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Du mode d’existence des jeux informatisés à l’hybridation culturelle

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Zerbib Olivier, « Du mode d’existence des jeux informatisés à l’hybridation culturelle« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/25-du-mode-dexistence-des-jeux-informatises-a-lhybridation-culturelle

Introduction

La diffusion des objets techniques dans le corps social suscite généralement, comme l’a montré Gilbert Simondon (Simondon, 2001), deux attitudes culturelles contradictoires envers eux. La première consiste à minimiser leur portée symbolique pour mieux les cantonner à une fonction « utile ». La seconde attire au contraire l’attention sur les dangers que l’usage des objets techniques est susceptible de comporter si l’homme n’en maîtrise pas les significations. Les jeux vidéo sur support informatique, en particulier ceux qui relèvent de la catégorie « action », ne manquent pas de susciter ces deux types d’approches et sont tantôt considérés comme favorisant l’acquisition de compétences cognitives ou pratiques, tantôt envisagés à partir des périls (psychologique – et l’on parle alors d’addiction – ou social – et l’on dénonce alors l’apologie de la violence -) qu’ils font peser sur les individus (en particulier les « jeunes ») qui en font usage.
La communication proposée a pour objet de mettre ces deux attitudes à l’épreuve d’une analyse sémio-pragmatique des jeux informatisés. S’appuyant, depuis leurs débuts, sur les dernières avancées technologiques de l’informatique domestique, les jeux informatisés convoquent pourtant, pour la plupart, des univers de référence étonnamment stables dans le temps. C’est ainsi que les jeux d’action se caractérisent par le recours à des dispositifs narratifs relativement permanents d’une production à l’autre, permanence qu’il ne paraît pas possible d’imputer uniquement à la simplicité du concept de jeu sur lequel ils reposent. Développant des modes de symbolisation qui se présentent comme singuliers, ces jeux transposent en réalité graphiquement des représentations répandues dans d’autres formes culturelles telles que le cinéma ou la littérature, contribuant ainsi à une évolution réciproque.

