L’ancrage social de la téléassistance pour personnes âgées : des actes de communication à l’information organisationnelle
Résumé
Cet article s’inscrit dans la problématique de l’ancrage social des services à support Tic, en prenant le cas des dispositifs de téléassistance pour le maintien à domicile des personnes âgées dépendantes. Cette recherche révèle comment, entre les concepteurs et les usagers, les intermédiaires de l’offre et plus particulièrement les centrales d’écoute (Samu, Pompiers,) construisent des « usages conformes », et participent à la diffusion d’une représentation collective de ces usages. Cette représentation est largement construite en fonction des transformations de leur profession que ces acteurs peuvent accepter ou non. Cependant, l’évolution de l’offre de téléassistance ne peut se faire sans une mise en cohérence des informations produites sur ces nouvelles pratiques de communication rendues possibles par les Tic.
In English
Title
Social anchorage of remote assistance for elderly people : from speech acts to organizational information
Abstract
This article deals with the general problem of the social anchorage of services with ICT. It takes the case of the remote assistance device to keep elderly and dependant people at home. Between the designers and the end-users of these systems, suppliers and in particular the listening stations (emergency stations, fire brigades) shape « pattern uses » and are part of the collective perception in the widespread use of these devices. This perception is structured differently in accordance with the transformation of work that these service providers find appropriate or not. However, if ICT allow developing new speech acts, to involve assistance services, actors should continue to formalize information that has been produced by these speech acts.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Kogan Anne-France, «L’ancrage social de la téléassistance pour personnes âgées : des actes de communication à l’information organisationnelle», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, 2008, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/dossier/2018/00-presentation-du-dossier-2018/
Introduction
Au cours des années 80, devant le vieillissement inéluctable de la population (1) , les services des départements français proposent aux personnes âgées la possibilité de s’abonner à un dispositif de téléassistance. La personne âgée porte alors un médaillon ou un bracelet ; en l’actionnant elle rentre en conversation avec un téléopérateur d’une centrale d’écoute, qui se charge d’évaluer la nature de l’appel et de contacter quelqu’un si nécessaire. A cette époque, il s’agit surtout d’initiatives publiques mises en œuvre sous l’impulsion d’une politique sociale pour favoriser le maintien à domicile des personnes âgées.
Nous proposons dans cet article de présenter dans un premier temps les conditions –notamment politiques et institutionnelles – de la diffusion de cette innovation. Nous proposons ici de nous intéresser aux mécanismes élaborés par les intermédiaires – émetteurs, acteurs ou opérateurs de l’offre – pour construire des représentations d’usages, qui s’avèrent largement inspirées par les effets que ces techniques ont sur leur périmètre de travail. Cette approche socio- politique des usages nous permettra de préciser comment prédomine une figure de l’usager sur les autres, en comparant deux offres de télé- assistance apparues respectivement dans deux départements français.
Dans un second temps, au regard des évolutions du service de téléassistance depuis presque vingt ans, nous proposons de montrer comment cette nouvelle forme d’échanges à distance mobilisant les Tic, s’intégrera ou non à l’organisation professionnelle en charge de la réception des appels. Cette intégration passe, selon nous, par une formalisation des actes de communication en phase avec les professionnels, et s’avère être une condition vers l’ancrage social de la téléassistance. Autrement dit, nous cherchons à montrer dans cet article que l’ancrage social des Tic, quand celles-ci offrent un nouvel espace de communication entre les sphères privées et professionnelles, passe par la production d’une information sur cette nouvelle activité de communication en cohérence avec les logiques professionnelles et l’organisation du travail concernées.
Cet article s’appuie sur deux programmes de recherche menés à huit ans d’intervalle. Le premier réalisé en 1999/2002 dans le cadre d’un projet DREES, MiRe – CNAV [2ème appel à projet du programme « Evolutions technologiques, dynamique des âges et vieillissement de la population »] analysait dans trois départements différents la figure de l’usager chez les différents acteurs de la téléassistance (Saint Laurent (de) et alii, 2002). De dix à vingt entretiens semi-directifs avaient été menés dans chaque département. Le second s’appuie sur un programme de recherche en cours, intitulé « La téléassistance pour le maintien à domicile : comment dépasser une logique d’offre technologique » réalisé pour la CNSA [dans le cadre de l’appel à projet de la section V de la CNSA (Caisse Nationale Solidarité Autonomie) avec L. Amar (CRG-CNRS), F. Charue-Duboc (CRG-CNRS), N. Raulet-Croset (CRG-IAE Paris)].
