Des artefacts comme extériorisation de fonctionnements corporels aux médiations mondialisées de la Technosphère
Résumé
Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Tinland Franck, « Des artefacts comme extériorisation de fonctionnements corporels aux médiations mondialisées de la Technosphère« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, 2007, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/22-des-artefacts-comme-exteriorisation-de-fonctionnements-corporels-aux-mediations-mondialisees-de-la-technosphere
Introduction
Il n’y a pas d’objet technique que l’on puisse considérer indépendamment des liens qui rendent possible aussi bien son avènement que ses usages. Il n’est que la trace objectivée d’activités humaines qui l’ont inscrit dans le monde. Les traces de ces activités jalonnent et balisent les trajectoires suivies par des processus en cours depuis l’aube de l’humanité. Bien qu’oeuvre humaine, trajectoires et processus excédent de loin la conscience que les hommes ont de ce qu’ils font, des conditions qui rendent possible leurs actes et des conséquences qui dérivent de leur production.
Dés lors ce qui est en question, par delà les artefacts constitutifs du monde en lequel nous sommes introduits dés notre naissance, c’est l’artificialisation de l’être-humain en entendant sous ce mot le mode d’existence des hommes depuis que, à partir d’un socle commun mis en place au cours de l’histoire de la Terre, l’être-humain s’est différencié de l’être-animal.
Il nous faut remonter – ce n’est point une marque d’originalité ! – à Aristote pour comprendre les termes de nos interrogations. Il est le père de deux couples d’opposition qui ont structuré la pensée occidentale, même si cette structuration passe parfois par leur contestation radicale. Cette contestation sera, par exemple, au principe de l’essor de la science moderne au temps de Galilée et Descartes.
Selon le philosophe grec, tout ce dont nous pouvons avoir l’expérience en ce monde, c’est à dire tout ce que nous pouvons distinguer et connaître, résulte de l’union d’une forme et de matière. Cette dernière peut être considérée comme matière absolument première, « amorphe », sans qualités propres et dons apte à prendre n’importe quelle forme. Elle est alors ce dont toutes les choses qui nous entourent sont faites : on ne peut alors rien en dire puisqu’elle ne pressente aucune propriété qui permettrait de dire ce qu’elle est en la distinguant d’autre chose.
Mais le terme de matière trouve à s’appliquer lorsque l’on considère la hiérarchie qui va des quatre éléments que sont le feu, la terre, l’air et la terre aux minéraux, aux végétaux, aux animaux et à l’homme. Les éléments, que leurs qualités permettent de distinguer, sont déjà des mixtes de matière et de forme. Mais ils jouent le rôle de matière lorsqu’ils s’intègrent dans une unité qui fait apparaître une « forme » qui a ses caractéristiques propres, irréductibles à celles de ses constituants. Matière désigne alors des matériaux déjà eux-mêmes informés qui prennent forme en entrant dans un ensemble structuré qui lui-même pourra entrer comme matériau constitutif, avec d’autres, dans une unité plus complexe.
Le couple formé par l’opposition-conjonction de la matière et de la forme peut s’entendre de multiples façons dans des contextes indépendants de la métaphysique aristotélicienne : Il renvoie en effet à l’irréductibilité des niveaux d’organisation auxquels nous confronte notre expérience. Mais tout ce qui peut s’analyser en terme d’union d’une matière et d’une forme et tire de cette union ses caractéristiques distinctives vient-il à l’existence et prend–il place dans le monde selon les mêmes modalités ? Aristote nous propose un autre couple d’opposés. Il faut alors distinguer ce qui prend forme par nature et ce qui est formé – informé– par l’action d’un agent extérieur, c’est-à-dire par l’ «art » humain, donc par la technique, qu’elle soit celle d’un artiste ou d’un artisan. Le chêne se développe en arbre adulte, réalise sa nature propre par actualisation des virtualités déjà présentes dans le gland. Le bloc de marbre (ou le tronc d’arbre, racine du mot Ulh – matière) devient statue ou objet utilitaire – Dieu, table ou cuvette – sous le ciseau du sculpteur qui impose la forme qu’il conçoit à ce matériau naturel qu’il extrait d’une carrière.