Comme l’affirme Luis J. Prieto dans Pertinence et Pratique (Prieto, 1975), l’identité sous laquelle un individu connaît un objet matériel n’est pas imposée par l’objet lui-même mais est toujours liée à une pratique : c’est ce que font les hommes des possibilités d’une machine qui en détermine les fonctions et, partant, les représentations. Depuis près d’une trentaine d’années, en quittant les arrières salles de bar pour l’espace domestique, les productions du secteur du jeu vidéo ont vu leurs formes constamment renouvelées et diversifiées, au rythme des évolutions techniques, des changements d’acteurs industriels, des succès ou des échecs de titres variés. La multiplication des supports de ces jeux, passant des bornes d’arcades aux premiers micro-ordinateurs, puis délaissant en partie ces derniers pour les consoles de salons ou leurs homologues de poches, rend impossible tout projet d’analyse du jeu vidéo en tant qu’ensemble homogène, soumis aux mêmes procédés de production ou aux mêmes contraintes de réception. Il semble par ailleurs tout aussi illusoire de chercher à constituer des catégories qui rendraient compte de l’ensemble des titres disponibles sur un marché dont on estime aujourd’hui le chiffre d’affaires mondial à plusieurs dizaines de milliards d’euros.
On rencontre cependant, dans les colonnes de la presse spécialisée, l’utilisation récurrente de quelques catégorisations sensées mettre un peu d’ordre dans la profusion des jeux proposés au public. On parle ainsi couramment de jeux d’arcade pour désigner les productions dans lesquelles le joueur doit faire évoluer un personnage sur l’écran afin d’établir un score ou passer d’un niveau à un autre (héritage du temps où l’on jouait dans les bars, en payant, et où il fallait pouvoir « prendre en main » les jeux de manière quasi immédiate), de jeux de stratégie lorsqu’il s’agit plutôt de déplacer un ensemble d’unités dans le but de planifier des attaques contre un adversaire virtuel ou humain (dans le cas des jeux en réseaux), de simulations pour désigner les jeux se rapportant aux sports ou au pilotage de véhicules en tous genres, et enfin de jeux de rôle ou d’aventure lorsque le joueur est immergé dans une quête au long cours, impliquant un « avatar », sorte de double virtuel, confronté à une série d’énigmes à résoudre. Ces distinctions sont à première vue rassurantes car elles laissent penser que le secteur du jeu vidéo, malgré sa courte histoire, aurait vu se constituer au fil des années quelques genres permettant aux éditeurs de cibler des fractions de public aux attentes nettement différenciées. On imagine ainsi que les jeux dits d’action s’adressent en premier lieu aux plus jeunes du fait de la confrontation presque physique, en tout cas violente, qui oppose le joueur à des adversaires de toutes natures tandis que les jeux de stratégie, plus réflexifs, concerneraient davantage les adultes. Il convient cependant de s’en méfier, d’abord parce que, comme le signale Jean-Paul Lafrance (Lafrance, 1994) on connaît mal les catégories de joueurs à qui s’adressent les jeux, mais surtout parce que l’on assiste fréquemment à l’apparition de titres proposant une hybridation entre les genres que nous venons d’évoquer. Ainsi, un jeu tel que Battlefield, crée en 1998 par la société Activision, est-il décrit par la critique lors de sa sortie sur le marché comme un jeu de stratégie-action, puisqu’il permet au joueur de passer du statut de général gérant le comportement de toutes les unités de son camp à celui de simple soldat, sautant d’un véhicule à l’autre pour participer aux combats en « temps réel ». Cet exemple n’est évidemment pas isolé et l’on rencontre très tôt dans l’histoire du jeu vidéo des simulations relevant plus du jeu d’arcade que du simulateur de vol, des jeux d’aventures fortement teintés de stratégie, etc. Difficile donc d’y voir clair dans cette profusion de créations présentées sur le marché à un rythme soutenu. Pourtant, certaines productions américaines, japonaises ou européennes entretiennent les unes avec les autres des relations de ressemblance à ce point frappantes qu’il est possible de supposer que, même pour une pratique culturelle émergente telle que le jeu vidéo, des processus de rationalisation sont à l’œuvre qui orientent le travail des concepteurs selon quelques lignes directrices. S’il ne parait pas possible d’étendre l’observation de ces processus à des genres bien déterminés, il nous faudra donc en étudier les aspects sur une série limitée de titres, choisis selon leur inscription chronologique dans ce qui nous paraît pouvoir être défini comme une histoire commune.

En la matière, les jeux d’action en trois dimensions présentent un intérêt particulier puisque cette forme de jeux, caractérisée par la mise en scène de combats en vue subjective (le joueur « voit » ses adversaires comme le ferait le héros qu’il commande), a bénéficié d’un grand nombre d’innovations techniques tout en conservant une étonnante stabilité dans les dispositifs narratifs qu’elle propose à ses utilisateurs depuis une dizaine d’années. On se trouve en fait confronté à un paradoxe selon lequel les titres les plus innovants en termes purement techniques, ceux qui, entre tous, réclament pour pouvoir fonctionner les machines les plus performantes, dotées des dernières sophistications informatiques (on pense notamment aux cartes graphiques accélératrices ou encore aux microprocesseurs de dernières générations), sont également ceux qui, nous le verrons, proposent aux joueurs les interfaces (1) les plus stables dans le temps. En d’autres termes, la série considérable d’innovations techniques que ce secteur du jeu vidéo a connu durant sa courte histoire n’a fait évoluer ni le concept du jeu, qui reste invariablement le même (éliminer un nombre maximum d’ennemis afin de passer d’un niveau à un autre), ni la façon de représenter l’action à l’écran (utilisation de la vue subjective, présence d’indicateurs d’armes et de munitions à l’écran, univers en trois dimensions, etc.). Si la grande majorité des recherches en sciences sociales portant sur les applications des nouvelles technologies fait jouer un rôle central à l’innovation et au progrès technique (Edgerton, 1998), il faut convenir que, pour l’objet qui nous importe ici, ce type d’approche s’avère peu heuristique. Il importe moins en effet de retracer l’historique des potentialités techniques mises à disposition des concepteurs de jeux que de comprendre comment ces derniers ont concrètement asservi ces moyens à une intention invariable : plonger le joueur dans un univers en trois dimensions le plus réaliste possible. Pour parvenir à leurs fins, ces créateurs ont certes dû développer des solutions spécifiques à la pratique du jeu vidéo, mais il semble également qu’ils aient importé une partie de leurs modèles du cinéma ou de la littérature, ce qui n’est pas sans conséquence dans la réception de leurs produits par les publics.

