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Les TICE en tant que techniques de l’information et de la communication – Bilan d’une 2ème phase de recherches (2003-2006)

15 Oct, 2007

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Abdelfettah Benchenna, Vincent Brûlois, Bernard Miège, Mathilde Miguet, Roxana Ologeanu-Taddei, Françoise Paquienséguy, Philippe Quinton, Adrian Staii, «Les TICE en tant que techniques de l’information et de la communication – Bilan d’une 2ème phase de recherches (2003-2006)», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/dossier/https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/varia/09-tice-tant-techniques-de-linformation-de-communication-bilan-dune-2eme-phase-de-recherches-2003-2006/

Introduction

Les Tic ont déjà donné lieu à la production d’une abondante série de travaux de recherche ou à des réflexions argumentées ; la production scientifique s’affirme en même temps que progressent les réalisations et les expérimentations, mais celle-ci demeure dispersée voire disparate au gré des interrogations spécifiques et mono-disciplinaires ou formulées à partir d’une orientation théorique particulière.

Dès 2000, le laboratoire Gresec (équipe d’accueil n° 608) a organisé en son sein, avec la participation d’enseignants-chercheurs, de doctorants et de membres extérieurs associés, un séminaire qui s’est donné pour objectif central d’analyser le développement des TICE dans l’enseignement supérieur, essentiellement du point de vue d’une approche communicationnelle. L’activité de ce séminaire a mêlé dès le début analyse de produits et d’actions d’une part, élaboration théorique d’autre part ; elle a aussi débouché sur plusieurs publications (articles de revues ou rapports de recherche). On peut considérer que la 1ère phase s’est achevée à la fin de 2002 avec la publication d’une communication- bilan présentée au nom de l’ensemble du séminaire par Bernard Miège, Françoise Séguy et Philippe Quinton au colloque « Bogues » de Montréal  (Miège, Séguy et Quinton, 2003) ; on en rappellera les composantes principales qui mettaient l’accent sur :

  • la question de l’industrialisation, celle-ci nettement distinguée de la technologisation de l’activité éducative et insistant sur la tendance à la reproductibilité des produits, fussent-ils des services immatériels ;
  • la médiatisation par la technique de la « communication éducative », la relation médiatisée par un dispositif (réseau + écran + outils d’interface) ne supprimant pas ipso facto l’intersubjectivité de l’échange mais produisant des déplacements voire des mutations ;
  • le (long) procès de formation des usages des outils et produits éducatifs confrontés à la fois aux stratégies d’offre des constructeurs et éditeurs ainsi qu’à la complexité des réactions et initiatives des personnels des appareils de formation ;
  • le décalage entre les potentialités « ouvertes » par les produits multimédias interactifs de formation et les innovations effectives, et généralement ténues, des réalisations, notamment du point de vue des écritures proposées.

Etait ainsi amorcée une réflexion sur l’innovation qui sera reprise, avec d’autres thématiques, au cours de la 2ème phase (2003-2006) sous la direction scientifique de Bernard Miège et de Françoise Paquienséguy, et qui a débouché tout particulièrement sur la réalisation d’une enquête de terrain portant sur des Campus numériques avec un rapport conclusif intitulé Une approche communicationnelle des produits technologiques de l’Information et de la Communication (Gresec b, décembre 2006).

C’est de cette 2ème phase dont nous entendons souligner, sinon les apports, du moins les contributions scientifiques, saillantes.

Une 3ème phase prolonge cette recherche à partir de 2007 dans le cadre d’une ERT-e (responsables: Françoise Paquienséguy et Philippe Quinton).

La controverse sur l’industrialisation de la formation

En 1994, Pierre Moeglin mettait en avant les tendances industrielles portées par le « satellite éducatif » dans le champ de la formation. Il propose une définition de l’industrialisation de la formation qui a été reprise par la suite et détaillée en 1998 : ce processus serait « alimenté » par trois phénomènes interdépendants : la technologisation, la rationalisation du travail et l’idéologisation (l’esprit industriel). (Moeglin, 1994, p.226). Toujours en 1994, plusieurs auteurs prenant part au Séminaire SIF ou non (c’est le cas de Bernard Miège) ont mis en évidence des tendances de transformation de la formation selon certains modèles des industries culturelles, dans le colloque au titre édifiant « La notion de bien éducatif. Services de formation et industries culturelles ».

Par la suite, cette notion, dans le sens accordé initialement par Pierre Moeglin ou dans des acceptions plus ou moins différentes a été popularisée notamment par le livre comportant les contributions de plusieurs auteurs, membres du groupe de recherche séminaire industrialisation de la formation, intitulé Industrialisation de la formation. Etat de la question (Moeglin, 1998). Ces contributions pointent des tendances à l’industrialisation de la formation selon des modèles des industries culturelles, ou bien selon ceux de l’industrie des services, avec une séparation entre le back-office et le front-office (Combès, 1998 ; Moeglin, 1998a), ou bien encore en prenant en compte l’opposition (et l’analogie avec cette opposition transposée dans le champ de la formation) entre industrie « classique » (avec un taylorisation des tâches, une séparation entre les étapes de conception et de production et entre le produit et le consommateur, une production à large échelle grâce à l’utilisation de machines) et « néo-industrie » (Miège, 1998, Moeglin, 1998b).

Depuis la publication de ce livre, la notion d’industrialisation de la formation a été reprise et interprétée par des chercheurs, des enseignants et autres personnels du système éducatif, avec des acceptions fort multiples. C’est le constat que fait Patrice Grevet lorsqu’il note que l’ «  »industrialisation de la formation » circule socialement et des chercheurs participent activement à ce mouvement. L’expression peut être prise par les acteurs avec des sens variés, éventuellement vagues, mais très largement normatifs et revenir vers les chercheurs dans les entretiens qu’ils mènent ou dans leur collecte de matériaux. Si ces usages ne sont pas soigneusement analysés dans leur histoire, contenu et contexte, il peut en résulter des interprétations très discutables. (…). Pour contrebattre les risques, il est essentiel de chercher de vrais allers et retours avec les terrains, d’écarter une démarche donnant à des faits sélectionnés de façon étroite seulement une valeur d’illustration de thèses a priori, de clarifier les notions utilisées à chaque moment de la recherche, d’expliciter les adaptations ou reconstructions souples auxquelles elles devraient donner lieu face à des phénomènes émergents. » (Grevet, 2005).

En gardant ce point de vigilance, nous citerons ici les travaux de deux auteurs qui se situent en porte à faux par rapport à l'(hypo)thèse de l’industrialisation de la formation, avancée par Pierre Moeglin.

Tout d’abord, Bernard Miège et alii (2002- Bogues) soulignent ce qui leur apparaît comme un trait inhérent de l’industrialisation de la formation :

« Il nous semble par contre qu’il faut d’abord prendre en compte le trait fondamental de l’industrialisation, à savoir la production sérielle de produits reproductibles (à partir d’une « maquette » initiale), ceux-ci pouvant revêtir une forme matérielle et immatérielle, et être exploités selon l’un ou autre des « modèles » des industries culturelles (édition ou flot), et à partir de là, selon les déclinaisons qu’ils ont connu dans l’histoire (compteur, club, bientôt portail, etc.). »

A l’occasion d’une visioconférence réunissant les membres des Séminaires SIF et TICE (Gresec) organisée le 24 mai 2002, ces questions ont été reprises et débattues, à côté d’autres comme l’innovation technique/ pédagogique (cf. ci-après § 4). Des positions complexes et nuancées ont été exprimées : par exemple Patrice Grevet, participant au  Séminaire SIF, a opportunément rappelé qu’il était d’autant plus difficile de bien distinguer conceptuellement rationalisation et industrialisation que chez Max Weber l’industrialisation est une forme supérieure de la rationalité, et que par ailleurs chez Adorno- Horkheimer les deux concepts sont confondus et tenus pour une des modalités de l’hyper- capitalisme ; et par ailleurs il convient d’ajouter que l’industrialisation peut trouver un terrain d’application en dehors du même d’un système marchand (l’URSS a connu des formes d’industrialisation non- marchandes). Ces glissements sémantiques ne sont donc pas contemporains, ni liés à la phase actuelle d’élargissement du domaine de la marchandise.