A vrai dire ce couple nature-technique renvoie à un troisième terme, qui permet de mieux comprendre ce qui est ici en jeu. Ce troisième terme est appelé par Aristote Tuch : hasard, ou, de façon moins lourde de sens pour nous, jeu incoordonné de facteurs circonstanciels agissant sur des éléments eux-mêmes incoordonnés. C’est encore là une action s’exerçant de l’extérieur pour rapprocher ou éloigner, agréger ou disperser des matériaux qui ne s’intègrent dans aucune forme propre, et ne font donc pas apparaître de véritables unîtes complexes. Ils peuvent réaliser au gré des circonstances une figure, une configuration, mais ils n’ont pas fait l’objet d’un processus d’information, c’est-à-dire d’intégration d’une diversité de matériaux dans l’unité d’un ensemble dont les caractéristiques ne doivent rien à une distribution aléatoire justiciable d’une analyse statistique en termes de probabilités.
Nous laisserons de coté ce qui résulte du jeu de circonstances aléatoires. Pour le reste, personne ne dira qu’une mouche ou un éléphant naissent d’une agglomération d’éléments brassés au hasard des circonstances. On ne peut pas davantage le dire des atomes qui manifestent les constantes structurales et énergétiques permettant, entre autres, de les situer dans la classification périodique des éléments. Personne ne dira non plus qu’un biface paléolithique résulte de chocs donnés au hasard et bien moins encore expliquera -t-on par une distribution aléatoire l’existence d’une table ou d’un avion. L’exemple souvent cité du singe dactylographe écrivant un poème en frappant à tort et à travers sur les touches d’un clavier ne convaincra pas grand monde de la possibilité de produire ainsi un chef d’œuvre. Tous ces exemples renvoient à l’idée d’une mise en forme – d’une information- de matériaux dont la diversité est pour ainsi dire saisi, voire asservie aux conditions d’avènement d’une unité intégrative – d’un système- porteur d’un ordre interne générateur de caractéristiques irréductibles à celles de ses constituants.
Mais les processus qui ont donné forme aux atomes, aux mouches, aux tables ou aux poèmes ne sont pas identiques. A la question posée par leur différence, répond l’opposition formulée par Aristote entre ce qui vient à l’existence selon la dynamique interne qui est la sienne par nature et ce qui reçoit sa forme de l’action humaine : ce qui est artefact – fait par l’art ( qu’il soit l’art de l’artiste ou de l’artisan).
C’est alors par la médiation d’un travail de trans-formation de ce qui joue le rôle de matière qu’une forme d’abord pensée vient s’inscrire dans le monde tel qu’il est. Les mêmes matériaux peuvent s’intégrer dans des formes différentes, les seules limites à cet usage étant liées aux caractéristiques des matériaux et, notamment, à leur résistance face à ce processus de transformation. Il s’agit alors de la réalisation d’un projet à travers la mise en œuvre des moyens permettant d’inscrire l’idée et le projet dans une matière choisie sa compatibilité avec la réalisation de la finalité poursuivie. Ces moyens – outils notamment- sont les intermédiaires qui donnent son efficacité à la gestuelle de l’homme de l’art, c’est-à-dire permette de transformer le matériau en production conforme à une visée intentionnelle.
Ce schéma impose une extériorité réciproque de l’ouvrier et de son œuvre, de celui exerce son « art » et de ce qui prend forme comme artefact. Mais les choses, à y regarder de plus prés, sont loin d’être aussi simples. Bien d’autres conditions interviennent en dehors de la séquence : représentation d’une forme à réaliser, choix des matériaux et des outils adéquats, gestuelle incorporant la forme représentée au matériau.
Il nous faut, pour prendre la mesure de l’excessive simplicité de ce schéma, abandonner la référence à Aristote et chercher sur quelles bases il est possible (à moins que ne soit tâche impossible) de fonder la différence d’avec le naturel qui est essentielle à toute réflexion sur le statut de l’artefact et des processus d’artificialisation.
Tout d’abord l’artisan lui-même est originairement un être naturel. Il résulte de morphogenèses (de processus générateurs d’information) au cours desquelles sa forme s’est constituée tout en demeurant intégrée dans le contexte naturel qui en a permis l’avènement. Cette intégration peut s’analyser sous deux points de vue complémentaires.
