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Des artefacts comme extériorisation de fonctionnements corporels aux médiations mondialisées de la Technosphère

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Tinland Franck, « Des artefacts comme extériorisation de fonctionnements corporels aux médiations mondialisées de la Technosphère« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/22-des-artefacts-comme-exteriorisation-de-fonctionnements-corporels-aux-mediations-mondialisees-de-la-technosphere

Introduction

Il n’y a pas d’objet technique que l’on puisse considérer  indépendamment des liens qui rendent possible aussi bien son avènement que ses usages. Il n’est  que la trace objectivée  d’activités humaines qui l’ont inscrit  dans le monde.  Les  traces  de ces activités jalonnent et balisent les trajectoires  suivies  par des processus en cours depuis l’aube de l’humanité.  Bien qu’oeuvre humaine, trajectoires et  processus excédent de loin la conscience que les hommes ont de ce qu’ils font, des conditions qui  rendent possible leurs actes et des conséquences qui dérivent  de leur production.

Dés lors ce qui est en question, par delà les artefacts constitutifs du monde en lequel nous sommes introduits dés notre naissance, c’est l’artificialisation de l’être-humain en entendant sous ce mot le mode d’existence des hommes depuis que, à partir d’un socle  commun mis en place au cours de l’histoire de la Terre,  l’être-humain s’est différencié de l’être-animal.

Il nous faut remonter – ce n’est point une marque d’originalité ! – à Aristote pour comprendre les termes de nos interrogations.  Il est le père de deux couples d’opposition qui ont structuré la pensée occidentale, même si cette structuration  passe parfois par leur contestation radicale. Cette contestation sera, par exemple, au principe de l’essor de la science moderne  au temps de Galilée et Descartes.

Selon le philosophe grec, tout ce dont nous pouvons avoir l’expérience en ce monde, c’est à dire tout ce que nous pouvons distinguer et connaître, résulte de l’union d’une forme et de matière. Cette dernière peut être considérée  comme matière absolument première, « amorphe », sans qualités propres et dons apte à prendre n’importe quelle forme. Elle est alors ce dont toutes les choses qui nous entourent  sont faites : on ne peut alors rien en dire puisqu’elle  ne pressente aucune propriété qui permettrait  de  dire ce qu’elle est  en  la distinguant d’autre chose.

Mais  le terme de matière trouve à s’appliquer  lorsque l’on considère  la hiérarchie  qui va des quatre éléments  que sont le feu, la terre, l’air et la terre aux minéraux, aux végétaux, aux animaux et à l’homme.  Les éléments,  que leurs qualités  permettent de distinguer, sont déjà des mixtes de matière et de forme. Mais ils jouent le rôle de matière lorsqu’ils  s’intègrent dans une unité  qui  fait apparaître une « forme » qui a ses  caractéristiques propres, irréductibles à celles de ses constituants.  Matière désigne alors des matériaux  déjà eux-mêmes informés  qui prennent forme  en entrant dans  un ensemble  structuré  qui lui-même pourra entrer comme  matériau constitutif, avec d’autres,  dans une unité plus complexe.

Le couple formé par l’opposition-conjonction de la matière et de la forme   peut s’entendre de multiples façons dans des contextes  indépendants de la métaphysique aristotélicienne : Il renvoie en effet à l’irréductibilité  des niveaux d’organisation  auxquels nous confronte notre expérience.  Mais tout  ce qui  peut s’analyser en terme d’union d’une matière et d’une forme et  tire de cette union ses caractéristiques distinctives  vient-il à l’existence  et prend–il place dans le monde  selon les mêmes modalités ? Aristote nous propose  un autre couple d’opposés. Il faut alors distinguer ce qui prend forme par nature et ce qui est formé – informé–  par l’action d’un agent extérieur, c’est-à-dire par l’ «art » humain, donc par  la technique, qu’elle soit celle d’un artiste ou d’un artisan. Le chêne se développe en arbre adulte, réalise sa nature propre  par actualisation des virtualités déjà  présentes dans le gland. Le bloc de marbre (ou le tronc d’arbre, racine  du mot Ulh matière)   devient  statue ou objet utilitaire – Dieu, table ou cuvette –   sous le ciseau du sculpteur  qui  impose la forme qu’il conçoit à ce matériau naturel qu’il extrait d’une carrière.

A vrai dire ce couple  nature-technique  renvoie à un  troisième terme, qui permet de mieux comprendre ce qui est ici en jeu. Ce troisième terme est appelé par Aristote Tuch : hasard, ou, de façon moins lourde de sens  pour nous,  jeu incoordonné de facteurs circonstanciels agissant sur des éléments  eux-mêmes incoordonnés. C’est encore là une action s’exerçant de l’extérieur pour rapprocher ou éloigner, agréger ou disperser  des matériaux qui ne s’intègrent dans aucune forme propre, et ne font donc pas apparaître de  véritables unîtes complexes. Ils peuvent réaliser  au gré des circonstances une figure, une configuration, mais ils n’ont pas fait l’objet d’un processus  d’information, c’est-à-dire d’intégration d’une diversité de matériaux dans l’unité d’un ensemble  dont les caractéristiques ne doivent rien  à une distribution  aléatoire justiciable d’une analyse statistique en termes de probabilités.

Nous laisserons de coté ce qui  résulte du jeu de circonstances aléatoires. Pour le reste, personne ne dira qu’une mouche ou un éléphant   naissent d’une agglomération d’éléments brassés au hasard des circonstances. On ne peut pas davantage le dire des atomes qui manifestent les constantes structurales  et énergétiques  permettant, entre autres, de les situer dans la classification périodique des éléments.  Personne ne dira non  plus qu’un biface paléolithique  résulte de chocs  donnés au hasard  et bien moins encore expliquera -t-on par  une distribution aléatoire   l’existence d’une table ou d’un avion.   L’exemple souvent cité du singe dactylographe écrivant un poème  en frappant  à tort et à  travers  sur les touches d’un clavier  ne convaincra pas grand monde de la possibilité de produire ainsi un chef d’œuvre.  Tous ces exemples renvoient à l’idée d’une mise en forme – d’une  information- de matériaux dont la diversité est pour ainsi dire saisi, voire asservie  aux conditions d’avènement d’une unité intégrative – d’un système-  porteur d’un ordre interne   générateur de caractéristiques  irréductibles à celles de ses constituants.

Mais les processus qui ont donné forme aux atomes, aux mouches, aux tables  ou aux poèmes ne sont pas identiques. A  la question posée par leur différence, répond l’opposition formulée par Aristote entre ce qui vient à l’existence selon la dynamique interne  qui est la sienne par nature  et ce qui  reçoit sa forme  de l’action humaine : ce qui est  artefact  – fait par  l’art ( qu’il soit l’art de l’artiste ou de l’artisan).