C’est ce qui  a conduit le Séminaire TICE à préciser les enjeux qui se dissimulent derrière les débats … terminologiques. On retiendra ainsi les définitions suivantes :

Industrialisation

le terme s’emploie en deux sens souvent confondus mais qui désignent des processus différents même s’ils peuvent être considérés comme complémentaires (sous conditions).

Dans un premier sens, l’industrialisation souligne le fait que les produits culturels et informationnels (et par extension les produits éducatifs prenant appui sur les Tic) sont de plus en plus offerts sous la forme de biens ou de services immatériels reproductibles, c’est-à-dire reproduits industriellement, sous la forme de séries ayant donné lieu à des opérations productives impliquant apporteurs de capitaux, éditeurs ou producteurs, artistes et spécialistes de l’information agissant comme concepteurs de produits, diffuseurs et distributeurs. C’est ce processus qui est la marque de ce que l’on appelle les industries du contenu, celles-ci à l’origine de l’accélération de la marchandisation (mise sur le marché) de la culture, de l’information, des échanges sociaux, etc.

Dans un second sens, l’industrialisation signale le fait que des machines (ou des appareils) produits selon des méthodes classiquement reconnues comme industrielles (c’est-à-dire sous la forme de séries d’objets matériels, ceux-ci intégrant d’ailleurs de plus en plus compétences sous la forme de logiciels), sont désormais offerts aux usagers (et donc aux apprenants) aussi bien pour des usages relevant de la sphère de la culture (visionnement et ou production d’images ou écoute de sons ; traitement numérique de l’information, etc.), de l’information (échanges de messages ou de données via des réseaux, etc.), de l’éducation (une grande partie du e- learning est ainsi basée sur l’utilisation de moyens techniques pour produire, échanger et accéder à des ressources éducatives) et de la communication (c’est le cas de la téléphonie mobile offrant des outils avec des fonctions de plus en plus complexes). Ces machines, ou moyens matériels, sont de plus en plus accessibles aux consommateurs individuels ou aux institutions de formation.

S’il est vrai que la mécanisation des pratiques est parfois (souvent) la condition de l’usage des contenus (ainsi on ne peut pas lire le contenu d’un DVD sans un appareil lecteur), les confondre revient à passer sous silence ce qu’il y a de spécifique dans la production des contenus par des artistes, des acteurs de la production informationnelle (intellectuels, journalistes, spécialistes de la documentation) et des concepteurs de produits éducatifs, et que la théorie des industries culturelles permet de penser.

Rationalisation

le procès désigné ainsi se rattache (comme d’ailleurs le deuxième sens d’industrialisation, cf. ci-dessus) à une tradition sociologique initiée par Max Weber. Pour Weber, la supériorité du capitalisme (sur les autres modes de production) tient en ce qu’il produit en permanence des mécanismes économiques favorisant l’expansion des sous- systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin et qu’il assure la légitimation de son système de domination par rapport à ces sous- systèmes en train de se développer.

Le Net est un exemple actuel de ce procès : le réseau mondial de communication est une des conditions du fonctionnement de l’économie- monde et notamment de la délocalisation des usines et ateliers de production dans les pays du Tiers Monde, comme de la circulation rapide des capitaux disponibles, mais il est aussi d’autant plus facilement accepté et considéré comme légitime que des millions d’internautes se le sont approprié pour des activités personnelles et professionnelles diverses.

Il ne faudrait pas réduire le procès de rationalisation à l’emploi de techniques rationalisatrices dans la production et au contrôle des travailleurs agissant dans le cadre de la production matérielle (à la suite du taylorisme et du fordisme). Il s’est étendu à l’ensemble de la production, au travail de bureau et à la distribution (en particulier par le recours aux techniques du marketing). En ce sens, ce qui frappe les esprits c’est qu’il gagne des champs qui en étaient jusqu’à présent (partiellement) protégés, comme les industries culturelles ou à plus forte raison les institutions de formation et  de diffusion des savoir  comme les écoles, les lycées ou les universités : les artistes, les journalistes et les enseignants, en défendant leurs savoir faire et les spécificités de leurs professions, résistent en fait aux empiètements de la rationalisation.

Les différences sont donc notables, mais il est vrai que dans  les deux acceptions de l’industrialisation (la seconde se rapprochant ou même se confondant souvent avec ce que désigne la rationalisation) , les contraintes liées aux usages des dispositifs sont proches et que comme le rappelait Pierre Moeglin, reprenant T.W Adorno, les formes proposées dans les contenus éducatifs industrialisés  sont du « social sédimenté » ; mais dans les deux cas, on ne trouve guère de justification à la distinction souvent opérée chez certains spécialistes des technologies éducatives entre produits et services, si évidente apparaisse -t’elle pourtant dans les approches triviales.

Dans une acception assez proche du premier sens d’industrialisation, Patrice Grevet définit « Une configuration à dominante industrialiste » « par une attention prioritaire à la limitation des coûts de la formation de masse ou au moins en nombre, mais cela ne suffit pas à la spécifier. Elle se caractérise par la pression sur les coûts salariaux des enseignants grâce à la substitution partielle à ceux-ci de ressources informationnelles objectivées produites par d’autres, dupliquées et diffusées en nombre en utilisant les moyens techniques de l’époque, et – pour les interactions directes qui subsistent entre apprenants et formateurs – par la tendance à des emplois spécialisés dans des fonctions d’accompagnement de ressources prescrites ; les formateurs « de premier rang » tendent à être placés en position de soutien à l’usage par les apprenants de ces ressources conçues et réalisées par d’autres et de bouche-trou de celles-ci. Aujourd’hui, un tel type de configuration s’appuie souvent sur une rhétorique de l’autonomie de l’apprenant, autonomie présumée et non construite pas à pas dans la formation.

A contrario, dans une configuration à dominante professionnaliste (elle, proche du deuxième sens d’industrialisation, Note des auteurs), les enseignants disposent d’un degré d’autonomie suffisant pour contrôler l’usage qu’ils font des ressources objectivées dans leurs relations avec les apprenants ; les ressources sont plutôt à leur service que, eux, au service des ressources, les enseignants sont architectes des situations d’enseignement ; ils mobilisent des ressources et choisissent leur mode d’utilisation ; ils sont libres de construire, de remanier, d’employer par morceaux ces ressources. Mais si cette autonomie et ce contrôle sont une condition nécessaire d’une configuration professionnaliste, ils n’en sont pas une condition suffisante. Les autres caractéristiques indiquées précédemment interviennent aussi. » (Grevet, 2005). L’ensemble de ces diverses définitions sont essentielles pour qui s’interroge sur le sens à accorder aux produits éducatifs, en croissance dans les différents niveaux d’enseignement.

S’appuyant sur des enquêtes de terrain, Patrice Grevet, toujours lui, considère que l’analyse des tendances professionnalistes dans l’enseignement supérieur est plus pertinente (ajoutons : du moins dans la période présente) que celle  en termes d’industrialisation de la formation. Sur les aspects de division et de l’organisation du travail ainsi que de gestion des institutions, cet auteur oppose, dans son analyse des modèles socio-économiques de l’enseignement supérieur utilisant le numérique, des tendances professionnalistes anciennes marquant encore fortement l’enseignement supérieur et des tendances en développement qualifiées de « concurrence managériale ». Il ajoute que ce schéma ne se limite pas à une opposition bipolaire. L’industrialisation de la formation est l’une des modalités qu’on peut opposer aux tendances professionnalistes, mais n’est pas -actuellement- la principale qui se situerait, selon  Grevet, du côté de la concurrence managériale sans industrialisation.

