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La presse en ligne : vers un nouveau média ?

17 Avr, 2008

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Zouari Khaled, «La presse en ligne : vers un nouveau média ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/varia/08-presse-ligne-vers-nouveau-media/

Introduction

Pour tenter de mettre à l’épreuve des faits les différentes théories avancées à propos des nouveaux médias et afin de contribuer aux débats sur l’insertion sociale des techniques de l’information et de la communication (NTIC), nous proposons ici de traiter du développement de la presse francophone sur l’Internet.

Nous nous intéresserons à l’émergence de la presse en ligne et en nous demandant dans quelle mesure on peut parler, ou non, de nouveau média. Il nous paraît nécessaire avant tout de chercher qui, parmi les acteurs médiatiques, a tenté de tirer profit de ce passage vers le numérique et comment. En effet, au début de l’expérience de la diffusion de la presse sur l’Internet, le nombre de journaux en ligne était très limité. Si l’on considère l’effervescence médiatique qui règne autour du réseau Internet, rien de surprenant à tel engouement brutal : s’afficher sur l’Internet est pour certaines entreprises un signe de modernité et représente pour les médias plus qu’une simple perspective. Si l’on s’attarde aussi sur les propos des journalistes au sujet de l’Internet, la présence de la presse écrite sur le web peut aussi surprendre : on présente généralement ce dernier comme une banque de données, accessible à tout moment ou encore comme « un nouveau média qui va remplacer le journal imprimé ».

Afin de bien mener notre analyse sur la problématique des nouveaux médias, nous partons de l’idée selon laquelle un média trouve sa définition dans l’articulation d’une technique, d’un mode de financement, d’une régularité de diffusion, d’un contenu et enfin de la spécialisation des journalistes. Pour se faire, nous articulerons un certain nombre de données hétérogènes définissant un média de façon à trouver une relation avec le phénomène étudié. Une fois ce contexte théorique établi, nous étudierons l’offre de presse en ligne. Nous nous attacherons aussi à traiter l’industrialisation du contenu informationnel sur l’Internet, tout en centrant notre réflexion sur les pratiques professionnelles des journalistes et le modèle économique de la presse en ligne. Nous évoquerons aussi les dimensions spatiales et temporelles de la presse en ligne non sans nous interroger sur la typologie du public et la formation des usages sociaux des médias électroniques.

Médias, nouveaux médias : approches théoriques de la question

Il s’agit ici de présenter quelques données scientifiques issues des sciences de l’information et de la communication (SIC) afin de préciser l’approche transversale et partielle sur laquelle est fondée notre analyse des nouveaux médias. Il n’est rien de très original dans cette démarche si l’on se réfère aux nombreux auteurs qui fondent leurs travaux sur la problématique de l’industrie de l’information et de la culture. Nous faisons référence ici à Bernard Miège, Philippe Bouquillion, Jean-Guy Lacroix, Pierre Moeglin et Gaëtan Tremblay. Suivant l’exemple des chercheurs que nous venons de citer, nous tenterons de mettre en relation, d’articuler un certain nombre de données hétérogènes (techniques, économiques, sociologiques, etc.) de façon à établir le sens d’une évolution dans le secteur de la presse. Nous considérons ici que « les productions de l’esprit dans le style de l’industrie culturelle ne sont plus aussi des marchandises, mais les sont intégralement toutes les activités de production, distribution et diffusion de produits culturels symboliques organisées selon les principes de séparation producteur-produit et conception et dans lesquelles on trouve une exécution et une division technique du travail (parcellisation des tâches) » (Lacroix, 1986, p.9). Notre article s’attachera à la compréhension du cadre de fonctionnement des journaux en ligne et à une analyse matérialiste des médias selon les termes d’Yves de la Haye (De La Haye, 1984). Suivant ainsi la définition proposée par Patrice Flichy, selon laquelle « un média trouve sa définition dans l’articulation d’une technique, d’un mode de financement et d’un contenu » (Flichy, 1993, p. 976), nous essayerons de voir comment cette définition est valable ou non dans le cas de la presse en ligne. Ainsi, pour nous limiter aux aspects cités et qui définissent un média, notre analyse prend en compte des facteurs tels que la spécialisation des journalistes, le modèle économique des sites de presse étudiés, qui peuvent jouer un rôle primordial dans la mise en place des stratégies de diffusion des médias électroniques.

