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Pour une lecture « communicationnelle » d’un mythe fondateur

23 Jan, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Angé Caroline, «Pour une lecture « communicationnelle » d’un mythe fondateur», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/varia/01-lecture-communicationnelle-dun-mythe-fondateur/

Un mythe fondateur

Les Sciences de l’information et de la Communication, à l’instar d’autres disciplines en Sciences humaines et sociales, en appellent à l’histoire. L’histoire sociale, l’histoire des idées, l’histoire des supports nourrissent les questions et les problématiques posées par les objets et les pratiques contemporaines. L’histoire des techniques, notamment, tient une place essentielle dans le traitement des questions qui concernent la discipline. Face aux changements perpétuels des techniques de communication, l’inscription dans le long terme s’impose au chercheur qui entend scruter les enjeux communicationnels de ces objets pour parer à la fascination de la nouveauté permanente. Cet appel à l’antériorité des questions n’est pas propre aux SIC. Dans le découpage historique des disciplines, pour marquer ces frontières, il a fallu rappeler l’héritage de la philosophie pour mieux se libérer de ces questionnements métaphysiques et ouvrir l’espace des recherches. Notre inter- discipline n’échappe pas à cette entreprise de légitimation. Ce faisant, elle s’attache à relire les théories passées pour y repérer ses questions dans leurs spécificités. Parmi ces (re)lectures, il est un texte dans lequel nombre de chercheurs, s’attachant à des objets divers, ont puisé tant pour y inscrire l’origine « des réponses à la question de la communication » pour reprendre les termes d’Yves Jeanneret et de Bruno Ollivier autant que pour y inscrire l’origine de la critique à l’égard des médias et plus précisément de la médiatisation introduite par l’écriture (Jeanneret, Ollivier, 2004, p.17). Un article publié, récemment dans Les Enjeux de l’Information et de la Communication, s’attache également à une reconstruction historique de grande ampleur en mettant au jour les racines de « la diabolisation médiatique » dans la conception platonicienne du monde (Bryon-Portet, 2007). Si les réflexions sont marquées par un inégal approfondissement du mythe de Teuth (de la citation dans des communications, à la lecture critique et argumentée), celui-ci dépasse le simple récit d’une découverte et témoigne d’enjeux culturels et sociaux, qui se trouvent au fondement de nos problématiques.

Une nécessité réflexive

« La question de l’écriture ou de la sophistique est celle de la technique et cette question ne nous lâchera plus » annonce Daniel Bougnoux dans la filiation qu’il retrace des approches philosophiques aux Sciences de l’Information et de la Communication (Bougnoux, 1993, p.23). Les SIC reprendraient à leur compte cet impensé de la philosophie dans leurs façons de construire leurs objets scientifiques. La lecture proposée ici, ne donnera pas un point de vue sur le texte (si ce n’est pour en souligner l’ambiguïté) dans un cadre théorique général, elle n’apportera pas un éclairage nouveau sur la contribution aux questions contemporaines ou ne reviendra pas sur l’apport de ce mythe au problème de la technique. Cette lecture est à finalité épistémologique de deux manières. Tout d’abord, elle entendra rappeler que la lecture d’un texte de cet ordre, avec une portée aussi fondamentale dans l’histoire des idées, doit être faite en son contexte textuel et dans le contexte (social, culturel, historique) de l’époque. Si la dimension historiographique est constitutive, entre autres, de la reconnaissance des savoirs qui constituent notre discipline, elle doit se faire de manière réflexive. D’un point de vue théorique, l’interdisciplinarité gagnerait à prendre en compte cette réflexivité dans une posture de recherche qui s’attacherait à tracer des perspectives nouvelles à partir de textes anciens. Il y a des enseignements à tirer de ce mythe du point de vue de la situation dans laquelle on se trouve dès lors que l’on pense les transformations d’un mode communicationnel en terme de postures de recherche. En second lieu, cette lecture se propose de souligner la pérennité du questionnement communicationnel dans ses conditions structurelles. Les qualités de la nouveauté des objets techniques entravent le regard du chercheur dans la prise en compte de la complexité des objets qu’il analyse. Les appréciations dépréciatives, les jugements moraux, les craintes touchant à la technique sont plus prégnants et nécessitent des méthodologies empiriques qui y font obstacle. Proposer une lecture moins contributive que réflexive d’un texte fondateur, c’est sans doute « rendre hommage à l’ancien » (Bougnoux, 2005, p.138) et plus encore interroger les cadres d’élaboration de nos questionnements. Penser la position du chercheur face aux dispositifs qui lui sont contemporains à partir de la lecture d’un texte ancien, c’est d’abord inciter à la prudence dans la construction de nos objets scientifiques. Prudence également quant à nos lectures des théories passées, plus encore à l’égard des approches des fondements de nos problèmes, dès lors qu’on raisonne à partir d’elles.