Dans les produits analysés, nous n’avons pas (ou rarement) observé de tendance à l’industrialisation. Cette absence d’industrialisation se manifeste à plusieurs niveaux :

  • au niveau de l’ « accompagnement » de l’étudiant (du tutorat), le tuteur est dans la plupart des cas le maître du cours, disposant d’une totale (ou d’une large) autonomie dans la gestion de la relation avec l’étudiant et dans l’utilisation des ressources numérisées mises à sa disposition. Certes, celles-ci peuvent relever d’une tendance plus ou moins forte d’industrialisation, lorsqu’il s’agit de ressources multimédia produites selon un cahier de charges. Le cas le plus flagrant de cette appropriation des ressources est représenté par le CNAM. Ici, des ressources multimédia ont été réalisées par une « équipe de projet ». Mais ces ressources ne constituent qu’une partie d’un cours qui est agencé à partir de ressources différentes, dont celles qu’il produit lui-même de manière assez artisanale (incluant des présentations power point ;
  • au niveau de l’organisation du travail : la  division du travail est faible entre l’enseignant- concepteur de cours et le tuteur ;
  • au niveau des styles d’écriture : une hétérogénéité de styles de conception des ressources numérisés est observable;
  • au niveau de la médiation technique : on note une hétérogénéité de plates-formes techniques, qui se superposent dans la majorité des produits étudiés ;
  • au niveau du public : lorsque les ressources numérisés sont utilisées pour la formation à distance, elles concernent des publics actuellement peu nombreux…

Est-ce que l’on observe des tendances professionnalistes ? Oui et non. Oui, lorsque le tuteur dispose d’une grande autonomie dans la gestion de son cours. Non, lorsque la formation à distance fait appel à des  enseignants ayant un rapport particulier à l’organisation : les enseignants contractuels (Albéro et Thibault, 2006, pp.66-67), plus « dépendants » de l’établissement et surtout pouvant être embauchés pour des tâches liées à l’enseignement à distance. Non également, lorsque la gestion des projets de formation à distance alourdit encore plus les tâches administratives des enseignants-chercheurs.

Les TICE porteuses de nouvelles normes de l’action communicationnelle

Ce positionnement, autant de la réflexion que de la recherche, n’était pas prévu au début des travaux que nous avons engagés ; progressivement, il s’est révélé particulièrement heuristique, ouvrant de nouvelles perspectives ; aujourd’hui, on peut raisonnablement penser qu’il constituera l’un des axes forts de l’approche des outils et des médias éducatifs, du moins quand on ne les situe pas seulement d’un point de vue pédagogico- didactique ou d’un point de vue cognitiviste, situant alors l’éducation seulement du point de vue des rapports qu’elle entretient avec les connaissances et la maîtrise de celles-ci.

La question des nouvelles normes de l’action communicationnelle n’a pas émergé dans le champ de l’éducation, et à plus forte raison devons-nous ajouter dans l’enseignement supérieur. C’est à la fois à partir de réflexions tendant à prendre en compte les évolutions dans les sociétés modernes de l’espace public, notamment du point de vue des perspectives tracées par Jürgen Habermas et grâce à plusieurs recherches conduites pour les premières dès le milieu des années quatre-vingt, que l’on a pu constater, dans des domaines aussi différents que le rapport entre vie privée/ activité professionnelle, l’usage des systèmes d’information dans le travail, les pratiques de la vie quotidienne ou la communication inter- culturelle via des réseaux de communication, que les modes de communication  s’orientent favorisent et présupposent la « maîtrise » de nouvelles normes d’action. Le mérite de ces recherches est aussi de révéler la complexité et la diversité des enjeux, ceux-ci difficilement appréhendables car devant être positionnés dans la longue durée (à la différence des traits que les observations et les enquêtes relèvent) et encore peu redevables d’une analyse d’ensemble.

C’est pourquoi les travaux se sont orientés vers des approches sectorielles et situées : les analyses menées dans le champ de la santé, dans l’action publique territoriale et plus précisément dans le vaste secteur de l’éducation commencent ainsi à donner des éclairages pertinents, en décalage avec les approches les plus courantes et bien entendu avec les perceptions de sens commun.

Parmi les enjeux qui se révèlent les plus sensibles ou les plus chargés en conflits ouverts et latents au sein des institutions éducatives, il convient de citer celui qui « oppose » les valeurs humanistes traditionnellement attachées à la relation éducative et ce que les normes nouvelles, en quelque sorte portées (ou favorisées) par les TICE ou les produits éducatifs, génèrent déjà/ génèreront surtout comme pratiques, dans et à partir du travail scolaire et universitaire. Ces normes sont déjà à l’oeuvre, mais sans doute encore modestement, dans les cinq directions suivantes :

  • la gestion de l’action pédagogique, le tutorat, la recherche d’information et l’appel à des documents d’accompagnement des cours ; cette direction prend de plus en plus d’importance dans les universités et les établissements d’enseignement supérieur ; et nombre de professeurs y voient comme une mise en cause, en tout cas une limitation de leurs prérogatives professorales ;
  • la modularisation des enseignements ; elle n’a pas attendu le développement des TICE pour être engagée et celles-ci ne sauraient à elles seules en être la cause première ; mais incontestablement le découpage en modules favorise l’avancée des produits éducatifs, en tout cas lui ouvre un espace d’expansion ;
  • l’autonomisation des apprenants dans la recherche d’information (par exemple sur le Web) et dans la conception (parfois collective) de leurs travaux ; cette dimension est sans doute celle qui articule le plus directement le fonctionnement des appareils de formation avec les changements en cours du travail professionnel qualifié et de son organisation ;
  • l’accès aux outils et l’acquisition de routines dans la maîtrise de ceux-ci ;  l’accès aux outils procède de façon différente selon les niveaux d’enseignement, mais dans tous les cas, il est, en dépit des efforts d’équipement des établissements, de plus en plus pris en charge par les étudiants et leurs familles ; et ce qui est le plus frappant c’est que l’apprentissage et la maîtrise des outils sont largement autodidaxiques, comme si, au-delà d’une initiation de base, les techniques (au sein de l’appareil éducatif comme dans la vie professionnelle) une fois les usages stabilisés ne requéraient point/plus de formation pour être maîtrisées ;
  • l’organisation de séquences faisant appel au multimédia et surtout à l’interactivité, et à plus forte raison à l’hypertextualité ; ces diverses potentialités ne connaissent pas une avancée remarquable et du point de vue des modes d’expression les ouvertures restent timides, bien en deçà des prévisions formulées antérieurement.

Ce sont donc essentiellement dans ces cinq directions que s’expérimentent et se forgent les nouvelles normes d’action communicationnelle. Le processus est maintenant bien engagé, mais de façon inégale selon les niveaux d’enseignement, les disciplines ou les institutions elles-mêmes. A priori il est loin de bouleverser les aspects centraux de la communication pédagogique qui demeure largement une communication basée sur l’usage du langage et des autres attributs de la communication « corporelle » inter- personnelle. Non seulement les offres sont (très) loin d’atteindre le niveau attendu (ou espéré) par les promoteurs des programmes et … craint par une partie des enseignants, mais surtout se sont également manifestées, parfois fermement, des réticences de la part des étudiants- usagers qui s’expliquent autant par l’inadaptation d’offres mal préparées ou inadaptées (pour le moins dans le cas de programmes émanant de Facultés de Médecine) que par des hésitations légitimes face à la nouveauté de mutations pédagogiques risquant de laisser les utilisateurs seuls face à des dispositifs encore mal maîtrisés.

Car progressivement les TICE ne fournissent plus seulement  des outils d’accompagnement de l’enseignement, elles sont utilisées pour elles-mêmes et notamment pour l’auto- production des apprenants et la personnalisation des usages, c’est un tournant majeur Et cela mérite d’autant plus qu’on lui accorde de l’attention qu’il s’agit d’un processus non encore achevé, dont nous avons montré qu’il ne doit pas être abordé per se mais qu’il doit être relié aux évolutions sociétales (dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée) déjà observables ou prévisibles.