D’un point de vue diachronique, les représentants de l’espèce homo sapiens apparaissent à certains moments de l’évolution des formes vivantes. D’un point de vue synchronique, les hommes coexistent avec toutes les formes naturelles parmi lesquelles ils ont coévolué. Ainsi, celui qui impose de l’extérieur une forme à des matériaux qu’il transforme est lui-même un produit de processus naturels et reste indissolublement lié aux conditions naturelles qui permettent sa propre conservation dans la durée.
Ensuite, l’extériorité réciproque de l’artifex et de l’artefact n’est que l’effet d’une vision superficielle. Les artefacts, quels qu’ils soient, modifient considérablement les relations de leurs producteurs au monde. Dire que ces relations sont modifiées, c’est dire qu’en fonction de ces modifications, c’est leur être même, ce qu’ils sont, qui est modifié. En effet tout ce que nous pouvons connaître d’une chose ou d’un être, ce sont les modalités selon lesquelles ils entrent ( ou sont capables d’entrer) en relation avec tout ce qui constitue le monde au sein duquel se déploie la diversité des modes de coexistence. Nous ne pouvons dire ce qu’est une chose ou un être qu’en en explicitant les propriétés et qualités. Mais ces propriétés et qualités ne se manifestent qu’à l’occasion des interactions que cette chose ( ou cet être) entretient ou est susceptible d’entretenir, selon les circonstances, avec ce qui l’entoure. Si un chien n’a pas pour nous les mêmes caractéristiques qu’une pierre, c’est parce que sa manière d’exister, les modalités de son existence dans le monde nous paraissent différentes.
S’il en est ainsi, les modalités de la coexistence des hommes avec tout ce qui constitue leur monde, c’est-à-dire leur mode d’existence, sont profondément structurées et restructurées par le jeu des intermédiaires grâce auxquels s’effectue leur mise en relations avec le monde et tout ce qu’il contient. Y compris leurs semblables, proches ou lointains. En l’occurrence, ces intermédiaires sont des artefacts ( outils, mais aussi signes ), et, nous y reviendrons, ces artefacts s’organisent en un milieu « artificiel », en fonction duquel s’organisent nos représentations nos actions, et notre style d’existence.
Il n ’y a donc pas extériorité réciproque de ce que nous sommes et de ce à quoi nous donnons forme ( ou une nouvelle forme), et informons ainsi. Ce que nous transformons et devenons partie intégrante de la réalité objective du monde est aussi ce qui rétroagit sur nous et fait de nous ce que nous devenons dans ce jeu de relations qui n’a aucun équivalant ailleurs.
Par la même occasion, mettre en cause l’extériorité réciproque de celui qui transforme le matériau et des résultats de cette transformation, c’est insister sur le fait que les hommes n’existent pas de la même manière que les autres formes vivantes. Les modalités de leur existence en tant qu’elle est essentiellement coexistence s’en trouvent modifiées, « artificialisées « .
Ces considérations sont un prélude indispensable aux questions plus précises que nous pose notre capacité à transformer du naturel en artificiel, c’est-à-dire à produire des artefacts susceptibles de s’ordonner entre eux de manière à constituer un véritable milieu artificiel Celui-ci nous enveloppe au point de constituer la face la plus familière de notre monde.
Les questions que pose notre capacit é à produire des artefacts et à artificialiser nos conditions d’existence sont multiples. Les premières concernent le mode d’articulation de ce que nous produisons sur ce que nous sommes naturellement, c’est-à-dire ce que nous sommes par l’effet de l’information qui nous est naturellement transmise par voie génétique. Comment ce qui est en nous héritage de l’histoire de la vie rend-il possible les processus à l’origine des artefacts ? En d’autres termes, qu’est- ce qui dans notre patrimoine d’êtres vivants organisés d’une certaine maniere appelle et rend possible de nouvelles modalités de mise en forme, de trans-formation de ce que nous prélevons dans la nature hors de nous ?
Deuxième série de questions : quelles relations les artefacts, une fois objectivés, c’est-à-dire intégrés dans le monde au sein duquel nous vivons, nouent-ils entre eux ? Les artefacts se regroupent en systèmes auxquels des dynamiques et des régulations internes confèrent une large autonomie. Cela entraîne une très grande opacité de cet ensemble au regard de la conscience que nous avons de nos activités, de leurs conditions et de leurs conséquences. En prendre conscience, c’est-à-dire d’abord en acquérir une connaissance adéquate, constituent une des tâches les plus importantes que puisse nous proposer la volonté de maîtriser notre devenir.