Transpositions créatrices et quête de « réalisme »

Lorsqu’en 1992, la firme ID Software décide de donner une suite à son fameux titre Castle Wolfenstein, elle choisit de tirer profit des derniers progrès du génie logiciel pour rendre plus réaliste la représentation de l’action à l’écran. Si le but du jeu reste identique (s’échapper du forteresse nazi), l’apparence de cette simulation prend une toute autre forme avec l’introduction de la troisième dimension. Le titre ainsi développé s’intitulera donc Wolfenstein 3D. L’utilisation d’une vue en caméra subjective, qui remplace la vision du personnage de profil se déplaçant dans le plan d’une salle prenant la taille de l’écran, est d’autant plus saisissante que le joueur est amené à se déplacer dans un espace clos, formé d’une longue série de couloirs labyrinthiques. La même équipe développera une succession de jeux reposant sur les mêmes principes (Doom, Doom II, puis la trilogie des Quake), jeux qui deviendront à chaque fois des modèles du genre pour les joueurs ou les firmes concurrentes, à tel point que ces dernières rachèteront parfois la licence du logiciel de rendu en trois dimensions de ces titres pour créer leurs propres jeux (2) . De fait, les concepteurs de Wolfenstein 3D posent les bases d’une interface de jeu qui s’impose aujourd’hui encore comme un standard. L’action du jeu implique que le joueur tienne compte de l’état de ses munitions et de ses blessures pour mener à bien sa mission. Or, la vue en caméra subjective empêche par définition le joueur d’observer son personnage de l’extérieur : il lui est donc impossible de constater la dégradation de l’état de santé de son avatar ou la diminution de son stock d’armement. Les concepteurs ont alors choisit de faire figurer ce type d’informations sous la forme d’indicateurs situés au bas de l’écran vidéo ; indicateurs que l’on retrouvera systématiquement dans tous les jeux du même type développés par la suite. De Doom II à Call of Duty 2, deux jeux produits à dix années d’intervalle par deux sociétés différentes, on constate ainsi la permanence des solutions adoptées par les concepteurs pour présenter ces informations cruciales pour le joueur (cf. fig 1. et 2). On notera tout juste une tendance à la simplification de ces indicateurs, simplification qui permet de laisser une plus grande place à la présentation à l’écran de l’action, ce qui est d’ailleurs rendu possible par l’amélioration du rendement des micro-ordinateurs.

Wolfenstein 3D se caractérise enfin par l’utilisation conjointe de la souris et du clavier par le joueur afin de gérer simultanément le maniement des armes et les déplacements du personnage. La plupart des jeux du même style reprendront à leur compte cette innovation et il est rare aujourd’hui de rencontrer des jeux de combat en trois dimensions recommandant l’utilisation du joystick, moins pratique. On voit donc que Wolfenstein 3D est un jeu qui combine subtilement tous les ingrédients du réalisme, tant dans la mise en scène de l’action que dans le maniement du personnage. Bien entendu, ce réalisme est tout relatif, ne serait-ce que parce qu’il est soumis aux limitations qui s’imposent à toute forme de représentation picturale. Comme l’indique Nelson Goodman, le réalisme est relatif, déterminé par le système de représentation qui sert de norme à une culture ou à une personne donnée à un moment donné (Goodman, 1990). L’utilisation de la perspective dans ce jeu n’est qu’un exemple du fait que la perception par les spectateurs de l’espace représenté à l’écran repose sur des habitudes de lecture de l’image, habitudes qui s’acquièrent lentement par la fréquentation d’un système de représentation utilisé dans toutes sortes d’œuvres picturales, photographiques ou cinématographiques.

