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Ancrage corporel & attachement contextuel. Sociologie d’une porte portable.

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Veyrat Nicolas, « Ancrage corporel & attachement contextuel. Sociologie d’une porte portable.« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/24-ancrage-corporel-attachement-contextuel-sociologie-dune-porte-portable

Introduction : Objets portables ou incorporés ?

« L’implant n’est que le premier pas de cet accès toujours plus immédiat [à l’information], où l’organisme fusionne avec l’objet. Certains appellent cela la post-humanité ou la sur-humanité… Cela peut faire sourire, or ces chercheurs formulent tout haut ce que nous faisons déjà tous aujourd’hui avec les technologies de l’information et de la communication. »
(Daniela Cerqui, Interviewée le 4 octobre 2006 par Hubert Guillaud, pour InternetActu.net)

Les discours promulguant l’arrivée imminente (ou même effective sur un plan métaphorique) d’un nouvel être humain – cyborg – fusion de chaires humaines et circuits électroniques, dont l’anthropologue Daniela Cerqui n’est assurément pas la seule habituée, peuvent apparaître comme des représentations quelque peu immédiates des rapports entre les humains et leurs dispositifs techniques. Ce qui est portable est-il nécessairement porté ? Ce qui est porté est-il (doit-il) nécessairement (être) physiquement incorporé ? Cet amalgame entre le portable, le porté, et l’incorporé semble en tous cas atteindre des proportions inquiétantes s’il est d’ores et déjà appliqué, comme c’est le cas ici, aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Nos relations avec les technologies miniatures peuvent-elles être réduites à leur « absorption », indépendamment des contextes (systèmes) sociotechniques d’utilisation des dispositifs ?
Cet article, première formalisation d’un travail qui devrait prochainement être étoffé de nouvelles observations empiriques, vise à mettre en évidence la prégnance de l’environnement contextuel sociotechnique dans l’usage des objets portables. Au-delà d’un interactionnisme binaire entre corps biologique et dispositif technique, nous suggérons la nécessité de raisonner avec davantage de finesse les systèmes (humains, sociaux, artéfactuels, cognitifs, politiques) dans lesquels ces objets a priori incorporés s’inscrivent, se multiplient, se distribuent, s’ancrent, se détachent…

Une (macro) sociologie de TIC attachées aux corps humains

Cet argumentaire ne peut être dissocié – et ce sera l’objectif de cette première partie – d’un rapide tour d’horizon des résultats accumulés depuis des années par les recherches sur l’usage des TIC et notamment par le champ hétérogène, voire constitué a posteriori (Bajolet, 2005), de la sociologie des usages. Il est donc difficile de dégager des conclusions convergentes pertinentes de ce champ de recherches, si ce n’est au regard de panoramas réflexifs tel que le rapport d’Emilie Bajolet, commandité par le Ministère de la Recherche (Bajolet, 2005). On y découvre des enseignements précieux pour notre propos, en particulier la propension des « chercheurs à être constamment pris dans un mouvement dialectique les portant tour à tour à remettre en cause les idées de sens commun vis-à-vis de l’avenir (…) de la sociabilité urbaine, et tour à tour à créer eux-mêmes des fictions prospectives ou à formuler des hypothèses en miroir de ces préjugés. » (Bajolet, 2005, p.94). Pour paraphraser, les résultats des recherches évoluent au gré de la banalisation des techniques, entre grands discours inquiets ou prophétiques sur la technique, relativisation des résultats (les pratiques ont finalement très peu changées…), leur affinement (si, elles ont quand même un peu changées…), et ainsi de suite. Ce mouvement s’illustre sur l’étude de quelques grandes tendances macrosociologiques liées aux TIC.