C’est alors par la médiation d’un travail de  trans-formation de ce qui  joue le rôle de matière  qu’une forme d’abord pensée vient s’inscrire  dans le monde tel qu’il est. Les mêmes matériaux peuvent s’intégrer dans des formes différentes, les seules limites  à cet usage étant liées  aux caractéristiques des matériaux et, notamment, à leur résistance face à ce processus de transformation. Il s’agit alors de la réalisation d’un projet à travers la mise en œuvre des moyens  permettant d’inscrire  l’idée et le projet   dans une matière choisie sa compatibilité  avec la réalisation de la finalité poursuivie.  Ces moyens – outils notamment- sont les intermédiaires  qui donnent son efficacité à la gestuelle  de l’homme de l’art, c’est-à-dire permette de transformer le matériau  en production  conforme à une visée intentionnelle.

Ce schéma impose une extériorité réciproque de  l’ouvrier et de son œuvre, de celui exerce son «  art »  et  de  ce qui prend forme comme artefact. Mais les choses, à y regarder de plus prés, sont loin d’être aussi simples. Bien d’autres conditions interviennent en dehors de la séquence : représentation d’une forme à réaliser, choix des matériaux et des outils adéquats, gestuelle incorporant la forme  représentée au matériau.

Il nous faut, pour prendre la mesure de l’excessive simplicité de ce schéma, abandonner la référence à Aristote  et chercher  sur quelles bases il est possible (à moins que ne soit tâche impossible) de fonder  la différence d’avec le naturel  qui  est essentielle à toute réflexion sur le statut de l’artefact et des processus d’artificialisation.
Tout d’abord l’artisan lui-même est originairement un être naturel. Il résulte de  morphogenèses  (de processus générateurs d’information)  au cours desquelles sa forme s’est constituée  tout en demeurant intégrée dans le contexte naturel qui en a permis l’avènement. Cette intégration  peut s’analyser sous deux points de vue complémentaires.

D’un point de vue diachronique, les représentants de l’espèce homo sapiens apparaissent à  certains moments de l’évolution des formes vivantes. D’un point de vue synchronique, les hommes  coexistent avec toutes les formes naturelles parmi lesquelles ils ont coévolué. Ainsi, celui qui impose de l’extérieur une forme à des matériaux  qu’il transforme  est lui-même un produit  de processus naturels  et reste indissolublement lié aux conditions naturelles qui permettent sa propre conservation dans la durée.

Ensuite, l’extériorité réciproque de l’artifex et de l’artefact n’est que l’effet d’une vision superficielle. Les artefacts, quels qu’ils soient, modifient considérablement les relations de leurs producteurs au monde. Dire que ces relations sont modifiées, c’est dire qu’en fonction de ces modifications, c’est  leur être même, ce qu’ils sont, qui est modifié. En effet tout ce que nous pouvons connaître  d’une chose ou d’un être, ce sont les modalités selon lesquelles ils entrent ( ou sont capables d’entrer) en relation  avec  tout ce qui constitue le monde au sein duquel se déploie  la diversité  des modes de coexistence.   Nous ne pouvons dire ce qu’est  une chose ou  un être qu’en en explicitant les propriétés et qualités. Mais ces propriétés et qualités ne se manifestent qu’à l’occasion des interactions   que cette chose ( ou cet être) entretient ou est susceptible d’entretenir, selon les circonstances, avec  ce qui l’entoure.  Si un chien n’a pas pour nous les mêmes caractéristiques qu’une pierre, c’est parce que sa manière d’exister, les modalités de son existence dans le monde nous paraissent différentes.

S’il en est ainsi, les modalités de la coexistence  des hommes avec tout ce qui constitue leur monde, c’est-à-dire leur mode d’existence,  sont profondément structurées et restructurées  par le jeu des intermédiaires  grâce auxquels s’effectue leur mise en relations avec le monde et tout ce qu’il contient. Y compris leurs semblables, proches ou lointains.  En l’occurrence, ces intermédiaires sont  des artefacts ( outils, mais aussi signes ), et, nous y reviendrons, ces artefacts s’organisent en un milieu « artificiel », en fonction duquel  s’organisent nos représentations nos actions, et notre style d’existence.

Il n ’y a donc pas extériorité réciproque de ce que nous sommes et de ce à quoi nous donnons forme ( ou une nouvelle forme), et  informons ainsi. Ce que nous transformons et devenons partie intégrante de la réalité objective du monde  est aussi ce qui rétroagit sur  nous et fait de nous ce que nous devenons  dans ce jeu de relations qui n’a aucun équivalant ailleurs.

Par la même occasion, mettre en cause l’extériorité réciproque de celui qui transforme le matériau  et des résultats de cette transformation, c’est insister sur le fait que les hommes n’existent pas de la même manière que les autres formes vivantes. Les modalités de leur existence en tant qu’elle est essentiellement coexistence s’en trouvent modifiées, « artificialisées « .

Ces considérations  sont un prélude indispensable  aux questions plus précises  que nous pose notre capacité à transformer du naturel en artificiel, c’est-à-dire à produire des artefacts susceptibles  de s’ordonner entre eux de manière à constituer un véritable milieu artificiel Celui-ci nous enveloppe au point de constituer la face la plus familière de notre monde.

Les questions que pose notre capacit é à produire des artefacts et à artificialiser  nos conditions d’existence  sont multiples. Les premières concernent le mode d’articulation  de ce que nous produisons sur ce que nous sommes naturellement, c’est-à-dire ce que nous sommes par l’effet de l’information qui nous est naturellement transmise par voie génétique.  Comment ce qui est en nous héritage de l’histoire de la vie rend-il possible les processus  à l’origine des artefacts ?   En d’autres termes, qu’est- ce qui  dans notre patrimoine d’êtres vivants organisés d’une certaine maniere  appelle et rend possible de nouvelles modalités de  mise en forme, de trans-formation de ce que nous prélevons dans la nature hors de nous ?

Deuxième série de questions :  quelles relations les artefacts, une fois objectivés, c’est-à-dire intégrés dans le monde au sein duquel nous vivons, nouent-ils entre eux ?  Les artefacts se regroupent en systèmes auxquels  des dynamiques et des  régulations internes  confèrent une large autonomie. Cela  entraîne une très grande opacité de cet ensemble au regard de la conscience que nous avons de nos activités, de leurs  conditions et de leurs conséquences.  En prendre conscience, c’est-à-dire d’abord en acquérir une connaissance adéquate,  constituent  une des tâches les plus importantes que puisse nous proposer la volonté  de maîtriser notre devenir.