L’univers du jeu vidéo présente cependant quelques particularités en ce domaine puisque l’évolution des moyens techniques mis à la disposition des concepteurs de jeux a fait lentement varier les conventions utilisées pour dépeindre l’action. On passe en effet d’un univers en trois dimensions assez frustre dans Wolfenstein 3D, sans ombres ni textures, à des représentations beaucoup plus proches des images cinématographiques dans des jeux tels que Half-life Source ou Unreal, dans lesquels les effets de transparence, d’ombrages et de reliefs des objets sont restitués avec beaucoup plus de détails. Les progrès qui ont été franchis entre ces différents jeux ne doivent pas être mesurés en termes purement esthétiques mais plutôt entendus comme l’expression de ce que Max Weber appelle une rationalité technique progressive (Weber, 1965) des moyens mis en oeuvre par les créateurs pour parvenir à leurs fins : immerger le joueur dans un environnement de plus en plus complexe et rendre ainsi l’action plus trépidante. En d’autres termes, la beauté ou le réalisme des décors ne sont pas tant recherchés que le réalisme de l’action dans son ensemble. Ainsi, conserver la fluidité des animations à l’écran est primordial dans un jeu de combat et tous les titres qui ont mis l’accent sur le réalisme du décor au détriment de cette fluidité et donc de la vitesse de déplacement du personnage par le joueur se sont rapidement soldés par des échecs commerciaux cuisants. Inversement, si des titres comme Doom ou Quake se sont imposés comme des modèles au moment de leur sortie sur le marché, c’est uniquement parce qu’ils se présentaient aux joueurs en un compromis réussi entre fluidité de l’action et qualité graphique. Bien entendu, les critères de cette qualité graphique ont progressivement été revus à la hausse en une dizaine d’années avec la mise au point de moteurs graphiques de plus en plus performants : le nombre de détails présents à l’image, le rendu de la lumière et des zones d’ombres, la complexité des effets d’explosions ou de transparence sont quelques uns des facteurs dont le niveau mimimum est conventionnellement fixé par la critique et les joueurs à une époque donnée selon l’état des techniques et de la concurrence. A l’heure actuelle, il est inconcevable d’imaginer un jeu de combat sur PC qui ne tire pas profit des cartes accélératrices 3D pour représenter la fumée des explosions ou la brume d’un étang, ce qui restait très hypothétique il y a seulement deux ou trois ans. On voit donc que ce qu’il est acceptable aujourd’hui d’envisager comme le standard du réalisme graphique correspond à ce qui, hier, était considéré comme le nec plus ultra en la matière.
Le caractère cumulatif des innovations intervenant dans le rendu graphique de ces jeux ne doit cependant pas faire oublier que ces dernières ne sont développées que dans la mesure où elles servent l’action qui est représentée à l’écran : pouvoir restituer la splendeur d’une lumière automnale ne sert à rien si l’action doit se dérouler entièrement en intérieur… Par contre, la transparence des matériaux est très utilisée car elle permet aux joueurs d’abattre un ennemi placé derrière une vitre, satisfaisant ainsi doublement leur désir de destruction en affectant aussi bien le décor que leur adversaire. Par ailleurs, ce type d’effet permet d’envisager des scénarios de combats plus complexes, le joueur pouvant par exemple être repéré de ses ennemis avant même de pénétrer à l’intérieur d’une pièce. Inversement, les ombres autorisent bien souvent la détection des ennemis placés en hauteur et pourtant situés hors du champ de la caméra subjective.

