-

La publicité politisée : éloge de la transparence, ellipse de la responsabilité

24 Mar, 2009

Résumé

Depuis les années 90 en France, le discours publicitaire s’accapare des sources du débat politique. Il met en scène une valeur d’usage socio-politique du produit de consommation (par exemple, les produits supposés combattre la pollution, le chômage, ou bien la faim dans le monde). La consommation est alors présentée comme une sphère autonome pouvant faire l’objet d’une participation politique. Or cet emprunt publicitaire au discours politique interpelle par la légitimité de son énonciation ; la publicité politisée rompt avec les conventions publicitaires qui traitent de la vie domestique ou relationnelle des individus. Comment s’est élargi le territoire de parole des marques ? Dans quelle mesure la publicité politisée révèle un ensemble de valeurs et de préférences collectives implicite ? Au-delà des stratégies, c’est en tant que médiation que la publicité est appréhendée. Cet article tend à montrer que la publicité politisée recèle un imaginaire latent. Elle participe d’une structuration de l’espace public dans le sens où elle mobilise une représentation techno-scientifique de la société (et du lien au vivant) ; elle a également une incidence sur les pratiques des associations qui militent pour une politisation de la consommation. En même temps, cette représentation techno-scientifique de la société est « naturalisée » par une figure de la transparence.

In English

Title

« The politicized advertising: eulogy of transparency, ellipsis of responsibility »

Abstract

Since the 90s in France, advertising messages resort to topics of the political debate. They feature a socio-political use of consumer product; for example, they pretend that consumer product can eradicate pollution, unemployment or hunger in the world. Then the consumption is presented as an autonomous sphere which can be the subject of a political participation. However this advertising use of political speech questions the legitimacy of its statement; because the politicized advertising breaks advertising conventions that deal with the domestic or relational life of the people. How widened the field of brand expression? How the politicized advertising fits in with implicit values and collective preferences? Beyond strategies, advertising is approached as mediation. This article suggests that the politicized advertising conceals a latent imaginary. It takes part in public place structure because it mobilizes a techno-scientific representation of the society (and the link with the living); it has also an incidence on the associative practices for a politicization of the consumption.. At the same time, this techno-scientific representation of the society is “naturalized” through a figure of transparency.

En Español

Title

« La publicidad politizada: elogio de la transparencia, elipse de la responsabilidad »

Resumen

Desde los años 90 en Francia, el discurso publicitario se acapara temas del debate político. Representa un valor de uso sociopolítico del producto de consumo (por ejemplo, los productos supuestos combatir la contaminación, el paro, o bien el hambre en el mundo). El consumo entonces se presenta como una esfera autónoma que puede servir para una participación política. Sin embargo, este uso publicitario del discurso político interpela por la legitimidad de su enunciación; porque la publicidad politizada rompe con los convenios publicitarios que tratan de la vida doméstica o relacional de la gente. ¿ Cómo se extendió el territorio de expresión de las marcas? ¿ En qué medida la publicidad politizada revela valores y preferencias colectivas implícitas? Más que estrategia, se analiza la publicidad como mediación. Este artículo trata de mostrar cómo la publicidad politizada oculta un imaginario latente. Participa en la estructura del espacio público porque propone una representación técnica y científica de la sociedad (y del vínculo a lo que vive); tiene también un impacto en las prácticas de los actores asociativos que defienden una politización del consumo. Al mismo tiempo, “se naturaliza” esta representación técnica y científica de la sociedad por una figura de la transparencia.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Granier Corinne, «La publicité politisée : éloge de la transparence, ellipse de la responsabilité», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/varia/02-publicite-politisee-eloge-de-transparence-ellipse-de-responsabilite