La troisième série de questions  porte précisément  sur  ce qu’il y a de nouveau dans les conditions que nous font les médiations artificielles – ou plutôt artefactuelles – qui  nous donnent une emprise toujours plus grande sur  ce qui nous entoure ( nature, mais aussi échanges et communication de divers types entre  des hommes)  et font surgir  aussi bien des rêves et des menaces  inouïes tout au long de notre histoire. En bref: s’il y a une continuité ininterrompue  dans la production d’artefacts  depuis les industries paléolithiques  jusqu’à  à Iter et Internet, quelles sont les nouveautés à l’origine de ce que nous ressentons comme une véritable mutation de notre condition ?

Ce que nous appelons matière se présente très généralement  comme structures, systèmes complexes stables : ce sont des  formes physiques, telles qu’atomes, molécules, voire cristaux. Nous savons aujourd’hui  qu’elles se forment dans des conditions bien déterminées, y compris pour les atomes  que Maxwell encore pensait éternels  et donc  indépendants de tout processus de formation. Cette formation, outre  les conditions qui la rendent possible, renvoie pour l’essentiel aux caractéristiques propres de leurs constituants et revêt, sauf exception, l’allure d’une structuration sinon instantanée, du moins  soustraite à toute contingence. Il en va de même des processus qui voient se transformer ou se défaire ces unîtes physiques, par exemple dans les cas de fission  de métaux radioactifs.
Au-delà de  la formation de ces structures élémentaires, le temps  des phénomènes  physiques est un temps soit marqué par la réversibilité potentielle  des équations de la physique classique   soit  par la tendance à l’équilibre par réduction des différences, c’est dire à la déstructuration  des ensembles  complexes, comme l’indique, selon le second principe de la thermodynamique, la croissance de l’entropie dans un  système considéré comme fermé.

Pour des raisons différentes, aucun de ces  modèles temporels  ne fait apparaître ce qui devient essentiel  à l’histoire des formes vivantes.
Dés son apparition, la vie   repose sur la formation de structures à faible cohésion mais susceptible de se répliquer, de se reproduire  avec d’éventuelles modifications, de se transmettre et d’intégrer des transformations.  Passées les premières esquisses pré-biotiques  et  les  formes les plus primitives  de vivants, cette perpétuation  qui est au principe de l’évolution des espèces  repose  sur  la constitution d’un support  transmissible   en lequel  s’inscrit  l’information codée dans le génome. Il s’agit là d’une mémoire  d’espèce, lentement constituée tout au long de l’évolution. C’est un conservatoire d’acquisitions   fondées sur des mécanismes que Jacques Monod décrivait comme « intensément conservateurs », clef de la stabilité  des  espèces, même s’ils offrent  leur chance à des  changements  qui font partie des accidents – plus que de l’essence- de la vie.

La clef de la stabilité des espèces, et  de la réussite   qu’est le maintien de la vie elle-même,  réside dans l’unilatéralité du canal par lequel  passe l’information génétiquement codée et transmise.  Cette information est transmise  des gênes vers leur expression  dans la constitution d’un nouvel organisme de la même espèce. Il n’y a – du moins est-ce un dogme communément accepté par la communauté scientifique – pas de rétroaction  des modifications enregistrées au cours de son existence individuelle  sur  l’information à partir de laquelle l’individu  a pris forme. Cette unilatéralité de la voie par laquelle est transmise l’information héritée de l’histoire de l’espèce et des espèces  interdit l’hérédité  des caractères acquis.

L’histoire des vivants  offre prise à ce qui est généralement décrit comme  processus de différenciation, de complexification et d’autonomisation croissantes. Cette évolution  est moins liée à une dynamique interne  aux fonctionnements biologiques  qu’au fait qu’elle se déroule dans un monde  en lequel interférent changements graduels et bouleversements aléatoires. L’interdépendance des formes vivantes entre elles comme avec les conditions physico-chimiques qui en sont à la fois les conditions et les effets (la composition de l’atmosphère en est un exemple) donne  à ce qui est coévolution  l’allure d’une histoire singulière, génératrice  du caractère exceptionnel  de la  Terre  au sein du cosmos, pour autant qu’elle le lieu de constitution progressive d’une  biosphère sans équivalent connu  dans le reste de l’Univers.

C’est à cela que fait spontanément référence l’usage du mot Nature. La constance de celle-ci (les équilibres naturels), que nous savons aujourd’hui relative et maintenue  par neutralisation des oscillations autour de valeurs de référence, repose sur  le jeu de rétroactions négatives à caractère  conservateur.

Les hommes sont, comme les autres êtres vivants, les héritiers de cette histoire singulière et irréversible. Ils manifestent pourtant une capacité  unique à s’émanciper  de la condition commune  que  leur patrimoine génétique et les modalités de sa transmission  font aux  autres espèces. Certes, ils demeurent tributaires  de l’information  transmise par voie de reproduction sexuée, mais ils sont en même temps capables d’insérer dans le monde  la production de  formes et d’information  dont  supports  et modalités  s’inscrivent en marge de l’ordre biologique.

Comment alors penser  les relations entre  l’homme considéré comme héritier de l’information  qui le détermine comme espèce  vivante, dont la place  est  repérable dans  la  classification  zoologique,  et l’homme qui introduit dans le monde des formes et des processus d’information  qui échappent  aux contraintes de la formation et de la transmission du patrimoine  sur lequel repose la pérennisation des espèces ?

La réponse la plus commune à cette question flatte notre orgueil. Elle  nous considère comme le sommet  de la hiérarchie des formes vivantes,  et en même temps comme avènement du dépassement de la condition animale. Avec nous apparaît la conscience, la distanciation  et le surplomb par rapport au monde matériel. Ce dégagement par rapport à la réalité  « subie »  permet la représentation  des solutions possibles à des situations embarrassantes. Ces facultés nouvelles  trouvent leur correspondant anatomique  dans l’expansion et la réorganisation d’un cerveau  qui apparaît comme le couronnement  d’une évolution orthogénétique  dont la trace peut se suivre tout au long de l’histoire du règne animal.

Mais notre espèce n’est pas née brusquement.  Ce que nous sommes, c’est ce que nous sommes devenus à partir  d’une origine sans cesse reculée dans le temps  – pour atteindre, les quelques  vingt mille siècles qui nous séparent d’homo habilis et des premiers silex taillés ( voire les sept millions d’années qui nous séparent de Toumaï, le Sahelanthropus tchadensis ). La capacité crânienne de ces lointains ascendants  est du même ordre de grandeur que celle des  grands singes actuels. Mais comme le disait A.Leroi-Gourhan l’essentiel de la morphologie hominienne est déjà en  place « des pieds au ras du col »,la face et le crâne demeurant  au contraire très éloignés  de ce qu’ils seront  au terme de remaniements successifs accompagnant la croissance du volume occupé par l’encéphale.