Ainsi l’interpénétration des sphères publiques et privées permise par les TIC, d’aucuns jugent problématique un temps, entre brouillage d’espaces sociaux traditionnellement disjoints, et collusion des vies privée, publique, professionnelle, et familiale, est aujourd’hui grandement relativisée, en faveur d’ancrages spatiaux persistants (Bajolet, 2005). Etaient professés la « ville à domicile » (Ducrocq, 1985), l’inversion des frontières du privé et public (Chambat, 1992), les levées de boucliers contre la venue au foyer familial de l’espace public anonyme – cas des associations de familles vs. les messageries conviviales du Minitel (Toussaint, 1992) –, la crainte d’un repli domiciliaire, la disparition de l’espace public (De Gournay, 1992)… Josiane Jouët craignait ce « double mouvement spatial qui conduit à la fois à transporter son univers privé dans l’espace public et à accéder à l’espace public à partir de chez soi » (Jouët, 1993, p.14). Le portable promettait, après la disparition de la distance liée à l’usage du téléphone, un évanouissement du lieu : l’espace, privé, public, s’effacerait ostensiblement derrière ses utilisateurs augmentés (Guillaume, 1994; Flichy, 1998).

Plus récemment, des études empiriques affinées prennent ses premiers résultats à contre-pieds : Chantal De Gournay, de manière presque prématurée, expose bien avant le reste du peloton la réintroduction permanente des contingences d’espace et de temps (bruits, tunnels, coupures de réseau, etc.) sur la communication, comme autant de façon pour l’environnement de reprendre ses droits (De Gournay, 1992, p.119-120). L’apparition et l’identification de « détours » conversationnels systématiques situant l’interlocuteur dès les prémisses de la communication (le fameux « t’es où ? ») révèlent ensuite l’ajustement obligatoire de la conversation au lieu (Heurtin, 1998; Relieu, 2002). Nombre de textes oeuvrent dorénavant en faveur d’un maintien de la « fonction communicative différentielle des lieux » (Bajolet, 2005), et une réinscription tangible des formes de communication dans un ancrage spatial (De Gournay and Mercier, 1996; De Gournay, 1997; Monjaret, 1997; De Gournay and Smoreda, 2001). Même analyse en ce qui concerne la dualité privée / public, résumée par la plume de Chantal De Gournay : « l’hypothèse d’une abolition de la frontière entre sphère professionnelle et sphère privée, en arrive finalement à la conclusion que le clivage perdure au-delà des configurations spatiales traditionnellement fondées sur la séparation entre travail et logement. La notion du domaine personnel émerge davantage de pratiques individuelles qui redécoupent un espace intime de communication au sein du foyer et du bureau. L’identité de chaque sphère (privée et professionnelle) reste forte malgré leur transfert hors de leurs frontières ‘naturelles’. » (De Gournay, 1997, résumé).

On retrouve la même dynamique dans l’analyse de la (non) transformation des régimes de proximité et de gestion de la distance dans les relations médiatisées par les TIC. Alors que la fin des relations de contiguïté n’avait jamais semblé plus imminente, qu’elles semblaient devoir être remplacées par des liens (sans fil) de connexité et d’affinité, réapparaissent des pratiques « oxymoriques » de télécommunication de proximité.

Francis Jauréguiberry annonce en 1994 « l’agilité des ‘nouvelles proximités médiatiques’, (qui) chasserait la pesanteur des relations déterminées par la contiguïté physique et ferait vite oublier le temps perdu avec un voisinage inintéressant ou, selon, la solitude et l’anonymat des grands ensembles résidentiels. » (Jauréguiberry, 1994, p.119). Il partage assez largement ce point de vue, s’il faut en croire Emilie Bajolet décrire la permanence de l’hypothèse d’abolition de la distance géographique dans certaines productions scientifiques au cours des années quatre-vingt dix (Bajolet, 2005). Les travaux sur Internet sont particulièrement révélateur sur ce point (voir par exemple (Casalegno, 1996)).

Puis, là encore, les discours évoluent (bien que, dans ce cas, la chronologie soit moins évidente). Patrice Flichy, tout d’abord, après avoir montré la proximité rémanente des communications suite à l’introduction du téléphone aux Etats-Unis (Flichy, 1991), s’attache à rétablir la « banale » réalité des pratiques, par-delà les mythes de la communication à distance : « En définitive, “le téléphone, contrairement à l’idée couramment admise, n’opère aucun décloisonnement des structures de sociabilité. Bien au contraire, la communication à distance est fondamentalement une communication entre proches dans les acceptions affective, métrique, sociologique, démographique, économique de ce terme.” » (Claisse and Rowe, 1993; Flichy, 1997, p.6 citant la conclusion de l’étude de Claisse et Rowe). Il est aussi notamment repris par Alain Rallet, plus récemment : « l’essentiel (70 %) du trafic des télécommunications est constitué par les communications non seulement locales mais encore entre proches. (…) il faut donc cesser d’assimiler « télécommunication » et communication « au loin », ne pas oublier que les télécommunications peuvent servir à nouer des relations de proximité » (Rallet, 2000, p.26).