Le réalisme de l’action se mesure également aux comportements des adversaires : totalement idiots dans les premiers jeux de combats, ceux-ci ne faisaient rien d’autre que se placer directement dans le champ de vision du joueur en tirant tous azimuts. Peu à peu, les développeurs de jeux ont cherché à supprimer les déplacements erratiques de ces personnages et à augmenter la précision de leurs tirs. Half-life marque un tournant décisif en matière d’intelligence artificielle des opposants en scénarisant à un niveau encore jamais atteint leur comportement de combat : loin de s’offrir en chair à canon pour joueur brutal, ces derniers planifient en groupe leurs attaques et tendent des embuscades ; blessés, ils se replient et donnent l’alerte, etc. D’autres équipes de développement ont quant à elles rapidement tiré profit de l’idée selon laquelle aucun adversaire n’est plus imprévisible qu’un joueur humain : elles ont donc mis l’accent sur le mode multijoueurs de leurs titres en privilégiant la fluidité de l’action sur la qualité des décors ou la scénarisation des affrontements afin de ne pas allonger outre mesure les temps de chargement des programmes en réseau ou sur Internet.

L’histoire interne de ce type de jeux est donc gouvernée par une série de transpositions, d’un titre à l’autre, d’une interface aux éléments relativement stables, progressivement améliorée dans ses aspects graphiques ou dans la programmation du comportement des acteurs du jeu, ceci afin d’accroître le réalisme de la simulation. Cette histoire n’est cependant pas continue et certaines évolutions ont parfois conduit à des impasses ou à des bégaiements : le nombre d’armes disponibles, par exemple, passé une période de surenchère, s’est stabilisé aux environs de la dizaine, un arsenal plus important ne permettant pas aux joueurs d’y accéder rapidement (puisque le clavier numérique ne compte que dix touches différentes, de 0 à 9). Le degré de difficulté global des jeux a également été rationalisé de manière à satisfaire différentes catégories de joueurs, des débutants aux experts (fréquemment qualifiés du surnom de « hardgamers ») : on rencontre plutôt aujourd’hui trois niveaux de difficultés (facile, moyen, difficile) au lieu des cinq à sept niveaux des débuts dont les échelons intermédiaires semblaient peu utiles.
Mais l’uniformisation du format de ces jeux, le fait qu’ils instaurent un dialogue entre les joueurs et leurs machines sous une forme stabilisée, ne peuvent être compris uniquement au travers des soubresauts d’une histoire de courte durée qui se limite aux changements intervenus dans certains secteurs de la sphère informatique. Ce serait en effet accorder un trop grand crédit à la nouveauté dans des sociétés au sein desquelles les pratiques culturelles ne se renouvellent que très lentement. Si les concepteurs et les adeptes de jeux vidéo sont un peu trop facilement crédités d’une image d’individus autistes, enfermés dans un rapport fusionnel et quasi exclusif avec leur ordinateur, il faut bien évidemment considérer qu’ils ne vivent pas dans une bulle informatique, coupés du monde, en dehors des influences d’autres activités culturelles. L’imagination créatrice des uns, la disponibilité interprétative des autres, sont à coup sûr alimentées par les images et les symboles qui circulent ailleurs, dans les productions issues d’autres formes culturelles.

Comment le cinéma d’action, la littérature policière et la science-fiction fournissent quelques cartouches au jeu de combat

En prenant un peu de recul, on peut être surpris que les amateurs de jeu de combat admettent l’idée de passer plusieurs heures face à l’écran de leur ordinateur à massacrer un nombre incalculables d’ennemis sur la base d’un scénario souvent très frustre, bref à participer à une action pour le moins irréaliste dans un univers en trois dimensions qui, lui, est sensé s’exprimer avec tous les accents du réalisme. On ne peut se satisfaire de l’idée toute faite selon laquelle ces joueurs trouveraient là le moyen d’extérioriser leurs pulsions les plus malsaines, en prenant alors le risque de confondre l’univers virtuel qui leur est proposé avec la réalité : les limites des thèses condamnant les dangers de la violence au cinéma, à la télévision ou dans les jeux vidéo ayant été souvent soulignées dans de nombreux articles, il n’est sans doute pas utile d’y revenir ici. Disons simplement, pour reprendre les propos du psychologue D.W. Winnicott, que le jeu constitue un espace imaginaire au sein duquel les activités symboliques des individus permettent de réorganiser la réalité, ce qui s’avère être sans conséquence sur la vie ordinaire de ces derniers (Winnicott, 1975). Et, bien que reposant sur des dispositifs multimédias, les jeux de combats n’ont pas cette faculté que l’on prête un peu naïvement à l’audiovisuel (Passeron, 1991) de rendre plus immédiate et prégnante la communication entre l’utilisateur et sa machine, de réduire la fracture entre la réalité et ses représentations. Non, les joueurs ne doivent sans doute pas leur propension à accepter un concept de jeu aussi violent aux particularités de la médiation informatique, mais plutôt, pensons nous, aux nombreuses références cinématographiques ou littéraires qui proposent des univers narratifs assez semblables à ceux qui sont restitués dans les titres de jeu de combat.
De James Bond à Rambo, en effet, il est possible d’énumérer un grand nombre de films opposant un héros invincible (ou en tous cas peu sujet aux blessures) à une cohorte d’ennemis dépersonnalisés, substituables les uns aux autres. La figure emblématique du « méchant », ennemi particulièrement pervers et coriace souvent représenté dans ces fictions, est d’ailleurs parfois présent dans les jeux de combats sous la forme du « big boss », adversaire mieux armé et plus résistant que les autres, dont l’élimination ouvre les portes du niveau de jeu suivant.