L’émergence de l’offre de la téléassistance
Les premiers travaux de recherche qui ont étudié les nouvelles pratiques sociales en lien avec les diffusions des Tic s’inscrivent, du moins en France, dans le cadre de la sociologie des usages. Ces recherches sont un prolongement des approches sociologiques qui se sont penchées sur les transformations de la société, marqués par le courant de l’autonomie sociale, caractérisées par de nouvelles pratiques sociales inédites, dont celles qui mobilisent les Tic. Il s’agit alors d’étudier « la façon dont les Tic s’insèrent dans la dynamique des pratiques d’autonomie sociale comme la recherche de nouveaux liens sociaux » (Jouët, 2000, p. 495). Ces premières études « s’inscrivent dans une perspective techniciste et mettent à jour le rôle actif de l’usager dans le modelage des emplois de la technique » (ibid., p. 494).
Ces premières recherches en sociologie des usages ont permis d’appréhender les décalages entre la représentation des Tic par les concepteurs et ce qu’en font les usagers in fine. Néanmoins, elles négligent souvent le rôle d’acteurs intermédiaires qui contribuent largement à la définition de ces usages. En cherchant à restituer le rôle joué par ces intermédiaires, la diversité des représentations d’usages apparaît alors moins comme le produit des arts de faire des usagers, que celui des différentes catégories professionnelles que constituent les offreurs ou les émetteurs : chacun se construit sa représentation des usages en fonction de ses propres principes de jugement et d’appréciation des publics d’usagers (Proulx, 1994, p151).
D’autres travaux, qui s’inscrivent dans la perspective d’une socio- politique des usages tentent de redonner une dimension politique à l’élaboration de la figure de l’usager. Ils mettent également l’accent sur les logiques propres aux modalités de l’offre qui s’imposent aux usagers, même si cet individu- usager se sert des ces technologies à ses propres fins (Vitalis, 1994, p. 38).
Dès la conception – de ce que nous avons jusqu’ici intitulé – « la téléassistance », une première représentation de l’usager se trouve inscrite dans l’objet technique : destinée au maintien à domicile des personnes âgées dépendantes, cette Tic est au départ associée à une vision médicale de la dépendance. L’usager représenté est une personne atteinte d’un vieillissement ostéo-articulaire qui se traduit par des troubles de la mobilité et des risques de chutes entraînant une désocialisation. En effet, la petite histoire la plus communément reprise par l’ensemble des acteurs pour convaincre de l’utilité de ce dispositif est le cas où une personne âgée, vivant seule depuis le décès de son conjoint, tombe, se casse le col du fémur et ne peut se relever pour appeler une aide extérieure. En tirant sur son médaillon, elle pourra alors appeler les secours qui viendront la sauver. A ses débuts, dans les années quatre-vingt, ce dispositif est donc associé à un service d’urgence ; c’est le terme « téléalarme » qui est alors le plus employé.
