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Le cancer et ses récits : quelles places des malades et des maladies ?

24/04/2008

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Azeddine Leila, Balicco Marie-Paule, Pailliart Isabelle, «Le cancer et ses récits : quelles places des malades et des maladies ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/varia/01-le-cancer-et-ses-recits-quelles-places-des-malades-et-des-maladies

Introduction

La question du cancer est marquée, dans la sphère publique, par des aspects à première vue paradoxaux. D’une part, le traitement médiatique du cancer semble installé dans une forme de routinisation, due en partie, à l’ancienneté de cette maladie, d’autre part, le sujet donne lieu à une actualité régulière, en particulier liée à certains événements récents : l’intervention du Président de la République à l’occasion du 14 juillet 2002 qui lance « trois grands chantiers mais qui ne sont pas de pierre : la sécurité routière, la lutte contre le cancer et l’insertion des handicapés », la  présentation du Plan Cancer le 24 mars 2003, la mise en œuvre de la Mission Interministérielle pour la lutte contre le cancer, le 7 mai 2003, la création de l’Institut National du Cancer, le 24 mai 2005.

Contrairement à certains problèmes de santé publique, l’amiante, la vache folle, le sang contaminé par exemple, le cancer ne donne pas lieu à une construction médiatique en terme de crise. Cette situation parait spécifique au cancer, en effet même dans le cadre de problèmes aigus de santé publique (des études révélant le rôle par exemple des THS dans le développement de cancers), le traitement médiatique du cancer garde un caractère routinier, relativement permanent et stable. Son ancienneté (Pinell, 1992) dans la sphère publique explique aussi le fait que le terme est utilisé comme métaphore sociale ou politique (le chômage est présenté comme le cancer de la société). Par ailleurs, l’actualité du cancer reste permanente : à travers l’annonce de découvertes scientifiques, la diffusion de campagnes de prévention, les déclarations politiques de Jacques Chirac et la présentation d’un Plan Cancer, la publication d’études, de rapports et de bilans (Par exemple les rapports annuels d’activités de la Mission Interministérielle pour la lutte contre le Cancer (MILC).

Ainsi le thème apparaît-il dans la sphère publique (Lafon, Pailliart, 2007) soumis à deux logiques de construction : le récit médiatique et le discours des autorités de l’Etat et des institutions publiques. L’objectif de cette contribution est de s’interroger sur les caractéristiques des récits médiatiques et sur leur confrontation avec des événements aux dimensions politiques et institutionnelles nouvelles. Plus généralement, la question est de savoir comment les récits médiatiques, marqués, dans le cadre du thème du cancer, par la routinisation, prennent en compte les évolutions les plus récentes et, au-delà, comment ils intègrent la figure du malade. Finalement ce travail (1) se demande si les récits médiatiques ne constituent pas, dans le cadre du cancer, un obstacle à la construction de problèmes publics, c’est-à-dire à la construction de nouvelles approches concernant cette maladie.  La première partie est consacrée à la caractérisation des récits médiatiques concernant la question du cancer, la deuxième traite d’autres formes communicationnelles, non pas pour les considérer comme deux genres mais pour prendre en compte leur inscription sociale dans des stratégies d’acteurs à la recherche de légitimité.

