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Des dispositifs techniques producteurs de fiction

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Trouche Dominique, « Des dispositifs techniques producteurs de fiction« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/23-des-dispositifs-techniques-producteurs-de-fiction

Introduction

L’insertion, à partir des années 1990, des techniques d’information et de communication dans la gestion des espaces des Guerres mondiales a participé à la modification du paysage mémoriel français. L’organisation des sites touristiques « classiques » a servi de point d’appui au développement des stratégies d’images des sites comme en Normandie, dans l’Alsace, dans la Somme, dans le Vercors, à Verdun ou à Oradour-sur-Glane. Ces sites sont aujourd’hui assimilables par le visiteur en terme de logos et de slogans et visibilisent leurs actions à l’échelle européenne voire mondiale. Ces choix retentissent sur l’appréhension des espaces des guerres. Les visiteurs sont intégrés dans une gestion spatiale structurée. Ces mises en communication trouvent également un écho sur le plan architectural et scénographique. Le positionnement stratégique, défendu par chaque site, est mis en forme au sein du bâti. Les musées, nouvellement construits (nous pouvons citer, à titre d’exemple, le Centre de la mémoire d’Oradour, le Mémorial de la Résistance en Vercors de Vassieux ou le Mémorial de Caen), matérialisent l’image dans laquelle les sites s’inscrivent.
Nous allons interroger le rôle de ces dispositifs techniques dans leur dimension de médiation, avec l’objectif de révéler le cadre général qui a permis la reformulation des sites des Guerres mondiales, pour faciliter la compréhension des visiteurs. Comment les sites des Guerres mondiales fonctionnent pour attirer le visiteur et le guider tout au long de sa visite ? Qu’est-ce que cela révèle sur la perception et la mise en image de la mémoire et de l’histoire ?

Des dispositifs techniques qui visibilisent les mises en communication

Pour Florence Vandendorpe, un dispositif procède « toujours à une mise en forme particulière de la réalité » [Florence Vandendorpe, 1999, p. 201]. Des choix sont opérés parmi la multiplicité des pratiques en fonction des priorités. Ce qui est donné à voir est organisé à l’intérieur d’un cadre. Un dispositif est également un « espace de contraintes » [Florence Vandendorpe, 1999, p. 201]. Il fixe des règles communes qui organisent son environnement. L’insertion des techniques d’information et de communication s’est réalisée par des dispositifs qui ont participés à l’élaboration du nouveau visage des sites des Guerres mondiales. Nous allons décrire quatre de ces dispositifs, parmi les plus significatifs, pour ensuite analyser ce qui les lie.

Le premier dispositif montre comment la construction de l’identité visuelle peut être le résultat d’un processus historique. Nous allons prendre l’exemple du village d’Oradour-sur-Glane où les habitants ont été tués le 10 juin 1944 par une division SS de la Das Reich. La considération portée aux morts du bourg est l’objet d’une construction débutée dès la fin du massacre. Sarah Farmer a montré que l’Etat n’a pas tardé à se rendre compte de la capacité de l’événement à devenir symbole national de la souffrance de la France [Sarah Farmer, 2004]. Des fabrications successives ont élaboré le présent du site mémoriel. Ainsi le massacre des habitants représente un temps fondateur pour le site et l’identité du lieu se trouve fondée autour du slogan « village martyr ». Il résume l’élaboration événementielle mise en place à la suite du massacre. Car la complexité des événements ne concorde pas, par avance, avec des stratégies qui doivent accrocher le visiteur. Les politiques de communication raisonnent à partir de mots-clés, de slogans ou de logos immédiatement identifiables. Cela implique une sélection à opérer sur la masse d’informations afin de dégager les étapes et moments clés pour saisir l’attention des visiteurs et donner une visibilité au site qui dépasse le cadre local.