Introduction

A partir des années quatre-vingt, en France, l’éthique, puis la politique, trouvent une légitimation dans l’espace discursif de l’entreprise. Celle-ci prend la parole en tant qu’acteur civique situant son action dans l’horizon de l’intérêt général (Achache, 1990). Les marques élargissent également leur territoire de légitimité de parole. Cette politisation du discours est qualifiée de « publicité verte » (D’Almeida, 1996, p.136), de « communication verte » (Libaert, 1992) ou de « communication responsable » (Debos, Communication et Organisation, 2004). Ainsi le 19 février 1990, le Bureau de Vérification de la Publicité (BVP) (1) publie sa recommandation « arguments écologiques », face à l’émergence de la « publicité verte ». En 2003, une nouvelle recommandation est émise concernant plus largement les publicités qui se réfèrent au développement durable. Ces recommandations reflètent le développement d’argumentations publicitaires sur la responsabilité sociale et écologique des entreprises.
C’est dans ce contexte que nous nous sommes intéressée à la mise en scène publicitaire d’une valeur d’usage sociopolitique ; le produit de grande consommation est alors présenté comme une réponse aux problèmes de société tels que la pollution, la pauvreté ou le chômage. L’idée sous-jacente de problèmes sociaux pouvant être résolus par les consommateurs est une construction. Un problème ne peut se constituer qu’en fonction d’un imaginaire de la société (Castoriadis, 1975). Et le publicitaire lui-même prend appui sur l’imaginaire et l’influe. Notre travail de recherche analyse les configurations qui ont donné lieu à la politisation de la publicité, et explore la façon dont ce discours participe à la construction d’un sens commun (Granier, 2007). La publicité, même si elle est souvent présentée de façon marchande et soulève des enjeux politiques, est une médiation qui structure le rapport des hommes au monde. Elle est à la fois discours sur l’objet et objet culturel (Baudrillard, 1970).

Nous avons procédé à une analyse de discours, à partir d’un corpus de cinquante annonces publicitaires diffusées en France dans la presse magazine, pendant la période 1990-2005. Au regard de la vaste temporalité que ces publicités recouvrent, il convient de distinguer deux types de publicité politisée selon le moment de leur diffusion (1990-1995 : émergence de la publicité politisée ; 1995-2005 : développement de ce discours). Le choix de limiter notre analyse aux annonces diffusées en presse magazine destinée au grand public, se rapporte principalement au fait que la presse soit le premier support ainsi que le support le plus utilisé pour ce type de messages ; du point de vue des annonceurs, la presse magazine jouit d’une image valorisante et permet de cibler par centre d’intérêt. Enfin, un même contenu sémantique caractérise notre corpus, à savoir la mise en scène d’une valeur d’usage sociopolitique du produit. Analysées tour à tour d’un point de vue énonciatif puis compositionnel, ces publicités laissent apparaître quantité de faisceaux de régularités permettant de définir un sous-genre publicitaire, quels que soient la période de diffusion, le thème socio-politique et le secteur d’activité (2) de l’annonceur. Si le problème de la « pollution » (de l’air, de l’eau, de la forêt, des animaux ou de la terre) est souvent évoqué dans la publicité politisée, d’autres « problèmes de société » tels que la pauvreté (locale ou mondiale), le chômage ou le stress au travail s’insèrent dans le corpus publicitaire.
De plus, des entretiens semi-directifs menés auprès d’acteurs publicitaires et associatifs, ont permis d’éclairer la nature des liens qui se tissent entre une offre publicitaire inscrite dans l’espace public, et certains acteurs associatifs, militant plus largement pour une politisation de la consommation. Nous avons fait le choix, pour notre enquête qualitative, d’étudier les pratiques des acteurs publicitaires correspondant aux annonces du corpus, soit les responsables de communication des entreprises E.Leclerc, Auchan, ex-ELF Aquitaine, RATP, BASF et Rhovyl. Nous avons également interviewé des responsables d’agence publicitaire et de média. Cette étude qualitative avait deux objectifs : connaître leurs pratiques en terme de communication publicitaire et cerner les représentations qu’ils ont de leurs pratiques.

La figure de la transparence

Les annonces du corpus font preuve d’une rationalité, qui peut faire penser à l’idéal des Lumières ou à l’espace public habermassien. La mise en scène publicitaire de l’objet semble dévoiler son intériorité par le récit de son processus de fabrication. Toutefois, une figure de la transparence innerve ce discours en tant que valeur et en tant que forme. Elle apparaît à la fois comme éthique de la communication et comme esthétique.