Consécutivement aux lois de décentralisation de 1983 et 1986, les compétences en matière d’action sociale sont transférées aux Conseils Généraux. Pour la télé- alarme, les départements vont donc prendre en charge le financement d’une centrale d’écoute et proposer aux communes d’y adhérer par un mode de souscription. Ils vont s’appuyer sur les centrales d’écoute existantes et déjà à la charge des départements : celles des pompiers (Sdis) ou des médecins urgentistes (Samu). La France ne s’était pas dotée d’un numéro d’urgence unique comme c’était le cas dans la plupart des pays européens. Les sapeurs-pompiers (18) sont pour une large part les secouristes de l’espace public. La mission du Samu (15) est, quant à elle, médicale : ce Service répond par des moyens exclusivement médicaux aux situations d’urgence. Face à la difficulté d’évaluer les besoins d’urgence des personnes âgées dites dépendantes, aussi bien en termes quantitatif que qualitatif, les élus ont finalement fait des choix largement dictés par leurs différents mandats respectifs. À la fin des années 80, il est donc encore difficile d’anticiper d’autres usages que ceux de l’urgence sanitaire, ni d’anticiper le nombre d’abonnés potentiels. C’est pourquoi dans un premier temps les centrales d’écoute des Sdis (Service départemental d’incendie et de secours) ou du Samu (Service d’Aide Médicale d’Urgence) ont été mobilisées par les Conseils Généraux pour assurer une partie de ce nouveau service. Cette configuration s’est retrouvée pendant presque quinze ans dans bon nombre de départements. On peut lire à l’époque sur les brochures de présentation éditée par un Conseil Général : « La télé- alarme permet d’être reliée en permanence à une centrale d’appel, dont l’opérateur est susceptible d’intervenir en cas d’urgence médicale en envoyant l’assistance nécessaire (pompiers, Samu, médecin)…la personne porte autour du cou un médaillon qu’elle actionne par simple pression en cas de danger ou de malaise…». (Saint Laurent (de) et al. 2002, p. 57).
La première recherche nous donne l’occasion, après plus d’une quinzaine d’années de pratiques en matière de téléassistance pour le maintien à domicile des personnes âgées, d’interroger l’ensemble des acteurs professionnels mobilisés par cette offre, de les interroger sur les usages de ce dispositif où se combinent la technologie et le vieillissement pour un nouveau service qui mobilise des relations médiatisées par des TIC et de nouvelles pratiques professionnelles. Ces années de pratiques de la téléassistance ont permis aux acteurs de les évaluer, de les juger, de proposer de nouvelles orientations, et de développer des stratégies pour mieux soutenir le dispositif ou au contraire s’en dégager. Quelles sont les recompositions qu’ils ont mises ou souhaitées mettre en œuvre ? Comment peuvent-ils concilier le nouveau rôle qui leur est assigné, la diversité des usages des abonnés, ainsi que l’idée qu’ils se font du « bon usage » ? Nous nous appuierons sur le cas de deux départements qui ont fait des choix différents en matière de centrale d’écoute : D1 qui a choisi le Samu et D2 les pompiers.
Au bout de la téléalarme : quelle écoute ?
Le Samu
Dans le département D1, la téléalarme a été intégrée au centre 15 en 1986, sur proposition, à l’époque, d’un des membres du Conseil d’Administration de l’Amu, médecin dans une maison de retraite dans une commune dont il est élu, et vice-président du Conseil Général, responsable des dossiers « vie sociale ». De son côté, la direction du Samu et de l’Amu souhaite « s’ouvrir au social » et accepte d’être la centrale d’écoute du dispositif de téléassistance pour les personnes âgées dépendantes. La direction a dû néanmoins faire face à la résistance de certains médecins à ouvrir les appels aux personnes âgées : « … ça n’a pas été évident tout de suite, certains professionnels du corps médical n’ont pas vu d’un très bon œil l’arrivée d’une centrale d’appels pour personnes âgées. Certains appelaient ça les appels «pipi- caca». Mais j’ai tenu bon. Je pensais que c’était une bonne façon d’évoluer, depuis la création du Samu et de l’Amu » Directeur du Samu. (Saint Laurent (de) et al. 2002, p. 65).
Pour faire face, d’une part, à cette résistance, et, anticipant d’autre part le fait que la majorité des appels seraient des appels de convivialité et de confort (envie de dialoguer / besoins de la vie ordinaire), la direction a choisi de recruter pour répondre aux appels des personnes qui ne sont pas membres du corps médical. Ces personnels ont été choisis d’après leur capacité à dialoguer avec les personnes âgées. Cette anticipation de la nature des appels, avant même la mise en fonctionnement du système, vient du fait que les responsables du centre 15 tiraient sans doute leçon du passé. En effet, le premier service du centre a été le Samu, à savoir l’envoi auprès de personnes devant être hospitalisées, d’antennes médicalisées, afin de leur prodiguer les soins d’urgence et de garantir leur transfert vers les structures hospitalières dans les meilleures conditions. Un numéro d’appel unique a été créé (le 15) et le service a immédiatement remporté un vif succès : « Le Samu s’est mis à recevoir plein d’appels, le numéro a été diffusé un peu partout. Mais le problème c’est qu’on a eu des appels qui n’étaient pas de notre ressort. Le Samu avait été créé pour les blessés graves, pas pour les autres cas. Et là on commençait à nous téléphoner pour des grippes ou des choses bénignes » Directeur du Samu (ibid., p. 89).