Au final, le regard a posteriori sur les recherches quant à l’usage des TIC nous exhorte à la méfiance vis-à-vis des grandes annonces de bouleversement social relatif à l’emploi de dispositifs techniques miniatures et communicants. « Toute technologie qui rapprochera donnera naissance à des formes de mise à distance qui s’appuieront sur des pratiques traditionnelles. Toute technologie de l’immédiateté, de l’instantanéité donnera naissance à des formes de différé » (Toussaint, 1997). Ce regard prône la subtilité et la complexité des pratiques et ajustements (Boullier, 1997) sociaux, bien au-delà de chamboulements unidirectionnels prédictibles, et en particulier, on l’a vu dans les paragraphes précédents, concernant leurs ancrages spatio-temporels. Pour autant sait-on tirer les leçons de ses enseignements ?

En particulier, suggérer l’ambivalence des technologies, comme le fait Yves Toussaint, est-elle la seule conclusion à retenir de l’impulsivité passée (seulement ?) vers les chambardements sociaux ? Faut-il davantage retenir de ces paragraphes la relativisation des changements que la complexité des pratiques ? Se limiter à la première proposition serait à mon sens une erreur, tant c’est bel et bien, à l’image des travaux de Dominique Boullier, la complexité de systèmes éco-socio-techniques (et la nécessité d’études empiriques fines) qu’on redécouvre derrière les mythes et autres tendances sociétales approximatives.

De même, si les sociologues de l’usage relativisent aujourd’hui les mutations sociales induites par les nouveaux outils de communication, s’ils incitent à réinscrire l’usage des TIC au sein de pratiques traditionnelles et de systèmes complexes, pourquoi n’appliqueraient-ils pas ces préceptes quand il s’agit de caractériser le couplage entre l’individu (son corps physique) et son dispositif technique ? La collusion des vies publique et privée est repensée au travers d’ancrages spatiaux rémanents ; l’abolition des relations de proximité est retardée pour un temps, la faute là encore à des ancrages spatiaux persistants ; mais l’absorption des dispositifs techniques par les chaires humaines s’effectuerait en totale indépendance de l’environnement, sans aucun ancrage spatial ? Difficile à croire. Et pourtant les TIC, en conjuguant portabilité (miniaturisation) et mobilité, s’imposent bel et bien dans le discours des chercheurs comme l’appareillage technique constant du « nouveau sujet communiquant ». Marc Guillaume parle de « prothèses communicationnelles » (Guillaume, 1994), Leopoldina Fortunati raconte la métamorphose de plus en plus évidente du corps en machine, son artificialisation, dont l’utilisation de téléphones portables n’est qu’une étape supplémentaire (Fortunati, 1998). Dominique Boullier abonde dans le même sens, évoquant une évolution anthropologique conséquente due à l’incorporation de la technique « dans la matière elle-même d’une part et dans notre corps d’autre part » (Boullier, 1999, p.12-13), et une dissolution du statut classique des artefacts, reposant jusqu’alors sur l’extériorité (Boullier, 2000, p.172). « La généralisation des portables (ordinateurs et téléphones) indique clairement que la dissociation homme-machine en matière de traitement de l’information et de la communication ne sera plus désormais supportée longtemps. La seule frontière qui n’est pas encore franchie de façon nette est celle de l’intégration du dispositif de communication dans le corps lui-même. » (Boullier, 1999, p.113).