Enfin, le fait qu’on s’intéresse aux nouveaux médias signifie que l’on accepte de s’intéresser à un processus de production et de consommation de biens culturels et informationnels, tout en reconnaissant leur spécificité mais aussi la relation d’association aux médias d’origine. Pour notre part, nous avons décidé de combiner l’aspect de la production et celui de la réception. En d’autres termes nous croyons que « dans la contradiction production/consommation l’aspect principal est la production » (De La Haye et Miège, p.162) et que si l’émetteur-producteur n’est pas omniprésent, il influe néanmoins nettement sur les comportements et il modèle, ou du moins tente de modeler, la demande.

Ainsi, si l’on accepte avec André Gaudereault et Philipe Marion « qu’un média naît toujours deux fois », on peut aussi rapprocher notre analyse de la presse en ligne de ce que ces deux auteurs nomment sa naissance intégrative. Selon eux, « les possibilités nouvelles d’un média en restent ainsi à un stade de complémentarité, de dépendance ou bien de continuité à l’égard de pratiques génériques et médiatiques plus anciennes et bien établies. Cette phase fusionnelle se caractérise par une sorte d’intermédialité spontanée. En termes jakobsoniens, le média s’immisce dans la chaîne syntagmatique des genres et des représentations médiatiques culturellement installées. Dépourvu de réelle épaisseur paradigmatique, il se contente de s’agglomérer à d’autres unités de la chaîne des médias et des genres socialement pratiqués. Intermédiallement intégré, il intègre aussi, en lui-même, cette intermédialité qui le ceint. Bref, il y a de l’intermédialité hors de lui et en lui. En outre, son identité propre lui échappe encore » (Gaudereault et Marion, p. 21).

A travers ces éléments, nous constatons que tout média repose sur une combinaison de plusieurs composantes : une technique de traitement de l’information, un support de diffusion, un contenu et une mise en forme de ce contenu (avec différents modes d’organisation et de présentation de l’information). A travers cet article, nous allons voir comment ces éléments ont connu des évolutions par le passage de tel média vers l’Internet. En effet, ces différents éléments qui composent un média ont connu des évolutions majeures au fil du temps. Aux techniques de l’écrit (pour la presse), du son (pour la radio) et de l’image (pour la télévision), ont succédé de nouvelles techniques de traitement et de diffusion de l’information liées au développement de l’informatique et des supports électroniques. En ce sens, la presse électronique apparaît comme le fruit d’une double évolution : une évolution au niveau des supports de diffusion de l’information, avec le passage du support papier aux supports numériques, et une évolution au niveau du contenu même, à savoir l’information de presse, et ses modes d’organisation, de présentation, de diffusion et même de réception.

L’offre de presse en ligne

Pour essayer de présenter une cartographie de l’offre d’information de presse en ligne il convient plutôt de chercher à travers les stratégies des acteurs de la presse électronique. Cette démarche fondée sur une approche communicationnelle des nouveaux médias, nous aidera à bien saisir les logiques sociales qui traversent l’industrialisation du contenu de la presse. Pour nous ces logiques sociales sont « un ensemble de règles qui orientent la structuration et le fonctionnement d’un secteur industriel, qui déterminent les caractéristiques et l’articulation des fonctions de création, de production, de mise à disposition et de consommation des produits culturels » (Tremblay 1997, p. 14). Cette démarche nécessite aussi une mise enévidence des stratégies d’acteursqui s’activent dans le secteur, à savoir « la dynamique des acteurs qui poursuivent certains objectifs propres et mettent en place une série de moyens d’action pour les atteindre » (Tremblay 1997, p. 16).
Sans prétendre répondre aux questions, nombreuses, sur l’avenir des journaux imprimés et électroniques, l’analyse qui suit voudrait poser les termes des discussions qui agitent le monde des professionnels de la presse. Comme le remarquent Nicolas Pélissier et Nicolas Romain, « chaque fois que des nouvelles technologies viennent bouleverser les données en matière de production ou de diffusion de l’information, craintes, doutes, et remises en question sont au rendez-vous » (Pélissier et Romain, 1998, p.44).

Naissances, expérimentations et premiers développements

Le développement de la presse du papier vers l’électronique remonte à la fin des années 90. Il s’agissait en effet des journaux imprimés préexistants et mis en ligne. Ils ont été créés souvent à l’initiative des éditeurs des grands journaux à parution régulière (quotidiens, hebdomadaires, mensuels) et de langues différentes (arabes, français, anglais, etc.).

La diffusion électronique des titres de presse s’est faite différemment d’un pays à un autre. Mais à partir de 1998, la majorité des entreprises de presse se sont mobilisées pour la création de leurs sites web. Ce développement vers le web été pensé comme une stratégie de positionnement sur l’Internet. Les premiers développements sont confiés à des journalistes travaillant déjà sur le journal papier. La période est perçue comme transitoire, présentée comme une étape nécessaire dans l’utilisation du support numérique par les professionnels et pour une possibilité de constituer une équipe spécialiste. Cette période caractéristique des débuts du processus pourrait être rapprochée de la phase « objet valise » (Flichy, 1994, p.5). Ce moment transitoire, repérable notamment aux multiples incertitudes qui l’accompagnent, a cédé ensuite la place à la phase « objet frontière » qui correspond à l’étape de mise sur le marché de la presse sur l’Internet.