Dire que l’essentiel de la morphologie corporelle caractéristique des hominiens est réalisé dés avant le genre  homo  (avec les australopithèques ), c’est dire aussi que  les modalités du  rapport singulier  qu’ils ont avec le monde environnant  sont pour une large place déjà en place. Il n’est pas question ici de détailler cette condition que leur corps fait à ces lointains précurseurs. Il est cependant utile d’indiquer deux aspects essentiels.

Le premier concerne  la station droite  et le mode de locomotion qui lui est associé, c’est-à-dire   la bipédie et son corrélat : la disponibilité  de la main  pour des opérations  spécifiques.  De tous les primates, l’homme est le seul  ( par opposition aux quadrumanes arboricoles  et à la quadrupédie des singes «  terrestres ») dont les membres  inférieurs et supérieurs  ont suivi des spécialisations divergentes  dans le sens exclusif d’une locomotion adaptée aux déplacements sur le sol pour les pieds et dans le sens de la préhension-manipulation pour les mains.

Le second aspect  concerne  non plus la morphologie mais l’immaturation nerveuse du nouveau-né et le rythme aussi bien que le style de la maturation du stade néo-natal a la puberté, avec ce que cela implique à la fois comme  exposition aux stimuli mondains  avant que ne soit achevée la structuration du système nerveux, et comme longue dépendance  à l‘égard des adultes. La médiation de ces derniers  est pour longtemps indispensable à  l’apprentissage du monde et à la satisfaction des besoins vitaux.

Ces deux aspects suffisent pour indiquer que  la condition que leur organisation corporelle, sur fond de bouleversement écologique affectant  l’habitat forestier,  fait aux formes les plus archaïques de la lignée hominienne   est capitale pour comprendre le véritable défi  qu’elles ont à surmonter.  Quand elles apparaissent  ces formes ne suggèrent pas l’avènement d’un animal plus perfectionné que les autres  ou pourvu de quelque chose en plus ? Elles  s’accordent avec la qualification par laquelle Linné, après bien d’autres, caractérisait Homo sapiens : « nudus et inermis. Le risque est, dés  son apparition, le  compagnon privilégié de l’existence qui deviendra humaine.

Pour toutes ces raisons, et pour d’autres tirées de l’observation renouvelée des  singes anthropomorphes,  on ne peut qu’être tenté  par  les métaphores utilisées  d’abord par Kapp et Espinas, puis renouvelées par A. Leroi-Gourhan, lorsqu’ils voyaient dans l’outil  élémentaire non pas la brusque incarnation dans  une matière d’une idée ou d’une représentation antérieure  aux séquences  motrices  visant à la réaliser, mais l’effet d’une projection spontanée  d’un schème moteur corporel  dans un prolongement inorganique.

De manière très  suggestive A. Leroi-gourhan  présente  l’avènement de l’outil comme une sorte d’ « exsudation ».
L’outil apparaît comme l’intermédiaire entre le corps et le monde d’où tout vivant doit extraire de quoi subsister. Cette extraction suppose une emprise efficace sur le monde, et plus précisément une prise ajustée aux caractéristiques  des ressources qu’offre l’environnement naturel. Tous les êtres vivants  ont développé à l’interface de l’organisme et de son environnement  des structures permettant d’exploiter celui-ci et d’entretenir des échanges constants entre milieu intérieur ( selon l’expression de Claude Bernard) et le milieu extérieur.  Des peudopodes de l’amibe  aux griffes et crocs  des fauves, aux serres et becs  des oiseaux, la diversification des espèces présente une large panoplie de ces  dispositifs  qui, associés aux capacités locomotrices, se sont pour l’essentiel  spécialisés  en fonction des ressources offertes par l’environnement  naturel pour leur espèce.

L’outil –artefact-  ne prolonge pas seulement la main et le bras. Il prolonge cett dynamique  qui a  conduit  la plupart des  espèces  à spécialiser  des segments de leur corps, à  l’interface de celui-ci  et du monde, de façon à développer une emprise efficace sur  ce qui  est utile à l’entretien de leur vie. Le degré de cette spécialisation, évoquant la métaphore utilisée par l’un des fondateurs de l’éthologie, J. von Uexküll,  comparant les relations d’un organisme et de « son » monde  à  l’ajustement de la clef et de « sa » serrure, est généralement interprété comme un marqueur du degré d’évolution d’une espèce. L’essentiel est alors  pour le vivant de disposer d’un « contact efficace » mettant en rapport  un organisme et un environnement ayant participé  à une histoire commune.

S’il y a bien  une intentionnalité dans la production de l’outil le plus élémentaire, celle-ci s’adosse  à cette condition générale  essentielle à la vie : disposer  des moyens  efficaces  pour repérer, extraire et transformer les  ressources naturelles en productions assimilables par l’organisme.         L’enracinement de la technicité dans  les processus biologiques fondamentaux est indéniable. Il faut le reconnaître pour mieux voir en quoi l’outil, ou plutôt l’outillage,  non seulement est  irréductible  aux  productions de la vie,  mais encore est au principe, avec d’autres médiations,  de l’émancipation graduelle de l’existence humaine  par rapport à l’existence des  êtres «  purement et simplement  naturels »  que sont les autres vivants