La transparence comme forme

Cette forme de publicité politisée tend à représenter le produit par ce qu’il ne contient pas ou par ce qu’il n’induit pas. La représentation dématérialisée du produit est soutenue par une force qui relève du mythe et qui puise dans une quête de pureté. Elle peut s’illustrer dans l’annonce pour la Polo de Volkswagen, qui aurait une « peinture sans solvant » (3) afin de réduire l’évaporation de carbures d’hydrogène. Le produit est vidé de sa matière pour tendre vers une légèreté et une transparence originelles. De même, le carburant Gepel de Butagaz « ne contient ni soufre, ni plomb et n’émet aucune odeur ni fumée à l’échappement ». Cet argument semble suffire pour attester du caractère non polluant du produit. Le produit peut être également défini par un composant. Par exemple, le train dans l’annonce SNCF, est une solution évoquée par sa partie : la « traction électrique ». Identifier un produit à partir d’un de ces composants reste réducteur. Le produit de consommation est toujours dépouillé de ses oripeaux civilisés pour se fondre dans une pureté originelle qui s’exprime dans le « toujours moins ».
En outre, le produit ou le service peut être défini par l’absence de conséquence suite à son utilisation : « Pas de CO2, pas d’oxyde d’azote, pas de dioxyde de soufre : la production d’électricité nucléaire ou hydraulique n’émet pas de gaz polluants » (extrait de l’annonce EDF). Le nucléaire est mis en avant par une dévalorisation implicite des autres sources d’énergie. La « non pollution » ne signifie pas pour autant un air pur, autre exagération. Le caractère particulièrement vaste du terme « pollution » est une donnée souvent utilisée dans les démonstrations publicitaires du corpus. Dans les annonces EDF et Framatome, la diminution de la pollution serait forcément imputable au développement du nucléaire. Or la pollution ne concerne pas seulement le rejet de gaz polluant, mais aussi les risques de la radioactivité ainsi que le recyclage des déchets nucléaires. La figure de l’hyperbole semble par conséquent toujours être utilisée dans les annonces publicitaires du corpus.
Enfin, les annonces du corpus utilisent des ressources symboliques anciennes telles que le mythe de purification : une once de pureté semble suffire pour purifier l’ensemble de la planète. « Il suffit d’une goutte d’eau… », comme le rappelle l’accroche de l’annonce Botanic, pour nettoyer et recouvrer un monde en équilibre. L’eau est un symbole de pureté que l’on retrouve dans les pratiques de purification et les rites liturgiques de bénédiction. Il s‘agit plus précisément d’une eau en mouvement qui draine avec elle toute impureté de l’âme et du corps. L’annonce BASF représente une eau de source qui jaillit des roches et tourbillonne, dans une vive clarté. Sa limpidité est représentée par un effet de lumière se détachant sur un fond plus obscur. Cette eau fraîche n’est plus seulement un rite énergisant du matin. Elle contient la guérison des maux du malade ainsi que ceux de la planète. L’eau limpide suggère la purification. C’est comme si la transparence de l’eau se recouvrait des impuretés pour délivrer l’être et lui redonner sa blancheur symbolique. La pureté de l’air s’affiche également dans sa transparence. Une once de gaz naturel semble suffire pour purifier l’air et vaincre les odeurs nauséabondes des pots d’échappement : « Chaque fois que vous montez dans un bus au gaz naturel, la nature respire » (annonce Gaz De France).
Le thème de la pureté est un thème dialectique : « une goutte d’eau pure suffit à purifier un océan ; une goutte d’eau impure suffit à souiller un univers » (Bachelard, 1993, p.164). Aussi, certaines annonces du corpus proposent de supprimer l’élément impur pour retrouver la pureté du monde. Dans l’annonce Sodra Cell, il suffit d’ôter le chlore de la pâte à papier pour que l’océan et les mers soient sauvés dans l’annonce. Dans l’annonce EDF, l’absence de gaz carbonique semble garantir la pureté du nucléaire, qui à son tour, devient purifiante. Le produit purifié permettrait à son tour de purifier l’ensemble de la planète. Cette lecture publicitaire du produit de consommation nous replonge dans un cycle mythique en boucle. Le retour à l’origine permet une renaissance.

