégie de « retournement de stigmate » (Goffman, 2005, p. 32) et à user de ce modèle triadique – femme, issue de l’immigration, ayant vécu ou vivant dans une banlieue – comme atout et ressource pour se faire entendre, notamment au niveau des actions de visibilité qu’elles ont entreprises.
L’intervention d’un tiers médiatique
En outre, ces stratégies inscrites dans le registre du « parler vrai » (intimité, émotion et expérience) impliquent des organes médiatiques qui ont pour fonction d’assumer l’authentification du témoignage. Sylvia Zappi, journaliste au Monde, a, par exemple, épousé cette démarche de crédibilisation lorsqu’elle a associé son nom, au livrede Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises (2003). Valérie Toranian, rédactrice en chef du magazine féminin Elle, en a fait de même par sa participation aux côtés de Fadela Amara ou d’autres militantes du mouvement NPNS, comme participante ou animatrice de tables rondes à différents débats sur le féminisme. À la télévision, les représentantes du mouvement se sont vu régulièrement accorder un statut de témoin privilégié, même lorsqu’elles n’étaient pas présentes sur le plateau de télévision et qu’une autre personne s’exprimait en leur nom (voir débat télévisé animé par Olivier Mazerolle et Alain Duhamel, 100 minutes pour convaincre du 20 novembre 2003, France 2). C’est de la sorte que ces femmes ont pris place dans un système de paroles qui s’est appuyé essentiellement sur la multiplication de témoignages aux contenus répétitifs, dont le but a toujours été de s’inscrire dans le registre de la preuve. Ce positionnement leur a servi à emporter, à leurs côtés, un public destiné à devenir, à son tour, réactif dans le sens où il viendrait à condamner l’inacceptable et à participer au débat à l’œuvre. En outre, le recours à des personnes ayant adhéré à leur cause, qui auparavant ne se sentaient ni concernées ou ne croyaient pas à de telles revendications, puisqu’elles « n’avaient pas été informées avant l’existence de NPNS », s’est révélé une autre stratégie forte et publicisée du mouvement. Car, en médiatisant de tels témoins qui, d’abord avaient rappelé leur scepticisme sincère, leur incrédulité première avec des expressions telles que : « je n’y croyais pas », « je ne pensais pas que ce fût possible », ces militantes ont su, une fois de plus, faire parler d’elles dans les salles de rédactions. Le nouveau témoin qui a attesté ou devant des journalistes ou sur le site du mouvement, comment il était passé du scepticisme à la conviction, a, en effet, participé, pour partie, à la validité de la cause défendue par NPNS. De même, il a pu inciter celui qui le voyait, l’entendait ou le lisait par le biais de différents supports médiatiques, à devenir, lui aussi, un passeur d’informations au service du mouvement. Ces militantes ont toujours été conscientes de la difficulté de convaincre, à elles seules, l’État et ses représentants, et cela explique pourquoi elles ont cherché des relais. Elles ont très tôt intégré l’idée qu’il leur fallait associer à leurs propos, certes ceux de chercheurs en sciences sociales (e.g. conférences-débats des Mercredis de la Mixité avec Bruno Latour, Patrick Weil, Pierre Rosanvallon et Louis Schweitzer pour ne citer qu’eux depuis avril 2006), ceux d’experts ayant étudié ces questions et enfin, ceux de journalistes, de préférence connus, qui les soutiendraient et qui, sur ces thématiques, auraient, à leur actif, un certain nombre d’interviews, de chroniques et de reportages.
L’argumentation par le genre ?