Industrialisation du contenu du journal imprimé et transposition de l’image institutionnelle

Dans le cadre de la transposition d’un support à un autre, deux cas de figure se présentent : la transposition intégrale dont le but est de mettre la totalité du titre et la transposition partielle impliquant une sélection des informations tout en restant fidèle aux journaux papier et sans vouloir désorienter les publics. Une comparaison entre les deux versions (papier/électronique) a montré que la stratégie oscille entre la transposition totale et la transposition partielle. Une étude de l’affichage des noms des journaux sur le site web a montré d’une part que les éléments graphiques de la page écran renforcent les éléments connus de l’imprimé, mais que d’autre part, la présence est réitérée sur les autres pages, contrairement à l’édition papier.

Il s’agit dans un premier temps de garantir la présence de la marque du journal, au même niveau que n’importe quelle entreprise qui affiche sur son site les signes institutionnels de reconnaissance. Et bien que le rattachement au journal papier soit marqué, la difficulté de positionner l’édition électronique par rapport à l’édition imprimée conduit à présenter un produit informationnel semblable à la version d’origine. Étant donné le fait que les stratégies ne sont pas encore bien définies et que les équipes sont en voie de constitution, la question du positionnement identitaire reste à préciser et à déterminer dans le cas de journaux francophones sur l’Internet.

Ainsi il existe un certain attachement au journal papier, mais dans tous les cas ce n’est ni l’autonomie, encore moins l’indépendance du journal en ligne qui prime. A partir de l’analyse des formes et de l’identité du journal quotidien sur le web, Annelise Touboul souligne à cet égard que : « sur la page d’accueil des sites de presse, l’identité de l’émetteur, loin d’être disparate, s’affiche à contrario avec force. Soit le journal papier est présenté comme le seul énonciateur et le site de presse apparaît comme un produit dérivé de l’imprimé, soit le site du journal est relégué au rang du simple rubrique qui, plus qu’une autre, cependant, apporte par sa seule présence une certaine crédibilité à l’ensemble du portail » (Touboul, 2002). Ce que cette chercheuse en SIC a remarqué à propos de certains sites de la presse sur le web dans plusieurs pays du monde, nous l’avons vérifié sur les sites de la presse francophone. Nous avons remarqué que la volonté de faire apparaître un lien entre le journal en ligne et l’entreprise de presse est claire ce qui signifie une stratégie de protection de la marque et de l’identité du titre. Le référent explicite que constitue l’édition papier fait que le nom du journal conserve le même rôle et la même mise en page sur les deux supports. Pour mieux expliquer, nous pensons que le nom du journal est un énoncé qui remplit plusieurs fonctions sur le site : il est à la fois le nom, la signature et aussi l’institution lui-même (Mouillaud et Tétu, 1989).

La professionnalisation des journalistes de la presse en ligne

S’intéresser aux évolutions actuelles des pratiques journalistiques, au sein d’une industrie culturelle telle que la presse en ligne, suppose donc de s’interroger à la fois sur le savoir-faire des journalistes et leurs pratiques professionnelles. Cette tâche n’est pas simple car elle doit prendre en compte l’hétérogénéité d’une activité qui, selon les intérêts que rencontre sa coopération, s’adapte aux différents contextes historiques. Comme l’ont montré Rémy Rieffel et Denis Ruellan, le caractère inachevé de la structuration de cette profession la prédispose à des échanges permanents avec d’autres univers professionnels (Ruellan, Lacan, Palmer, 1994, p. 154). Si cette spécificité peut être sa force, elle peut également être sa faiblesse. En effet, le fait qu’il soit dans la nature même du journalisme de s’ouvrir à des pratiques et à des conceptions professionnelles différentes rend celui-ci sujet à diverses influences. Sa perméabilité en fait une activité qui, certes, s’habitue sans cesse aux changements, mais qui reste simultanément très malléable. Nous considérons ici que le développement de la logique marchande de la presse et l’implication croissante des services gestionnaires dans la réalisation du journal sont susceptibles de modifier la pratique de ce métier. Cette évolution serait d’autant plus sensible et comme le remarque, Jean-Marie Charon, « si le marketing possède une bonne connaissance de l’entreprise de presse et de l’activité de rédaction, l’inverse n’est pas vrai. Les journalistes ignorent trop souvent tout de cette spécialité et de ses méthodes de travail. Les relations entre ces deux univers de compétences s’en retrouvent déséquilibrées » (Charon, 1991, p. 353).   Afin de répondre à la question concernant la presse en ligne comme nouveau média ou non, nous allons nous efforcer de saisir les changements identitaires que constitue la juxtaposition du support papier et du support électronique en presse écrite. Ce passage suscite de nombreuses questions : Quels sont les enjeux organisationnels ? Quels sont les changements sur la manière de pratiquer le métier de journaliste ? Cette mise en ligne entraîne-t-elle une spécialisation ou une généralisation des compétences journalistiques ?