Enfin comment ne pas voir que l’introduction des TICE dans l’Enseignement Supérieur ne peut être envisagée en dehors d’un procès social central, à savoir la tendance à la médiatisation (technique) de la communication. Apparemment bien circonscrite, elle se révèle en fait dépasser de beaucoup les enjeux qui la définissent généralement; au delà de la relation immédiate qui se noue entre un utilisateur et un dispositif communicationnel, elle implique en effet une évolution sensible des modalités de la communication que nous avons encore beaucoup de peine à identifier et à caractériser. D’une façon générale on doit cependant aujourd’hui considérer que la communication médiatisée diffère beaucoup moins de la communication ordinaire que ne l’avaient prévu toute une série de penseurs voici 30 ou 40 ans, qu’ils y soient favorables ou qu’ils y voient la source d’un nouvel enfermement, d’une désocialisation ou l’origine d’une société atomisée : on posera donc que, le plus souvent, la communication médiatisée tend à reproduire, à doubler des modes de relations auxquels nous sommes accoutumés en face à face. Habitués que nous sommes à identifier le nouveau, l’émergent, nous risquons de ne pas voir que se perpétuent avec l’utilisation de dispositifs techniques, des formes de communication tout à fait ordinaires. De plus, ceux-ci sont eux-mêmes en mutation ; songeons par exemple aux pratiques sociales actuelles des jeunes ou des adolescents ; elles subissent des changements assez profonds qui s’expriment dans les usages des outils de communication (par exemple les pratiques en réseau), mais peut-on en conclure que l’origine de ces changements se trouvent dans les nouveaux outils de téléphonie mobile ? La relation pédagogique entre enseignants et étudiants (et élèves), entre  détenteurs du savoir et apprenants, a été instituée comme une relation interpersonnelle, fondée sur l’emploi d’éléments corporels (la voix, les gestes, le regard) et donc intersubjective. Malgré le recours à des méthodes d’enseignement plus diversifiées et laissant place à l’initiative des élèves ou des étudiants, elle fonctionne encore ainsi, pour une large part. Les pratiques sont si fortement marquées par ce modèle que toute introduction d’un outil et d’une méthode nouvelles, fut-ce un appareil de projection d’images fixes ou de slides voire le recours à des extraits de presse, a été âprement discutée et parfois difficilement acceptée.

Aujourd’hui, la médiatisation, même partielle, de la relation pédagogique se trouve ainsi discutée, et sa mise en oeuvre s’effectue presque partout largement sur le mode du volontariat et de l’expérimentation, avec le souci de la progressivité de sa diffusion ; si tant est que les promoteurs des Campus numériques aient jamais eu l’intention d’une rapide généralisation, le fait est que leurs résultats sont limités et encore peu probants (l’analyse des usages reste à faire) ; mais surtout on doit se demander si les Campus numériques et autres modalités d’enseignement à distance sont bien « représentatifs » du procès d’ensemble aujourd’hui engagé.

Par elle-même, la médiatisation (supposant le recours à des outils, et surtout à des réseaux de communication et à des dispositifs, c’est-à-dire à    des systèmes combinant plusieurs outils) introduit en effet une certaine déconnexion entre les protagonistes de la communication pédagogique, et surtout une (relative) individualisation des pratiques. Même si la transition est/ sera lente, plus lente qu’il n’est généralement espéré ou craint, le procès engagé avec les TICE n’est pas comparable, quantitativement et qualitativement, à ce qui s’était produit avec les innovations antérieures, mises en oeuvre successivement depuis le milieu des années soixante. Et ce qui apparaît probable, c’est qu’il porte en lui de profondes mutations ou remises en cause, touchant aux habitus, schèmes générant les pratiques communicationnelles (à l’occasion de la transmission des connaissances et des apprentissages) et étant générés dans le même temps par elles. A la question, très générale et souvent posée par des enseignants ou des spécialistes de l’éducation de savoir si ce procès de médiatisation sera préjudiciable ou favorable à la transmission des connaissances et aux apprentissages, et plus communément à la formation, on ne peut guère répondre, mais par contre on peut prévoir une longue étape de co- adaptation.

Quoiqu’il en soit, on retiendra que les usages des TICE ne se limitent pas (loin de là !) à l’enseignement à distance (« FAD, formation assistée à distance) et que l’individualisation des méthodes d’enseignement s’accompagne également du renforcement du suivi des élèves et des étudiants (il est vrai dans les limites imposées par tout système de tutorat ou d’encadrement pédagogico- administratif).. De plus, sur un plan théorique, on doit mettre en doute l’idée que la médiatisation technique de la relation pédagogique (même avec une transmission à distance) supprime l’intersubjectivité de l’échange ; une proposition voisine avait été énoncée à propos de la communication télévisuelle, les « implications » des téléspectateurs dans les programmes (débats, télé- shows) montrent bien que s’opère (peut intervenir) une présence à distance, différente de la communication ordinaire, mais difficile à nier ; à plus forte raison, devrait-on compléter, pour des pratiques relevant de l’éducation.

On ajoutera que ce questionnement est pour une part in- décidable, surtout dans le temps court ; les structurations qui sont envisagées, sont précisément de celles qui se manifestent progressivement.

De l’offre de produits à la formation des usages

Commençons par décrire et analyser les orientations stratégiques des acteurs en matière d’offre de dispositifs et/ou de ressources d’enseignement via le Net.

Cette question nous conduit à nous intéresser de près aux conditions socio-économique et socio-organisationnelle dans lesquelles les ressources ou ces dispositifs analysés ont vu le jour et dans lesquelles, ils évoluent. Celles-ci peuvent être approchées, au travers les choix opérés en matière :

  • du financement du projet (financement ministériel; autres apports publics ; apports privés) ;
  • des modalités de partenariat avec le secteur privé ;
  • des questions juridiques, liées aux droits d’auteurs et aux modalités de rémunérations autant pour les auteurs que pour les autres personnes convoquées pour la médiatisation de ces ressources ;
  • du public(s) visé(s) : formation initiale, formation continue; « l’ouverture » à l’international ;
  • des orientations en matière la division de travail entre partenaires, dans le cas par exemple de l’opération Campus numériques français ;
  • des modalités d’accès  aux dispositifs ou ressources développées (gratuit, payant) ;
  • des types de ressources développées en fonction des usages envisagés préalablement (« présentiel enrichi », « présentiel amélioré », « présentiel allégé » ; « présentiel réduit » ou « présentiel quasi-existant »).

Omniprésence des financements publics

Pour construire leurs offres, cinq sources de financements se présentent aux porteurs de projets : ministère de l’Education et de la Recherche ; autres organismes publics ; collectivités territoriales ; appels à projets au niveau européen ; apports privés et des ressources propres aux universités impliquées dans les projets.

Une des caractéristiques communes aux offres analysées est l’omniprésence des financements publics, soit sous forme de subvention consécutivement aux appels à projets Campus numériques français, pour la période 2000-2002, soit sous forme d’apports financiers aux institutions publiques impliquées directement dans les consortiums. Comme le précise Patrice Grevet, pour le cas de Canège, « les apports publics apportent un appui essentiel dans la mise en marché, non seulement au démarrage (87% des ressources en 2001), mais aussi dans la durée. Les financements ministériels à la suite des appels à projet ont seulement un rôle temporaire d’incitation. Par contre, les apports en fonds publics sont prévus pour intervenir principalement via les moyens attribués par les universités à leurs formations participant à Canége et via le CNED. »

En tant qu’organisme public, le CNED a cherché à jouer un rôle important dans l’opération Campus numériques français en apportant une participation financière non négligeable dans la construction de certains Campus, tels que CampusCultura. Cette implication est motivée par le fait de trouver dans cette opération un sursaut lui permettant à la fois d’acquérir un savoir-faire en matière d’ EAD via le Net mais aussi de construire une offre nationale dans le domaine.

L’apport financier des conseils régionaux est très visible pour certains campus initiés dans des Régions où une volonté politique en matière d’intégration des TIC dans l’enseignement et la formation est mise en avant. Cette orientation régionale est à mettre, le plus souvent, en lien avec la politique d’emploi, la lutte contre le chômage et la volonté de permettre aux citoyens d’acquérir des qualifications à faire valoriser sur le marché de l’emploi. Cette volonté politique régionale est à observer par exemple, dans le cas de la Picardie, de la Bretagne ou  de la Lorraine. Cette dernière a financé le campus  Luno à hauteur de 50% pour la production des ressources. Elle intervient, par ailleurs, dans le financement des inscriptions stagiaires qui vont suivre les modules réalisés. L’apport régional dans le développement des ressources numérisées et de dispositif semble prendre de l’importance dans le cadre du développement des universités numériques en Régions. Nous pouvons noter néanmoins une exception : malgré les efforts déployés en matière de lutte contre le chômage, la Région Ile-de-France a peu apporté son soutien à des projets de numérisation de ressources initiées par les universités de la région. Une des raisons  invoquée est le nombre important d’universités sur le territoire.