C’est donc  aux conditions et effets de cette  émancipation de l’homme,  s’écartant des contraintes essentielles à l’ordre biologique et  du cadre naturel dont est solidaire  le mode d’existence propre à ‘animal, que nous devons nous intéresser.
L’outil ne descend pas du ciel des idées  dans la matière qu’informe la main. Une controverse a opposé les philosophes grecs sur la priorité de la main ou de la pensée dans l’action technique. Vaine controverse : la main (et l’œil ) informe le cerveau qui guide la main. Il est loisible de penser que l’outil naît dans la confrontation du geste et de la résistance de la matière à se laisser informer à la convenance d’un homme. Il est le fruit d’une manipulation contrôlée,  régulée, réajustée  en fonction des expériences effectuées. Le couple main –cerveau, pour reprendre une expression de J. Piveteau, est solidaire dans l’émergence d’une habileté technique  issue d’une exploration  que l’exemple des grands singes invite à penser tout autant ludique et curieuse que laborieusement utilitaire.
Toutefois, une fois né, l’outil a un double destin. D’une part, il s’agit d’une « chose » objectivée à partir du geste humain, projetée donc comme forme dans un monde où elle prend place  dans une réalité indépendante de celui (ou de ceux) qui est (sont) à son origine, mais soumise aux lois générales de la physique. L’outil est un objet physique comme un autre.
D’autre part,  sa genèse  laisse des traces qui  ont valeur de mémoire.  Ces traces relèvent pour une part des souvenirs individuels: elles  disparaissent   à la mort  des individus. Mais surtout elles s’inscrivent dans les supports d’une mémoire collective. La fabrication et l’usage de l’outil  ne peuvent être  le fait d’un homme isolé, qui jamais n’a existé en dehors des fictions d’un état de nature inventé pour les besoins de la cause.  Le groupe est tout entier impliqué  dans la  production de chaque « artisan. La ritualisation des gestes  est aussi ancienne que l’humanité,  et l’imitation plus encore -surtout si l’on prend en
compte  la longueur de la dépendance induite par l’immaturation néo-natale  et la durée qui sépare la naissance de la puberté.
La technicité humaine est une propriété des groupes et non  le résultat du génie individuel, quel que soit le rôle que celui-ci peut greffer, en des occasions  privilégiées, sur le patrimoine commun à partir duquel seul sont possibles fabrication, usage et perfectionnement de l’outillage
Cela signifie l’entrée  dans de nouvelles formes de rapport au temps, d’existence dans la durée. La conservation de l’outil  et la mémoire  des  gestes liés à sa mise en forme  conduisent au contournement  des contraintes liées à l’unilatéralité  de la transmission de  l’information génétique et à son caractère essentiellement conservateur. Au support de la « mémoire » d’espèce, et au support  cérébral  de la mémoire individuelle s’effaçant à la mort, se joint le support  gestuel, rituel, puis symbolique d’une mémoire transgénérationnelle, susceptible de retenir les « leçons de l’expérience » – par exemple  sous la forme d’un retour d’information de l’usage de l’outil sur les processus   et les schèmes directeurs  qui  assurent sa reproduction et son optimalisation.
Cet aspect reproducteur est essentiel. L’expansion technologique, aujourd’hui, renouvelle  à un rythme  toujours accéléré  nos moyens d’agir. Elle  nous masque le fait q’elle présuppose  un héritage,  un patrimoine  lentement sédimenté  en traditions  plus ou moins anciennes, mais toujours déterminantes  pour ce qui est à venir. L’immense majorité des sociétés antérieures à l’avènement des temps modernes ou extérieurs à l’aire culturelle couverte par cette modernité  ont d’ailleurs pieusement entretenu ce qu’elles ont considèrè comme   legs  à préserver,  parfois  dans le respect d’une transmission initiatique.
Il n’en demeure pas moins qu’il y a discontinuité  entre les processus en lesquels s’exprime la technicité humaine et ceux qui président à la  perpétuation de la mémoire  organisée selon le code génétique. Notre modernité a valorisé le changement  et cultive l’innovation. L’’analyse des  applications ou résultats  des produits techniques  est systématiquement utilisée  pour, grâce à une rétroaction de la mise en pratique sur l’information  initiale, améliorer les performances des  nouvelles machines. Ainsi les firmes automobiles recueillent-elles auprès de leurs clients ( et plus directement de leurs concessionnaires ) comme à l’occasion des compétitions   les  informations sur les défauts  à corriger  ou les rendements à améliorer.
Par opposition au caractère unilatéral  des canaux de transmission de l’information biologique, cela ouvre sur de nouveaux rapports au temps  et  de nouveaux rythmes et styles de diversification.   Il en résulte  une dérive d’abord lente, mais constamment  accentuée depuis deux millions d’années, de la manière dont l’existence humaine s’inscrit dans le monde   par rapport aux modalités de l’existence biologique. Nous reviendrons sur ce point.
La dynamique d’artificialisation que nous avons placée au cœur de toute interrogation sur les artefacts  présuppose cette mémoire cristallisée en tradition  qui assure la continuité  des pratiques  techniques comme d’autres aspects des activités humaines. Mais il y a l’autre dimension, précédemment évoquée, de ces traces laissées dans le monde par le travail de trans-formation   qu’opère  l’art humain. Les outils eux-mêmes, réalités objectivées à partir des gestes humains, inscrivent dans le monde  des formes  aussi indépendantes  que toute autre réalité naturelle  de la représentation qu’en a son auteur et de sa volonté. A partir de son insertion dans le monde, l’objet technique et les relations constitutives de sa possibilité et de son opérativité déploient des effets et entraînent des conséquences comme toute autre type de réalité objective.
Encore faut-il bien comprendre  ce qui en marque  la spécificité. Ce qui marque  de la manière la plus indiscutable la différence entre  l’instrument parfois façonné par l’animal (enclume, brindille ébranchée, éponges de mousse), c’est  le réseau de relations que leur fabrication  et leur usage  imposent entre des formes techniques  par ailleurs susceptibles de classement en fonction d’une typologie  qui  exclut la dépendance  de l’outil  à l’égard de la situation particulière  a laquelle il apporte une réponse.
Ainsi aucun outil, aucun objet technique  n’est pensable indépendamment  de son appartenance à un ensemble qui en conditionne la fabrication, l’utilisation et  le perfectionnement.  Autrement dit, tout outil de facture humaine participe à un outillage, caractéristique de la société  qui  en dispose et qu’il contribue à structurer.
L’outillage,  aspect le plus visible de ce que A. Leroi-Gourhan appelle milieu technique, se constitue donc en médiation systématique interposée entre un corps naturellement organisé, lieu de besoins et d’exigences à satisfaire en l’absence même des capacités natives à y répondre, et l’environnement naturel, lieu des ressources potentielles  susceptibles d’appropriation. Cet outillage, intégré à une culture qui en assure la transmission par delà  les objets qui le rendent manifeste,  va se diversifier  selon deux registres : le registre interne qui va voir se spécialiser et se multiplier les types d’outils, le registre externe qui va voir les sociétés privilégier, en  partie sous l’effet de leur propre environnement,  à la fois les moyens  d’agir et les matériaux à  utiliser.
La médiation que constituent les moyens techniques, dés qu’elle vient s’intercaler entre les hommes et le monde, est comme polarisée  par une visée qui lui est essentielle :  donner aux gestes et pratiques  propres à une société une  efficacité  une prise sur les matériaux choisis et extraits du monde en vue de leur appropriation ( s’approprier : se  rendre propre- c’est à dire  rendre assimilable pour la satisfaction de ses propres  besoins).  Telle est l’origine d’une dynamique  sous-jacente  à cette ( ou à ces) trajectoires  dont les outils ou autres objets techniques jalonnent la trace.
Initialement cette conquête d’une emprise efficace  sur  ce qui peut servir de matériaux  est assujettie à la satisfaction de besoins organiques immédiats, et elle  a clairement  pour objectif  de permettre l’entretien des flux vitaux. Elle s’en libère toutefois  progressivement. Les produits  de l’activité technique  vont se voir assigner  de nouveaux objectifs,  notamment nourrir les échanges  entre  individus comme entre groupes. Ces échanges, normés par la culture  et souvent ritualisés, sont essentiels  à la structuration et à la consolidation des liens sociaux. Ils concernent tous les aspects de ce que G. Bataille appelait  économie généralisée, incluant   au-delà  des formes prises dans les sociétés marchandes, ce que M. Mauss entendait par économie du don- toujours vivante chez nous sous la forme d’une  économie de prestige et d’ostentation, gourmande en produits mettant en œuvre des compétences techniques et des ressources naturelles particulièrement rares.
La dynamique  qui impulse   la recherche  d’efficacité dans la mise en forme de matériaux  puise  sa force dans une  caractéristique  du devenir technique qui demeure longtemps  inaperçue, voire neutralisée  dans la plupart des sociétés humaines, mais  explose en Europe occidentale avant même les temps modernes. Les moyens techniques permettent la réalisation de ce qui, sans eux, serait impossible.  Tout perfectionnement de ces moyens  permet de nouvelles réalisations. Mais plus encore, il ouvre sur un horizon de nouvelles possibilités.  Ces possibilités nouvelles  émergent en tant qu’objectifs devenus réalisables, et portent en elles la capacité  de mobiliser les énergies individuelles comme les ressources communes  en vue de leur réalisation. Le succès de ces efforts  à son tour ouvre  sur des perspectives  susceptibles de mobiliser, en des cycles sans fin,  les désirs et les  efforts  de ceux qui sont ainsi entraînés dans ce qui est incontestablement un progrès – si on le mesure à  l’aune de cette recherche d’efficacité qui est inhérent à  la mise en œuvre de la technicité humaine.  Que ce progrès  mesuré  aux objectifs que vise  tout agent pour autant qu’il est impliqué dans la sphère des activités techniques ne signifie pas pour autant  que cette efficacité  rime avec utilité, et encore moins avec  la réponse a la question : utilité pour qui et par rapport à quelle finalité  ultime ?
Mais il suffit de penser aussi bien à l’éventail des usages du mouvement circulaire  que les sociétés disposant de la roue  ont pu développer  qu’aux  applications en chaîne  – a titre de simple exemple-  du rayonnement laser ( de l’usinage de précision et  de la visée  dans les armements les plus sophistiqués à la microchirurgie   en passant par la découpe des métaux les plus résistants et sans parler de la recherche scientifique elle-même)  pour comprendre que toute avancée technologique, humble ou prestigieuse fait surgir un horizon d’applications possibles  qui  aspirent à  devenir réalité.