Ces prises de parole où la souffrance de ces femmes a été dite, formulée, reformulée, ont par conséquent, servi à dénoncer des situations et à obtenir des réponses des institutions de l’État, leur multiplicité, leur répétition et leur concordance leur accordant une assise publique (Pailliart, 1995). En outre, elles ont rendu visible un problème public social et culturel (Neveu, 1995). À force d’être confrontées à différents publics pour dire et défendre leurs points de vue (micro d’un journaliste, caméra, assemblée), les porte-parole du mouvement NPNS, ont, en apparence, intégré depuis 2005, le même registre que les femmes, notamment celui des femmes politiques. Il s’agit du « modèle pragmatique empathique, […], ancré dans le quotidien et la vraie vie, […] manifestation fréquente d’une certaine bienveillance et la solidarité, […], [et] recours à des dialogues plus ou moins fictifs qui contribuent à rendre plus perceptibles les situations exposées » (Bonnafous, 2003, p. 134-137). Catégoriser les paroles de ces femmes par le genre m’a semblé intéressant en les confrontant au cadre proposé par Simone Bonnafous (2003), qui énumère « trois formes distinctes [d’argumentation par le genre] liées et parfois difficiles à séparer » (ibid. : 141). Et parce que ce cadre entend le genre de manière classique, à savoir le féminin et le masculin situé l’un par rapport à l’autre, appliqué ici, il permet de démontrer que les pratiques argumentatives des paroles de NPNS n’intègrent effectivement que très partiellement un schéma discursif sexué et féministe au sens classiquement accordé à ce terme. L’argument explicite par le genre du type : « en tant que femme, je peux apporter un plus à la cause des citoyens des quartiers », n’a jamais été utilisé publiquement par les unes et les autres. Il n’est donc pas possible de dire qu’elles ont usé de leur identité sexuelle (ou du genre entendu comme genre féminin), pour se faire entendre. Évidemment, ceci ne signifie pas que ce type d’argument n’a pas été utilisé dans les sphères privées (famille, groupe d’amis, groupe de militants se réunissant de manière informelle, etc.). Cela est invérifiable, à moins de vivre au quotidien avec ces femmes. En revanche, le non-usage de ce type d’argumentation en public a primé, leur identité sexuelle n’étant pas au fondement de leurs stratégies. Quant à « l’argument indirect par le genre qui consiste à exprimer des préoccupations ou des qualités réputées féminines » (Bonnafous, 2003 : 141), il a peu ou prou été intégré à leurs paroles. En 2006, dans La racaille de la République qu’elle cosignait avec Mohammed Abdi, secrétaire général du bureau national de NPNS, Fadela Amara (2006 : 164), disait qu’elle ne « croyait pas à la spécificité du genre ». Mais, il faut reprendre plus précisément ce que recouvre cet argument indirect par le genre : s’il s’agit du souci du quotidien et d’autrui, du pragmatisme et du sens de la vie, toutes ces militantes ont volontiers usé de ce type de développements. Mais peut-on affirmer que ces référents soient sexués et relèvent de qualités réservées aux femmes ? Il me semble que dans ces cadres associatifs et militants, les raccrochements à ces thématiques ne sont pas sexués et peuvent être l’œuvre de tout individu. Quant au manque d’ambition qui serait l’apanage des femmes en politique (Bonnafous, 2003), il n’a jamais été au cœur des paroles de ces militantes, quels que soient leurs niveaux de responsabilité. Au contraire, elles se sont démarquées de cette représentation assignée a priori aux femmes et se sont plutôt laissées porter par l’ambition de se faire entendre et de toucher le plus large public, avec des prises de parole aux registres variés et fondées sur l’ethos et le pathos. « La mobilisation […] de façons de s’exprimer comme oratrice, qui renvoient en partie aux stéréotypes de la parole féminine » (Bonnafous, 2003 : 141) d’un point de vue énonciatif et stylistique, tels que le handicap, la peur, la difficulté à s’imposer face à la parole masculine et/ou l’attitude « rédemptrice » (ibid. : 121) parce que femme, est aussi à discuter. Peur et difficultés à s’imposer face à une parole masculine ne sont pas, pour ce que j’ai pu en vérifier, une gêne. La prise de parole publique étant un de leurs objectifs, elles n’ont pas eu le complexe lié à une parole potentiellement féminine et ont préféré ignorer, voire tenir dans le mépris, ce que l’on pouvait dire d’elles. Par exemple, après avoir défendu la discrimination positive en tant que présidente de NPNS (Amara, 2003 : 133-138), Fadela Amara y renoncé à la suite de sa nomination (03/03/005) à la Halde. Ce retournement de position lui a valu des critiques, mais à une question que lui posait un journaliste au cours de l’émission radiophonique « Questions directes » sur France-Inter (25/11/2005), en lien à des remarques peu sympathiques à son encontre en tant que femme militante, elle a expliqué qu’elle se moquait totalement des qualificatifs dont elle pouvait faire l’objet, son attention se portant davantage sur l’immensité des chantiers qui l’attendaient en tant que porte-parole de NPNS et membre de la Halde.
Conclusion
Pour ces femmes, il s’agit donc d’un faux débat que de prétendre que leurs paroles, parce qu’énoncées par une femme, auraient des vertus particulières. Car leurs prises de parole émanent d’un cadre associatif militant qui ne prend pas en compte cet aspect a priori féminin. Et quand bien même, il apparaîtrait qu’elles en aient fait usage, il ne semble pas que cela soit au cœur de leurs revendications. Le positionnement de ces femmes immigrées militantes ne se situe pas dans le champ du féminisme au sens classique du terme et de ce qui peut s’y rattacher, même si certains défendront une position inverse, partant du principe que construites par des femmes, ces associations ne peuvent être que féministes. Ces femmes s’inscrivent dans une autre perspective à savoir celle de l’ethos et du pathos, mais aussi celle d’un comportement de genre (Goffman, 2002), à entendre comme mixité et modalités d’interaction entre femmes et hommes. C’est ainsi que leurs prises de paroles se sont construites, ont réussi à prendre place dans l’espace médiatique et se sont vues accréditées par certains acteurs des sphères politique, médiatique, artistique, culturelle, et académique (universitaires, chercheurs, enseignants). Elles ont ainsi contribué à ouvrir un débat qui n’a cessé de s’amplifier, et elles ont répété et disséminé leurs paroles pour mieux inscrire leurs revendications dans la durée, obtenir des réponses et faire la preuve de leurs compétences afin de proposer un projet de société, au-delà du champ de la simple réclamation. Mais encore faut-il redire que l’émergence rapide et médiatisée du mouvement s’explique d’abord par l’énonciation d’un problème public établi par ces femmes se sentant oubliées et dont aucune autre féministe n’avait jusqu’alors osé faire connaître les difficultés à partir d’un registre estimé stigmatisant : celui de la femme immigrée ou issue de l’immigration, femme des quartiers ou des banlieues.