Une approche analytique du vivant

Ce type de publicité politisée consacre le paradigme de l’analyse, c’est-à-dire une décomposition de l’intérêt social en sous parties. Le monde, qu’il s’agisse de la nature ou de la société, apparaît comme un ensemble d’éléments distincts et définis, se rapportant les uns aux autres par des relations bien déterminées de causalité, de finalité ou d’implication logique. L’argumentation publicitaire concernant les vertus de la peinture Hoechst en fournit une illustration ; cette peinture à l’eau est supposée écologique puisque l’eau est supposée remplacer des « solvants organiques » ; les propriétés écologiques de la peinture apparaissent découler de la suppression des solvants organiques. Ce raisonnement est de type mathématique : « A induit B » ; donc « non A induit non B ». Les équations établies entre A et B impliquent qu’on identifie et distingue A et B par leurs différences.
De plus, la transparence des chiffres semble assurer des relations d’équivalence entre des éléments appartenant à des groupes différents. L’annonce Thonon, dans une démarche de produit-partage, propose de rétablir l’équilibre de la planète en plantant un arbre pour une bouteille achetée. Elle met en équivalence la bouteille d’eau minérale et la forêt ; ainsi peut-on lire dans l’accroche publicitaire : « Boire Thonon, c’est redonner à la nature tout ce que la nature a donné à Thonon ». Or l’arbre et la bouteille d’eau minérale se réfèrent, a priori, à des univers différents ; l’arbre connote la nature, la durée, la robustesse ou la sève odorante alors que la bouteille évoque plutôt la société de consommation, l’instant ou la matière plastique. Ces deux univers disjoints sont reliés par une loi arithmétique. La bouteille d’eau minérale et la forêt s’équilibrent l’une et l’autre, de façon analogue à l’offre et à la demande.
Plus largement, l’utilisation de données chiffrées, de pourcentages, de graphiques et de sigles afflue dans les annonces du corpus comme pour mieux s’appuyer sur leur caractère indiscutable. « Si, pour fournir à chaque français les 6700 kWh dont il a besoin chaque année, on devait recourir au charbon, on rejetterait dans l’atmosphère 6,7 tonnes de CO2, 5,4 tonnes avec le pétrole, 4 tonnes avec le gaz. Avec ses 56 centrales électronucléaires et ses 2000 usines hydroélectriques, la France couvre 90% de ses besoins en électricité (75% nucléaire, 15% hydraulique) sans produire un seul gramme de CO2. » (extrait de l’annonce d’EDF). L’utilisation de données chiffrées constitue un argument d’autorité. Cet argumentaire publicitaire reflète la fonction attribuée à la statistique pour représenter la réalité (Desrosières, 1993). Il consacre une croyance techno-scientifique ; le réel est accessible par une expertise scientifique et donc est censé être extérieur à l’homme. L’utilisation d’un discours scientifique spécialisé rend le message difficilement accessible. La notion de responsabilité est alors tronquée de sa notion de libre arbitre.