Dans cette analyse plusieurs éléments ont conduit notre démarche afin d’aboutir à une typologie des différents modes d’organisation des équipes de professionnels travaillant sur le journal en ligne. Ces éléments organisationnels ont trait à la composition de l’équipe c’est-à-dire le nombre de journalistes et les profils professionnels. Avec l’introduction des NTIC au sein des entreprises de presse une modification de la chaîne de production apparaisse. Des métiers disparaissent et d’autres apparaissent et avec lesquels les journalistes doivent composer, collaborer : infographistes, maquettistes, informaticiens, webmestres.

La question de l’écriture journalistique

L’Internet permettra t-il aux journalistes de produire une information plus complète et plus fiable ? Deux problèmes apparaissent : celui de l’écriture et celui de la fiabilité des sources. Concernant l’écriture, quelques principes ont été détaillés par certaines écoles de journalisme aux États Unis et en France. Le principe général de l’écriture journalistique est celui de la pyramide inversée, guidée par les cinq questions, dites les « 5W ». A ces principes, se substituent les liens hypertextes, conduisant à divers niveaux de l’information, et à différents angles dans un même article.

Si le journalisme assisté par ordinateur n’est pas nouveau, la multiplication des sources potentielles et leur utilisation suscite deux types de réactions de la part des professionnels. Les uns considèrent que cette multiplication permettrait aux journalistes de retrouver des fonctions de mise en présence et de confrontation des opinions qui vont de pair avec le journalisme d’investigation. Mais d’autres soulignent que toutes les sources sur l’Internet ne se valent pas, et concourent à noyer le journaliste dans le flot de l’information. En général, les journalistes soulignent l’importance de s’appuyer sur des enquêtes de terrain, sur des sources fiables qui peuvent se compléter par des recherches sur l’Internet. Certains soulignent aussi l’existence de normes spécifiques pour l’écriture aux deux supports que nous pouvons résumer dans le tableau suivant :

Écriture pour le journal  papier

Écriture pour le journal électronique

-Longueurs de textes très longues ;
-La pyramide inversée, guidée par les cinq questions, dites les « 5W » ;
-Internet comme diversification complémentaire aux sources traditionnelles d’information (enquêtes, interviews, documentation papier…)
-Longueurs de textes très courtes ;
-Les liens hypertextes, conduisent à divers niveaux de l’information, et à différents angles dans un même article ;
-La titraille retrouve toute son importance pour permettre au lecteur de sélectionner l’information qu’il lira

Tableau n°1 : écriture pour le journal imprimé/ électronique

Ainsi l’Internet est évoqué parfois en tant que support concurrent. Une explication réside probablement dans le jugement plutôt réservé sur les diverses expériences de la presse en ligne. Ces journaux ne soulèvent qu’un enthousiasme limité des rédacteurs, même s’ils reconnaissent que certaines ont une démarche innovante et intéressante, qui va au delà de la transposition du support papier. De ce fait, les journalistes attachés à ce support traditionnel ne voient pas dans les médias en ligne une réelle source de concurrence qui obligerait à une profonde remise en cause. L’information électronique est perçue comme un prolongement voire une extension considérable du support papier. Donc en s’interrogeant sur la nature du métier du journaliste face à l’Internet, nous pouvons dire que « l’Internet ne bouleversera pas le métier du journaliste et la substance de son activité professionnelle, cet outil accompagne le changement mais il ne le produit pas » (Zouari, 2005). Plusieurs journalistes entretiennent une relation dépassionnée, plutôt neutre avec ce qu’ils considèrent comme un outil avant tout fonctionnel, un outil de diversification complémentaire aux sources traditionnelles d’information (enquêtes, interviews, documentation papier…). Enfin, nous considérons que malgré l’euphorie largement répandue par rapport au rôle des technologies de l’information et de la communication dans le domaine du journalisme, l’Internet reste un sujet de débat dans les médias (Badillo, 2006), et que l’incidence des NTIC sur la diffusion de l’information et l’idée du déterminisme technique est à remettre en question.