Les usages sociaux des récits médiatiques

Le cancer occupe dans la presse d’information générale, deux rubriques : l’une, qui comprend le plus grand nombre d’articles et porte le titre de « sciences » ou « médecine », est consacrée aux avancées médicales et scientifiques, l’autre se situe dans les rubriques  de nécrologie portant sur des personnalités dont le décès est lié à un cancer, certains articles, en faible nombre, n’entrant  dans aucune de ces deux rubriques (affaires judiciaires, fait divers, annonces …). Les récits médiatiques, appréhendés comme une série de conventions narratives, se retrouve dans la récurrence d’un « scénario » s’appuyant sur la « prévention », les « manifestations », le « diagnostic, le « traitement », le « résultat », éléments qui s’apparentent aux étapes d’un récit romanesque marqué par la mise en situation, la présentation de l’obstacle, la tentative de résolution, les résultats. Les récits médiatiques sur le cancer reposent également sur des personnages conventionnels : c’est particulièrement le cas dans le cadre de nécrologies consacrées à des personnalités. L’annonce du décès s’ouvre par ses causes, à la manière de certains récits télévisuels, pour lesquels « l’état final en constitue, dans la plupart des cas, la séquence d’ouverture » (Soulages, p.124). Cette présentation inversée s’accompagne également d’une forme d’héroïsation de la victime par sa « lutte » contre le « mal ». Ainsi le récit médiatique traite à la fois avec emphase et euphémisation le thème du cancer : emphase pour spécifier le comportement de la personnalité, euphémisation pour parler de la « longue maladie » elle-même. D’une certaine manière, ces présentations attribuent un caractère spectaculaire et extraordinaire à la maladie, contribuant à la présenter comme un destin, une sorte de fatum, tragique à laquelle les héros modernes doivent faire face. Le récit médiatique est, dans ce cadre, particulièrement conventionnel, au sens où il utilise des conventions langagières et narratives issues du registre littéraire et tragique. Ainsi s’agit-il de structurer le réel par un ordre dans des épisodes qui se reproduisent, bref de situer les récits médiatiques sur le cancer dans une narration sérialisée. Pour tout cela, peut s’appliquer la remarque de Jocelyne Arquembourg, reprenant Paul Ricoeur pour lequel un récit n’est jamais neutre : « la délimitation des débuts, des principaux épisodes, des nouements, des dénouements et des fins, la mise en œuvre d’un réseau conceptuel de l’action et la dynamique narrative qui articule cet ensemble, constituent à la fois, une opération de détermination du réel, une explication et un jugement moral ». (Arquembourg, 2005).

Les articles du quotidien Le Monde traitant du thème du cancer entre 2002 et 2004 sont par ailleurs centrés sur la sphère scientifique et médicale. Ce que révèlent notamment la prédominance des articles dans les rubriques « science » et le mode de traitement journalistique de cette question. En effet, le récit médiatique sur le cancer apparaît surtout comme un récit sur la médecine, présentée comme une médecine hautement technique, scientifique, efficace dans la lutte contre une maladie qui se révèle, encore aujourd’hui, comme un réel défi médical. C’est une vision positiviste de la science qui est rendue publique, et qui se manifeste, plus particulièrement, dans les discours de vulgarisation du journalisme scientifique et médical. Des titres tels que « Cancer colorectal : un test de dépistage prometteur pourrait voir le jour » (Benkimoun, Le Monde, 2.2.2002) ou encore « Dépister pour éradiquer le cancer du col de l’utérus. Les espoirs d’un vaccin contre le papillomavirus » (Artois, le Monde, 4.3.2002), souvent accompagnés d’infographies (schémas, cartes, tableaux explicatifs) et d’entretiens avec des experts spécialistes de la question, illustrent cette idée d’une science au travail, tournée vers l’avenir, sans cesse en « progrès ». Du même coup, les articles font peu référence à la souffrance, aux handicaps générés par la maladie et à la mort. C’est une maladie dont les représentations sociales l’associant à une fin difficile ne semblent guère avoir changé. Ainsi, le Président Jacques Chirac lui-même s’attarde peu sur cet aspect dans ses discours. Le 24 mars 2003, lors du lancement du Plan Cancer par exemple, le chef de l’État fait seulement deux mentions à la mort sur une intervention de 7 pages: « parce que le cancer tue… », puis plus loin : « Avec 150 000 décès chaque année, le cancer est la première cause de mortalité avant l’âge de 65 ans. Au cours des dix dernières années, il a fait autant de victimes que le conflit le plus meurtrier de notre histoire, autant de victimes que la première guerre mondiale, un million et demi de personnes ». Ces références à la mort, bien que justifiant le lancement du Plan Cancer et l’action du gouvernement, disparaissent par la suite dans ses interventions publiques. Le récit de médecine plus que de la maladie ou du malade conduit à mettre en évidence les étapes des découvertes scientifique comme une succession de conquêtes. Ce sont donc les résultats qui sont mis en évidence plus que les problèmes ou les controverses. Le milieu scientifique se présente sous une apparence consensuelle, sans débat, sans opposition et se veut rassurant, empathique, dévoué au bien-être de tous. Dans les articles étudiés, lorsque ce n’est pas l’aspect purement scientifique de l’activité médicale qui est abordée, les soignants apparaissent comme des porte-parole du malade et de sa souffrance, interpellant les pouvoirs publics et exprimant des recommandations à leur égard en vue d’une meilleure prise en charge du malade. En trois ans, le quotidien Le Monde évoque un unique conflit, qui transparaît d’un procès en diffamation entre spécialistes du traitement des enfants cancéreux. Le « vrai » débat scientifique est donc ailleurs, il ne se déroule pas dans la sphère publique. Si la volonté de lutter contre le cancer semble partagée, peu d’éléments dans la sphère publique montrent que les moyens scientifiques ou politiques d’y arriver puissent être moins consensuels ou objets de débat. Ainsi le récit médiatique cantonne le cancer à un rapport ancien entre la science médicale et un fléau, les avancées scientifiques se situent dans une longue histoire, à rebondissements tout comme peuvent l’être les feuilletons.