Notes
(1) Le début de l’étude, 2000, s’inscrit dans la temporalité qui correspond à l’émergence du mouvement Ni Putes Ni Soumises au sein de l’espace médiatique. La fin de l’étude (2006-2007) s’inscrit dans l’arrêt des actions annuelles collectives de grande envergure, comme les marches, remplacées par l’inauguration de La Maison de la Mixité en présence du président de la République, Jacques Chirac (08/03/2006), et par l’appel public destiné aux candidats des élections présidentielles de 2007, L’Appel des 343 mamans des cités (08/03/2007), en référence à L’Appel des 343 salopes (05/05/1971) et en réponse aux émeutes des banlieues de novembre 2005. Pour plus d’informations sur le mouvement NPNS, voir notamment les travaux suivants : Guénif Souilamas, Nacira, (2003), « Ni Putes, ni soumises ou très putes, très voilées ? Les inévitables contradictions d’un féminisme sous influence », Cosmopolitiques, 4, p. 53-65 ; Lemercier, Élise, (2006), « L’association « Ni putes, ni soumises » : une inflation politico-médiatique démystifiée par le terrain », texte en ligne sur http://www.oumma.com/spip.php?page_article=2021 2003; Thiéblemont-Dollet, Sylvie, (2003), « Témoignages de femmes immigrantes et construction d’un problème public », Questions de communication, 4, p. 107-126 ; Thiéblemont-Dollet, Sylvie, (2005), « »Ni Putes Ni Soumises ». Émergence et politisation d’un mouvement de femmes dans l’espace public », Questions de communication, 7, pp. 105-119.
(2) J’ai laissé de côté les entretiens impossibles à obtenir auprès des représentantes du bureau national de NPNS.
(3) Cette stratégie de recueil de paroles anonymes ou rendues anonymes est intéressante en ce sens qu’involontairement, il correspond a priori à la volonté de ces femmes de ne pas vouloir révéler leur identité (en dehors des porte-parole comme Fadela Amara) et de préférer passer par des filtres (les médias), à la fois en guise de protection, mais aussi pour s’exprimer et se faire entendre.
(4) Il s’agit du premier recueil de paroles de ces militantes, publicisé par l’ensemble de la presse. D’une vingtaine de pages, ce document a regroupé des extraits fortement emblématiques de témoignages anonymes de femmes, recueillis via les questionnaires qui avaient été établis par des militantes de la Fédération Nationale de la Maison des Potes et diffusés en 2001.
Références bibliographiques
Amara, Fadela ; Zappi, Sylvia (2003), Ni Putes Ni Soumises, Paris : La Découverte.
Amara, Fadela ; Abdi, Mohammed (2006), La racaille de la République, Paris : Le Seuil.
Bonnafous, Simone, (1991), L’immigration prise aux mots, Paris : Éditions Kimé.
Bonnafous, Simone (2003), « »Femme politique » : une question de genre ? », Réseaux, 120, p. 119-145.
Céfaï, Daniel, (2002), « Qu’est-ce qu’une arène publique ? Quelques pistes pour une approche pragmatiste », in : Céfaï, Daniel ; Isaac, Joseph (dirs), L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, La Tour d’Aigues : Éditions De l’Aube, http://commonweb.unifr.ch/SocioMedia/Pub/cefai_txt/Arenepublique-cefai.pdf.
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Auteur
Sylvie Thiéblemont-Dollet
.: Chercheuse au Centre de recherche sur les médiations (CREM) et maître de conférences habilitée en sciences de l’information et de la communication à l’université Nancy2, Sylvie Thiéblemont-Dollet organise ses travaux autour des mobilisations collectives féminines en France, sur les questions relatives à l’immigration des femmes de l’Afrique de l’Ouest et à l’interculturalité. Elle dirige la collection « Interculturalités » aux Presses Universitaires de Nancy, et est membre du comité de rédaction de la revue Questions de Communication.