Presse en ligne et industries culturelles et informationnelles

Le constat d’une transformation des modes de production et de diffusion de l’information dans le cadre des sites Internet de presse s’est construit à partir des travaux des chercheurs traitant de l’industrialisation de la culture et de l’information. Nous souhaitons comprendre en quoi le passage de la presse vers l’Internet constitue une accélération et un accompagnement de certaines mutations déjà engagées dans les pratiques de diffusion de l’information et comment, dans le même temps, les acteurs, aux différents niveaux de l’organisation médiatique, agissent et réagissent dans cette période transitoire.

La diversification des modes de production de l’information

La ré-exploitation des informations sous différentes formes et sur différents marchés est le phénomène marquant et l’aspect prépondérant, depuis quelques années, du développement de l’information de presse en ligne en général. Le noyau de production centrale reste celui de l’édition imprimée du journal, c’est elle qui fournit la matière première. Les informations connaissent ensuite des traitements pour être adaptées aux différents supports (aspects techniques), aux différentes formules de diffusion (sélection et traitement de l’information). Les entreprises de presse semblent avoir renoncé assez tôt à la création de rédactions en ligne qui produiraient de manière indépendante et adaptée les informations du site Internet. « Ainsi le journal va être décomposé pour être ensuite vendu à l’article (partiellement ou en totalité). Ce qui conduit donc à étudier l’information sous un autre angle : non plus comme un produit fini, c’est-à-dire le journal auquel on va s’abonner ou que l’on va acheter à son kiosque, mais comme une matière première qui va pouvoir être ensuite réexploitée selon plusieurs stratégies donnant lieu à différents produits vendus sur différents marchés (l’information-journalistique, l’information-documentation) » (Toullec, 2002, p. 39).

Ce qui caractérise le développement de l’information de presse en ligne c’est que les efforts, qu’ils soient stratégiques ou financiers, portent davantage sur la diffusion que sur la production de l’information : la relation producteur/consommateur s’articule désormais sur les seuls modes de diffusion définis principalement selon des logiques du marketing. Bernard Miège écrit dans ce sens : « L’accent mis sur la diffusion ne doit pas faire oublier que, ce qui est mis en jeu c’est la relation producteurs/consommateurs, non la simple circulation des produits si même leur valorisation, mais la formation de liens les plus étroits possibles avec les consommateurs, de façon à garantir une certaine permanence de la consommation de produits, à chaque fois différents mêmes s’ils sont élaborés à partir de schèmes récurrents » (Miège, 2000, p. 87-88).

La presse en ligne semble parfaitement adaptée à cette mutation que l’auteur relève et qu’il nomme « le caractère stratégique de la diffusion des produits ». Sur l’Internet, le diffuseur/distributeur est moins apparent que pour la presse papier et le site ne fait apparaître que l’éditeur et éventuellement le groupe auquel il appartient.

La stratégie financière et le modèle économique

En l’absence de données précises, il nous est difficile de considérer que la presse en ligne a atteint un nombre considérable d’utilisateurs suffisant pour constituer réellement une masse critique à la stabilisation de son modèle économique. Cependant certaines tendances semblent se dessiner. La presse en ligne paraît s’orienter vers le financement par la publicité, la rémunération de services spécifiques (diffusion de demandes d’emploi, édition de pages web ou de bannières publicitaires, etc.) et la vente de certains contenus (annonces, archives classées, etc.). Les acteurs ajoutent à ces modes de financement les recettes de la presse papier qui contribuent directement aux coûts de la construction de sites surtout au début de l’expérience de la diffusion électronique.

Beaucoup d’incertitudes se font de jour en jour en cette période où la presse vit une situation difficile, beaucoup de tâtonnements mais aussi beaucoup d’attentes. La presse en ligne est envisagée comme une réponse possible à de nombreux problèmes et handicaps de la presse imprimée (en jouant notamment sur la temporalité, la diversification des informations proposées, l’interactivité et la communication multimédia…). Sur le plan stratégique, certaines orientations semblent vouloir se dessiner : l’implantation des journaux sur le web se fait dans le cadre d’une stratégie de diversification multimédia dont on a pu constater qu’il s’agit d’une tendance majeure ces dernières années. Autre point important, après quelques années d’hésitation, les éditions en ligne semblent préférer le réseau Internet. Ce développement a pour conséquence de permettre un accès gratuit à la majeure partie des contenus, ce qui relance la question de la rentabilité économique des journaux sur le web.