Contexte d’un mythe : penser les circonstances de l’inscription sociale d’un outils de communication

Il est des mythes qui cristallisent des enjeux tels qu’on en oublie parfois de les lire avec les circonstances particulières qui en ont expliqué la constitution. Circonstances, pour le moins fondamentales, si l’on s’attache à penser notre rapport à l’objet que l’on étudie. Il en va ainsi de « la condamnation platonicienne de l’écriture » qui tend à devenir un lieu commun rhétorique, alors même que cette référence vient appuyer des analyses étayées sur l’histoire des techniques, sur les innovations techniques et culturelles de notre époque, etc. Il ne s’agit nullement de remettre en cause le bien fondé de cette thèse largement admise par la communauté philosophique, dont la diffusion et la circulation se sont répandues bien au-delà de cette communauté. La lecture derridienne en a d’ailleurs bien montré les incidences sur l’histoire de la pensée occidentale, dont les conséquences en termes de dévalorisation de l’écrit, et partant de l’image, ne sont plus à dire. La critique philosophique de Jacques Derrida porte sur la manière dont la métaphysique fonde l’écriture comme violence faite à l’authenticité de la parole qu’il travaillera à déconstruire. Par une relecture attentive de la tradition, le philosophe dissout les grandes oppositions binaires autour desquelles s’organise le discours philosophique depuis Platon. L’attention à l’étymologie des mots et à leurs multiples sens permet de souligner l’argumentation douteuse inscrite dans les schémas de langue dont use la métaphysique. La répression de l’écriture s’inscrit notamment dans la traduction de Pharmacos du dialogue par le terme remède et l’ambivalence qu’il contient (Derrida, 1989). L’analyse derridienne fait apparaître que l’écriture est le problème constitutif de la philosophie. Il conviendra de l’abaisser pour garantir les valeurs de présence à soi du sens et d’autorité de la voix. L’incompatibilité de l’écriture et de la vérité se trouve au fondement des conceptions de l’écriture. On trouve là une question essentielle de notre discipline qui tient au rôle du support de médiation dans la production d’une idée. Analysant le rejet du « communicationnel » dans l’éducation, la réflexion de Pierre Mœglin montre en quel sens « ce moment fondateur et paradoxal » dont rend compte le texte platonicien est bien un rejet des supports matériels de la communication du moins « de l’écrit à être du savoir » (Mœglin, 2004). Cet auteur expose les origines de la méfiance à l’égard des outils dans l’enseignement en posant la manière dont l’écriture au travers des livres et autres supports matériels se trouve dévaluée au profit de la parole. Il en va de même pour la lecture récursive d’Yves Jeanneret qui posant « le cadre idéologique défini » de ce mythe en montre l’actualité (Jeanneret, 2000, p.18). Plus que la contribution à l’actualité des recherches en SIC dont sont porteuses ces analyses, c’est ce contexte qui nous intéressera ici pour rappeler la nécessité de penser le rapport du sujet de l’énonciation au monde social et culturel. En cela, la référence au terme « condamnation » est bien insuffisante si l’on considère l’apport et la portée heuristique de ce mythe pour notre discipline.