Aussi, au centre 15, la question s’est posée de savoir qui allait s’occuper des grippes et autres problèmes médicaux non urgents. C’est pour répondre à ce besoin que l’Amu a été créé, à savoir un réseau de médecins de ville (généralistes ou urgentistes), appelés auprès des personnes accidentées ou malades, ne nécessitant pas l’envoi d’antennes médicalisées. Certes, du Samu à l’Amu, on reste dans l’univers médical, mais un glissement s’est opéré du très urgent (du vital) au moins urgent. Pour la direction de cette centrale d’écoute l’arrivée de la téléalarme n’est que la poursuite de ce mouvement vers des appels, sans doute, encore moins urgents.
Ainsi, même si dans la majorité des documentations qui accompagnent la présentation de la télé- alarme (constructeur, CCAS), celle-ci s’inscrit dans un univers de référence encore centré sur la sécurité et l’assistance, celle éditée par le Conseil Général de D1, décline trois types de motifs d’appels-usages de la télé- alarme par les personnes âgées : les interventions d’urgence, les problèmes médicaux et les appels sans gravité. Concernant ces derniers, le Conseil Général évoque ainsi l’idée d’un service pouvant pallier l’isolement et la solitude comme l’évoque une brochure du Conseil Général de D1 éditée en 1987: «Envie de communiquer ? Vous estimez avoir besoin d’un conseil pour telle ou telle situation ? L’opérateur vous répond dans tous les cas». (ibid., p. 68).
En présentant en filigrane la possibilité « d’une simple communication» associée à la téléassistance, le Conseil Général se fait l’écho du centre 15 qui anticipe, via la téléalarme, une offre de service de réception d’appels qui ne s’inscrit pas dans l’urgence médicale. En retour, l’évaluation des usages de la téléalarme par le centre 15 prend en considération ce type d’appel au même titre que les appels d’urgence médicale, autant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. L’importance même de ces appels est telle, qu’une tentative de nomenclature est élaborée par le centre 15. Ainsi, ces appels dits de convivialité sont répartis entre ceux qui correspondent à « l’envie de dialoguer ou d’échanger pour ne plus se sentir seul », et ceux qui correspondent aux «petits besoins de la vie ordinaire ».
Comme l’exprime une chargée d’écoute, « ce qui choque, c’est la solitude dans laquelle se trouvent les personnes âgées. Elles ont surtout besoin d’appeler pour parler. On le sent bien lorsqu’on voit que les appels évoluent en fonction des saisons. On a plus d’appels durant les mois d’hiver, de novembre à février, que durant les autres périodes de l’année… Les discussions que l’on a avec eux, c’est une relation faite d’échanges nombreux, à propos de tout et de rien, c’est-à-dire à propos des besoins de la vie courante » (ibid., p. 86).
Ces propos sont corroborés par les chiffres. Dès la mise en place de la téléalarme dans le département D1, au début de 1987, les appels de convivialité, ont été très importants. De 1987 à 2001, le centre 15 a reçu 376 158 appels, parmi lesquels 90 % n’ont pas nécessité d’intervention. Parmi ces 90 %, 74 % sont des appels de convivialité ou des « erreurs de manipulation». Parmi les appels ayant nécessité une intervention, dans 60 % des cas ce sont les parrains qui se sont déplacés (Bilan d’activité de la téléalarme, ibid., p. 87). La première cause d’appel ayant nécessité une intervention est la chute, la seconde cause est l’envie de rencontrer quelqu’un : «La convivialité augmente de façon régulière tous les ans. Les abonné(e)s ont maintenant parfaitement compris, que la téléalarme n’est pas seulement un service médical, mais peut également leur apporter autre chose : certain(e)s abonné(e)s nous demandent de leur envoyer quelqu’un pour aller chercher des médicaments, ouvrir leur fenêtre, donner leurs médicaments, etc. » Chargée d’écoute (ibid., p. 87).