Ces films ou romans ne constituent le plus souvent qu’une source d’inspiration pour les créateurs de jeux, les adaptations fidèles demeurant relativement rares. Les romans d’H.P Lovecraft, par exemple, n’ont pas réellement été adaptés dans les jeux vidéo mais ont vraisemblablement inspiré à de nombreux titres leur ambiance angoissante et glauque et leur univers peuplé de mutants et de créatures semi-divines. En fait, la plupart des titres mettant directement en scène un héros tiré du cinéma d’action ou de la littérature policière et de science-fiction se sont peu vendus, sans doute parce que l’achat coûteux des licences d’exploitation en a grevé le budget de développement : les jeux ainsi créés innovent peu ou pas du tout en matière de programmation, ce qui s’avère être un handicap considérable dans un secteur où les « progrès », on l’a dit, s’opèrent très rapidement.

Les emprunts au cinéma se révèlent encore plus directement lorsque l’on considère l’utilisation de la vue subjective comme un procédé, identique à ceux que l’on rencontre dans le cinéma classique, par lequel l’énonciateur masque les traces de son énonciation pour rendre le récit plus « crédible » (Aumont, Bergala, Marie, Vernet, 1983). L’interactivité propre aux dispositifs informatisés renforce d’ailleurs ce travail de l’énonciation en rendant artificiellement le joueur acteur du récit : « interprétation actualisée dans un geste » (Souchier, Jeanneret, Le Marec, 2003), elle lui met à disposition tous les codes qui serviront au « montage » narratif tout au long de la partie. Dans la grande majorité des jeux de combat, enfin, on constate la présence de scènes dites « cinématiques » servant à introduire l’action ou à établir la transition entre différentes phases du jeu. Ces scènes entièrement numérisées, que le joueur peut interrompre à tout moment mais sur le déroulement desquelles il n’a aucune prise, prennent la forme de courts films d’animation. Les procédés diégétiques utilisés sont directement importés du cinéma et, de fait, ces cinématiques ne diffèrent guère de ce que les films d’action donnent à voir à leurs spectateurs durant leurs premières minutes.