Le Phèdre entre l’oral et l’écrit

Ce dialogue, le Phèdre, écrit par Platon, retrace l’invention d’un nouveau procédé technique permettant l’inscription matérielle de la pensée : l’écriture. Toth soumet la découverte de l’écriture au roi des Dieux Thamous en lui vantant les mérites de cette médiation technique qui suppléera les lacunes de la mémoire. Les arguments sont réfutés et l’écriture discréditée par l’extériorisation qu’elle produit pour la pensée. L’écriture comme « image » du savoir se voit dépréciée, plus encore, condamnée par Thamous, porteur de la voix socratique. « Mais convient-il ou ne convient-il pas d’écrire ? Dans quelle condition est-il séant de le faire et dans quelles autres, cela ne l’est-il pas ? » (274 a-b). En replaçant la question initiale dans les circonstances de l’énonciation de ce dialogue c’est-à-dire dans les circonstances de l’inscription sociale de l’outil dont Platon est contemporain, le dialogue acquiert une certaine épaisseur sociale et la condamnation une certaine complexité. Cela permet de ne pas confondre la question cruciale de l’écriture dont le Phèdre fait l’objet avec la découverte d’un média. Le terme « découverte » utilisé notamment par Bryon-Portet (2007) tend à induire l’idée que Socrate s’en prend à « l’apparition d’un média » tels les technophobes de notre temps. Certes, c’est un dialogue à propos des « livres » traitant de l’écriture à un moment où ce sujet est relativement nouveau. Or, « ce n’est pas à la nouveauté de l’écriture que Socrate s’en prend » (Mœglin, 2004, p.105), mais à l’émergence d’une parole politique s’accompagnant de lois écrites et publiques qui donnent à l’écriture une importance fondamentale. Les raisons sociales tout autant que politiques jouent un rôle essentiel et ne peuvent être dissociées de la démarche d’analyse du dialogue. Les discours sont déjà depuis longtemps des discours écrits, tels que le prévoit la théorie éducative de l’enseignement sophistique. Le passage de l’oralité à une civilisation écrite s’est déjà produit. « C’est donc une inflation de l’écriture que Platon médite et critique » (Joly, 1994, p.112). Les discours sont composés, rédigés, achevés et tout citoyen peut (en droit) écrire et lire. Le philosophe se situe entre deux mondes l’un oral et l’autre écrit.

Déplacer l’enjeu du débat

Ainsi, l’interrogation sur la convenance ou l’inconvenance de l’écriture doit être replacée dans le contexte historique et culturel du dialogue, non celui de la découverte d’un outil de communication mais son inscription sociale : le procès de la vérité en Grèce ancienne et le retour nostalgique vers le passé qu’elle implique. Il est question d’une très ancienne tradition grecque de l’Antiquité comme en atteste la référence à l’Egypte qui constituait pour les grecs le berceau des sciences et techniques. Seuls les anciens détiennent la vérité – là se trouvent les traits pythagoriciens et mystiques qui déterminent le caractère religieux de la voix. Ce faisant, on y apprend les liens entre discours vrais, oralité et configurations religieuses points cardinaux du système de pensée des Grecs. La pensée philosophique qui advient de « la mutation d’une pensée mythique en une pensée rationnelle », « se présente dans certains aspects de sa problématique comme l’héritière de la pensée religieuse » (Détienne, 1994, p.203) et ce même si elle s’en distinguera dans la logique de non-contradiction qu’elle implique. Dès lors, l’attachement de Socrate à la parole-dialogue a à voir avec les racines du statut de la parole dans la pensée religieuse : Sens, Souffle, Esprit. Dans un texte qui problématise le rapport de l’écriture et de la parole, Henry Joly souligne l’importance des facteurs sociaux, politiques et juridiques dans lequel s’inscrit l’écriture dans l’historique même du logos (discours vrai). Attendu que les discours sont souvent des discours d’écriture, le changement porte moins sur l’écriture en tant que telle que sur le rapport au savoir qu’elle produit. La condamnation platonicienne de l’écriture considérée dans ses circonstances historiques témoigne des enjeux de l’inscription sociale de ce mode communicationnel.

Ce qui se joue c’est l’usage de l’écrit (au sens communicationnel) dans les transformations relatives aux procédés d’exercice du pouvoir qui s’instaurent à l’époque. La vérité est, pour le philosophe, étroitement solidaire de la parole-dialogue s’appuyant sur l’intelligence, alors que la sophistique en fera une parole comme puissance agissante sur autrui. Le sophiste est dénoncé par le philosophe comme le maître d’un art de la parole dont le métier est celui d’apprendre l’excellence, c’est- à- dire la bonne gestion des affaires privées. L’éloquence de l’habileté rhétorique se manifeste par l’écriture, couramment enseignée depuis plus d’un siècle. Dès lors, le débat contemporain de Platon porte autant sur la valeur de l’écriture que sur les rapports entre écrit et non écrit (Narcy, 1992, p.92); en d’autres termes sur la mise en concurrence de deux visions de l’espace public (Mœglin, 2004, p.105).