L’intervention du secteur privé dans le financement des campus est peu présente. La sollicitation de partenaires privés ne semble pas être une priorité pour les porteurs des projets campus numériques (38%). Elle l’est encore moins aux yeux des responsables des établissements de l’enseignement supérieur (22%) (IPSOS, 2003). Si le recours aux structures privées dans l’opération Campus numériques est annoncé dans (41%). des campus labellisés, nous pouvons noter que sa participation se réduit à 5% quand il s’agit d’intervenir dans la production des ressources pédagogiques. L’appel à des partenaires privés pour la coproduction de ressources pédagogiques reste lui aussi peu présent. C’est autour du campus Mecad que vont se réunir des établissements de l’enseignement supérieur (CNAM, IUT d’Aix-Marseille) et trois organismes fédérateurs du secteur de la mécanique au travers du Cetim, en relation avec Giat Industries et l’UIMM. Ceux-ci seront fortement impliqués dans le processus de production, non seulement par leur apport financier mais aussi par une présence au niveau des choix opérés en matière des contenus de formation, des modalités pédagogiques et organisationnelles mises en oeuvre.

Rémunérations : droit d’auteur et salariat des techniciens

Une tendance se dégage en matière de rémunération des auteurs des ressources : la cession des droits. Néanmoins, certains campus se distinguent par des formes de rémunération qu’ils ont pu faire valider par les instances décisionnaires de leurs universités (CA, CEVU, CS). Pour le cas de La valise, par exemple, les auteurs ont préféré obtenir un pourcentage sur les prix de vente de leur production. Cette forme de rémunération ne semble pas satisfaire tous les partenaires du projet. L’université souhaite renégocier ce taux.

D’autres universités prétendent faire la vérité sur le choix du mode de rémunération des auteurs. L’université Nancy 1, avec le  campus Luno propose quatre formes de rémunération, adoptées par le CA :

  1. une indemnité forfaitaire unique à caractère libératoire, allant de 1500 à 4500€
  2. une redevance annuelle, de 10% du nombre de licences vendues dans l’année civile
  3. un régime mixte combinant l’indemnité forfaitaire et la redevance annuelle
  4. des droits d’auteur cédés à titre gracieux.

Outre les auteurs des ressources pédagogiques, la production et la médiatisation de celles-ci mobilisent des compétences relevant de plusieurs registres d’activités (développeurs informatiques, intégrateurs multimédia, graphistes, ingénieurs). Ces personnels sont soit :

  • des salariés, contractuels de la fonction publique (Luno, Canal Socio), le plus souvent payés sur des fonds propres de l’université. C’est le cas de Luno où un service de médiatisation, Medi@tice, composé de onze personnes, totalement auto-financé et où les rémunérations des salariés sont couvertes par les inscriptions encaissées en formation continue.
  • des étudiants : Dans le cas de La valise, l’intégration multimédia des ressources a été confiée à des étudiants dans le cadre de leur stage de fin d’étude ou en tant que vacataires.
  • des salariés de sociétés prestataires externes aux universités

Les choix opérés en matière de recrutement et de l’implication de ces catégories de personnels sont souvent la résultante d’une conciliation entre la nécessité de disposer de compétences techniques et celle de rationaliser les coûts engendrés par la médiatisation des ressources, celle-ci très consommatrice de temps et donc d’argent.

Quelles modalités d’accès aux ressources ?

Les modalités d’accès aux ressources renvoient à la question du modèle économique. Comment, en effet, les acteurs en présence pensent-ils leur offre, avec comme contrainte, sa viabilité et sa pérennisation sur le plan économique ? Si les projets analysés présentent une variété d’orientations en la matière, nous pouvons noter, en même temps qu’ils tendent à conforter l’hypothèse selon laquelle la technologisation amène avec elle le développement de logique marchande de l’offre de formation. Du moment où les ressources nécessitent une intermédiation technologique, celle-ci suppose un accès conditionné par le paiement d’un droit d’accès, qui n’est pas nécessairement demandé directement au destinataire de la formation. Luno, par exemple, trouve dans le financement régional une solution permettant aux inscrits, en formation continue, d’accéder aux ressources. En s’appuyant sur un financement assuré par le secteur privé, Mécad continue à développer des ressources destinées être commercialisées in fine ; les conditions de vente dépendent du niveau de participation de l’organisme de formation au consortium ; ainsi, le statut de membre du consortium donne droit à un tarif d’utilisation préférentiel par rapport à un organisme non- partenaire. En outre, le tarif est exprimé par apprenant et par heure ; plus un organisme inscrit d’apprenants, plus le tarif est dégressif ; cependant, l’achat d’une licence globale est prévu pour les organismes issus de l’Education nationale.

Une des orientations les plus affichées dans le discours des acteurs à propos de leur offre est l’exportation de celle-ci vers les pays étrangers. Cette orientation est avancée parfois avant même que le dispositif soit mis en place. L’enjeu pour certains acteurs est de coller aux exigences ministérielles insistant sur la dimension internationale de l’offre (Voir à ce sujet les textes des les appels à projets Campus numériques français de 2001 et 2002), pour bénéficier de subventions. Nous pouvons noter, néanmoins, qu’une offre française de formation à distance en ligne est en construction.  Certaines équipes ont entrepris une démarche offensive pour exporter leur campus (ainsi e-miage). Coordonnée le plus souvent par l’AUF, cette offre française est destinée essentiellement aux étudiants des pays francophones du sud (Benchenna, 2005).

Une offre pour quels usages et pour quels usagers ?

Du côté des acteurs des Campus numériques (Benchenna et Brûlois à paraître), la question des usages est d’importance, mais son appréhension s’avère incontestablement plus délicate surtout dans la phase de production et de médiatisation des ressources. Car c’est à l’issue de celle-ci que l’offre est confrontée réellement aux utilisateurs potentiels. C’est à ce niveau que l’on commence à découvrir en pratique les usages possibles des dispositifs mis en place, ainsi que leurs limites, voire leur inadéquation avec les besoins de ceux et celles à qui ils s’adressent. Deux cas de figures se présentent à nous quant à la question de la médiatisation, et plus largement de la conception ; celle-ci :

  1. est pensée en même temps que la production de contenus voire en parallèle avec le développement de la plateforme allant accueillir ces ressources,
  2. est posée après la production de contenus.

Le seul point commun entre ces deux cas de figure est que la sollicitation de l’usager potentiel durant le processus de médiatisation des ressources semble difficile quand des contraintes d’ordre technique, organisationnel, temporel, etc. entrent en jeu. Le destinataire potentiel des ressources est l’absent du processus. Il arrive seulement à la fin du cycle de vie de production.

Ce qu’il faut entendre par innovation

Depuis un certain nombre d’années, l’innovation est une notion qui a été abondamment commentée, décryptée, expliquée, formalisée tant et si bien que le terme peut apparaître aujourd’hui comme généraliste et vidé de sens. Dans un monde qui ne peut concevoir son salut que dans le changement par l’échange et le mouvement, la moindre nouveauté (souvent technique) est érigée en innovation majeure… Derrière l’aspect anecdotique du propos, se cache pourtant une idée reçue majeure : l’innovation est d’abord technique, ou l’outil fait l’innovation ! Ainsi, tout se passe comme s’il était difficile (voire impossible pour certains) de penser l’innovation autrement que par le biais de la technique, « le reste, c’est-à-dire le social, le culturel, le symbolique, etc. en dépendant et devant s’y adapter » (Miège, 2007, p.14).

Si nous ne devions conserver qu’un seul intérêt de notre étude sur les conditions de développement des techniques d’information et de communication dans l’enseignement supérieur, ce serait celui-ci. En lui-même, ce propos n’est d’ailleurs pas… une nouveauté ! Il constitue plutôt un fil rouge que nous déroulons depuis la mise en place au tournant du siècle du Séminaire de recherche. TICE. L’hypothèse directrice posée à cette époque, nous l’avons dit, postulait que les ferments de l’innovation liés à l’acte de communication ne relèveraient pas d’abord de la technique (Miège, Quinton et Séguy, 2003). Il s’agissait d’abord de la vérifier, en cherchant notamment où se nichait l’innovation et quelles formes elle prenait lors du développement de produits et campus numériques. Parallèlement, l’objectif était aussi de faire le lit de deux idées reçues : une première qui avance que l’innovation se situe uniquement dans l’utilisation qui est faite de la technologie elle-même ; une seconde qui suppose que l’innovation se situe surtout autour de la mise en place de pratiques pédagogiques exploitant les possibilités de la technologie : interactivité, partage, simulation, etc. (Gresec, 2006b, pp. 12 à 17).