Finalement, le récit médiatique est marqué par une décontextualisation de la maladie et du malade. La caractérisation des conditions sociales du développement du cancer est faible : les conditions de travail, les aspects géographiques et surtout socio-économiques de l’incidence de la maladie ainsi que de sa prise en charge sont peu abordés dans les discours, alors que ces éléments ont été mis en évidence dans certaines études. En France, la région Nord Pas-de-Calais se caractérise par une surmortalité, « due à l’inégalité sociale nettement plus forte dans cette région » (Aïach, 2004, p.10). Le cancer n’apparaît pas habituellement dans les discours médiatiques comme une maladie inscrite dans un contexte social, ces aspects sont également absents des discours présidentiels ou institutionnels. Même si certains articles abordent, souvent sous l’angle juridique, les cas possibles ou avérés de contamination environnementale ou les problèmes générés par un milieu professionnel par exemple, le caractère morcelé du travail journalistique  renforce cette difficulté à saisir les enjeux sociaux d’une maladie telle que le cancer. De plus, les enjeux économiques et industriels du traitement médical de la maladie sont peu explicités dans la sphère publique et pourtant ces enjeux économiques sont sans doute déterminants pour les grands groupes pharmaceutiques, dans un contexte concurrentiel mondial, notamment dans le domaine de la génétique. Cette présentation décontextualisée de la question du cancer tend donc à représenter la maladie comme une « fatalité » pour laquelle il est urgent de trouver une issue, notamment à travers le renforcement de la recherche scientifique et de la prévention, sans que la complexité des causes et du contexte de la maladie ne soit abordée. Absence d’ancrage social mais aussi anonymat caractérisent ce récit, un individu malade est avant tout un anonyme, un « patient », présenté dans son rapport à la médecine et non dans son individualité.

Le malade cependant est présent mais le cadre d’un registre compassionnel que revêtent par exemple les interventions du Président Chirac. Ce dernier adopte ce registre dans lequel le malade trouve une place de choix avec les soignants. Le chef de l’Etat s’exprime en direction des malades et de leurs familles en ces termes par exemple: « Le cancer, […] ce sont des soins lourds, éprouvants, épuisants, qui bouleversent la vie d’une femme, la vie d’un homme, d’un enfant. », et en direction des soignants : « Le traitement du cancer met toujours à l’épreuve médecins, infirmiers et personnels médicaux. […] Soigner le cancer, guérir le cancer, c’est une école d’humilité et de détermination. C’est un acte magnifique d’humanité. » Sur un sujet où la charge émotionnelle chez le public qui l’écoute fait peu de doute, Jacques Chirac semble se positionner sur un plan qui relèverait plus de la sphère privée que de la sphère publique, celui des émotions partagées face à la souffrance individuelle.