Cette obnubilation pour l’utilisateur et son corps physique, et cette nouvelle occurrence de  négation de l’environnement, doivent en fait être replacées dans un mouvement plus général de la sociologie des usages, qui en raison de la diffusion croissante des TIC dans nos sociétés, s’est progressivement intéressée aux problématiques plus spécifiques d’appropriation et d’usage des artefacts techniques propres à certains publics. Ainsi la famille, les adolescents, les personnes âgées, deviennent autant de valeurs d’une variable « public » qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Chemin faisant, cette variable est explorée, entre segmentations par classes d’âge, sexe, organisation familiale, a priori face aux nouvelles technologies (Bajolet, 2005), aboutissant parfois à des typologies évoluées (exemple des « profils d’identité située par rapport aux NTIC (Caelen, 1994, chapitre 7)). Cependant ce recentrage sur les « figures d’usagers » ne s’est effectué qu’au prix d’une disparition des ancrages spatiaux (Bajolet, 2005), confirmée par le travail de synthèse de Benoît Lelong et Frank Thomas (Lelong and Thomas, 2001). Les productions scientifiques glissent d’un intérêt premier pour les environnements (domestiques, professionnels) vers une préoccupation pour les publics.
Mais, à penser publics plutôt qu’environnements (ou tout simplement à les considérer de façon séparée), le risque, on l’a vu, est de passer à côté d’une vision systémique de l’usage, et de perdre la complexité et la finesse des pratiques au profit de discours génériques empreints d’affectif plus que d’empirisme. En particulier le lien exclusif entre corps biologique et artefact technique (qu’il soit tangible ou métaphorique) promulgué par l’incorporation physique des outils de communication, sera ici considéré comme une perte éminemment dommageable des spécificités cognitives, sociales, techniques, écologiques des contextes d’utilisation de ces dispositifs.

Davantage que relativiser l’emprise du corps sur le dispositif, c’est notamment la multiplicité de corps en jeu dans l’étude du couplage entre un individu et son dispositif technique qu’il s’agit de mettre en évidence (Veyrat; Blanco et al., 2006). C’est à partir d’un objet original (qui n’appartient pas aux TIC) mais tout aussi « corporel », les lunettes, que nous avions montré comment l’artefact (le système optique simple) navigue, suivant la configuration sociotechnique d’utilisation, entre le corps physique du porteur (exemple du myope qui porte une « lentille divergente » – verre ophtalmique ou lentille de contact, peu importe), son enveloppe corporelle ou image (les lunettes mode), son corps social (les verres modifient la vision, un fait social majeur (Sauvageot, 1994)), ses corps distribués. Cette dernière expression mérite d’être précisée. Référence explicite aux théories de l’action située (Suchman, 1987) et de la cognition distribuée (Hutchins, 1994), elle désigne la bulle cognitive, ensemble d’actants en interaction, avec laquelle l’individu fait corps durant une activité particulièrement prenante. Par analogie avec l’expression d’Anne Sauvageot, qui parle de corps-voiture (Sauvageot, 2003), nous montrions l’appartenance des lunettes aux corps-lecture, corps-moto, corps-couture, etc. ou comment la paire de lunettes se crée, prend sens, s’ancre (et donc se multiplie) dans un espace cognitif, physique, social et artéfactuel particulier, un corps plus large que ses frontières biologiques (Veyrat; Blanco et al., 2006). C’était pour nous un premier pas dans la revendication en faveur d’une prise en compte d’ancrages spatiaux dans l’étude du couplage homme-dispositif.

Reste évidemment à présenter la partie empirique de ce travail, où prend forme cette requête pour une analyse systémique de l’usage des dispositifs techniques portables, une microsociologie des TIC, et une relativisation du lien entre technologies et corps biologique. Cette partie sera consacrée à une sociologie d’une porte portable, référence à peine cachée au texte de Bruno Latour (Latour, 1992).

Sociologie d’une porte portable

La fragilité de l’équilibre entre l’ancrage corporel (corps physique) d’un unique artefact et la multiplication et l’attachement contextuel de dispositifs techniques s’illustre au quotidien. Bien souvent elle se traduit par des négociations banales et machinales entre acteurs, objets et contextes, dont l’enjeu est l’optimisation de l’usage du dispositif, sous contraintes de mobilité de l’utilisateur, de portabilité de l’artefact, et de contingence d’utilisation (donc d’imprédictibilité de l’environnement lors de l’utilisation).