La diffusion de la presse en ligne : la question de l’espace et du temps

Les notions de temps et d’espace dépassent beaucoup celles que nous mobilisons ici et renvoient à des questionnements plus larges. Nous souhaitons esquisser les éléments de différenciation ou de similarité entre le support imprimé et le support électronique qui affectent d’une part le statut d’un média et déterminent le degré de visibilité et sa place par rapport aux médias existants. A côté de cela, ces deux éléments (les dimensions spatiales et temporelles du support et les modes de production et de diffusion de l’information de presse francophone) affectent les processus d’appropriation par le public et dessinent aussi les conditions de résistance de tout « nouveau média » face aux médias traditionnels.

Les dimensions spatiales de la presse en ligne

Les professionnels des sites de presse considèrent le support en ligne comme sans contraintes temporelles et spatiales. Sur l’Internet, toute action est possible : de l’information en temps réel et en continu, à la publication de textes très longs dans leur intégralité. Pourtant si tout est possible, il faut alors se demander pour quelles raisons les sites Internet sont si semblables ? Pourquoi l’innovation s’y fait rare et quels sont les freins à toutes ces possibilités ?

La question des limites et des frontières est inhérente à toutes les productions discursives traitant d’Internet. Dans le cadre de la presse, le papier est alors vu comme un élément physique restrictif, fortement contraignant. Mais les techniques numériques ont tendance à être définies comme libératrices alors qu’elles n’en sont pas moins contraignantes. La dématérialisation de l’information, qui ne signifie pas l’absence de support physique, a tendance à faire disparaître toutes les contraintes inhérentes à la production et à la diffusion d’informations. Les logiciels et les matériels qui servent à produire ou à concevoir de l’information sont aussi des cadres qui formatent l’information elle-même à travers le cadrage des pratiques de production et de réception. On ne peut pas considérer qu’un logiciel de navigation n’a aucune influence sur la manière de parcourir des pages web.

Les temporalités des sites de presse en ligne

Dans la presse imprimée, les relations que le journal entretient avec les questions de temporalité sont d’abord identifiables à travers la périodicité ou encore les rythmes de parution. D’une certaine façon, les rendez-vous programmés de la télévision fonctionnent aussi sur le mode d’un temps qui revient régulièrement. L’avènement récent de ce que certains discours sur la société de l’information et du cyberculture dont parmi eux Alain Bron et Pierre Lévy appellent « l’information en temps réel » introduit une nouveauté en termes de rythmes de diffusion avec la notion de flux. En dehors de cette temporalité de parution ou d’apparition en quelque sorte, la question du temps qui sépare la présentation de l’information du moment où cela se passe distingue radicalement la presse imprimée des médias radio ou télédiffusés dont le dispositif technique autorise le direct. On considère que la presse met l’évènement à distance du fait de sa parution nécessairement différée, du fait aussi des spécificités de sa mise en forme à partir de textes et d’images fixes assemblés de façon mosaïque, du fait enfin des processus cognitifs à mettre en œuvre pour accéder aux contenus, la lecture nécessite des compétences et un travail intellectuel peu propice à un rapport fusionnel avec l’information. Entre les rythmes réguliers de la périodicité et le flux programmé, entre la mise en relief de l’événement à la une et le contact fusionnel que semble offrir, la presse en ligne se situe comme un nouveau support qui permet une extension des formes de diffusion traditionnelles.

Publics et usages de la presse en ligne

L’une des questions que l’on peut poser au sujet d’un média est celle qui concerne son public et ses formes d’usages. Pour savoir si la presse sur l’Internet peut être considérée comme un média à part entière ou non, il faut se poser la question du public et des usages : qui sont les lecteurs réels ou potentiels des journaux électroniques ? Quelles sont la taille et la structure de ce lectorat ? A quels besoins précis cette presse électronique peut-elle répondre par rapport à la presse écrite ?

Les lecteurs usagers selon les acteurs de la presse en ligne

A travers notre étude, il nous paraît que c’est à partir des lieux de connexions, mais également à partir de leur expérience en matière de la presse papier, que les éditeurs construisent des catégories de lecteurs usagers. Ces catégories pensées par les professionnels, loin d’être originales, ne proposent pas un découpage de la population, mais plutôt des types d’internautes : les personnes apparentant à la région de diffusion et les autres, les personnes actives qui se connectent depuis leurs lieux de travail, les étudiants qui se connectent à partir de leurs universités. Une catégorie est également présente dans les discours, mais absente dans les statistiques, il s’agit des personnes se connectant à partir de leur domicile, les usages dits domestiques d’Internet. En effet, une confusion certaine règne entre l’analyse du lectorat et la présentation des cibles de l’édition en ligne qui justifie les contenus d’un point de vue stratégique.