Un enjeu communicationnel

Par la mise en écrit des discours oratoires, les rhéteurs et doxographes de l’époque visaient à étendre la portée de leurs discours à une audience élargie. Cette écriture de circonstance devient un instrument plus souple et plus accessible, indifférente à la sincérité du propos. Ce débat qui concerne « l’écrit dans la cité », c’est- à- dire sa capacité à dire le vrai, à l’enseigner place la critique de l’écriture dans la dénonciation du sophisme. Dans un mouvement parallèle, l’écriture vient fixer la parole prise en compte par le politique.

Un enjeu politique

L’analyse de Jean-Marie Bertrand place la nécessité de l’écriture de manière consubstantielle à la prise de conscience du politique de la réalité hellène. Tout d’abord, les attributs empiriques de l’écrit permettent l’objectivation de la loi. Cette technique est « irréprochable » en ce qu’elle permet de consigner les identités de ceux qui l’ont élaborée. Elle fixe la décision, son usage permettant que le fait passé acquière une objectivité qui rende possible la pérennité de la loi désormais gravée. La reprise des modalités spécifiques du contexte de son élaboration, fait de l’écriture « une modalité proprement politique du langage » que Platon n’ignorait pas. Dans l’ordre politique, il n’est pas envisageable pour le philosophe de devoir s’en passer ; pour autant l’outil dépend de la façon dont on en dispose et de la fonction qu’on lui assigne. Dans le dialogue sur Les lois, l’écriture est même louée en ce qu’elle est fondamentale pour la vie sociale et politique en tant que codification de la parole. En effet, le contexte platonicien était celui de la publication et de la consultation des textes quant aux décisions de la cité et à leurs statuts politiques. De sorte que, « le problème n’était pas de savoir si l’on devait ou non écrire, si l’on devait ou non, publier des « livres ». Il était d’analyser ce qu’étaient les conséquences de cette pratique pour la caractériser et comprendre sa fonction sociale et politique.» (Bertrand, 1999, p.130)

Un enjeu social

L’écrit et son usage, c’est-à-dire la circulation du « livre », les mœurs éditoriales de son époque, concernait la diffusion plutôt que le fait même de communiquer. Le problème qui se pose alors n’est pas tant celui qui oppose l’écrit à l’oral que la pratique de la logographie qui vise tout comme l’éloquence parlée à séduire pour convaincre au delà de l’événement qui l’a suscité. La question est celle de la vraisemblance, de l’absence de sincérité, de l’instrumentalisation de l’écrit dans un contexte historique qu’on ne peut ignorer pour une lecture attentive du mythe. Les rapports sociaux et politiques étant intimement liés au procès de la vérité comme concept, et partant à sa solidarité avec une parole-dialogue dont l’écriture tendait à renouveler les règles. Au terme de ces quelques éléments de réflexion qui déplacent le problème de la découverte d’un outil à son inscription, on voit en quoi l’hypothèse d’une condamnation simple de l’écrit ne tient pas.

Le mythe en son contexte. Ambiguïté et complexité de la question de l’écrit

La critique à l’endroit de l’écriture dans le texte de Platon est bien porteuse d’une dépréciation. Mais, la question de l’écriture est plus complexe qu’il n’y paraît si on s’attache au mythe en son contexte. L’objet de notre propos n’est pas tant de privilégier une interprétation du mythe dans laquelle les commentateurs eux-mêmes ne convergent pas, que de souligner son caractère ambigu dont la simple condamnation ne suffit pas à rendre compte. Rappelons tout d’abord que ce dialogue concerne un discours philosophique, et ce même si la critique porte sur tout écrit. Ce discours est enchâssé dans un mythe, c’est-à-dire un discours invérifiable qui a une utilité « éthique et politique » dans le cadre de la fonction que le philosophe lui confère. Comme l’a bien montré Luc Brisson, le mythe est une « instance de communication » qui vise à transmettre un savoir de base partagé par les membres d’une communauté. Il relaie le discours philosophique en tant qu’il vise « le plus grand nombre » non comme paradigme de vérité mais comme vecteur de communication. Nous pouvons en inférer que le mythe témoigne de cette transition entre l’oralité dont il est issu et l’écrit dans lequel il s’inscrit. Ce qui conduit à une relation pour le moins contradictoire : « l’écriture tue le mythe » du moins sa valeur de vérité en ce qu’elle ne fonctionne pas selon les mêmes ressorts. Quelle est alors son utilité ? Il demeure « un instrument de persuasion » à dessein d’une audience élargie (Brisson, 1982).