Les liens privilégiés qui semblent unir ces deux champs de création distincts que constituent le cinéma et le secteur du jeu vidéo apparaissent également dans le mode de structuration professionnelle de ce dernier. Depuis quelques années, en effet, on observe la constitution d’équipes de développement de jeux sur un modèle assez voisin de ce qui existe dans le milieu du cinéma, au tout au moins dans la production de films à petits ou moyens budgets. A mesure que le marché du jeu vidéo se professionnalise, laissant moins de place aux autodidactes de génie pour privilégier la production de titres aux aspects marketing soigneusement étudiés (la création d’un jeu coûte actuellement plusieurs millions d’euros, dont près de la moitié est consacrée au marketing et au lancement sur le marché), de nouveaux métiers apparaissent qui font inévitablement penser à ceux que l’on trouve au cinéma : producteur, producteur exécutif, directeur artistique, directeur de casting (pour l’enregistrement de la voix des personnages), etc. Par ailleurs, les équipes de développeurs se constituent en pôles d’animation assez semblables à ceux qui existent dans les studios d’animation tels que Disney ou Dreamworks, studios qui éditent d’ailleurs de nombreux jeux vidéo. Les frontières entre jeu vidéo et cinéma sont donc loin d’être étanches, surtout lorsque l’on sait que les créateurs d’effets spéciaux, très sollicités par les studios hollywoodiens ou européens, négocient régulièrement leurs services auprès des équipes de développement de jeux vidéo.
On saisit mieux dès lors que la standardisation progressive des jeux de combats au fil des années répond pour partie à l’évolution opérée par le secteur du jeu vidéo dans son ensemble vers un modèle de production proche de celui qui régit l’économie mondiale du cinéma. La place laissée aux créateurs dans ce modèle étant quelque peu amoindrie en regard de ce qu’elle pouvait être au temps des pionniers de la micro-informatique, on ne s’étonnera pas du fait que les jeux de combats qui paraissent actuellement sur le marché semblent, plus qu’hier, calibrés sur un standard dont les éléments ne varient guère. Pour autant, et même pour une activité en apparence aussi frustre que celle qui consiste à éliminer le plus grand nombre possible d’adversaires, il n’est pas possible de réduire l’activité interprétative des publics de ces divertissements informatiques à l’univocité de leur concept de jeu.

Matériaux pour une analyse non exclusivement « matérielle » de la réception des jeux vidéo

Le plus souvent, lorsque l’on cherche à décrire l’activité interprétative des joueurs face à leur machine, on en vient à analyser leurs relations psychologiques ou psycho-sociologiques au jeu ou à étudier leurs rapports à la technique informatique et aux valeurs qui y sont rattachées (Genvo, 2005). En montrant que les jeux de combats entretiennent avec d’autres formes culturelles des contacts troublants, il n’est pas question pour nous d’affirmer que l’on joue à ces jeux comme on lit un roman policier ou comme on regarde un film d’action mais plutôt de souligner combien ces références culturelles servent de cadre à la réception de ces jeux par leurs publics, un cadre qui dépasse donc nettement les frontières de la médiation informatique. Patricia M. Greenfield, dans un article consacré à la diffusion sociale de procédés de perception et de connaissance par le biais des jeux vidéo (Greenfield, 1994), a démontré comment la perception de l’espace représenté à l’écran par les joueurs était soutenue par leurs habitudes télévisuelles et cinématographiques. Se faisant, elle nous prouve combien il est important de ne pas cloisonner l’étude du comportement des joueurs à la simple relation technique qui les unit à l’ordinateur.

Ainsi, on explique couramment l’apparente sur-représentation des hommes dans les amateurs de jeux vidéo, et singulièrement de jeux de combats, par le fait que les femmes se montreraient moins intéressées par la technique et donc l’informatique que leurs homologues masculins, réservant alors leurs loisirs à d’autres pratiques culturelles. En accordant autant d’importance aux aspects techniques de la relation qui s’engage entre un usager de l’informatique et son ordinateur, on simplifie sans doute un peu les choses et l’on oublie à quel point la domestication d’un outil technique, quel qu’il soit, repose moins sur l’apprentissage de son fonctionnement que sur les logiques d’usages qu’un individu peut développer à son égard. On sait en effet que les hommes cèdent plus facilement aux plaisirs d’un roman policier ou d’un film d’action, comment s’étonner dès lors qu’ils tirent un plus grand plaisir que les femmes à jouer à un jeu de combat multipliant les références à ces formes culturelles ? La différence féminine qui s’exprime au travers des usages ludiques de la micro-informatique s’observe, on le sait, pour de nombreuses autres pratiques culturelles et l’on aurait tort de faire jouer aux médiations matérielles un rôle central, surtout lorsque l’on veut bien considérer que, sur d’autres terrains, à commencer par l’espace domestique, les femmes sont encore amenées à manipuler davantage d’objets techniques que les hommes ; preuve s’il en était besoin qu’elles ne montrent pas systématiquement une défiance à l’égard des innovations technologiques. L’étude de la réception des jeux vidéo ne peut donc pas à nos yeux être cantonnée à l’analyse des pratiques informatiques des publics de ces jeux (ce qui reviendrait à commenter platement des niveaux de compétences techniques, comme on le fait insidieusement pour expliquer les différences de sexes), mais doit également tenir compte des formes cinématographiques et littéraires dont la rencontre déterminent pour une part importante l’interprétation qui pourra être faite d’un titre singulier.