Le deuxième dispositif correspond à l’organisation des espaces des guerres sous forme de réseaux. L’imprégnation des logiques communicationnelles a unifié les propositions de visite en offrant une organisation similaire. En Normandie par exemple, le concept « Espace historique de la Bataille de Normandie » a été lancé avec le logo de la mouette à l’occasion du 50e anniversaire en 1994. Il a permis de mettre en réseau tous les lieux en organisant un « grand musée à ciel ouvert ». Huit parcours organisent la visite calquée sur le déroulement des batailles. De véritables circuits de guerre sont proposés au visiteur. Les modifications élaborées ces dernières années par le tourisme de mémoire partitionne donc ces espaces et leur restitue un sens marqué par l’emploi des techniques d’information et de communication. À propos de l’exposition, Jean Davallon montre qu’un : « circuit doit offrir les éléments qui permettent au visiteur de se fabriquer une « histoire » » [Jean Davallon, 1999, p. 148]. Un parallèle peut être fait entre le mode de territorialisation de l’exposition et celui des parcours qui relient les différents lieux de mémoire. La structuration de l’espace par des circuits locaux, régionaux, nationaux puis européens redéfinissent toujours sans cesse ce qui est à voir. À chaque fois, des formes monumentales sont conservées ou bien enlevées selon leur importance et leur capacité à se visibiliser.

Le troisième dispositif concerne la manière avec laquelle l’identité visuelle peut influer sur l’arrivée des visiteurs. L’entrée des nouveaux musées d’histoire des guerres, souvent de manière conjointe aux transformations structurelles, porte l’empreinte des stratégies d’images développées par les sites. Les politiques de communication englobent les espaces des guerres suite à leur mise en place et touchent chaque parcelle en contact avec le visiteur. L’entrée d’un monument est le lieu de la première rencontre, d’ordre physique, avec le visiteur. Effectivement, les offices du tourisme préconisent la découverte de ces espaces par une visite des sites des guerres qui débute dans un « monument scéno-muséographié ». L’emploi de l’expression « monument scéno-muséographié » fait référence aux musées d’histoire des guerres travaillés par la muséographie et la scénographie. L’ajout du terme « monument » entend matérialiser l’implication des architectes et faire le lien entre ces bâtiments et les monuments commémoratifs.
L’entrée d’un monument se compose d’une porte et d’un sas. L’architecture intègre ces éléments de base dans le processus constructif qui inscrit dans le bâti l’identité visuelle que l’espace souhaite délivrer. Plusieurs formes ont été données aux entrées pour traduire les stratégies d’images. La fracture est utilisée pour le Centre de la mémoire d’Oradour ou le Musée Juif de Daniel Libeskind à Berlin. La forme de la grotte est matérialisée dans le Mémorial de la Résistance en Vercors de Vassieux-en-Vercors par exemple. D’autres monuments travaillent l’impression d’ensevelissement pour disparaître et ne pas occulter les formes initiales. C’est le cas du Centre d’interprétation de Thiepval dans La Somme. Ces choix visuels rappellent que ces entrées instaurent une forme de gravité dans l’acte de passer la porte. Elles marquent la traversée du visiteur d’un dehors vers un dedans singulier qui parle d’un passé « sombre ». L’identité visuelle se trouve traduite en trois dimensions.

Le quatrième dispositif montre que des modifications touchent également la transmission des informations dans les expositions. Le visiteur n’est plus forcément dans un système où il doit se déplacer de panneau en panneau. Au contraire, il se trouve sollicité, au niveau perceptif, par la reproduction de scènes historiques à la taille de l’exposition. Florence Belaën analyse ces formats d’expositions qu’elle nomme « à scénographie d’immersion » [Florence Belaën, 2005]. Le visiteur est immergé avec l’objectif de lui faire ressentir des émotions, des sensations. Les expositions à scénographie d’immersion sont basées sur l’expérience de visite. Par exemple, l’exposition permanente du Mémorial de l’Alsace-Moselle permet au visiteur de suivre physiquement le déroulement historique de la Seconde Guerre mondiale. Il circule à travers ses scènes marquantes. Il se trouve tout à tour sur le quai d’une gare en 1939 ou au bord d’un camp de concentration. La manière dont le visiteur va appréhender l’exposition est travaillée par des formats qui privilégient la perception. Le visiteur est impliqué dans un environnement traité scénographiquement.