D’une part, en annonçant une téléalarme au service de la convivialité, et, d’autre part, en soutenant cette évocation par l’affectation au niveau de la centrale d’écoute de personnes dont le métier consiste à instaurer un échange de convivialité avec les personnes âgées, qui ont été recrutées sur cette compétence et qu’elles revendiquent, on a ouvert une brèche dans laquelle les abonnés de la téléalarme se sont engouffrés, car ces personnes très âgées y trouvent un espace de sociabilité qu’elles convoitaient.
Les pompiers
En France, dans bon nombre de départements les pompiers se sont vus imposer le service de téléalarme à l’occasion de la mise en œuvre des « nouvelles » Sdis. L’hybridation technique n’a pas rencontré de difficultés majeures, en revanche l’hybridation sociale est plus problématique : au démarrage, face à la difficulté d’évaluer les besoins aussi bien en terme quantitatif que qualitatif, seul le registre de l’urgence sanitaire est associé à l’usage de la téléalarme. Mais, au cours des années, cette offre a généré une demande – celle de pallier la détresse sociale – qui place les pompiers dans une situation très ambiguë, dans un rôle qu’ils contestent et ils se retrouvent à mener des interventions qu’ils déplorent. Au cours de ces quinze années, la logique d’usage (Perriault, 1989) de la téléalarme qui se dessine s’éloigne toujours plus de l’offre première proposée par les pompiers et des missions propres à cette profession.
Malgré ce mécontentement, les pompiers ne peuvent pas ne pas répondre à un appel d’urgence. Ainsi, dès qu’une personne âgée active son médaillon, un pompier stationnaire de la centrale d’écoute du Sdis voit apparaître sur un écran dédié des informations sur cette personne (nom, âge, problèmes de santé, d’audition, etc.) et répond en conséquence : « Allo, Madame Durand, tout va bien ?… ». Quelle que soit la nature de la situation, urgente ou non, les pompiers répondent de façon très professionnelle aux « mamies », mènent jusqu’au bout leur mission, et ne s’en dégagent qu’une fois qu’ils sont certains que l’appelée soit en sécurité. Ainsi les personnes âgées sont, de leur côté très satisfaites du service rendu par les pompiers : « Ah écoutez, faut pas qu’on me dise du mal des pompiers, surtout pas parce qu’ils sont d’une gentillesse, et toujours à voir, si quelque chose ne va pas, pour vous aider, très aimable, c’est pas une profession que je blâmerai ; ah non,… » Mme G., 89 ans, (Saint Laurent-Kogan, 2007, p. 19).
Il en est tout autrement quand il s’agit de fournir aux autorités locales une vision du service rendu, le Sdis reprend alors la nomenclature des appels utilisée pour le 18. Ces chiffres fournis par la centrale du 18 sont ensuite publiés dans le rapport annuel de l’AGM-Coderpa (Association de Gestion des Moyens du Comité Départemental des Retraités et des Personnes Agées). En fournissant ainsi des statistiques calquées sur la mission première des pompiers – les appels sanitaires d’urgence sur la voie publique – l’inadéquation du service de téléassistance au regard de cette mission apparaît alors clairement. L’activité téléalarme est mesurée à l’aune du nombre d’abonnés et du nombre d’appels. Pour le Service Départemental d’Incendie et de Secours, ces appels sont des alarmes qui se divisent en deux catégories : « les alarmes détresses motivées » qui constituent 10 % des appels, et les « alarmes détresses non motivées », qui elles, constituent 90 % des appels.