Les conséquences du caractère systématique de l’ensemble des formes techniques  propres à chaque société à un moment de son histoire  et de cette dynamique interne enracinée dans une technicité  émancipée de ses racines biologiques initiales sont multiples.  Elles convergeant tout vers  l’intégration des hommes dans la mouvance des processus d’artificialisation amorcée avec les premiers représentants du genre homo.
Chaque agent  participant  à l’activité technique  prend place dans un tissu de relations qu’il contribue à forger, mais qui  en retour fournit le socle à partir duquel il peut reproduire, perfectionner  et utiliser  des outils ou procédés. Il  lui ouvre des possibilités toujours en voie de renouvellement, qui  le place face à des résistances ou goulots d’étranglement à surmonter,  et qui inscrit son activité dans  le prolongement  d’un passé à partir duquel se préfigure ce qui  va advenir.
Ainsi celui par qui  prennent forme les productions techniques est-il, tout autant que celui qui les conçoit, les fabrique  et s’en sert tous les jours ( comme producteur ou utilisateur), celui  dont les représentations, les gestes et  les désirs  sont conditionnés  par ce monde objectivé à partir des pratiques humaines. Son existence  s’inscrit dans le cadre des contraintes et  possibilités qui structurent ses relations au monde, et cette médiation des artefacts  est essentielle pour comprendre ses relations avec le monde comme avec ses semblables.
Bref, il n’y a pas d’un coté  des êtres humains qui seraient ce qu’ils sont  indépendamment de ce qu’ils font et de ce qu’ils subissent, et d’autre part  un outillage  pour maîtriser le monde auquel ils feraient face et qu’ils  transformeraient  à la mesure de leur puissance et au gré de leurs désirs.   Non seulement les hommes sont dans ( et pas seulement au)  monde, mais encore  ils sont eux-mêmes  informés par ces formes qui médiatisent leurs rapports à ce monde.
Cette participation aux processus d’artificialisation  est l’un des aspects  de ce qui est au principe de leur qualité d’êtres humains, c’est-à-dire d’êtres vivants  sortis des cadres de l’existence animale pour entrer dans  des modalités de coexistence  irréductibles  à celles que leur ferait leur simple patrimoine d’espèce.
Certes  la médiation qu’institue la sphère  des formes et processus techniques n’est pas ici la seule en cause. Il faudrait au moins  évoquer  la médiation des signes organisés en systèmes, notamment linguistiques, et la médiation des normes et règles organisant leurs échanges dans les diverses occasions de la vie  collective. Ces systèmes symboliques et « institutionnels » ont des racines analogues  à la médiation technique. Ils  sont aussi des réponses à la condition naturelle que leur corps fait aux hommes  longtemps avant homo sapiens. Quoique différemment, ils s’organisent en ensemble régis par des lois spécifiques et ouvrent sur des modalités d’existence  émancipées  par rapport  aux modalités de l’existence génétiquement contrôlée. Remonter jusqu’aux racines communes de cette déhiscence  de l’être- humain  par rapport à l’être animal devrait être l’objet principal d’une anthropologie philosophique à développer entre  une conception  purement naturaliste ou biologisante  et une conception focalisée sur l’exceptionnalité d’un être substantiellement différent de tout ce qu’a engendré la nature.

Mais tel n’est pas notre propos. Il nous reste à aborder la troisième gamme des questions soulevées par  la production ininterrompue d’artefacts depuis quelques deux millions d’années.  Il convient donc à présent de nous interroger sur les aspects nouveaux  qui conduisent à reposer la question du statut des artefacts. Cette question va de pair avec  le renouvellement du regard que nous pouvons rétrospectivement  jeter sur notre passé  et notre propre statut.
La brusque expansion actuelle  de la sphère technologique s’inscrit dans la continuité de  la dynamique  interne sous-tendant la production d’artefacts. Mais cette continuité ne va pas sans moments d’inflexion brusque, donnant  à la trajectoire que jalonnent les outils, machines ou réseaux  l’allure de ruptures introduisant à des cycles nouveaux. Plus encore  que dans l’avènement  de productions techniques innovantes, c’est dans l’émergence de conséquences  modifiant profondément les modalités d’une existence dont nous avons répété qu’elle est  par essence coexistence, que résident les principales nouveautés.