Cette confusion entre des catégories de personnes qui se connectent et des cibles visées dans les développements stratégiques du journal en ligne, montre l’ambiguïté du recours aux outils de mesure d’audience. Il ne s’agit pas simplement d’avoir recours à des chiffres pour justifier tel ou tel positionnement stratégique, mais il s’agit d’une manière plus complexe de construire une figure du lecteur sur l’Internet avec quelques chiffres dont les rédactions disposent, surtout avec des catégories de personnes identifiées par leurs lieux de connexion. Les lieux de connexion permettent alors d’identifier l’internaute et sa proximité par rapport au journal et à la zone de diffusion, mais ils permettent en même temps de l’identifier par rapport à des activités sociales comme le travail ou les études.

Approche générale des pratiques de lecture et de réception de la presse en ligne

Les recherches scientifiques qui analysent les processus de développement et d’insertion sociale d’innovations techniques et des nouveaux médias insistent sur le temps nécessaire au passage de l’ancien vers le nouveau, sur les phases où se côtoient pratiques héritées et pratiques nouvelles. Ainsi, le développement de l’usage d’une technique apparaît comme un phénomène cumulatif, en ce sens que l’usage d’une technique s’appuie sur les usages d’une technique antérieure. Pierre Moeglin écrit dans ce sens que pour qu’une nouvelle technologie d’information et de communication devienne un produit marchand correspondant à des usages sociaux et une demande solvable « il faut que l’impulsion donnée aux ingénieurs à l’origine de l’innovation soit relayée par des circonstances favorables. Il faut par exemple, qu’apparaissent des filiations d’usages hérités d’un médium précédant qui faciliteront l’adoption de celui-ci et lui permettront, progressivement, de se définir à lui-même sa propre « niche », ses usages spécifiques et son marché » (Moeglin, 1990, p. 47).

Nous constatons que le recours à l’Internet ne mènerait pas systématiquement à une moindre consommation des sources traditionnelles d’information, telles que la presse écrite ou la télévision. L’Internet émerge, selon nous, comme un complément et non un substitut des sources traditionnelles d’information. Ainsi l’acte de lecture du journal sur l’Internet est considéré comme un acte associé à la lecture du journal imprimé et non une substitution.

Les termes utilisés lors des réponses aux questions que nous avons adressées lors de l’enquête pour décrire les similitudes ou les différences entre les deux éditions sont rarement identiques. Ils permettent de situer la réception du journal électronique entre deux notions : identité et altérité, que nous reprenons dans le tableau suivant :

Lecture du journal imprimé

Lecture du journal en ligne

Exhaustive, approfondie, attentive, lente, concentrée, instructive, réfléchie, assidue, calme… Individuelle, ciblée, sélective, rapide, en diagonale, technique, varie selon les capacités techniques…

Tableau n°2 : Les lecteurs et le journal imprimé/électroniqueD’une manière générale, nous constatons que les journaux en ligne ne sont pas lus dans leur ensemble : la lecture se fait en deux temps, avec un parcours rapide, puis la recherche d’articles précis. Les réponses récoltées confirment la prédominance de cette pratique : le site est le plus souvent survolé, puis la lecture est approfondie sur un thème. Le site est rapidement parcouru puis des textes sont sélectionnés en fonction de critères personnels : centres d’intérêt, besoins professionnels. Si la connexion aux sites des journaux et la lecture ne se font pas par hasard, les lecteurs internautes semblent se préserver une marge de liberté face au journal : ils ne sont que rarement abonnés. Beaucoup achètent de manière régulière la version papier ce qui explique l’attachement à l’imprimé et le prolongement du journal papier par son associé le journal sur l’Internet.

L’individualisation des pratiques de consommation des sites de presse

Aux quatre modèles existants qui constituent un prolongement de la thèse de Jürgen Habermas sur l’espace public et qui s’organisent sous l’impulsion successivement de la « presse d’opinion », de « la presse commerciale de masse », des « médias audiovisuels de masse » et des « relations publiques généralisées », Bernard Miège, l’auteur de ces modèles, avance l’hypothèse d’un cinquième modèle. Ce « futur » modèle communicationnel est « profondément marqué par les techniques de l’information et de la communication et dont les caractéristiques seraient : l’individualisation des pratiques informationnelles et communicationnelles, l’extension de la « médiatisation », leur inscription dans de nouveaux territoires, et leur sélectivité sociale » (Miège, 2003, p. 76). Pour mieux comprendre le positionnement des techniques de l’information et de la communication dans les sociétés, ce chercheur invite à l’étude de ce cinquième modèle communicationnel qui, selon lui, « s’ajoute et ne substitue pas aux modèles qui ont émergé antérieurement à savoir la presse d’opinion, la presse commerciale de masse et des médias de masse » (Miège, 2003, p. 77).