« Ecrire sur l’eau… »

Dans le Phèdre, nous pouvons lire « il n’ira donc pas sérieusement écrire sur l’eau ces choses là, en les semant sur un liquide noir et en se servant d’un roseau pour faire naître des discours incapables de se tirer d’affaire par la parole, incapables en outre d’enseigner comme il le faut la vérité.» (Phèdre, 276 c) Ce célèbre passage, souvent cité à l’appui des thèses d’un ésotérisme platonicien, nous porte à lire le Phèdre comme une condamnation de l’écriture à l’opposé de l’oralité qui correspond à l’exercice de la vraie philosophie. La référence aux métaphores « écrire sur de l’eau » et « semer dans une eau noire » tend à faire de l’écriture une activité éphémère, une action inutile pour reprendre les termes d’Ann Van Sevenant (2005, p. 12). Une première interprétation conduirait alors à distinguer l’oralité de l’écriture, à en préférer le premier terme « seul discours vivant et animé » (276 a) s’appuyant sur la conception dualiste de la philosophie platonicienne. L’oralité échappe aux critiques de l’écriture à savoir l’incapacité pour l’auteur du discours de se défendre seul et s’adressant à un trop grand nombre de lecteurs, elle permet la communication d’âme à âme sans extériorité. Conception philosophique qui affirme la capacité de la raison humaine à connaître par la dialectique les réalités séparées du sensible, en d’autres termes les objets de la vraie connaissance. Dans ce dualisme – que Derrida n’aura de cesse de déconstruire – la parole serait plus proche de la vérité que l’écriture, prisonnière de sa matérialité sensible. Cette interprétation appelle des éclaircissements si nous sommes conduits à partir d’elle à inférer que l’écrit comme outil est préjudiciable.

Un contexte énonciatif

Deux contradictions nécessitent d’être résolues. La première tient à l’existence de ce texte écrit qui soutient le primat de la parole, la seconde tient à l’existence d’éléments hétéroclites et aux fonctions attribuées à l’écriture dans l’œuvre platonicienne. Résoudre ces deux apories conduit d’une part à se défaire « du préjugé de la binarité oralité/écriture » (Goody, 1994), à soutenir l’approche d’une complexité pour penser cette théorie de l’écriture d’autre part. La première difficulté peut-être surmontée si l’on s’attache à souligner que Platon parle de discours et pas d’écrit. « Pourquoi Platon parle-t-il d’écriture lorsqu’il est question du discours oral ? » (Sevenant, 2005, p.12). Cette ambiguïté d’un « discours écrit dans l’âme » conduit à s’attacher non pas tant à l’outil qu’aux conditions qui garantissent au discours sa qualité de transmission d’un discours vrai. La relecture de la théorie platonicienne de l’écriture en regard des technologies actuelles soutenue par Ann Van Sevenant l’amène à cette conclusion : « un discours écrit qui répondrait aux conditions de l’écriture orale dans l’âme serait jugé aussi fiable et aurait droit de cité.» (Sevenant, 2005, p.15). Cette thèse conduit à relativiser la distinction oralité/écriture en proposant un dédoublement : un discours oral et écrit accompagné de savoir, un discours oral et écrit non accompagné de savoir. Une attention au contexte énonciatif du dialogue permet de résoudre le fait que le philosophe soutienne par écrit la supériorité de l’oral.