Un regard synoptique sur les terrains que nous avons étudiés va dans le sens de l’hypothèse et de l’objectif. En effet, deux résultats se dégagent assez clairement : le premier est que les voies de l’innovation sont multiples ; le second est que ces voies s’opposent moins qu’elles ne se complètent.

Des innovations multiples

L’exploration et la compréhension de plusieurs campus numériques nous ont conduit à nous arrêter sur quatre formes d’innovation.

D’autres acteurs, plus nombreux, vont plus loin et s’interrogent bien sur la présentation de ces ressources. Mais les réponses apportées dépendent des auteurs ; et l’écriture numérique est alors très hétérogène (pas de ligne graphique, pas de principes techniques communs). Clairement, il manque une coordination formelle des différentes logiques éditoriales. En fait, nous n’avons rencontré qu’un seul cas d’innovation technique, sur un campus qui était forcé d’aller vers l’innovation, sommes-nous tentés de penser. En effet, la discipline enseignée (la mécanique) souffre, d’une part, d’un attrait de plus en plus faible de la part des étudiants (« c’est sale », « c’est bruyant », « c’est masculin ») et se prête, d’autre part, assez aisément à une informatisation des contenus. Dans ce sens, le passage du schéma papier en 2D au schéma écran en 3D a été bénéfique. Dès le départ, l’objectif n’était pas seulement de transmettre des connaissances mais surtout d’adopter une écriture très visuelle des modules. Indirectement, cela permettait aussi de pallier la défiance des étudiants face à l’écrit en leur proposant un monde d’images plus en rapport avec leur culture. Au final, si ce type d’innovation se présente souvent comme une évidence, elle ne se rencontre en fait que rarement. Qui plus est, quand elle est avérée, elle peut donner lieu à des situations amusantes. En effet, dans ce dernier cas, l’instance qui contrôle les produits a jugé que « ces modules n’étaient pas faits pour former des étudiants mais pour former des professeurs ». Ce qui fait dire au chef du projet que « la conclusion était que c’était trop beau pour des élèves… » (Gresec, 2006a, p.55).

Ensuite, l’innovation peut être d’ordre pédagogique. L’innovation pédagogique apparaît ainsi principalement avec le développement du rôle du tuteur. Celui-ci vient casser la relation directe professeur/étudiant en s’appropriant la relation à l’étudiant. Ainsi, le professeur construit une sorte « d’objet-cours idéal » au format très classique ou en tout cas sans innovation majeure (structuration en leçons, organisation très rigoureuse des connaissances en séquences, modules, cours) (Gresec 2006a, p.17). L’étudiant est donc face à un contenu fini qu’il doit consulter dans l’ordre établi. Sa seule liberté concerne le rythme d’apprentissage. La bonne compréhension du cours par l’étudiant ne relève plus du professeur mais du tuteur, par l’intermédiaire du courriel, des chats ou des forums. Ce passage à une relation tripartite s’avère primordial dans le cas de formation où le présentiel a été effacé une fois pour toutes ! Tout se passe alors comme si une nouvelle division du travail s’opérait : au professeur, la conception du cours (mais avec quelle représentation de l’étudiant ?), au tuteur, la relation à l’étudiant (mais avec quelle appropriation du cours et de son contenu ?). Néanmoins, l’enseignement délivré dans le cadre d’une telle relation à trois reste encore souvent très traditionnel : les cours numériques présentent un environnement très académique dans lequel l’ambiance est « studieuse et scolaire », bref, assez rigoureuse (Gresec 2006a, p.24). Rares sont les cas où la navigation dans le module est pensée comme une possibilité de construire une relation innovante au contenu. Il est clair que la médiatisation des contenus et leur scénarisation ne constituent pas alors une priorité ! En outre, il reste également à savoir et nous le verrons plus loin, comment se construit la relation professeur/tuteur… et même la relation tuteur/apprenant, car celle-ci ne dispose pas toujours d’outils appropriés pour se construire. Dans la triade  professeur – apprenant – tuteur, le centre d’équilibre se déplace ainsi vers ces deux derniers : l’apprenant devient plus autonome, mais le tuteur devrait pallier les mutations de la médiation justement en s’appuyant sur des outils de communication qui se doivent d’être innovants… Car, ces outils contraignent la marge et le cadre d’action du tuteur et, plus ils sont limités (ou non adaptés), plus ils transforment la médiation en une simple relation instrumentalisée. Alors que l’outil en lui-même n’est pas censé définir la mission du tuteur, le poids qu’il acquiert dans les relations médiatisées risque de lui donner cette orientation indésirable.

Puis, on peut avoir affaire à une innovation organisationnelle. Dans tous les cas, l’innovation organisationnelle consiste dans le fait de favoriser le travail collaboratif entre des acteurs aux objectifs pourtant différents. Dans les cas les plus complexes, il s’agit de fédérer trois familles d’acteurs intervenant dans la construction du campus numérique : les acteurs s’intéressant à l’éducatif, regroupant des institutions scolaires ou universitaires ; les acteurs prenant en charge les aspects techniques, en provenance de centres techniques ou de formations ; les acteurs en provenance du secteur privé, composée d’entreprises industrielles ou de syndicats professionnels. Dans cette situation, et du seul point de vue des usages, le projet de campus numérique est d’ailleurs ici plus intéressant pour ce qu’il a engendré comme mouvement que pour ce qu’il a produit comme ressources et dispositifs. D’une certaine façon, le processus est le contenu…

Cependant, il est des cas surprenants où l’innovation organisationnelle est rejetée ! Il s’agit « simplement » d’évoluer sans changer, de faire passer l’offre de formation au numérique en changeant le moins de choses possible dans le fonctionnement actuel, notamment dans les relations entre l’institut national de formation et ses représentations régionales, ou encore celles entre le tuteur et l’étudiant. Nous sommes là au coeur même d’une concurrence entre une logique d’innovation (nouvel outil de communication) et une logique d’organisation (structure de fonctionnement), la seconde (supposant « d’éradiquer l’incertitude« ) freinant la première (qui suppose au contraire « de vivre l’incertitude« ) (Alter, 2000, p.3). Mais la première amène inévitablement à la seconde. Ainsi, la phase de médiatisation (ou conception médiatique) a mis dans l’obligation des acteurs qui s’ignoraient (chef de projet, enseignant concepteur, développeur informatique, enseignant tuteur) à travailler ensemble. Cela s’est fait dans une mise en question obligatoire et prolifique des certitudes des uns et des autres (entre le pédagogique et la scénarisation), de l’identité professionnelle de tous (entre enseignants et informaticiens) ; l’éducatif découvrant en quelque sorte les exigences du communicationnel… L’innovation organisationnelle ne s’est donc pas imposée par le centre (le niveau national) mais par les marges (les régions). Tant et si bien que, à la longue et implicitement, des centres régionaux ont mis en place des organisations spécifiques du travail et développé des compétences particulières dans le processus de construction de l’offre de services d’une formation ouverte à distance. C’est l’un des aspects de l’innovation parmi les plus dépréciatifs dans le cas des campus que nous avons analysés. D’une part, sont ici mises en cause des modalités d’organisation des projets où la multitude d’acteurs se traduit par une difficulté certaine d’harmonisation et par la production « d’objets frontière », dont les imperfections se répercutent naturellement sur toutes les dimensions de l’innovation discutées ici. D’autre part, l’ancrage des projets au sein des établissements est également fragile, et si cette réalité favorise certes l’émerge d’acteurs individuels, leur marge de manoeuvre et leur liberté d’innover ne bénéficient pas d’un pouvoir décisionnel de nature à impulser l’action.