De plus, cet appel à la légitimité scientifique instaure une manière de formuler les problèmes et permet d’avoir une influence par l’exportation d’une rhétorique, c’est-à-dire un mode de raisonnement et d’argumentation. Ainsi la figure de la transparence se combine avec le schème de l’équilibre/déséquilibre pour conférer une dimension sociopolitique au produit de consommation.
D’une part, les problèmes de société sont présentés comme une menace extérieure à une société en équilibre. Le terme de « pollution » est cité dans plus d’un tiers des annonces publicitaires pour désigner le danger à combattre. Ce danger apparaît comme une menace extérieure et anonyme. La désignation d’ennemis anonymes est plutôt génératrice de consensus, voire de cohésion.
D’autre part, les manifestations de cette menace imminente sont définies en termes de déséquilibre et supposent, par conséquent, un monde de dépendance réciproque. Dans l’annonce de France Telecom, « l’effet de serre » est évoqué à travers ses conséquences, à savoir la fonte des icebergs. Il apparaît alors comme le dépassement d’un seuil ou d’une norme d’acceptabilité. L’évocation du déséquilibre en terme de dépassement d’un seuil impose un ordre naturel à respecter. Aussi, le « recyclage », cité dans le quart des annonces du corpus, apparaît comme une solution à la pérennité de notre société. Il permettrait, par une relation de cause à effet, de retrouver un équilibre permanent fondé sur la reproduction du même. Il renouvelle la vision d’un monde sécurisant car cette représentation du monde est stable et occulte la mort. C’est ce qu’incarne l’idéal du recyclage : un monde qui s’auto-produit afin de se perpétuer.
Le déséquilibre n’est pas seulement d’ordre écologique. Le problème social de la pauvreté est de la même façon, évoqué comme un déséquilibre Nord-Sud, ce qui induit une norme de référence en matière de condition de vie. L’annonce Monsanto invoque l’accroissement des richesses pour rétablir le déséquilibre, qui serait causé par la pauvreté des pays du Sud, par la hausse de la population et par la désertification. Le rétablissement de l’équilibre apparaît naturellement comme la solution.
Cette forme de publicité politisée fait prévaloir des questions de relations partielles à corriger, ce qui est réducteur et incohérent. Ainsi, dans cet espace publicitaire devenant un espace d’expression commerciale et politique, les messages peuvent se contredire. Par exemple, dans l’annonce Melitta, la forêt serait préservée grâce au filtre à café fabriqué en bambou, permettant de réduire l’utilisation de fibres de bois ; par contre, d’après l’annonce pour La Copacel (industrie française des papiers, cartons et celluloses), l’utilisation de fibres de bois dans le papier participerait à l’équilibre de la forêt. La question des fondements est également ignorée. L’approche analytique du vivant, déployée par la figure de la transparence, concourt à désacraliser le rapport de l’homme à la vie.