La fiction comme cadre général

Les politiques de communication et leurs dispositifs participent à construire des représentations des Guerres mondiales. Elles sont sous-tendues par un cadre général commun à chacune. Que perçoit le visiteur du fait de la médiation des politiques de communication ? Et s’il s’agissait davantage d’une fabrique visuelle et perceptive ? Loin de se recouper indistinctement, les questions du visuel et du perceptif s’étayent mutuellement. L’un et l’autre ne fonctionnent pas sur les mêmes registres. Il semble qu’ils cohabitent et influencent le visiteur dans sa relation aux sites des guerres. Quel serait ce cadre qui générerait une forme de fabrication ? Il semble que le point commun à ces contenus développés et mis en communication par les dispositifs techniques serait la production de fiction. Les politiques de communication, par un développement de « scénarisations » visuelles de ces espaces mémoriels, se trouveraient dépassées par la force que la fiction acquiert et surtout par ce qu’elle transmettrait aux visiteurs. Il y aurait ainsi deux niveaux de dépassement des espaces des guerres par la fiction. Le premier concernerait la reconstitution de scènes qui s’apparenteraient à une copie stéréotypée du réel. Le second comprendrait la totalité des sites des Guerres mondiales travaillés par une image fabriquée. Nous allons étudier tour à tour l’une et l’autre pour signifier leur imbrication au sein des espaces.

Avant toute chose, il s’agit de saisir ce que nous entendons par fiction et en quoi pourrait-elle s’apparenter à une forme de fabrique ? Emilie Flon rappelle que le terme de fiction a « deux acceptions principales : une qui renvoie au champ sémantique de la construction et du façonnement, et une autre qui renvoie au champ sémantique de la simulation et du mensonge » [Emilie Flon, 2005, p. 50]. La fiction traduit une prise de distance avec le réel. Elle serait une forme qui proposerait une signification « arrangée » parce qu’elle serait le résultat d’un processus de copie du réel. Ce qui est donné à voir ou à percevoir n’est pas l’élément originel mais une adaptation destinée aux visiteurs contemporains.

Une des premières manifestations de la présence de la fiction se traduit par une modification de la relation aux espaces. Pour reprendre une expression des architectes Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, l’espace contemporain est considéré comme un Dieu [Robert Venturi, et alii, 1978, p. 155]. Ils entendent marquer par cette affirmation, l’idée que « l’espace est sans doute l’élément le plus tyrannique de notre architecture actuelle » [Robert Venturi, et alii, 1978, p. 155]. Leur remarque permet de mettre l’accent, pour les nouveaux musées d’histoire des guerres, sur l’impératif d’habiller le sol autant que le plafond des pièces de l’exposition pour que la transmission opère. Les différents espaces de visite sont traités afin d’être lisibles immédiatement. Par exemple, lorsque le visiteur débute la visite de l’exposition du Mémorial de l’Alsace-Moselle à Schirmeck, il a immédiatement conscience qu’il pénètre dans un hall de gare. Il n’y a pas d’attente entre ce qui est proposé et ce qu’il voit. La relation aux lieux diffère de la présentation sous forme de vitrines ou de panneaux où c’est au visiteur à se rendre devant chaque document et lire les informations présentées, ce qui est le cas à l’Historial de Péronne par exemple.

La structuration, sous forme de réseaux, de l’espace global des sites des guerres participe également à révéler le travail qu’opère la fiction. Proposer un circuit, c’est-à-dire choisir des lieux à visiter, les organiser, et donner une dénomination à l’ensemble revient à induire un format de pratique de l’espace. Le visiteur sera probablement influencé dans sa découverte selon qu’il est invité à parcourir un territoire (c’est ce que propose l’Espace historique de la bataille de Normandie) ou à le cheminer (ce qui est le cas des « Chemins de la liberté » dans la Somme).