Tableau 1 – Appels types de la télé-alarme. Sdis D2
Mois |
Appels motivés |
Appels non motivés |
Total |
||||
Chutes |
Services |
Divers |
Erreurs |
Essais |
Divers |
||
Janvier |
82 |
65 |
72 |
670 |
438 |
502 |
1 829 |
février |
83 |
54 |
61 |
619 |
379 |
633 |
1 829 |
… |
|||||||
Décembre |
105 |
80 |
108 |
880 |
520 |
1 031 |
2 724 |
TOTAL |
1 048 |
585 |
955 |
9 463 |
5 580 |
8 679 |
26 310 |
Sdis D2, 1999 in Saint Laurent (de) et al., 2002, p. 30.
Pour le Sdis, les appels «motivés» sont ceux qui correspondent à une réelle situation d’urgence sanitaire et qui nécessitent le déplacement d’un tiers. Le rapport fournit également un tableau récapitulant les suites données aux appels motivés. Ainsi, parmi les appels considérés comme « motivés » (10%), l’entourage – famille, amis, voisins habitant à proximité – intervient dans 40 % des cas, et les pompiers dans 10 % des cas. Les pompiers interviennent finalement en réponse à 1% de l’ensemble des appels (Sdis D2, ibid., p. 30).
Ces chiffres associés aux usages de la téléalarme sont les seuls connus et trouvent un large écho auprès des professionnels de l’action gérontologique dans le département concerné. Ce taux de 90 % d’« alarmes détresse non motivées » est largement repris et participe d’une représentation très négative de ce service. Bon nombre des réactions abordent la téléalarme sur un premier constat d’échec. Au-delà des chiffres officiels, les responsables de la centrale du 18 insistent sur ce décalage entre la mission des pompiers et les demandes générées par le service de téléassistance (ibid., p. 32).
« Il faut bien voir que les pompiers n’ont pas une mission sociale, c’est bien là le problème, ce sont les CCAS, donc nous, nous n’avons pas de politique de maintien à domicile des personnes âgées, ça a été une décision du Conseil Général, qui a demandé que les sapeurs pompiers s’occupent de la gestion de la téléalarme en partenariat avec les communes, c’est ce qu’on appelle un souhait politique, avant il n’y avait rien […] attention, on n’est ici qu’en mission sanitaire, on est très restreint sur ce marché, comme sapeurs-pompiers, on ne peut qu’accueillir que des appels sanitaires, tout ce qui est protection des biens, ce n’est pas nous, et si c’est une demande sociale, c’est pas nous. C’est là où il y a ambiguïté, Nous, tout ce qu’on sait bien faire, c’est suite à un appel de détresse, le problème c’est tous les autres, les appels injustifiés, pour nous. C’est tous les appels, la mamie qui a besoin d’entendre une voix, d’être réconfortée, de savoir qu’il y a quelqu’un au bout de son médaillon, et là ce n’est pas notre mission. Le problème, c’est tout ça, et c’est quand même de la détresse, de la détresse morale » Responsable Sdis D2. (ibid., p. 32).
En d’autres termes, les pompiers acceptent de répondre et d’intervenir auprès de l’usager tel qu’il est inscrit dans le dispositif par les concepteurs – à savoir une personne âgée, qui, en chutant se casse le col du fémur, tout en restant consciente et n’ayant, bien sûr, pas omis de porter autour de son cou son médaillon – car cet usager a effectivement besoin d’une aide médicale d’urgence. En revanche, quand se manifestent d’autres usagers correspondant à d’autres figures du vieillissement, ils sont beaucoup plus réticents à intervenir : « et ça, ça pose problème, parce quand on a à faire à une petite grand-mère parce que à 1h du matin, elle appelle en disant j’ai froid, j’ai froid, ce n’est pas la mission des pompiers de lui remonter sa couverture, et puis vous contactez les accès, il y en a un qui répond pas, l’autre vous tombez sur un répondeur, et le troisième le numéro ne correspond plus, alors que fait-on ? et là vous êtes avec une petite grand-mère qui est en train de pleurer, et vous ne savez plus comment réagir, et quand il y a un incendie et qu’on est obligé de déranger les pompiers de l’autre commune parce que ceux de la commune sont allés remonter la couverture de la …. hein, c’est pas… on a un rôle, et celui au départ des pompiers n’est pas… » Responsable du Sdis D2, ibid., p. 46).