Pour preuve ce récit anodin dont je fus l’un des acteurs pendant quelques mois, et dont l’issue est encore fraîche. Mon laboratoire d’accueil était encore il y a quelques mois en phase de formation. Concrètement, quelques huit à dix personnes se partagent les 800 m² de locaux, parcellés en deux étages et une grosse vingtaine de pièces : bureaux, show room, salles de réunion, smart room, salle de pause, pièce pour les imprimantes et la photocopieuse… Evidemment, si chacun a sa place attitrée dans un bureau, personne n’est seul dans une pièce (deux à trois personnes par pièce), et les mouvements au cours de la journée sont donc incessants, entre les réunions, les pauses, les passages à l’imprimante, à la photocopieuse, dans le bureau du voisin, où même l’isolement dans une pièce libre pour l’écriture ou la lecture. Chacun profite de l’espace et y navigue à son gré, selon ses envies et les contraintes de ses activités.

Les éléments « perturbateurs » se situent à trois niveaux. Un, le vaste château n’est pas un vase clos. Les entrées/sorties sont aussi nombreuses, sinon plus, que les déplacements internes. Réunions à l’extérieur, documents à récupérer à droite ou à gauche, visites des bâtiments, etc. L’espace attire ; et malgré le peu de personnel fixe, les va-et-vient sont à la hauteur du statut du laboratoire : un plateau d’innovation multipartenaire (six à cette date, industriels et universitaires). Deux, dans ce monde en mouvement, la porte d’entrée est fixe, « gardée » par un lecteur de badge (badge que seuls quelques uns des permanents ont la chance de posséder) ; elle n’est pas ouvrable à distance et est définitivement toujours trop loin de nous lorsque quelqu’un sonne. Trois, l’absence d’une personne dont l’accueil serait partie intégrante de la fiche de poste et la mobilité permanente de chacun des membres (personne n’est toujours présent et disponible pour aller ouvrir la porte, ou même simplement entendre la sonnette) se font cruellement ressentir.

Face à ce double problème (entendre et ouvrir), qui implique alors une proximité à la porte, se dégage rapidement et implicitement une hiérarchie des personnes les plus susceptibles de répondre à cette tâche. Proximité de l’entrée, présence dans les locaux, statut dans le laboratoire, maîtrise d’une zone d’incertitude, etc. influencent la constitution du groupe des « ouvreurs ».

Cependant la mission, dans ce contexte, est ingrate et perturbatrice. Elle s’oppose à la mobilité et rend la taille des lieux et l’espace (la faible densité) une contrainte.

L’installation, peu de temps après, d’un système d’ouverture à distance nous amène progressivement au cœur de la problématique énoncée plus haut. Sonner à la porte équivaut à composer un numéro de téléphone interne. A cette ligne téléphonique est branché un ensemble de trois téléphones sans fil (fonctionnement limité à l’intérieur du bâtiment). Pour ouvrir, il suffit de décrocher l’un des appareils, s’assurer de la personne à l’entrée (communication audio seulement) et composer un code (le même pour les trois combinés) sur le clavier du téléphone. Ainsi ce dispositif technique permet de « rendre mobile la porte d’entrée », c’est-à-dire en fait l’ensemble du système sociotechnique qui permet à une personne de pénétrer dans le bâtiment, à savoir : la sonnerie, l’ouvreur (ouïe et parole), le visiteur (idem), et la poignée. Il permet aussi de multiplier ce système par trois.

L’attribution des appareils téléphoniques ne fait aucun doute. Chaque membre du groupe des « ouvreurs » en prend naturellement un, et pose le combiné et sa base sur son bureau. Le code, au bout de deux ou trois jours, n’est plus un problème. On peut ainsi voir la constitution au préalable du groupe d’ouvreurs comme une dépendance de sentier pour l’organisation des trois « portes ». La présence de ce groupe déjà formé élimine toute forme de questionnement sur la distribution et l’agencement des appareils. Et au final l’ubiquité attendue de la porte d’entrée est représentée par l’attachement d’un téléphone sans fil à un individu. Car la modalité sans fil de l’appareil semble bel et bien capitale étant donnée la mobilité des personnes à l’intérieur des bâtiments ; la redondance des « portes » ne permet pas de s’en passer, et ceci essentiellement car cette mobilité interne est couplée avec une présence aléatoire des ouvreurs au laboratoire. Toutefois, l’ancrage des téléphones aux individus est loin d’être sans heurt. Ainsi la taille des appareils, le contexte intérieur (sans manteau, grandes poches, ou sac), la position principalement assise des individus rendent l’attachement au corps physique délicat. D’où des oublis, plus ou moins volontaires d’ailleurs.