Comme le décrit Michel Narcy, le fait que Socrate s’adresse « au tout venant » notamment dans l’Apologie de Socrate conduit à relativiser la teneur de la critique à laquelle s’expose Platon en écrivant puisqu’elle vaut pour l’oralité. Si on s’attache à la mise en scène du Phèdre, Socrate est à distance de l’énonciateur dans le discours écrit, cette distance redouble par le « prélude narratif » par lequel commence le dialogue « il était une fois un garçon. (…) voici ce qu’il disait.» Lysias, lui, se trouve à la fois dans la posture de l’auteur et du locuteur, donc dans l’imitation, pratique contre laquelle s’insurge Platon. Or, Le discours de Lysias « plie l’écriture à une nécessité qui lui est étrangère, celle qui est propre à la parole » (Narcy, 1992, p.88). De là, la critique d’une écriture logographique qui repose sur la vraisemblance dont le discours Lysias se fait « le porte-parole ».

La condamnation d’un usage

Les conséquences qu’en tire ce commentateur permettent d’éluder la contradiction pointée ci-dessus, plus encore elles postulent l’idée qu’ « au jeu de l’écriture », il existe une bonne et une mauvaise manière d’écrire. Dès lors, les métaphores pour décrire l’écriture comme peinture, jeu (des adoniens), portrait, « semaille » par opposition avec l’activité sérieuse de l’agriculture, portent sur un partage au sein même de l’écriture sur les limites de l’instrument dont il est fait usage. Cette thèse implique la mise en question d’une condamnation simple de l’outil vers les usages possibles du discours. Autrement dit, la condamnation porte moins sur l’utilisation de l’outil que sur ce que l' »on fait avec ». De sorte que, Platon s’en prend à « un penser avec l’écriture » (Mœglin, 2004, p.105). Cette conclusion conduit à éluder la seconde contradiction, l’existence d’un conflit d’interprétation quant au statut de l’écriture fiable pour la vie sociale (Les lois), condamnable pour la philosophie. Reprenant une série de couples tels écriture/mathématique, écriture/philosophie, écriture/loi, écriture/mémoire, Mario Vegetti montre que ces couples ne s’opposent qu’en apparence. L’écriture peut en « l’absence du vrai savoir » en représenter l’absence et engendrer des projets de savoir, de cohésion politique, de vie sociale. Le problème soulevé par le mythe en son contexte d’énonciation, n’est pas tant une condamnation de l’écriture, mais deux usages du discours au travers desquels ce n’est ni l’écrit, ni l’oral, mais l’usage dialectique du discours attaché à la vérité qui prime. S’attacher à la théorie de l’écriture en son énonciation et dans le contexte social et culturel de son énonciateur permet d’en souligner la complexité.

Pérennité du questionnement communicationnel et réflexivité pour penser le contemporain

À plusieurs égards, il peut paraître paradoxal de s’attacher à scruter un mythe qui évoque les enjeux d’une technique nouvelle « l’écriture » alors même que les évolutions technologiques actuelles nécessitent des approches scientifiques distanciées sur les formes de médiations écrites. Tout d’abord, la réfutation du système platonicien n’a pas tardé et l’écriture en Grèce antique, contre le scepticisme socratique, a favorisé l’expansion de la culture et les échanges. Par ailleurs, la conception réductrice de l’écriture comme « enregistrement » du mythe n’a pas pris en compte « les transformations que la technique impose aux messages » dans ses formes matérielles, sémiotiques, sociales (Jeanneret, 2000, p.38). Plus encore, les techniques contemporaines sont porteuses de spécificités qui ouvrent des questionnements nouveaux auxquels cette théorie ne peut répondre. Ce mythe fondateur ne peut-il dès lors être analysé que pour dénoncer « la peur du changement à l’origine de la haine à l’égard des médiations » comme le soutient Céline Bryon-Portet (2007) ?