La publicité politisée comme mode de légitimation du capitalisme

La publicité politisée reflète et participe du travail de production et de définition des catégories cognitives utilisées par les marchés et élaborées par les entreprises. Si la notion de consommateur citoyen est utilisée par les annonceurs pour définir leur cible, elle est aussi utilisée par certaines associations pour définir leur mode d’action. La publicité est également une pratique discursive qui structure l’espace public des discours. L’importance accordée à la publicité par les associations renforce son emprise dans l’espace public, même si les rencontres sous forme de petits-déjeuners ou bien de colloques perdurent.

Le message publicitaire en prise avec sa critique

L’annonceur se compose de l’entreprise, qui vise à faire acheter le produit, et du publicitaire, qui vise à faire aimer la publicité. La légitimité de la publicité est inhérente au contrat publicitaire entre l’annonceur et le récepteur, à la fois consommateur de produits et de publicité (Charaudeau, 1994). Elle provient de son inscription dans la vie quotidienne et des efforts d’autopromotion du secteur publicitaire.
Or l’histoire de la publicité est marquée du sceau de l’immoralité. La publicité suscite de nombreuses critiques, qui portent sur son impact culturel, moral et social. Dès 1903, dans le premier numéro de la revue Publicité, la publicité est qualifiée de mensonge, de manipulation ou bien d’artifice inutile, justifiant la répugnance qu’elle inspire chez le public (Martin, 1992). Un siècle plus tard, la contestation de la publicité demeure ; le Medical Lobby for Appropriate Marketing (M.A.L.A.M.), le développement international des pratiques de subvertising(4) et le mouvement féministe participent au réquisitoire contemporain contre la publicité. Pour le co-fondateur de l’association Résistance à l’Agression Publicitaire (Rap) François Brune (1981), la publicité est complice de l’euphorisation d’une société réduite à des aspirations de consommation. De même, l’organisation mondiale de divers mouvements associatifs s’érige contre la mondialisation ; leur objectif est d’agir sur le modèle de production par la consommation en vue d’une répartition plus juste des richesses sur la planète. La publicité apparaît comme un outil visible et d’autant plus condamnable par sa capacité à mobiliser l’ensemble de la planète dans un même univers symbolique. L’ensemble de ces critiques sont soutenues par des travaux de recherche qui ont jalonné l’histoire de la publicité et qui ont étayé la thèse de la manipulation publicitaire. La publicité, « cet instrument de persuasion clandestine » (Packard, 1970), est identifiée à partir des intentions des agents publicitaires (persuader, faire vendre).
Toutefois, ces contestations sociales qui marquent l’histoire de la publicité contribuent à son évolution et à sa légitimation. L’ensemble des critiques concernant les excès de la publicité, et plus largement ceux de la société de consommation, sont prises en compte par le marketing. La politisation de la publicité s’inscrit dans une approche stratégique développée aux Etats-Unis à la fin des années soixante, et qualifiée de « issues management » (Heath, 1988) ou bien de « gestion des attentes sociétales » (Pasquero, 1989). Elle correspond à la prise en considération par les entreprises de leur « environnement » socio-politique (société civile, Etat et médias). Ainsi, la National Consumers League (N.C.L.), née en 1899 aux Etats-Unis, est la plus ancienne des organisations de consommateurs. Son objectif est d’identifier les entreprises respectant une certaine morale, en demandant aux consommateurs de les « récompenser » à travers leur acte d’achat. Une liste fut publiée dans les journaux pour énumérer les entreprises où les conditions de travail étaient jugées satisfaisantes (Ruffat, 1987). La communication ne serait alors qu’un aspect d’une volonté de gérer ces « attentes sociétales ». Buchholz précise cette stratégie en fonction des différentes étapes du cycle de vie des « attentes sociétales » ; il préconise la publicité dite de « plaidoyer » au stade de la formation de l’opinion publique. Cette stratégie publicitaire est utilisée par des organisations qui prennent la parole sur la place publique, participent aux débats sociaux et font connaître leur position à propos d’enjeux majeurs. C’est vers 1975 que commencent à se multiplier les prises de position publique des grandes entreprises aux Etats-Unis, face aux problèmes sociaux et politiques, à travers l’advocacy ou issue advertising. L’entrée des entreprises sur le terrain politique apparaît en Europe dans la seconde moitié des années quatre-vingt.
La politisation de la publicitéreflète et cristallise une dynamique entre le discours de légitimation du capitalisme et sa critique. Elle correspond à la mise en œuvre d’une stratégie d’anticipation ou bien de communication de crise. Il s’agit pour les entreprises de désamorcer tout message critique, à leur encontre, par une image positive ou bien d’anticiper par la formation d’une image responsable forte. L’évolution du discours publicitaire va dans le sens de l’hypothèse posée par Eugène Enriquez (1992). D’une part, la critique préserve la fascination pour l’objet même de l’entreprise. D’autre part, elle permet à l’entreprise de se réformer, d’évoluer et, par conséquent, de renforcer sa prédominance. La communication des entreprises étend son champ d’action, apportant des réponses aux sollicitations nombreuses de l’environnement économique (actionnaires, fusion), politique, culturel ou écologique. L’entreprise apparaît peu à peu comme un acteur à part entière de la société. Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) ont ainsi montré la relation dialectique entre le capitalisme et sa critique dans l’histoire de ses discours de légitimation. L’intégration de la critique est susceptible de désamorcer, dans un premier temps, puis de raviver, dans un second temps, les critiques.

La formation d’un espace public partiel autour de la politisation de la consommation