Les méthodes d’analyse développées en sociologie de la réception des oeuvres littéraires ou filmiques nous paraissent donc très heuristiques pour comprendre comment, malgré leur standardisation, les jeux de combats peuvent être domestiqués fort différentiellement selon le cadre culturel qui régit leur interprétation. Il en est par exemple ainsi des travaux menés par E. Ethis sur la symbolique temporelle au cinéma (Ethis, 1999), qui éclairent de façon frappante combien la différence entre le temps vécu par les spectateurs lors de la projection d’un film et celui qu’ils auront effectivement perçu signale des modes de réception hétérogènes. On ne peut être que frappé de la difficulté qu’ont la plupart des amateurs de jeux vidéo à évaluer précisément le temps qu’ils passent à jouer,, difficulté qui constitue souvent une source de conflits avec l’entourage de ces joueurs (parents ou conjoint). Cette fuite du temps, si elle souligne le caractère trompeur de la dénomination « en temps réel » qui qualifie régulièrement les jeux de combat, signale surtout les effets de la scénarisation de l’action de ces jeux sur un modèle importé de la diégèse filmique.
Dans le même ordre d’idées, il faudrait tenir compte de la référentialité spatiale ou historique inscrite dans le scénario de ces jeux pour en mesurer les différences de réception. En effet, bien qu’un grand nombre de jeux de combat proposent à leurs utilisateurs une immersion dans un univers de science-fiction, il n’est pas rare que l’action se déroule dans une ville ou à une époque précises. Duke Nukem 3D, par exemple, situe son action dans un New-York apocalyptique, peuplé de mutants en tous genres : selon leur nationalité, les joueurs peuvent voir dans ce cadre un détournement de leur quotidien ou bien au contraire une forme d’exotisme un peu particulière… On est loin en tout cas de pouvoir affirmer que la standardisation de ces jeux conduit à une uniformisation des réceptions qui risquent d’en être faites. Marc Bloch et Lucien Febvre appelaient déjà en 1935, dans le premier numéro thématiques des Annales, à étudier les productions techniques comme des ensembles culturels, en dépassant la vision téléologique de l’histoire dans laquelle les approches technicistes sont condamnées à s’enfermer. En nous défiant des catégories toutes faites, en ne cherchant pas à réifier les jeux vidéo en un objet de pratiques circonscrites et stables, notre propos n’est pas dissoudre la spécificité de ces formes de créations contemporaines dans un tout culturel qui serait amené à se reproduire à l’identique indéfiniment. Disons tout au moins que plutôt que tenter de faire dire à ces objets ce que pourra être notre futur, il nous paraît beaucoup plus pertinent de chercher au travers eux l’expression d’une histoire culturelle qui s’exprime de façon renouvelée.

Notes

(1) On désigne par ce terme les moyens mis en oeuvre par les concepteurs pour organiser les échanges d’informations entre l’utilisateur et le système informatique. La « jouabilité » d’un titre est alors notamment définie par la capacité qu’ont ces concepteurs à rendre synthétique la présentation à l’écran des informations nécessaires au joueur pour manier son personnage le plus efficacement possible.

(2) On rencontre d’ailleurs souvent dans la presse spécialisée l’utilisation des termes « doom-like » ou « quake-like » pour décrire les jeux de combat en trois dimensions en vue subjective.

Références bibliographiques

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Auteur

Olivier Zerbib

.: Doctorant, sous la direction d’Emmanuel Ethis, au laboratoire Culture et Communication (EA 3151) de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse (UAPV), chargé de cours au Département Sciences de l’Information et de la Communication (D-SIC) et chargé de communication de l’UAPV.