En mettant ainsi en avant l’inadéquation des demandes associées à l’usage de la téléalarme avec la mission des pompiers à travers des récits, comme à travers des statistiques, les responsables des Sdis vont convaincre les politiques à faire appel à des centrales d’écoute non dédiées à l’urgence.
De l’écoute à la caractérisation des appels
Le bilan de ces quinze premières années de téléalarme reste très mitigé. L’ensemble des acteurs de l’action gérontologique s’entendent pour dire que « la téléassistance, ça ne marche pas ! », et pourtant le nombre d’abonnés, et le nombre d’appels par abonnés continuent de croître. La difficulté renvoie à celle identifiée dans le processus d’innovation dans les services, où, de façon générale, le type de service que souhaitent les utilisateurs finaux est difficile à identifier, comprendre et expliciter. Enfin, il s’agit d’un processus itératif : la construction d’un espace de dialogue rendu possible par un dispositif technique se développe ou non en fonction de la souplesse organisationnelle à intégrer les nouveaux besoins exprimés au sein de cet espace.
Autrement dit, la pertinence et le succès d’un service de télé-assistance passe par la capacité ou la volonté des professionnels de l’offre de ne pas se cantonner à une représentation médicale et statique du vieillissement mais au contraire à pouvoir répondre à la diversité et à l’évolution des figures du vieillissement : fatigue passagère, isolement, confusion, etc. Il s’agit dès lors de redéfinir les appels et, par exemple, de porter un autre regard sur ces appels « non motivés » définis par les pompiers, d’en comprendre le sens pour restructurer l’offre auprès des personnes âgées. Car il y a en effet plusieurs manières d’appréhender les fausses alertes et dans le domaine de la télésurveillance « si nombre de professionnels déclarent que c’est la plaie du métier, d’autres assurent qu’en fait il n’y a pas de « fausse » alarme, car toute alarme signale une défaillance quelconque de la « chaîne de la sécurité », et en ce sens elle remplit son office » (Rochette et al. 1998, p. 11).
Vingt ans plus tard, la plate-forme mise en place par D1 existe toujours avec la même configuration organisationnelle : des assistantes sociales répondent aux appels et transmettent aux médecins urgentistes si nécessaire.
En revanche dans le département D2, comme dans bon nombre de départements ayant choisi de mobiliser les pompiers, les responsables du Sdis ont réussi à convaincre les élus de faire appel à des plates-formes dédiées intégrant les demandes ne nécessitant pas une intervention d’urgence.
Fort de ces connaissances sur l’évolution de la nature des appels et devant la croissance inéluctable de la population vieillissante, de nouveaux acteurs se sont positionnés sur ce marché. Ces nouveaux entrants vont d’emblée associer la diversité des demandes des personnes âgées en mettant au sein des centrales d’écoute « des professionnels à la disposition des abonnés pour leur apporter écoute, assistance et réconfort » (Brochure du CG D2 parue en 2006).
La mise en place en 2005 d’une organisation professionnelle, l’AFRATA, va délibérément mettre en avant le versant social de l’offre de téléassistance : « au-delà de ces cas d’urgence, la Téléassistance est une présence, un soutien psycho- affectif, pour des personnes parfois en voie d’isolement qui retrouvent via ce service la force d’un lien social. » peut-on lire sur la page d’accueil du site (http://www.afrata.org).
Cette organisation française qui en 2008, rassemble les cinq plus gros opérateurs, se partagent 80% des 250 000 abonnés et s’entend pour proposer une typologie des appels en phase avec cette évolution :
Tableau 2 – Répartition par motif d’appel (http://www.afrata.fr/page10.php)
Appel qualifié d’involontaire |
55% |
Appel à caractère technique |
24% |
Besoin de communiquer, détresse psychologique |
5% |
Appel médical |
5% |
Demande d’aide ou d’assistance pour la vie quotidienne |
4% |
Chutes |
5% |
Appel de contrôle |
5% |
Répondre à ces nouveaux types d’appels exige des compétences que les opérateurs tentent de mettre en avant pour se distinguer les uns des autres. En effet, le travail d’un « chargé d’écoute et d’assistance » consiste, non seulement à appréhender de façon globale les informations qui s’affichent sur l’écran concernant la personne appelante, tout en répondant via un micro à la demande de la personne âgée, mais également à traduire façon formelle la demande exprimée lors de cette communication en « cliquant » dans les cases prévues à l’écran et en complétant par quelques notes si nécessaires.