C’est au début des années quatre-vingt-dix en France que les pratiques du commerce équitable interpellent les citoyens et les institutions quant à la responsabilité du consommateur. Les campagnes de sensibilisation telles que De l’éthique sur l’étiquette, Libère tes fringues ou Made in Dignity ont favorisé l’émergence du thème de la consommation engagée ou bien de la figure du consommateur citoyen. Cette figure exprime une pratique de consommateurs réactifs, inventifs et résistants, et non de consommateurs aliénés. Une réalisation au niveau politique est la reconnaissance du commerce équitable au niveau de la politique de coopération au développement de l’Union européenne le 2 juillet 1998 (Résolution A4-198/98). Une autre réalisation au niveau institutionnel, est l’adoption du café équitable par le Parlement européen et des administrations locales. Ces mouvements sociaux participent d’un renouvellement des thématiques qui font l’espace public. Leurs discours et leurs pratiques participent à construire la notion de consommation engagée, et donc à étendre la question autour de la consommation.
Les associations qui communiquent autour de la consommation engagée poursuivent d’une certaine façon la médiatisation déjà engagée des entreprises. Que ce soit à travers les bilans de campagne des associations sur les entreprises éthiques ou les rencontres organisées pour fédérer associations et entreprises autour d’une politisation de la consommation, il se forme un espace d’échanges croissants et médiatisés entre entreprises et associations. La communication entre champs favorise une même définition du monde social, même si celle-ci est réinterprétée dans chaque champ. Et inversement, le partage d’une même définition du monde social favorise l’interférence entre ces divers champs de pratiques professionnelles.
L’approche sociopolitique des entreprises est manifeste dans ce type de revendication de la société civile. C’est tacitement leur reconnaître un rôle prégnant. La figure du consommateur citoyen augure le rôle croissant de consommateur dans les expériences sociales. Elle induit un rapport au monde investi par le marchand et peut conforter l’idée d’une démocratie régulée par le marché. Au niveau des représentations, par la politisation de la consommation, la légitimité du pouvoir entrepreneurial circonscrit notamment à la sphère marchande de production, s’élargit. La formation d’un espace public partiel autour de la politisation de la consommation légitime la mise en place de solutions marchandes à des problèmes sociaux, mais aussi contribue à minorer l’intérêt d’un débat public sur l’arbitraire des solutions marchandes. Les discours centrés sur la perméabilité des frontières entre l’économique et le politique contribuent à opacifier la question des fondements de la légitimité. Cette question est ainsi déplacée.
En outre, le recours à la communication publicitaire pour s’adresser au plus grand nombre participe à penser le lien social. Le moyen utilisé dessert le message associatif car « les associations veulent pousser à la participation et à l’engagement dans le réel avec des techniques persuasives qui jouent sur la passivité et le symbolique » (Dacheux, 1998, p.63). Cette prégnance publicitaire rompt avec une approche procédurale de la rationalité comme médiation de l’interaction sociale d’Habermas (1986). Que ce soit par l’utilisation de la publicité par les associations ou bien par le poids qu’elles accordent à la politisation de la publicité, celle-ci intervient dans la définition des problèmes de société.

Conclusion

La politisation de la publicité participe d’une structuration de l’espace public dans le sens où elle mobilise une représentation techno-scientifique de la société (et du lien au vivant), naturalisée par la figure de la transparence. La nature des messages publicitaires recèle un imaginaire latent (mythe des origines et de purification) et un imaginaire en œuvre qui propose des représentations nouvelles, à la fois réponses et formulations des attentes contemporaines (représentation d’un engagement distancié, ponctuel, multiple et objectivé).
En même temps, la politisation de la publicité poursuit une dénaturation de la pensée symbolique : l’utilisation de symboles dans une vision utilitariste afin de transférer les valeurs du symbole vers un objet, atténue l’idée même du symbole. La notion sacrée du symbole au sens de force active et de signification du sens caché, se perd dans les méandres de la récupération publicitaire, et au sens large, utilitariste du symbole. Car le symbole suppose un autre langage, et, par conséquent, une autre vision du monde que le langage de la science ou de la rationalité technique, qui fait prévaloir une vision découpée et mécaniciste du monde. L’illusoire accès à la magie du monde symbolique n’est qu’un leurre supplémentaire renforçant l’enfermement dans une perception rationaliste du monde. S’opère également une banalisation de la notion d’engagement, qui, inscrit au quotidien, le cantonne dans un matérialisme forcené. Il n’y a pas de place pour une sensibilisation à la pensée mythique. Tout n’est pas traduisible, le sujet existe sur plusieurs plans. Alain Caillé (1989) souligne l’importance de reconnaître l’existence de logiques de l’action individuelle et collective qui ne soient pas déduites de calculs utilitaires de sujets supposés rationnels. Comment alors faire société à travers la consommation engagée ? Ne risque-t-on pas de voir se renforcer la « montée de l’insignifiance » mise en avant par Cornelius Castoriadis (1996) ?