Trois aspects  de cette émergence  de conditions susceptibles de modifier le mode d’existence des hommes méritent plus particulièrement d’être soulignées.

En premier lieu citons le développement des biotechnologies qui donnent  une emprise directe  ( et non par la médiation des opérations de sélection  artificielle  amorcée au néolithique)  sur l’information génétique elle-même. Elles donnent la capacité d’intervenir sur  ce qui est essentiel à la reproduction des formes vivantes telles qu’elles se sont constituées  tout au long d’une co-évolution aux rythmes très lents.  Cet accès  à ce qui est au cœur de la formation des organismes vivants est déjà amplement ouvert par  les opérations de transgenèse appliquées aux espèces végétales et animales. On sait pertinemment que leurs applications à la reproduction de la forme humaine ne soulèvent pas d’obstacles scientifiquement ou techniquement a priori insurmontables.
Il ne s’agit pas ici  des multiples interventions auxquelles les techniques de la procréation médicalement assisté nous ont habitués.  Il s’agit  des possibilités, plus ou moins lointaines, d’action directe sur le génome humain. Sans doute en un premier temps celles-ci sont placées  sous le signe d’une continuité avec la tradition hippocratique conduisant à restaurer ce que  des circonstances accidentelles ont empêché  les processus naturels de produire. Il s’agit toujours de guérir, comme le dit clairement l’expression de thérapies géniques.  Mais on peut toujours penser à  la possibilité d’agir sur le patrimoine spécifique  pour produire  des hommes  « différents » et prendre ainsi en charge le relais de l’évolution  pour produire une espèce  ( ou plusieurs) artificialisées. Le clonage à des fins thérapeutiques est déjà à mi-chemin  de cette capacité qui nous conduirait selon un chercheur américain, Richard Seed ( 1998) à « devenir comme Dieu (…)Le clonage ou la reproduction de l’ADN  est le premier pas important en ce sens »). Jean Rostand, après le Dr Frankenstein, avait déjà rêvé  d’un « homo sapientior. On entrevoit sans mal  les problèmes éthiques soulevés par cette seule perspective, et les difficultés supplémentaires induites  en ce qui concerne la définition de l’être humain.
Nous avons souligné  que, de toute façon, la manière humaine d’exister  est en elle-même   prise dans les processus d’artificialisation générateurs d’ensemble (techniques, mais aussi symboliques) que leur systémicité dote d’autonomie relative. Cela est valable même pour les caractéristiques physiques de la lignée conduisant vers homo sapiens. Notre morphologie comme notre physiologie résulte  des interactions fort anciennes  entre  le corps en voie d’hominisation et  le milieu artificialisé dans lequel il naît et par l’intermédiaire duquel il se rapporte au monde physique.
L’entrée potentielle  de l’homme dans le champ des  matériaux auxquels l’artifice  donne une nouvelle forme  est un des points critiques à partir desquels  nous pouvons renouveler   les interrogations sur  ce que nous sommes et sur  les conséquences éthiques ou juridiques des réponses données. C’est le maintien d’une communauté  d’êtres capables d‘échanger à partir du socle d’une même espèce qui est  en jeu  dans la possibilité d’une action directe sur ce qui  est par excellence le fondement  de l’appartenance à l’humanité.

Le deuxième aspect de la nouveauté en laquelle nous sommes pris  concerne précisément ce que l’on peut entendre sous ce terme. Pour la première fois de son histoire, l’humanité est devenue  un patient et un agent unifié de sa propre histoire. Plus exactement, elle conquiert ce statut,  en s’intégrant dans une même histoire, une même destinée solidarisant malgré leurs différences et leurs conflits les cultures issues  d’histoires différentes.. Les tentatives de mise en place d’une gouvernance mondiale  peuvent apparaître comme l’analogue du passage des organismes coloniaux ( polypiers, coraux ) aux premiers métazoaires véritables.
Il manque sans doute pour l’acquisition de cette sorte d’identité planétaire l’affrontement à des adversaires externes communs. Mais en l’absence de menaces en provenance du cosmos, il y a un autre type de menace, plus proche : celui de l’effondrement  du système  que constitue la biosphere, c’est-à-dire  des équilibres naturels dont nous avons découvert  en fonction des risques encourus le caractère exceptionnel et la fragilité sur fond de cosmos.

C ’est là le troisième aspect, le plus sensible sans doute,  de  la nouveauté d’une condition directement liée  à l’expansion  de ce que l’on peut designer comme technosphère  dans la mesure où les systèmes techniques  se sont articulés les uns aux autres en un ensemble unifié, structuré par  l’entrecroisement de réseaux générateurs de formes nouvelles d’inter dépendance et  de régulations
Avant d’être objets de contestations ou de divergences  sur le sens à donner à la mondialisation, celle-ci est un fait. Et ce fait repose sur une substructure technique  qui en fait un point d’aboutissement des processus d’artificialisation. Cette  substructure  s’est constituée sur la base de convergences qui trouvent leur source dans  des caractéristiques anciennes  du milieu technique, lequel tend ainsi à s’unifier, non sans distorsions, à l’échelle de la planète.

Ces convergences  sont manifestes  dans le cas  des formes techniques  qui résultent de la concrétisation de connaissances  scientifique  permettant, par le calcul et l’usage de modèles permettant la simulation, l’optimalisation de l’ajustement aux contraintes d’emploi  en liaison avec l’universalité des lois physiques. Ainsi les contraintes aérodynamiques tendent à fournir le moule commun dans lequel  prennent forme  les  productions aéronautiques.

La convergence la plus importante est sans doute celle des deux voies de développement de la technicité issue de extériorisation  de processus et structures corporelles ostéo-musculaires d’une part, nerveux d’autre part. Les techniques  reposant sur  l’utilisation d’énergie et d’outils efficaces pour vaincre la résistance des matériaux constituent la face la plus visible  d’un développement qui en masque une autre : celle  de moyens de stockage, de  transmission et de traitement de l’information. Il s’agit pourtant là aussi  d’une  projection dans l’inorganique de fonctions  dont l’ancrage originel est cérébral. L’usage de supports inorganiques ( peintures et gravures sur parois rocheuses, tablettes d’argile, parchemin etc.…)  offre la possibilité  d’une extension collective de la mémoire, et, à terme, permettra  le traitement et la transformation  des données  grâce à  leur disposition  en un ordre  autorisant des opérations réglées ( ordonnancement spatial de signes numériques permettant les opérations arithmétiques, bouliers  etc.….)  L’essor de l’informatique, tout en marquant une révolution  dans  les techniques du « nerveux » s’inscrit  elle-même dans le prolongement  de cette extériorisation de fonctions somatiques dans l’inorganique qui est plus visible dans le cas de l’outillage «  matériel.