Ainsi les récits médiatiques contribuent-ils à l’oubli, au silence ou à « l’invisibilité » de certains aspects de la maladie : la contextualisation de l’individu (celle-ci est le plus souvent ramenée à des chiffres sur l’âge et sur le sexe), les enjeux économiques, l’aménagement du territoire, les causes externes de la maladie (conditions de travail, situations environnementales…) sont largement minorés. Tels qu’ils sont structurés, les récits tendent à simplifier les formes de publicisation du thème du cancer : il s’agit donc de s’interroger sur la manière dont ils rendent compte de nouveaux éléments qui apparaissent dans la sphère publique.

Les récits médiatiques face aux nouveaux enjeux sociaux et politiques

Nous l’avons dit, c’est la sphère médicale qui structure la production d’articles, autour de figures centrales, celles du scientifique et du médecin pour l’essentiel. La production médiatique s’organise autour de cette prédominance de la sphère médicale : les journalistes traitant de ces questions sont spécialisés, les rubriques, stables et identifiées, abordent des aspects médicaux plus que sociaux, à travers la reprise, vulgarisée, de résultats publiés dans les revues scientifiques ou en se faisant le relais de déclarations de chercheurs et de médecins (ou de personnalités bénéficiant de la double légitimité scientifique et médicale). Le récit médiatique est donc centré sur le « professeur », la réalité est appréhendée à travers son travail, sa figure est dominante. Cependant le lancement d’un plan Cancer par les autorités de l’Etat va entraîner, avec d’autres événements, une progressive évolution. Les interventions du Président de la République à partir de 2002 favorisent l’instauration d’une nouvelle dimension, plus politique. Celle-ci se manifeste de plusieurs manières. D’abord par le choix du moment : l’annonce du Plan participe d’une valorisation de l’action politique dans un moment de mise en doute généralisée et de fragilité de la représentation politique (liées plus particulièrement aux résultats des élections présidentielles). Réélu avec plus de 82% des voix mais dans un contexte de  crise aiguë du fonctionnement démocratique, Jacques Chirac adopte immédiatement des thèmes sociaux consensuels. Ensuite par le choix du registre de parole. Par exemple, en affirmant les droits des malades (2). La mise en valeur des droits correspond à une demande émise par les associations de lutte contre le cancer mais elle participe également de la communication politique du chef de l’Etat. Celui-ci convoque le droit à la solidarité nationale, il incarne la nation dans son devoir de solidarité, valeur posée au côté de celle d’égalité. Au passage, réfutant le mot « patient », il y substitue celui de « citoyen », renvoyant ainsi l’individu à son lien avec l’Etat plus qu’à son lien avec la maladie ou avec l’institution scientifique ou hospitalière. C’est un ethos de solidarité qui est ainsi pratiqué. L’ethos renvoie à une construction qui « se fait dans un rapport triangulaire entre soi, l’autre et un tiers absent porteur d’une image idéale de référence […]. Dans le discours politique, les figures d’ethos sont à la fois tournées vers soi-même, vers le citoyen et vers les valeurs de référence ». (Charaudeau, 2005, p.125). L’ethos s’inscrit bien dans une stratégie du discours politique, pour reprendre l’expression de Patrick Charaudeau (2005) et l’ethos de « solidarité », lié également à la notion d’égalité « fait de l’homme politique un être qui non seulement est attentif aux besoins des autres, mais les partage et s’en rend comptable ».