Notes

(1) Le BVP est une association régie par la loi 1901, et se compose principalement de professionnels de la communication (annonceurs, agences et médias). Cet organisme est devenu depuis le 25 juin 2008 l’ARPP (Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité).

(2) La constitution du corpus privilégie la diversité des secteurs d’activité : grande distribution, vente par correspondance, banque, télécommunications, automobile, électronique, chimie, pétrole, énergie, biotechnologies, parfum, cosmétique, transports en commun, articles de sport et eau minérale.

(3) Les exemples que nous citons dans cet article sont issus de notre corpus. Ils servent à illustrer notre propos, mais ils ne résument pas l’ensemble du travail empirique mené sur chaque annonce publicitaire.

(4) Contre-pub ou Subvertising : contraction de subversion et de advertising (publicité).

Références bibliographiques

Achache Gilles, 1990, « La communication, déclin ou extension de la politique ? », Esprit, n°164, septembre 1990 p.145-151.

Bachelard Gaston, 1993, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris : Librairie générale française.

Baudrillard Jean, 1970, La société de consommation, Paris : Denoël.

Boltanski Luc et Chiapello Eve, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard.

Brune François, 1981, Le bonheur conforme. Essai sur la normalisation publicitaire, Paris : Gallimard.

Buchholz Rogene A., 1986 (2 edition), Business Environment and Public Policy. Implications for management and strategy formulation, Englewoods cliffs, Prentice-Hall.

Caillé Alain, 1989, Critique de la raison utilitaire : manifeste du Mauss, Paris : La Découverte.

Castoriadis Cornelius, 1975, L’institution imaginaire de la société, Paris : Seuil.

Castoriadis Cornelius, 1996, La montée de l’insignifiance, Paris : Seuil.

Charaudeau Patrick, 1994, « Le discours publicitaire, genre discursif », Mscope, n°8, septembre 1994, pp.41-44.

D’Almeida Nicole, 1996, L’entreprise à responsabilité illimitée : la citoyenneté d’entreprise en questions, Rueil-Malmaison : Liaisons (collection « Communication/innovation »).

Dacheux Eric, 1998, Associations et communication : critique du marketing, Paris : CNRS.

Debos Franck, 2004, « L’impact de la dimension éthique dans la stratégie de communication de l’entreprise : la nécessité d’une communication responsable », Communication et Organisation, n°26, second semestre 2004, pp.93-103.

Desrosières Alain, 1993, La politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, Paris : La Découverte.

Enriquez Eugène, 1992, « L’entreprise comme lien social, un colosse aux pieds d’argile » (p.203-228), in Sainsaulieu Renaud (dir.), L’entreprise, une affaire de société, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques (collection « Références »).

Granier Corinne, 2007, « Publicité et politisation de la consommation : la formation de la figure du consommateur citoyen en France », thèse de doctorat en Sciences de la communication, sous la direction d’Isabelle Pailliart, Université Stendhal-Grenoble 3, novembre 2007.

Heath Robert Lawrence, 1988, Strategic issues management, San Francisco/London : Jossey-Bass Publishers.

Libaert Thierry, 1992, La communication verte : l’écologie au service de l’entreprise, Paris : Liaisons.

Martin Marc, 1992, Trois siècles de publicité en France, Paris : Odile Jacob.

Packard Vance, 1970, La persuasion clandestine, Paris : Calmann Levy.

Pasquero Jean, 1989, « Gérer stratégiquement dans une économie politisée », Gestion, vol.14 n°3, septembre 1989 pp. 116-128.

Ruffat Michèle, 1987, Le contre-pouvoir consommateur aux Etats-Unis : du mouvement social au groupe d’intérêt, Paris : PUF.

Auteur

Corinne Granier

.: Corinne Granier est ATER à l’Université de Savoie, après avoir été chargée de relations presse chez un opérateur de télécommunications et formatrice. Elle enseigne la communication des organisations à l’IUT de Chambéry. L’article présenté ici reprend certains éléments de sa thèse de doctorat effectuée soutenue en 2007 à l’Université Stendhal-Grenoble 3 sous la direction d’Isabelle Pailliart.