La question de la fiction touche aussi l’architecture des musées en elle-même. L’ambiguïté des monuments scéno-muséographiés avec les vestiges des guerres, réside dans l’absence de matérialité historique des bâtiments nouvellement créés. Ils sont installés dans les sites des Guerres mondiales, mais leur situation géographique précise n’est pas totalement induite par leurs fonctions au sein des espaces des guerres. Par exemple, le Mémorial de Caen est situé dans une zone industrielle face au siège du Crédit Lyonnais et de la Banque Populaire. L’architecture est alors amenée à suppléer à l’absence d’une présence mémorielle décisive. Pour Dominique Raynaud, une des premières qualités de l’architecture est « d’opérer sur l’espace » [Dominique Raynaud, 1998, p. 16]. Accommodée à la scénographie, elle permettrait de donner une identité à ces constructions qui se trouveraient inscrites dans une histoire racontée. La mise en forme de l’identité visuelle au sein du bâti participe ainsi à orienter les perceptions du visiteur. Mais le traitement « perceptif » de l’architecture conduit le visiteur à recevoir l’oeuvre d’une manière « personnelle ». De fait, sa transmission échappe, en partie, aux commanditaires. Dans l’ouvrage Violences invisibles, Patrick Baudry conçoit « la ville comme fiction » [Patrick Baudry, 2004, p. 116]. Il entend ainsi montrer que ce n’est pas uniquement le bâti et le déplacement qui fabriquent la ville mais également son inscription dans une fiction. À ce titre, la ville et les monuments scéno-muséographiés se rejoignent. Nous avons évoqué comment les techniques de communication participent à la gestion des territoires et à la mise en scène des événements. Les archipels de l’histoire sont traités en trois dimensions. Les stratégies de communication mettent en place une identité visuelle (logo et slogan) et gèrent les divers éléments qui composent les sites. De cette façon, la réduction d’années de guerre à une image ou quelques termes représentatifs et fédérateurs participent à la création d’une autre image, d’une histoire « adaptée ». La création n’est pas ici entendue au sens strict d’invention. Il s’agit de prendre en compte un effacement de la complexité au profit d’images et de mots simplifiés et rassembleurs qui seraient immédiatement identifiables par le visiteur.

Ces scènes recréées racontent quelque chose qui est de l’ordre de l’histoire. Elles évoquent le réel en lui donnant une matérialité pour qu’il soit représentable. La fiction est produite en partie par ce qui est raconté du passé. Elle serait une forme d’écriture de l’histoire qui rend visible et formalise les mots. Elle donne une impression de réel. Les productions des stratégies d’images et les monuments scéno-muséographiés se présenteraient, en somme, comme un « appareil fabricateur » selon les mots de Michel de Certeau [Michel de Certeau, 2002, p. 77]. Ils fonctionneraient selon les règles de la fiction, mais obéiraient à une donne posée dès le départ : l’adéquation au schéma général du passé. Les reconstitutions de scènes dans les mémoriaux innovent dans les méthodes de mise en scène des informations. Pour autant, elles respectent la réalité historique de départ. Si l’on prend l’exemple de la reproduction de la scène de la signature de l’armistice à la clairière de Rethondes du 22 juin 1940 au Mémorial de Caen, la scène n’a pas été recréée en elle-même. Les visiteurs ne voient pas les protagonistes signer l’acte. La scène est évoquée par les documents d’archives et par la matérialisation de la forme symbolique de la clairière. La pièce de l’exposition, où est situé cet événement, est ronde. Les conversations téléphoniques, entre les protagonistes de 1940, sont proposées au public grâce à des voix d’acteurs. Pour Michel de Certeau, « les identités de temps, de lieu, de sujet et d’objet supposées par l’historiographie classique ne tiennent pas et [sont] atteintes d’un « bougé » qui les trouble, la prolifération de la fiction le marque depuis longtemps » [Michel de Certeau, 2002, p. 80]. Précisément, chaque détail du récit historique est réemployé dans la fiction tout en étant remis en forme. Par exemple, il s’agit de mettre des voix pour remplacer celles des personnages historiques ou des victimes. C’est bien la voix d’une enfant qui raconte son énorme souffrance dans la scène de l’agonie d’Arlette Blanc au Mémorial de la Résistance en Vercors. En juillet 1944, le village de Vassieux est bombardé à plusieurs reprises par les allemands. Cette histoire scénographiée dans le Mémorial raconte l’histoire de l’enfant Arlette Blanc ensevelie dans les ruines de sa maison de Vassieux et découverte par le curé quelques jours après. Le récit porte sur le déroulement historique des bombardements et l’agonie de l’enfant qui dure quatre jours. Ces paroles auraient été prononcées par Arlette Blanc. Personne dans le public ne pense sincèrement qu’il s’agit de la voix de la fillette morte dans ces conditions le lundi 31 juillet 1944. Pourtant, il ne fait aucun doute qu’Arlette Blanc est effectivement morte ainsi ce jour précis. C’est ce que Paul Ricoeur nomme « l’affranchissement du narrateur » [Paul Ricoeur, 1995, p. 230. C’est l’auteur qui souligne.]. Il entend ainsi relever le trait le plus visible de l’opposition entre temps fictif et temps historique. Le narrateur n’est, en effet, pas affecté par l’impérieux devoir de corroborer aux lieux, aux individus et aux temps. Le recours à la fiction est annoncé dès le départ. Le visiteur sait qu’il pénètre dans une « espace muséographique » ou un mémorial. L’option de la présence dans un musée n’est pour ainsi dire pas évoquée. Comment fonctionnent ces mises en condition du visiteur ? Comment serait-il invité à participer aux événements narrés ?