Car si l’ouverture de la porte est télécommandable, l’accueil des invités, lui, est toujours parfaitement impossible à distance. S’en suivent des conversations extrêmement lassantes pour l’ouvreur : « Oui ? (…) Je vous ouvre… et j’arrive ! ». Ainsi certaines situations, comme la pause-café matinale, caractérisent des périodes « portes fermées » du laboratoire, malgré la redondance des ouvreurs dans la salle de pause… les téléphones étant malencontreusement oubliés dans les bureaux, et la salle trop éloignée pour que les sonneries soient entendues. Autant d’actes manqués parfaitement réussis pour les ouvreurs.

Progressivement, même, le lien entre l’appareil et l’individu se relâche au profit d’un ancrage de plus en plus fort sur le bureau du chercheur. Les « oublis » se généralisent ; les « portes », relocalisées dans les bureaux des ouvreurs, bougent de moins en moins. Pour ne pas généraliser les sonneries sans réponse, la modalité sans fil des appareils est ré-exploitée. Elle n’est plus le moyen de lier corps physique et dispositif technique, dans la dynamique permanente des individus et la succession des environnements. Au contraire elle devient le vecteur de passage d’un corps-bureau à un autre : les appareils sont incorporés aux corps-bureau des personnes, mais bougent d’un bureau à un autre suivant la présence des ouvreurs dans le laboratoire. Les prêts de téléphone deviennent monnaie courante, le groupe d’ouvreurs potentiels s’élargit, le code d’ouverture se diffuse parmi les membres du laboratoire, les « portes » se déplacent à nouveau, de bureau à bureau cette fois.

Puis une assistante fut embauchée. Dans sa mission, clairement stipulé aux yeux de tous : l’accueil des visiteurs (et implicitement des membres du laboratoire sans badge – comment faire la différence entre deux sonneries du même téléphone, provenant du même numéro ?) Conformément à la règle en vigueur, un appareil lui est confié (à long terme, sachant qu’elle sera la personne la plus présente dans les lieux).

Mais c’est finalement la logique de l’attachement aux personnes plutôt qu’aux bureaux qui est implicitement suivie ici dans cette affectation d’un téléphone à l’assistante. Car l’ancrage des appareils aux bureaux n’a plus de sens dans cette nouvelle configuration. En effet, l’embauche et la présence d’une assistante dans le laboratoire renforcent considérablement les contraintes de réponse et d’ouverture de la porte. Le nombre comme le temps de non-réponses doivent être réduits au minimum. Or la logique de l’attachement aux bureaux jouait sans aucun doute sur cette largesse, cette zone d’incertitude qui ne rendait personne responsable en particulier lors de non-réponses, et qui autorisait en outre les non-réponses. Aucune tâche formelle n’incombait aux ouvreurs ; leur action était un aimable service, susceptible d’être remis en cause… L’ancrage aux bureaux, et le prêt des téléphones, étaient la réponse la plus appropriée compte tenue des contraintes de taux de réponse (faible), de mobilité (forte), d’encombrement de l’appareil par rapport aux activités (forte), d’espace (forte), de code (faible), de motivation à répondre (faible), et du chemin parcouru (dépendances de sentier). Ce système n’est plus valide dès lors qu’une assistante prend un téléphone en main et doit y répondre. Qu’elle l’ancre à son bureau et elle ne pourra plus bouger.