Enfin, communicationnelle. Le dernier cas d’innovation est communicationnel ; mais comment  caractériser cette forme? L’innovation se définit ici d’abord (voire surtout) par la dimension et la nature des espaces d’échanges construits autour des outils de médiatisation. Les données que nous avons en ce moment ne nous permettent pas d’aller très loin dans l’analyse de ces espaces, mais il existe des indices qui nous font penser qu’un axe central de l’innovation (si elle existe) passe par là. Car ces espaces, en plus de leur rôle pédagogique de médiation, participent d’un double mouvement de « socialisation » de l’éducatif. D’abord, celui-ci sort de plus en plus de son cadre institutionnel, et pas seulement par la diversification des situations d’apprentissage, mais également par le fait notable que les outils éducatifs entretiennent des parentés évidentes avec les technologies de l’information et de la communication en usage dans la vie quotidienne (messageries, chats, forums, dispositifs multimédias et à interaction ludique, etc.). Ensuite, le social pénètre de plus en plus l’éducatif par le biais de ces mêmes outils, dont les apprenants ont une pratique externe et une expérience beaucoup plus large. Cette rencontre est a priori propice à l’hybridation des pratiques, des circuits d’échange et des espaces de partage, des langages, des codes, des normes ; on l’a déjà vu à l’oeuvre dans d’autres contextes (et notamment à travers la reconfiguration des pratiques professionnelles – privées) et il n’y a pas de raison que ce mouvement à double sens ne transforme pas également les espaces de l’éducation. La question, à laquelle seule une étude approfondie des usages peut répondre, est désormais de savoir quelle peut être la configuration de ce nouvel ancrage de l’éducatif et du social en train de se construire, comment est/sera-t-elle appropriée par les différents projets et avec quelles conséquences sur les activités éducatives et sur les dispositifs élargis co-produits avec l’usager (notamment en matière d’écritures, de pratiques de lecture, de circuits d’échange, de registres discursifs, etc.).

Une autre piste est également de décrire l’innovation communicationnelle comme une innovation aux dimensions à la fois organisationnelles, pédagogiques et techniques. De façon concrète, certains des campus numériques étudiés nous donnent l’exemple de contenus pédagogiques existants (présentés oralement en cours magistraux ou par écrit par correspondance) passés en l’état ou presque au format numérique, comme si le contenant n’avait de prise ni sur le contenu ni sur la relation à l’étudiant. Bien peu de campus, en fin de compte, se sont risqués à aborder la question de la scénarisation des contenus afin de jouer pleinement des nouvelles possibilités techniques des campus. Pourtant, c’est de ce côté-là, semble-t-il, qu’existe une réelle dimension communicationnelle des technologies d’information et de communication éducatives. En fait, ne pouvons-nous suivre Pierre Moeglin lorsqu’il pense tenir une « excellente définition » de cette dimension communicationnelle en affirmant que « la médiatisation fait prendre du recul par rapport à la médiation » (Moeglin, 2005, p.20 et 21).

Un plus grand intérêt pour cette étape de la scénarisation des contenus permettrait sans doute d’atteindre une autre logique d’usages (le cours numérique est alors conçu en fonction de l’étudiant et des opportunités que lui donnent le support technique) et certainement une autre figure de l’usager (de récepteur d’un contenu linéaire à utilisateur d’un service pédagogique ouvert).

Des innovations complémentaires

De cette exploration, découle notre second résultat. En effet, tout indique qu’il semble prématuré d’analyser les usages des campus et autres produits numériques en France à l’heure actuelle. Pourtant, il ne l’est certainement pas pour étudier les projets même de développement de campus numériques, soutenus par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, et l’emploi qui en a été fait par les différentes parties prenantes. Ce regard est donc porté non plus sur le résultat du processus (innovation technique ou pédagogique) mais sur le processus lui-même (innovation organisationnelle voire communicationnelle).

De façon assez classique, la posture que nous adoptons ne fait que s’inscrire dans les trois possibilités, complémentaires, qui s’offrent à nous à travers cette question des usages. La première consisterait à mesurer « l’impact » de la diffusion des campus numériques (et donc à dresser des taux d’équipements ou de possession, à constater des conditions et des disparités d’utilisation), c’est-à-dire à comprendre les évolutions et à tirer des projections sur l’avenir. La deuxième consisterait à analyser la constitution des usages selon les groupes sociaux, c’est-à-dire de comprendre le processus d’appropriation par les usagers des campus numériques. La troisième consisterait à rendre compte de « l’entremêlement du social et de la technique« , c’est-à-dire de comprendre quel système socio- technique se constitue (le processus d’innovation) à travers le développement des campus numériques (Chambat, 1994, p.256). Les faits (l’état des usages) et nos hypothèses nous ont conduit naturellement vers cette dernière posture.

Ce regard, bien que décalé, est riche d’enseignements. En effet, l’étude des campus numériques nous a éclairé sur le fait que, souvent, deux voire trois voies d’innovation coexistent en même temps, comme si l’innovation avançait sur plusieurs fronts. Qui plus est, l’innovation organisationnelle inhérente à la mise en place de telles technologies peut être retardée, mais en aucun cas refusée. Dans ce sens, l’idée qui prévaut est que les campus numériques sont moins des ensembles homogènes répondant à des objectifs clairement identifiés par les acteurs du projet (« une totalité finie » en quelque sorte) qu’une suite d’éléments issus de multiples compromis « entre des acteurs sociaux porteurs d’un projet social inscrit dans leurs propositions techniques » (Chambat, 1994, p.256). Souvent en effet, nous avons perçu que le projet de campus répondait à un ensemble d’objectifs autour desquels se retrouvent quelques acteurs plus ou moins isolés dans leur structure, mais au comportement résolument volontariste. Qui plus est, il n’est pas rare que l’implication de ces quelques individus soit telle qu’elle a un effet d’entraînement. Il ne s’agit pas ici de réduire le développement d’un campus à une seule personne, mais de reconnaître le rôle moteur que certains ont joué notamment dans le passage d’une structure à l’autre. Souvent, une rencontre, un échange informel entre deux amis ou collègues est à l’origine de la mobilisation d’un individu. Chemin faisant, c’est son implication qui en fait un acteur. Ainsi, un des usages indirects du projet ministériel de Campus numérique français a été d’encourager ces individus à développer localement leur implication en lui donnant un sens plus général.

Finalement deux constats sont à faire mais à des niveaux différents. D’une part, il apparaît bien que l’innovation est une activité collective, une activité dont s’emparent quelques acteurs qui cherchent « à agir, à créer, à mettre en oeuvre des efforts, des investissements cognitifs et identitaires » tout en « se conformant aux règles et normes » (Alter, 2000, p.3). L’ambivalence est là ! Il s’agit pour ces acteurs de bousculer la structure tout en la respectant, c’est une mise en tension permanente entre logique d’innovation et logique d’organisation, entre mobilisation et découragement voire désengagement. Mais, quelles que soient les difficultés quotidiennes de ces acteurs, le mouvement vers une autre forme organisationnelle est pris : confrontation de modes de fonctionnement différents (par exemple, entre centres universitaires de formation et entreprises), nouveau mode de travail entre enseignants, entre enseignants et informaticiens, ou entre enseignants, tuteurs et étudiants.

D’autre part, il apparaît également que l’innovation réside « dans la transformation et l’évolution des fonctions de médiations assurées par un dispositif technique, lui-même étant la cristallisation d’un contexte social et économique lourd de représentations » (Gresec, 2006b, p.15). En effet, jusqu’à présent, il ne suffit pas de mettre à disposition des savoirs pour que ceux-ci fassent sens pour celui qui les reçoit ! Certes, cela ressemble fort à une lapalissade, mais l’oubli du contexte (institutionnel, pédagogique, culturel, symbolique) est moins rare qu’on ne le croit… C’est certainement dans cette direction qu’il faut pousser davantage, afin de travailler cette seconde tension entre logique éducative et logique communicationnelle. Apparaîtront alors forcément la « double appartenance éducative et communicationnelle » des TICE et l’importance de construire une approche communicationnelle de ces outils éducatifs (Moeglin, 2005, p.29).

Est-il aussi besoin d’ajouter que l’approche de l’innovation à laquelle nous venons de procéder concerne seulement (au mieux ou plutôt au plus) des processus susceptibles de déboucher sur une innovation de produit stricto sensu et non sur une innovation de rupture (ou radicale) ; le plus souvent ce que l’on peut repérer s’analyse en des changements plus ou moins incrémentaux.