Les lieux des drames originels n’existent plus ou sont transformés pour subsister jusqu’à aujourd’hui. Le trouble dont parle Michel de Certeau serait précisément dans ces identités qui ne seraient que le reflet des identités originales. Elles paraissent être la réalité. Le jeu de la fiction est sa capacité à faire comme s’il s’agissait de l’événement originel alors que le visiteur circule au travers d’une « copie ». Paul Ricoeur développe l’idée que la liberté octroyée à « l’artisan de fiction » lui permet d’explorer les « ressources du temps phénoménologique qui restent inexploitées, inhibées, par le récit historique […] » [Paul Ricoeur, 1995, p. 231]. Ainsi entendue, la fiction évoque un monde singulier. L’importance qui lui est accordée dans les monuments scéno-muséographiés semble relative à la présence plus ou moins importante d’archives. Là où les vitrines s’effacent au profit de la reconstitution de scènes historiques, les documents d’époques disparaissent. Ils se retrouvent engloutis dans la représentation. Cette dernière, travaillée par l’imagination, semble convenir pour prouver l’existence d’un passé ainsi détourné de la forme classique d’écriture de l’histoire.

La mise en scène de « vestiges », de « traces » ou d’objets ne semble plus être un impératif pour certains musées comme le Mémorial de l’Alsace-Moselle à Schirmeck ou le Mémorial de la Résistance en Vercors. Peut-être n’est-ce plus cela qui permettrait au visiteur d’accéder à la compréhension des évènements historiques ? Les vitrines ne serviraient plus nécessairement à proposer un objet ayant servi au cours de la Seconde Guerre mondiale. La médiation des images par la photographie, la télévision ou la reconstitution de scènes historiques sont bien plus utilisées. Au lieu de représenter des couverts de fortune utilisés durant la guerre ou bien des tickets de rationnement et leur implication au quotidien pour les familles, le Mémorial de la Résistance en Vercors a représenté une baignoire. Sur le petit panneau situé au milieu de la baignoire, il est inscrit : « Voici les restrictions, les tickets. Pour survivre on fait des provisions. C’est le temps du marché noir. » Il n’y a pas, a priori, de relation directe entre la baignoire et les tickets de rationnement. Les baignoires devaient sans doute servir à conserver des provisions, mais combien de familles en possédaient une durant la Seconde Guerre mondiale ? Cette image est parlante parce qu’elle est dichotomique. Le côté clair sert à la nourriture symbolisée par les pommes de terre et le côté noir est matérialisé par le charbon, sans doute pour servir au chauffage. C’est une image esthétique et aisément compréhensible. Toutefois sa réalité historique n’est peut-être pas évidente. La quasi absence de restes matériels et l’importance accordée à la reproduction de scènes dans les nouveaux musées participeraient-elle à une déréalisation totale de l’histoire des guerres ? La fiction ainsi employée serait-elle devenue le moyen de transmission des Guerres mondiales ?

La mise en scène d’images « stéréotypées » d’un événement permettrait de prouver le déroulement historique. La copie de l’entrée d’un camp de concentration au Mémorial de l’Alsace-Moselle est indiquée comme étant : « L’univers concentrationnaire ». Ce camp est tout à la fois représentatif de tous les lieux d’enfermement et d’aucuns en particulier. Cet exemple permet de montrer les invariants nécessaires au fonctionnement de l’image « camp de concentration ». La noirceur, dans laquelle est plongé le visiteur, couplée à la palissade, au grillage ainsi qu’au mirador semblent suffisamment signifiants. La vérité ne semble pas recherchée en elle-même. Il ne s’agissait pas de représenter un camp précis, mais de mettre en scène des invariants accessibles pour la compréhension de chaque visiteur. Quel serait le statut de ces reproductions ? Qu’est-ce que cela révèle d’un rapport au sens, à la vérité ?