L’intervention politique et sa dimension solennelle contribuent à faire bouger le thème au sein du journal en le faisant entrer dans les pages « France ». Jusqu’en 2003, les articles relatifs au cancer sont principalement présents dans les pages « sciences ». A partir de cette période, le rubricage se diversifie, le thème se retrouve dans la rubrique « sciences » mais aussi et de plus en plus dans les pages « France société », parfois dans une sous-rubrique de celle-ci intitulée « santé publique ». La présence affirmée de l’instance politique oblige les journalistes à composer avec d’autres acteurs et d’autres modes de fonctionnement, elles induisent aussi de nouvelles répartitions des tâches en interne (journaliste politique ou journaliste scientifique ?) en fonction de choix éditoriaux.

Cette intervention reçoit le soutien d’autres acteurs, en particulier d’associations, qui ont contribué à la médiatisation du Plan et à son installation dans la sphère publique. L’intervention présidentielle se présente comme l’aboutissement d’un long travail des acteurs de la lutte, le Plan est en partie inspiré par les revendications des associations. Celles-ci contribuent donc à sa visibilité. Ainsi la Ligue contre le cancer (3), engagée de longue date, se retrouve-t-elle dans les déclarations présidentielles  qui rappellent « qu’en 1998, les personnes malades ont pris la parole pour que change le regard de la société sur le cancer… Je veux vous rendre hommage, je veux saluer le rôle capital de la Ligue ». Dans les documents de présentation institutionnelle de la Ligue, il est signalé, concernant les actions de prévention, de lutte contre l’alcoolisme, de recherches épidémiologiques, que « la plus grande partie de ces actions ont été largement reprises dans le cadre du Plan cancer dont le Président de la République a voulu doter notre pays ». Ceci a des incidences évidentes : « la Ligue s’est ainsi trouvée confortée dans ses choix et a pu prendre toute sa place dans la lutte contre le cancer. […] Nous ne pouvons donc, à la Ligue, que nous réjouir de cette avancée et nous surveillerons avec attention la mise en place des mesures avancées dans le Plan Cancer, en étant, bien entendu, à tout moment prêt à apporter notre modeste contribution à l’effort commun ». La crédibilité du Plan et par là même celle de son promoteur, Jacques Chirac, sont ainsi affirmées par l’association qui bénéficie également d’une reconnaissance officielle de son action, menée depuis plusieurs années.

Par ailleurs, la présence de nouvelles figures médicales contribue à l’évolution du récit médiatique. En effet, des personnalités médicales interviennent dans la sphère publique, certes en tant que spécialistes de problèmes de santé et qu’experts mais aussi parce qu’elles assument des responsabilités publiques : présidence de la Ligue, direction de l’Institut National du Cancer, auteurs (par exemple Barbier et Farrachi, 2004) ou encore initiateur de pétitions comme « l’Appel de Paris » contre la pollution chimique. Ces présences dans la sphère publique dressent une figure « mosaïque » des médecins, à la fois scientifiques, experts, responsables, militants ou du moins engagés dans un combat. Ils sont sollicités dans des émissions télévisées, participent à des tribunes dans les journaux, écrivent… C’est donc bien un élargissement de la fonction traditionnelle des médecins qui se manifeste, et du même coup leur présence est à la fois plus visible et plus diversifiée dans la sphère publique : informations, conseils de prévention, témoignages, revendications… Enfin, troisième élément à signaler, la présence de la structure hospitalière. Lors du premier colloque consacré au Plan Cancer, un haut responsable ministériel déclarait : « pour la première fois, on construit un système véritablement centré sur le malade. Cette réalité se traduit très concrètement par de nouvelles méthodes de travail et une nouvelle manière de mobiliser les professionnels. On affiche désormais des résultats attendus et quantifiés, suivant un calendrier défini et on mesure, chemin faisant, le travail accompli. L’ensemble des intervenants est également associé, sans exclusive, dans une démarche réellement pluridisciplinaire. Nous échangeons beaucoup avec les représentants des malades et les associations pour construire un système organisé de manière que le patient s’y repère facilement. » Ainsi est, à nouveau signifiée, à l’occasion de ce plan, la mise en œuvre d’un management des services publics, présenté comme une « nouvelle gouvernance ». La création d’indicateurs de performance et de qualité s’intègre dans la continuité d’une politique de « modernisation » des établissements publics, marquée par la recherche de l’efficacité économique des services publics exigée au nom de la qualité des services rendus aux usagers. Ces indicateurs s’intègrent dans l’objectivation statistique, de plus en plus développée pour identifier les cancers dans la société, et marque d’un Etat moderne.