La pauvreté des schémas communicationnels

Nous avons montré l’importance des éléments de médiation et d’intermédiation qui sont sans doute, avec l’écriture des contenus, ceux qui portent le plus les ferments de l’innovation dans les produits étudiés. En effet, tous ces dispositifs, complexes, d’enseignement mêlent les aspects techniques et contextuels de la production des ressources aux représentations et stratégies des acteurs en présence en s’appuyant sur des schémas communicationnels, même si les concepteurs ont surtout considéré ces produits à partir de scénarios pédagogiques en quête d’innovation, et sans une réflexion préalable axée autour de véritables schémas communicationnels. Ce syntagme reflète à la fois la spécificité de notre approche et notre analyse, communicationnelles. Les schémas communicationnels peuvent donc se définir, au coeur de nombreux recoupements, comme l’expression tangible – à travers des outils, des fonctions, des menus, des modules… – de fonctions ou de normes de communication visant à instaurer différents niveaux de médiation : principalement entre l’apprenant et l’enseignant, ou les apprenants entre eux mais également, sur la base de scénarios pédagogiques, entre les savoirs et savoir-faire « incorporés » dans le produit, que nous pourrions appeler les contenus ou la connaissance, et l’apprenant ; et bien au-delà encore entre les différents cadres sociotechniques de référence des concepteurs, des experts du contenus, de l’institution et de l’apprenant. Car les schémas communicationnels en présence portent à la fois la médiation interne du produit, qui révèle une partie des représentations de l’équipe projet sur ce que doit être l’enseignement à distance, et celles opérées dans le faisceau de contraintes des conditions de son développement et de sa survie dans un contexte institutionnel.

De façon plus concrète, dans les produits étudiés, la question des schémas communicationnels tourne principalement autour de celle du tutorat et de ses différentes modalités d’exécution, nous l’avons déjà observé. Car, sur ce point,  les scénarios pédagogiques observés n’apportent rien en terme d’innovation ou de changement, ils ne font que renforcer, par le registre d’énonciation et la structuration du produit, la position hiérarchique dialogique de base qui confronte l’apprenant à un enseignant – ou parfois à un collectif pédagogique indifférencié. La segmentation des espaces à l’intérieur des produits le montre sans ambiguïté en désignant formellement les différents espaces représentés dans le produit et ceux qui en ont la maîtrise. Il ne faut pas s’en étonner ; certes les cas étudiés appartiennent à l’enseignement à distance, mais ils demeurent trop fortement ancrés dans une démarche institutionnelle et dans un référent pédagogique pour proposer des produits qui s’en démarqueraient franchement. Les scénarios pédagogiques, même ceux qui se veulent novateurs, restent forgés sur le modèle d’enseignement sous-jacent. Aussi faut-il prendre en compte l’expression et la mise en place du tutorat pour traiter de schémas communicationnels à l’oeuvre. Le tutorat lui-même étant un élément en décalage, un intermédiaire entre le sachant et l’apprenant, assez récemment (ré)-introduit de façon formelle -heures de tutorat, projet tutoré…- dans les institutions éducatives. Il est souvent mis en avant comme une des caractéristiques de l’enseignement à distance qui le démarquerait des situations en présentiel.

Comme le suggérait le titre de paragraphe, l’enseignement à distance selon nos observations, n’a pas encore trouvé ses spécificités ni du point de vue de la médiation, ni de celui de la communication. Et pourtant, malgré la pauvreté constatée, plusieurs modalités de tutorat à l’oeuvre méritent d’être étudiées. Sur la base du corpus analysé, nous pouvons dégager 4 manières d’intégrer le tutorat : le tutorat externalisé, le tutorat parallèle, le tutorat instrumentalisé, et le tutorat transcendé. Il serait à la fois risqué et prématuré de tirer des enseignements généraux de ces quatre modalités, notre intention n’étant pas d’analyser le fonctionnement du tutorat en tant que tel, mais à travers lui les éléments supportant les schémas communicationnels en présence, donc les composants actifs des médiations qu’il révèle bien.

  • Le tutorat externalisé se fait en dehors de la plate-forme pédagogique sur des modalités proche du présentiel. Une rencontre physique ou téléphonique entre le tuteur et l’apprenant permet donc à celui-ci d’avoir accès à des conseils spécifiques liés à ses propres demandes. Très curieusement, les cas de tutorat externalisé étudiés dans notre corpus ne s’appliquent pas à un soutien pédagogique mais technique. Il s’agit alors d’aider les étudiants à utiliser au mieux la plate-forme et ses outils. Le schéma communicationnel de référence reste bien sûr celui de la communication interpersonnelle directe.
  • Le tutorat parallèle constitue une réponse des étudiants à la grande pauvreté, voire même l’absence, de formes de communication dans la plate-forme pédagogique. Privés de toute médiation, mais aussi d’outils la permettant, les étudiants développent, souvent en dehors de la plate-forme elle-même, d’autres outils de communication sur Yahoo par exemple, par le biais d’un espace d’échanges, principalement sous la forme d’un forum. En fait, ils s’auto- organisent pour dialoguer et s’entre aider, reconstituant un espace dédié aux inscrits ou de plus, de façon individuelle, s’insèrent dans d’autres dispositifs du même genre. Au-delà de notre corpus, notons que le tutorat parallèle est non seulement fréquent, même lorsque la plate-forme propose des outils identiques, mais, également, fréquemment infiltré par les enseignants, dès qu’ils l’identifient.
  • Le tutorat instrumentalisé s’opère par le biais de différents outils et espaces de la plate-forme permettant la mise en oeuvre d’un schéma communicationnel. Celui-ci s’appuie alors sur des figures d’acteurs bien  identifiées : le professeur, le tuteur, l’étudiant et sur des modes d’échange qui leur sont associés. Généralement, seuls les échanges entre étudiant et tuteur et entre étudiants sont institués, par mail ou par chat. Le professeur n’intervient alors que pour mettre son cours à disposition des étudiants selon un ordre et un calendrier qu’il est le seul à maîtriser. Si l’écriture – qui peut rarement être qualifiée de multimédia – de ces contenus pédagogiques ne comporte pas de procédures orientées vers la médiation ou la communication, (c’est le cas de la plupart des documents en pdf par exemple), elle ne peut pas favoriser des relations et tient l’étudiant à grande distance de l’enseignant, au bénéfice de son autonomie, du moins les concepteurs le pensent-ils.
  • Le tutorat transcendé implique que l’ensemble du produit soit conçu à partir d’un schéma communicationnel lui servant de structure centrale coordonnatrice. Les outils ou fonctions qui pourraient matérialiser ce schéma s’effacent pour laisser la place à une écriture des contenus, des modalités de parcours ainsi qu’à une modularisation des enseignements. Ce type de tutorat n’isole pas les actions de communication de celles liées à l’apprentissage ou à l’entraînement, mais les replace précisément au coeur de ces activités. L’accès aux méthodes et aux connaissances, « la transmission du savoir »  se font alors par l’intermédiaire et à l’intérieur d’un schéma communicationnel, par la communication et dans l’interaction.

Les supports techniques d’enseignement à distance, et les plates-formes imposent donc le plus souvent à isoler et à séparer les actes de communication alors que leur contextualisation est un palliatif indispensable à la distance et à l’isolement qu’entraîne l’auto-formation. Comme le lecteur le devine, le schéma communicationnel est complexe à concevoir car il doit intégrer l’institutionnel, l’économique, le pédagogique, et ajoutons l’informel ; il doit aussi tenir compte maintenant des caractéristiques des « digital natives », futurs utilisateurs de ces programmes d’éducation on-line.

Note

(1) Ont également participé aux travaux du groupe et/ ou pris part aux enquêtes : Chloé Salles, doctorante au Gresec ; Carmen Perez Fragoso, docteur Université Stendhal Grenoble 3, professeur à l’UA de Basse Californie et Laetitia Philippe.

Références bibliographiques

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Trait d’union Inffolor, Formation continue à distance : la Lorraine en pôle position, mai 2002, p. 5

Auteurs

Benchenna Abdel

.: Maître de conférences Université Paris 13, membre du Labsic

Brûlois Vincent

.: Maître de conférences Université Paris 13, membre du Labsic

Miège Bernard

.: Professeur émérite Université Stendhal Grenoble 3, membre du Gresec, animateur du séminaire Tice

Miguet Mathilde

.: Doctorante au Gresec

Ologeanu-Taddei Roxana

.: Maître de conférences Clermont-Ferrand 2, membre du Gresec

Paquienséguy Françoise

.: Professeur Université Paris 8, membre du Cemti, membre associée du Gresec

Quinton Philippe

.: Professeur Université Stendhal Grenoble 3, membre du Gresec

Staii Adrian

.: Maître de conférences Université Pierre Mendès-France Grenoble 2, membre du Gresec