Une attention méthodologique

Sans entrer dans une perspective contributive et critique, il nous semble que ce mythe mérite d’être invoqué dans sa dimension réflexive quant au moment fondateur qu’il constitue pour les SIC. Tout d’abord, la prise en compte de sa complexité ruine l’évidente apparence qui conduit à voir en Platon un technophobe. Une lecture réflexive souligne ensuite la nécessité de penser la manière dont notre discipline explore d’autres champs de recherches et ce, même s’il s’agit de montrer en quoi elle traite ses questions différemment. La référence aux interprétations et lectures denses auxquelles a donné lieu ce dialogue mythique dans son rapport à l’inscription sociale d’un média, rappelle également la complexité à penser les transformations d’un mode communicationnel. Par là, cela nous incite à réfléchir à la posture du chercheur lorsqu’il est contemporain des objets qu’il étudie. Nous en tirons une leçon de prudence aussi bien dans la lecture des théories que nous convoquons que dans les méthodologies empiriques que nous utilisons pour questionner, discuter les objets médiatiques. En premier lieu, face aux prophéties récurrentes qui accompagnent les techniques, la pérennité du questionnement communicationnel dans ses spécificités doit permettre de surmonter l’obstacle de la nouveauté. En cela, le mythe de Phèdre dans la critique même qu’il produit sur l’écriture et les limites de cette théorie, offre un cadre de questionnements fondateur dans l’effort de problématisation dont il est porteur.

Une actualité problématique

La corrélation entre « la position historique d’attente ou de transition entre deux paradigmes » (Bougnoux, 2005, p.143) du philosophe grec et le mythe de Phèdre dont nous avons précédemment souligné l’importance, conduit à envisager le média écrit dans sa postulation communicationnelle. La problématique de l’écriture philosophique pose sans les superposer autant les conditions de production – exigence du dialogue socratique -, qu’une anticipation de l’usage – situation de réception (question de la compétence des lecteurs), que la diffusion – usages possibles des discours. En portant l’interrogation sur la réception désormais inscrite dans une indépendance sémantique du locuteur avec la critique que l’on sait, Platon problématise la façon dont l’écriture peut devenir un instrument essentiel de transformations sociétales. Le choix des destinataires, les limites d’usages du texte écrit, ses conditions d’emplois sont autant de préoccupations propres à la spécificité d’une problématique communicationnelle. Plus encore, les modalités textuelles amènent à considérer la relation énonciative donnée par ce qui est tissé dans le dialogue tels l’entrelacement des mots dans les phrases, l’entrelacement des interlocuteurs et de leurs positions au sujet du dialogue dont « le lecteur est aussi un point d’aboutissement » (Dixsaut, 1985, p.32). Sans entrer dans un développement approfondi de cette problématique – nous ne pouvons l’engager dans l’espace imparti – il y a là un cadre de pensée qui témoigne de la pérennité des questions fondamentales : Que se passe -t-il en effet lorsqu’ « un dispositif s’interpose entre « je » et « tu », « je » et « nous », « nous » et « nous » ? (…) La communication permet-elle « une relation authentique à autrui » ? (Miège, 2007, p.81) Ici, la question de l’écriture n’est plus seulement la figure d’un monologue de l’âme avec elle-même mais une exposition de l’âme à l’autre comme mise en présence de l’absent. Le mythe enchâssé dans le discours est tout autant un discours de l’autre qu’un discours pour l’autre. De sorte que l’effort de problématisation de ce texte dans sa dimension communicationnelle est à souligner sans pour autant mettre en cause les limites dont il est porteur.

Au terme de cette réflexion, l’analyse a montré qu’en replaçant le dialogue en contexte, il se dote d’une épaisseur sociale qui met l’accent sur sa complexité. Ce texte est paradoxalement fondateur en ce qu’il condamne un outil tout en constituant les prémisses d’une réflexion scripturale dans l’histoire culturelle occidentale. La posture réflexive produite par l’examen historique se révèle dans la nécessité de considérer la complexité des théories qui élaborent nos cadres de pensée et ce, même s’il convient de les lire d’un point de vue communicationnel.

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Vegetti, Mario (1992), « Dans l’ombre de Thot. Dynamiques de l’écriture chez Platon » in Détienne, Marcel (dir.), Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille : PU.

Auteur

Caroline Angé

.: Caroline Angé est maître de conférences à l’Institut des Médias et de la Communication (Université Stendhal-Grenoble3) et membre du GRESEC. Après une thèse sur les questions d’écriture, de lecture du texte à l’hypertexte à partir de la notion de fragment, elle s’intéresse plus particulièrement à la question de l’altérité dans la dimension communicationnelle d’objets médiatiques contemporains tels que les blogs littéraires.