Les malades sont donc l’objet de multiples intérêts mais leurs paroles sont limitées tant dans les récits médiatiques que dans les discours institutionnels. Ceux-ci dessinent les figures d’un récepteur à trois facettes : citoyen, patient, usager. En outre, les campagnes publiques de prévention, centrées sur les conduites des individus, reportent sur eux la responsabilité de se maintenir en bonne santé (dépistage, qualité de la vie, nourriture…) et les conduites individuelles à risques sont dénoncées (alcoolisme, tabagisme) sans que les facteurs sociaux, liés à ces comportements ne soient évoqués, renvoyant chacun à sa propre responsabilité. Les récits médiatiques, tels qu’ils sont développés dans le quotidien Le Monde, participent de ces diverses approches de l’individu tant ils sont structurés à partir de l’institution médicale, de ses représentations et de ses rapports avec les autres instances sociales. Ils accompagnent la transformation sociale de la médecine. Le récit médiatique sur le cancer, du moins tel qu’il peut être mis en évidence dans ce journal, repose sur des conventions que vient renforcer la dimension consensuelle et promotionnelle des discours des institutions publiques. Ces éléments confirment ainsi que « la question de la formation et du « fonctionnement » de l’espace public scientifique n’a jamais été réellement envisagée par les acteurs sociaux »,  (Miège, 2005) caractéristique qu’illustre l’exemple du cancer.

Notes

(1) Cette réflexion s’inscrit dans des recherches menées au sein d’un séminaire du Gresec sur les formes de médiatisation du cancer dans l’espace public. Nos conclusions, dans le cadre de ce texte, sont  issues d’une étude qualitative, sur la période 2002-2004, du journal Le Monde, des discours présidentiels, des éléments de communication de certaines associations de lutte contre le cancer, ainsi que sur les actes du premier colloque « la dynamique du Plan Cancer »). Cet article – dont une première version a été présentée sous forme de communication au colloque « Nos récits », organisé par CARISM (Paris2) en juin 2005- s’appuie, dans le domaine de la presse, sur Le Monde, considéré (toujours) comme le grand quotidien d’informations de référence.

(2) « Les personnes malades du cancer ont des droits essentiels. Le droit au respect.  Le droit à l’égalité devant les soins. Le droit à la solidarité de la nation. Ces droits, il ne s’agit pas seulement de les reconnaître, il faut agir avec vous et avec les professionnels de la santé, à qui je tiens à rendre particulièrement hommage, pour que ces droits deviennent , enfin des réalités ». Discours du 28 octobre 2004, à l’occasion des troisièmes états généraux des malades du cancer et de leurs proches.

(3) Cette association (loi 1901) existe depuis 1918 et est reconnue d’utilité publique depuis 1920.

Références bibliographiques

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Tristani-Potteaux F., Les journalistes scientifiques: médiateurs des savoirs, Economica, 1997.

Auteurs

Leila Azeddine

.: Leila Azeddine est doctorante au Gresec (Université Stendhal Grenoble 3)

Marie-Paule Balicco

.: Marie-Paule Balicco est maître de conférences, Gresec (Université Stendhal Grenoble 3)

Isabelle Pailliart

.: Isabelle Pailliart est professeure, Gresec (Université Stendhal Grenoble 3).