Selon nous, cette actualisation des modèles de communication est très pertinente et trouve son ampleur dans le cas de la consommation des sites de journaux (Zouari 2005). En effet, nous avons pu remarquer que les usagers utilisent le site pour leur besoin informationnel, ainsi la lecture du journal se fait de façon individuelle à l’encontre de la presse imprimée qui se lit la plupart du temps dans le cocon familial ou avec des amis. S’agissant de la lecture du journal sur Internet, ce modèle est largement dominant, même si un individu peut faire coexister les deux modes en fonction de ses objectifs et de la nature des textes lus. Le texte est offert à la « consommation individuelle » et fait l’objet d’une déconstruction. Le lecteur rassemble, recueille et sélectionne les informations qui les intéressent.

L’acte de lecture reste valide, mais cette lecture est plus fragmentée. Le mode extensif est le plus courant. La lecture, en tant que décodage suivi et prolongé d’un seul et unique texte, est réservée à un second temps, lorsque la sélection a été faite de ce qui semblait devoir être identifié par le lecteur. Le lecteur décide, par les textes qu’il récolte, de continuer vers les profondeurs du texte ou de rester à sa surface. Cette liberté de déplacement correspond au mouvement d’individualisation des pratiques de communication.

Conclusion

Au terme de cette analyse sur les nouveaux médias et avant de conclure nous souhaitons rappeler au lecteur de cet article les conditions que nous avons suivies :
– une volonté d’inscrire notre analyse dans la longue durée et l’attention prioritaire aux changements « structuraux » affectant les pratiques sociales et culturelles, l’espace public (Habermas 1989), les échanges d’information et la question des usages dans le cas de la presse en ligne ;
– le souci de ne pas isoler la presse en ligne de l’ensemble du système de « communication » auquel elle participe, dans le but de réitérer des approches fonctionnalistes ;
– ainsi nous avons mis l’accent sur des questionnements généralement négligés dans les recherches en sciences humaines et sociales comme l’inscription de la presse en ligne dans des « espaces publics partiels » et les modalités de construction de son public et de ses formes d’usages ;
– nous avons essayé ainsi de suivre une approche transversale. Cette démarche est pertinente à notre sens pour la compréhension du phénomène concerné, celui de la presse francophone en ligne. Pour se faire, nous avons traité ce sujet du point de vue de la production (les stratégies des acteurs) et de la consommation (la réception par le public) ;
– étant conscient de l’interdisciplinarité des sciences de l’information et de la communication, nous nous sommes appuyé sur des méthodologies intersciences comme des méthodes issues de la sémiologie, de la sociologie et de l’économie.

Ces conditions nous ont permis de constater qu’à l’heure actuelle, la presse francophone en ligne apparaît avant tout comme un média associé à la presse papier. A l’instar de la radio et de la télévision, qui se sont imposées comme médias de masse, sans pour autant provoquer la disparition inéluctable de la presse écrite, la presse numérique ne conduira pas au déclin de la presse écrite et des médias audiovisuels.

La presse en ligne est pour l’instant loin d’être un média à part entière, et ce pour la raison majeure que certaines caractéristiques essentielles de tout média lui font encore défaut. Ce qui manque aux journaux en ligne c’est un véritable modèle économique, un public bien défini et clairement identifiable. L’autre caractéristique importante qui fait encore défaut à la presse en ligne pour être un média à part entière, c’est l’existence d’un véritable marché, notamment au niveau de la distribution de ces journaux auprès du grand public. A l’heure actuelle, la presse en ligne ne répond pas à la définition d’un média de masse. En revanche, elle donne lieu à l’émergence d’une industrie culturelle et informationnelle sur l’Internet qui se vérifie à travers un circuit de production, de diffusion et de production de l’information en ligne.

Pour finir, nous considérons cette analyse sur les nouveaux médias comme une contribution à un ensemble plus vaste des travaux sur le multimédia, l’analyse des sites Internet (Dacheux, Goujon, Zouari, 2008) et l’industrialisation numérique de la culture et de l’information. C’est d’ailleurs probablement une des richesses majeures des sciences de l’information et de la communication à savoir l’interdisciplinarité, la pluralité des regards, des approches et des méthodes qu’elles autorisent.

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Auteur

Khaled Zouari

.: Khaled Zouari est ATER à l’Université Jean Monnet. Il a soutenu en décembre 2005 une thèse portant sur « les publics et les usages de la presse en ligne », sous la direction de Bernard Miège, au GRESEC (Université Stendhal Grenoble 3). Ses travaux de recherches portent sur l’analyse du développement des médias électroniques et l’insertion sociale des techniques de l’information et de la communication en général.