La troisième série de questions porte précisément sur ce qu’il y a de nouveau dans les conditions que nous font les médiations artificielles – ou plutôt artefactuelles – qui nous donnent une emprise toujours plus grande sur ce qui nous entoure ( nature, mais aussi échanges et communication de divers types entre des hommes) et font surgir aussi bien des rêves et des menaces inouïes tout au long de notre histoire. En bref: s’il y a une continuité ininterrompue dans la production d’artefacts depuis les industries paléolithiques jusqu’à à Iter et Internet, quelles sont les nouveautés à l’origine de ce que nous ressentons comme une véritable mutation de notre condition ?
Ce que nous appelons matière se présente très généralement comme structures, systèmes complexes stables : ce sont des formes physiques, telles qu’atomes, molécules, voire cristaux. Nous savons aujourd’hui qu’elles se forment dans des conditions bien déterminées, y compris pour les atomes que Maxwell encore pensait éternels et donc indépendants de tout processus de formation. Cette formation, outre les conditions qui la rendent possible, renvoie pour l’essentiel aux caractéristiques propres de leurs constituants et revêt, sauf exception, l’allure d’une structuration sinon instantanée, du moins soustraite à toute contingence. Il en va de même des processus qui voient se transformer ou se défaire ces unîtes physiques, par exemple dans les cas de fission de métaux radioactifs.
Au-delà de la formation de ces structures élémentaires, le temps des phénomènes physiques est un temps soit marqué par la réversibilité potentielle des équations de la physique classique soit par la tendance à l’équilibre par réduction des différences, c’est dire à la déstructuration des ensembles complexes, comme l’indique, selon le second principe de la thermodynamique, la croissance de l’entropie dans un système considéré comme fermé.
Pour des raisons différentes, aucun de ces modèles temporels ne fait apparaître ce qui devient essentiel à l’histoire des formes vivantes.
Dés son apparition, la vie repose sur la formation de structures à faible cohésion mais susceptible de se répliquer, de se reproduire avec d’éventuelles modifications, de se transmettre et d’intégrer des transformations. Passées les premières esquisses pré-biotiques et les formes les plus primitives de vivants, cette perpétuation qui est au principe de l’évolution des espèces repose sur la constitution d’un support transmissible en lequel s’inscrit l’information codée dans le génome. Il s’agit là d’une mémoire d’espèce, lentement constituée tout au long de l’évolution. C’est un conservatoire d’acquisitions fondées sur des mécanismes que Jacques Monod décrivait comme « intensément conservateurs », clef de la stabilité des espèces, même s’ils offrent leur chance à des changements qui font partie des accidents – plus que de l’essence- de la vie.
La clef de la stabilité des espèces, et de la réussite qu’est le maintien de la vie elle-même, réside dans l’unilatéralité du canal par lequel passe l’information génétiquement codée et transmise. Cette information est transmise des gênes vers leur expression dans la constitution d’un nouvel organisme de la même espèce. Il n’y a – du moins est-ce un dogme communément accepté par la communauté scientifique – pas de rétroaction des modifications enregistrées au cours de son existence individuelle sur l’information à partir de laquelle l’individu a pris forme. Cette unilatéralité de la voie par laquelle est transmise l’information héritée de l’histoire de l’espèce et des espèces interdit l’hérédité des caractères acquis.
L’histoire des vivants offre prise à ce qui est généralement décrit comme processus de différenciation, de complexification et d’autonomisation croissantes. Cette évolution est moins liée à une dynamique interne aux fonctionnements biologiques qu’au fait qu’elle se déroule dans un monde en lequel interférent changements graduels et bouleversements aléatoires. L’interdépendance des formes vivantes entre elles comme avec les conditions physico-chimiques qui en sont à la fois les conditions et les effets (la composition de l’atmosphère en est un exemple) donne à ce qui est coévolution l’allure d’une histoire singulière, génératrice du caractère exceptionnel de la Terre au sein du cosmos, pour autant qu’elle le lieu de constitution progressive d’une biosphère sans équivalent connu dans le reste de l’Univers.