On sait que la rencontre  de ces deux faces du développement technique s’est opérée tant  avec la naissance  des techniques de  PAO ( programmation assistée par ordinateur)  qu’avec  la conjonction   de l’informatique et des  réseaux de télécommunications qui avaient conduit  Alain Minc et  Simon Nora à proposer le terme de télématique pour designer  dans leur rapport sur l’informatisation de la société (1978)  ce qui  leur apparaissait comme  une révolution du même ordre de grandeur  que celle qui marque l’entrée dans   l’Histoire proprement dite : l’invention de l’écriture par les Sumériens.
Il faut joindre à ces aspects de la nouveauté de la condition que nous font les artefacts contemporains le croisement  des réseaux électriques et  hertziens, en lien avec  le sur-codage du langage «  naturel »  autorisant le développement des formes de communication  » technomédiatée», donnant un sens à la métaphore du village planétaire.

Cette convergence de techniques  dans une unité dynamique  de plus en plus englobante s’inscrit dans le droit fil de ce que nous avons décrit  comme formation de systèmes  intégrant procédés et  outils   dans un ensemble qui conditionne l’existence et la fonctionnalité de ses parties. Il faudrait analyser cette synergie  de techniques différentes dans l’unité d’un objet aussi fruste et complexe à la fois que  la forge primitive. L’interdépendance  des moyens dont la réunion permet  des opérations de transformation  impensables sans elle, se retrouve à une toute autre échelle   dans la formation des grands réseaux eux-mêmes entrelacés qui couvrent aujourd’hui la planète d’un maillage de plus en plus fin.

L’automobile comme l’avion  ont suscité et dépendent des réseaux  par lesquels  sont distribués à partir de centres de production  dérivés pétroliers et électricité.  Dans leurs usages contemporains, ces mêmes réalisations techniques  ont suscité et dépendent des réseaux routiers  ou des  lignes aériennes  reliant  les pistes nécessaires au décollage et l’atterrissage. Ces modes de transports sont eux-mêmes liés par la médiation des dessertes routières des aéroports etc.…  Ces réseaux eux-mêmes présupposent un nombre croissant d’autres  formes de structuration réticulée de l’espace, notamment  pour en assurer  un fonctionnement coordonné  grâce à des systèmes de signalisation ou de guidage  qui, parmi les possibilités qu’ils ouvrent, permettent le contrôle  de tout l’espace terrestre  partir de centres spécialisés.

Le passage de syst èmes locaux, diversifiés  en fonction d’options liées  aux différentes cultures (elles-mêmes  confrontées à des territoires spécifiques)  à un système dominant globalisé est source de multiples  conséquences. Celles-ci, comme déjà dit, en appellent à des régulations  de nature planétaire  et à une gouvernance mondiale de ce qui trouve sa source dans la dynamique d’artificialisation dont les effets contemporains renouvellent les représentations de notre propre destin.

Face à la pression mondialisée  par la mondialisation des techniques, la nature, qu prend pour nous -ce qui en soi  est  une nouveauté  inimaginable il y a un ou deux siècles – la figure d’une biosphère issue de l’histoire singulière  qui a vu  se reproduire et se diversifier les formes vivantes,  apparaît comme un îlot fragile, construit sur (ou contre) une succession de phénomènes aléatoires.  Jusqu’à une date récente, et sous des perspectives multiples – stoïcienne,  cartésienne, marxienne, pour nous en tenir à notre propre culture –  cette nature ou bien était immuable ou bien suivait un  cours   indépendant des activités humaines. Les masses et forces en jeu  dans les processus naturels  étaient sans commune mesure avec  les masses et les forces mises en œuvre par  les hommes pour aménager leur condition.

Les processus d’artificialisation sur lesquels  depuis homo habilis  repose   les modalités humaines de coexistence, c’est-à-dire l’être de l’homme en ce qu’il  a d’irréductible,  font de nous les héritiers d’une puissance  capable d’interférer avec les mécanismes fondamentaux  sur lesquels repose la constance, ou plutôt les faibles oscillations  du milieu   dans lequel  ont pu subsister  et se diversifier les formes vivantes.

Il y a là quelque paradoxe : au moment même où notre technologie nous ouvre les voies d’une exploration de cet univers  dont A. Koyré opposait l’ouverture sur l’infini  à la « clôture »  du monde antique et médiéval, nous redécouvrons, à travers la métaphore du  « spatial vessel earth »  la finitude du monde auquel est associée notre destinée. Nous sommes contraints de repenser ce que nous sommes, c’est à dire ce que nous sommes devenus  par l’action en retour sur les êtres vivants que nous demeurons de ce monde d’artefacts que nous avons interposé  entre l’héritage en nous des processus naturels et  le monde naturel hors de nous.
Nous ne saurions  aujourd’hui  nous interroger  sur notre propre condition sans prendre en compte les tensions  que nous découvrons  entre  notre enracinement dans une nature  soudainement affectée d’une fragilité jusqu’ici insoupçonnable  et la puissance remise entre nos mains  par une technique capable de transformer  aussi bien ce que nous sommes que le  milieu dont dépendent nos vies.  Ces  tensions entre ce que nous sommes en tant qu’héritiers  d’un co-évolution  au cours de laquelle notre espèce s’est formée, en relation avec  les conditions naturelles qui ont amené  à l’existence tous les vivants, et la puissance qui nous est donnée par une technique révélant tous les jours un peu plus son émancipation par rapport aux régulations qui assurent la constance du milieu terrestre, donnent tout son sens à une interrogation sur le statut des artefacts.
C’est dans cet espace ouvert entre notre insurmontable dépendance à l’égard de la stabilité la biosphère, issue d’une histoire singulière qui  en fait une exception fragile au sein du cosmos, et les capacités, non moins exceptionnelles au sein  du monde vivant, de transformer, nos conditions de vie, que se joue, aujourd’hui, la représentation  que nous pouvons avoir de ce que nous sommes, de notre situation dans le monde, de nos relations avec les autres existants

Telle est la raison profonde qui fait d’une réflexion sur le statut des artefacts une tache d’autant plus urgente que nous ayons la responsabilité  de conditions d’existence que nous avons la puissance de transformer alors que notre  vie elle-même demeure assujettie  à la conservation  de ce qui est issu  d’une histoire exceptionnelle au sein du cosmos.

Auteur

Franck Tinland

.: Professeur de Philosophie à l’Université Paul Valéry de Montpellier.