Le travail scénique affecte de manière directe l’expérience des lieux. Ils troublent la relation à l’histoire. S’il est habituel de circuler dans un musée et de découvrir des documents exposés dans des vitrines, il n’est pas commun de « revivre » des épisodes marquants de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont sortis de leur contexte parce qu’ils parlent du passé qui, précisément, n’est plus. L’ambition de ces monuments serait peut-être d’annihiler en partie la distance entre ces restes et ce qui est de l’ordre du passé pour favoriser la transmission.

Toutes les scénographies introduites dans les monuments scéno-muséographiés ne jouent pas sur les mêmes registres. Il y a celles qui fonctionnent comme des formes symboliques présentes dans l’imaginaire social. La majorité des scènes du Mémorial de l’Alsace-Moselle entre dans ce cas de figure. Les autres formes de scénographies traitent d’exemple précis, expliquées en détail. C’est le cas de la scène qui présente l’agonie d’Arlette Blanc au Mémorial de la Résistance en Vercors de Vassieux. L’accent est alors porté sur le travail de description de scènes grâce à des voix d’acteurs qui narrent l’événement ou qui s’immiscent dans la peau de personnages historiques. La précision du déroulement historique est importante dans ce cas. Les scénaristes ont d’ailleurs privilégié l’emploi de lumières pour signifier la souffrance ou la mort. Il n’y a pas de matériaux qui occupent réellement l’espace. Les voix l’emplissent et l’imagination du visiteur lui donne forme. Ce n’est pas ainsi la mise en scène d’ensemble qui travaillerait les perceptions mais la manière dont sont ajustés les différents éléments qui la composent. La pièce peut sembler vide. Mais lorsque le scénario se met en marche elle se remplit de mots. L’imagination ainsi activée deviendrait le média qui donne forme à l’histoire racontée. Gaston Bachelard montre que « l’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les particularités de l’imagination » [Gaston Bachelard, 1957, p. 17].

Ce qui semble être des détails, comme les jeux de lumière, participent à ce que montre Paul Ricoeur. C’est-à-dire de quelle façon « l’imaginaire s’incorpore à la visée de l’avoir-été, sans en affaiblir la visée  » réaliste  » » [Paul Ricoeur, 1995, p. 331]. Cet avoir-été est par principe non observable. Ces « détails » scénographiques servent de « connecteurs » à l’événement au même titre que la bande sonore [Paul Ricoeur, 1995, p. 332]. La distribution des espaces et les formes données aux éléments agencés dans les pièces composent les lieux. La bande sonore devient l’alliée des jeux de lumières pour matérialiser les scènes historiques. L’usage récurrent de la fiction dans des espaces scénarisés influence directement la perception de l’Histoire. Et c’est le visiteur pratiquant qui donne du sens aux scènes historiques reconstituées.

Les politiques de communication comme forme symbolique s’appuie sur la production d’un imaginaire pour que la fiction fonctionne couplée à une recherche d’espace esthétisé. La relation au lieu ne devient plus lisible qu’à travers ce résumé communicationnel du site. En interrogeant la forme symbolique des politiques de communication, nous avons proposé de voir dans la fiction une sorte de liant qui leur permet de fonctionner. Cette construction fictionnelle est, en effet, tout à la fois ce qui est généré par les monuments scéno-muséographiés et les transformations affectant les sites mais aussi ce qui les dépasse. La production de fiction procède de façon assez similaire pour la reproduction de scènes et pour la création de stratégie visuelle. Dans les deux cas, elle induit tout à la fois une transformation et une réduction. Mettre une image sur un objet revient à proposer une interprétation qui affecterait directement le visiteur. Son imagination serait orientée puisqu’une forme visuelle est instituée. D’un autre côté, cela procède également à l’instauration d’un cadre qui oriente la lecture de l’histoire et la rapproche peut-être de son déroulement originel. La « fictionnalisation » traverse ces dispositifs et produit, en retour une forme singulière par les monuments scéno-muséographiés.

Références bibliographiques

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Venturi, Robert, Scott Brown, Denise, Izenour, Steven, L’enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale, Bruxelles, Mardaga, collection « Architectures + Recherches », 1978.

Auteur

Dominique Trouche

.: Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication sous la direction de Patrick Baudry à l’Université de Bordeaux III au sein du groupe de recherche IMAGINES