C’est à cela que fait spontanément référence l’usage du mot Nature. La constance de celle-ci (les équilibres naturels), que nous savons aujourd’hui relative et maintenue par neutralisation des oscillations autour de valeurs de référence, repose sur le jeu de rétroactions négatives à caractère conservateur.
Les hommes sont, comme les autres êtres vivants, les héritiers de cette histoire singulière et irréversible. Ils manifestent pourtant une capacité unique à s’émanciper de la condition commune que leur patrimoine génétique et les modalités de sa transmission font aux autres espèces. Certes, ils demeurent tributaires de l’information transmise par voie de reproduction sexuée, mais ils sont en même temps capables d’insérer dans le monde la production de formes et d’information dont supports et modalités s’inscrivent en marge de l’ordre biologique.
Comment alors penser les relations entre l’homme considéré comme héritier de l’information qui le détermine comme espèce vivante, dont la place est repérable dans la classification zoologique, et l’homme qui introduit dans le monde des formes et des processus d’information qui échappent aux contraintes de la formation et de la transmission du patrimoine sur lequel repose la pérennisation des espèces ?
La réponse la plus commune à cette question flatte notre orgueil. Elle nous considère comme le sommet de la hiérarchie des formes vivantes, et en même temps comme avènement du dépassement de la condition animale. Avec nous apparaît la conscience, la distanciation et le surplomb par rapport au monde matériel. Ce dégagement par rapport à la réalité « subie » permet la représentation des solutions possibles à des situations embarrassantes. Ces facultés nouvelles trouvent leur correspondant anatomique dans l’expansion et la réorganisation d’un cerveau qui apparaît comme le couronnement d’une évolution orthogénétique dont la trace peut se suivre tout au long de l’histoire du règne animal.
Mais notre espèce n’est pas née brusquement. Ce que nous sommes, c’est ce que nous sommes devenus à partir d’une origine sans cesse reculée dans le temps – pour atteindre, les quelques vingt mille siècles qui nous séparent d’homo habilis et des premiers silex taillés ( voire les sept millions d’années qui nous séparent de Toumaï, le Sahelanthropus tchadensis ). La capacité crânienne de ces lointains ascendants est du même ordre de grandeur que celle des grands singes actuels. Mais comme le disait A.Leroi-Gourhan l’essentiel de la morphologie hominienne est déjà en place « des pieds au ras du col »,la face et le crâne demeurant au contraire très éloignés de ce qu’ils seront au terme de remaniements successifs accompagnant la croissance du volume occupé par l’encéphale.
Dire que l’essentiel de la morphologie corporelle caractéristique des hominiens est réalisé dés avant le genre homo (avec les australopithèques ), c’est dire aussi que les modalités du rapport singulier qu’ils ont avec le monde environnant sont pour une large place déjà en place. Il n’est pas question ici de détailler cette condition que leur corps fait à ces lointains précurseurs. Il est cependant utile d’indiquer deux aspects essentiels.
Le premier concerne la station droite et le mode de locomotion qui lui est associé, c’est-à-dire la bipédie et son corrélat : la disponibilité de la main pour des opérations spécifiques. De tous les primates, l’homme est le seul ( par opposition aux quadrumanes arboricoles et à la quadrupédie des singes « terrestres ») dont les membres inférieurs et supérieurs ont suivi des spécialisations divergentes dans le sens exclusif d’une locomotion adaptée aux déplacements sur le sol pour les pieds et dans le sens de la préhension-manipulation pour les mains.
Le second aspect concerne non plus la morphologie mais l’immaturation nerveuse du nouveau-né et le rythme aussi bien que le style de la maturation du stade néo-natal a la puberté, avec ce que cela implique à la fois comme exposition aux stimuli mondains avant que ne soit achevée la structuration du système nerveux, et comme longue dépendance à l‘égard des adultes. La médiation de ces derniers est pour longtemps indispensable à l’apprentissage du monde et à la satisfaction des besoins vitaux.
Ces deux aspects suffisent pour indiquer que la condition que leur organisation corporelle, sur fond de bouleversement écologique affectant l’habitat forestier, fait aux formes les plus archaïques de la lignée hominienne est capitale pour comprendre le véritable défi qu’elles ont à surmonter. Quand elles apparaissent ces formes ne suggèrent pas l’avènement d’un animal plus perfectionné que les autres ou pourvu de quelque chose en plus ? Elles s’accordent avec la qualification par laquelle Linné, après bien d’autres, caractérisait Homo sapiens : « nudus et inermis. Le risque est, dés son apparition, le compagnon privilégié de l’existence qui deviendra humaine.