Pour autant « incorporera »-t-elle l’appareil à son « corps physique », à tous ses déplacements ? Répondre d’ores et déjà par l’affirmative à cette question serait un échec dans cette démonstration en faveur d’une prise en compte d’une variété d’artéfacts, d’acteurs, de corps, de médiations dans les logiques d’incorporation des dispositifs techniques miniaturisés. La réponse du système à l’arrivée d’un nouvel acteur, à la remise en cause des contraintes existantes, ne peut être raisonnée comme une simple incorporation physique du dispositif technique.

Dans ce cas, la première réponse palpable du système fut une démission : celle du groupe d’ouvreurs qui face à l’arrivée de l’assistante n’avaient plus de raison de décrocher le téléphone. Les deux appareils s’éteignirent en l’espace d’une semaine.

Puis il ne leur fallu que quelques jours pour être centralisés, toujours éteints, parmi les fournitures et autres matériels informatiques. C’est à ce moment que l’assistante découvrit qu’elle avait à disposition trois dispositifs identiques : un réel système de portes mobiles qu’elle pouvait configurer suivant ses contraintes et objectifs. Elle bénéficiait par ailleurs d’une propriété actionnable de l’environnement social (affordance sociale ?) : le code, suite aux prêts des téléphones, était dorénavant connaissance commune. Enfin, étant la dernière entrante dans ce système, elle n’était pas soumise à l’équation ambiante : une personne = un téléphone.

Récapitulons. L’assistante a le devoir de répondre à la sonnerie (l’entendre, ouvrir la porte, accueillir les visiteurs éventuellement). L’appareil est toujours aussi imposant ; elle toujours aussi dépourvue de grandes poches ou de sac, vu le contexte intérieur. Les bureaux se sont remplis ; le code est connaissance commune. Elle doit conserver sa mobilité pour mener à bien son travail, et même doit pouvoir s’absenter du laboratoire, pour quelques réunions dans un bâtiment voisin, sans risquer de laisser des personnes à la porte. Elle ne prête pas attention outre mesure aux affectations antérieures, et en particulier à la formule : un téléphone, une personne qui constituait jusqu’à présent le mode de pensée dominant. Elle se retrouve face à la multiplicité des dispositifs.

L’organisation qui s’en suit, à savoir la délocalisation des dispositifs et leur attachement à des zones stratégiques du laboratoire, est donc insécable du système dans lequel elle prend forme et s’inscrit. L’assistante évacue la fonctionnalité sans fil des téléphones, et les dispose de part et d’autre du laboratoire, à deux « carrefours de bureaux », et le dernier sur sa table. Elle conserve ainsi sa mobilité au sein du laboratoire, et s’assure qu’en son absence éventuelle il y ait toujours quelqu’un (connaissant le code) susceptible de répondre au téléphone en cas de sonnerie prolongée.

Pour ne pas entraver sa mobilité avec un dispositif au final pas si portatif qu’on aurait pu le croire, elle supprime la mobilité des « portes » et au contraire joue sur leur multiplicité, pour les disposer, les ancrer à des contextes clé de la vie du laboratoire (la salle de pause par exemple).

Conclusion

Ainsi au travers d’un cas d’une banalité et d’une authenticité étonnante nous pouvons toucher du doigt le caractère systémique des problématiques de portabilité des dispositifs techniques miniaturisés. L’incorporation des artefacts n’est pas une réunion entre un objet et un corps physique ; c’est l’émergence d’une propriété nouvelle (ici la mobilité des portes) dans un système sociotechnique en marche, entre acteurs, artefacts, contraintes, jeux de pouvoir, contextes, etc. Comment cette propriété sera actionnée, par un ancrage au corps physique d’un unique artefact ou la multiplication et l’attachement contextuel de dispositifs techniques, ou même l’amarrage à plusieurs corps distribués (cas du prêt des téléphones qui naviguent d’un bureau à un autre), cela demeure un cheminement complexe et imprévisible, propre au système étudié, bien loin d’un déterminisme promulguant toute technologie portable portée et incorporée. L’incorporation, du moins, n’est pas physique, mais sociotechnique.

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Auteur

Nicolas Veyrat

.: Doctorant en sociologie industrielle. Il est membre du laboratoire PACTE (CNRS / Grenoble Universités), hébergé sur le plateau d’innovation MINATEC IDEAs Laboratory® et travaillant pour Essilor International. (veyratn@essilor.fr)