La formalisation des types d’appel se cristallise au sein du système d’information, mais celui-ci doit néanmoins à son tour intégrer les évolutions des pratiques communicationnelles. Par exemple, lors du changement d’opérateur dans le département D2, le conseil général a demandé à la nouvelle société TAD2 de téléassistance de travailler sur une typologie plus fine des appels. « Il n’empêche que TAD2, eux, ils continuent d’avoir beaucoup d’appels, que eux, ils classent involontaires, TAD2…. Ils les classent comme involontaires, alors on est en train de travailler avec eux, pour affiner justement, qu’est-ce qu’ils vont retenir, enfin comment ils vont les classer, parce que c’est quand même, euh, j’ai les chiffres….C’est assez important, donc, pour les classer, il y a ce qu’on appelle…Alors il y a des involontaires vraiment involontaires, où les gens disent « ben non il s’est déclenché tout seul », mais ils disent quelque fois, « il y a des gens aussi qui nous disent, qui nous répondent ça pour pas dire qu’ils ont appelé », et donc ils veulent essayer de creuser ça, il y a aussi des gens qui disent « oh, ben on faisait un essai pour voir si ça marche » mais bon, mais il y a peut être quelque chose derrière, il y a besoin de savoir qu’il y a quelqu’un derrière…Ils veulent…On a convenu que ça, ça soit creusé » (Conseil Général D2, 2007)
Ces nouvelles centrales d’écoute forment de plus en plus leur personnel à répondre à la diversité des appels et à décrypter une éventuelle demande que les personnes âgées n’osent exprimer. L’AFRATA évalue à « 100 000 le nombre d’appels en 2007 associés à une détresse psychologique, un besoin impératif de communiquer » (1ère Journée nationale de l’AFRATA, 4 juin 2008. http://www.afrata.org).
Conclusion
En reprenant l’évolution de l’offre en matière de téléassistance pour les personnes âgées, nous avons voulu montrer les difficultés du travail de mise en cohérence des informations produites sur ces nouvelles pratiques de communication rendues possibles par les Tic au sein de l’organisation professionnelle mandatée pour recevoir les appels.
Cette production d’informations semble traduire la capacité de l’organisation à faire face non seulement à la diversité des pratiques de communication, mais surtout à leur évolution dans la durée. Néanmoins, toutes les organisations ne sont pas enclines à ces transformations. Les métiers de l’urgence médicale ou du secours refusent d’intégrer la détresse sociale et psychoaffective que révèle l’usage de la téléassistance par les personnes âgées, et donc de faire évoluer la nomenclature des appels. Le choix de « bon professionnels » s’avère fortement lié à la capacité à produire les informations les plus à même de traduire la diversité des pratiques de communication associées à l’usage de la téléassistance. L’ancrage social de la téléassistance correspondrait alors l’adéquation entre les pratiques de communication, leur caractérisation au sein d’un système d’information et les logiques professionnelles des chargés d’écoute ; mais il s’agit d’une adéquation précaire car les Tic semblent ne pas en finir de faire émerger de nouvelles pratiques de communication.
Note
(1) La croissance des effectifs des personnes âgées est spectaculaire pour les groupes les plus âgées. D’ici 2050, l’effectif des personnes âgées de 75 ans ou plus serait multiplié par trois et celui des 85ans ou plus par quatre : il serait respectivement de 11,6 et 4,8 millions. (Insee Résultats Société n°16. Juillet 2003).
Références bibliographiques
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Auteur
Anne-France Kogan
.: Anne-France Kogan est ingénieure, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication au département SSG (sciences sociales et de gestion) à l’Ecole des Mines de Nantes, et membre du LEMNA. Elle enseigne et effectue ses recherches sur le triptyque : modalités de diffusion des Tic – changements organisationnels – évolution des professions.