Pour toutes ces raisons, et pour d’autres tirées de l’observation renouvelée des singes anthropomorphes, on ne peut qu’être tenté par les métaphores utilisées d’abord par Kapp et Espinas, puis renouvelées par A. Leroi-Gourhan, lorsqu’ils voyaient dans l’outil élémentaire non pas la brusque incarnation dans une matière d’une idée ou d’une représentation antérieure aux séquences motrices visant à la réaliser, mais l’effet d’une projection spontanée d’un schème moteur corporel dans un prolongement inorganique.
De manière très suggestive A. Leroi-gourhan présente l’avènement de l’outil comme une sorte d’ « exsudation ».
L’outil apparaît comme l’intermédiaire entre le corps et le monde d’où tout vivant doit extraire de quoi subsister. Cette extraction suppose une emprise efficace sur le monde, et plus précisément une prise ajustée aux caractéristiques des ressources qu’offre l’environnement naturel. Tous les êtres vivants ont développé à l’interface de l’organisme et de son environnement des structures permettant d’exploiter celui-ci et d’entretenir des échanges constants entre milieu intérieur ( selon l’expression de Claude Bernard) et le milieu extérieur. Des peudopodes de l’amibe aux griffes et crocs des fauves, aux serres et becs des oiseaux, la diversification des espèces présente une large panoplie de ces dispositifs qui, associés aux capacités locomotrices, se sont pour l’essentiel spécialisés en fonction des ressources offertes par l’environnement naturel pour leur espèce.
L’outil –artefact- ne prolonge pas seulement la main et le bras. Il prolonge cett dynamique qui a conduit la plupart des espèces à spécialiser des segments de leur corps, à l’interface de celui-ci et du monde, de façon à développer une emprise efficace sur ce qui est utile à l’entretien de leur vie. Le degré de cette spécialisation, évoquant la métaphore utilisée par l’un des fondateurs de l’éthologie, J. von Uexküll, comparant les relations d’un organisme et de « son » monde à l’ajustement de la clef et de « sa » serrure, est généralement interprété comme un marqueur du degré d’évolution d’une espèce. L’essentiel est alors pour le vivant de disposer d’un « contact efficace » mettant en rapport un organisme et un environnement ayant participé à une histoire commune.
S’il y a bien une intentionnalité dans la production de l’outil le plus élémentaire, celle-ci s’adosse à cette condition générale essentielle à la vie : disposer des moyens efficaces pour repérer, extraire et transformer les ressources naturelles en productions assimilables par l’organisme. L’enracinement de la technicité dans les processus biologiques fondamentaux est indéniable. Il faut le reconnaître pour mieux voir en quoi l’outil, ou plutôt l’outillage, non seulement est irréductible aux productions de la vie, mais encore est au principe, avec d’autres médiations, de l’émancipation graduelle de l’existence humaine par rapport à l’existence des êtres « purement et simplement naturels » que sont les autres vivants
C’est donc aux conditions et effets de cette émancipation de l’homme, s’écartant des contraintes essentielles à l’ordre biologique et du cadre naturel dont est solidaire le mode d’existence propre à ‘animal, que nous devons nous intéresser.
L’outil ne descend pas du ciel des idées dans la matière qu’informe la main. Une controverse a opposé les philosophes grecs sur la priorité de la main ou de la pensée dans l’action technique. Vaine controverse : la main (et l’œil ) informe le cerveau qui guide la main. Il est loisible de penser que l’outil naît dans la confrontation du geste et de la résistance de la matière à se laisser informer à la convenance d’un homme. Il est le fruit d’une manipulation contrôlée, régulée, réajustée en fonction des expériences effectuées. Le couple main –cerveau, pour reprendre une expression de J. Piveteau, est solidaire dans l’émergence d’une habileté technique issue d’une exploration que l’exemple des grands singes invite à penser tout autant ludique et curieuse que laborieusement utilitaire.
Toutefois, une fois né, l’outil a un double destin. D’une part, il s’agit d’une « chose » objectivée à partir du geste humain, projetée donc comme forme dans un monde où elle prend place dans une réalité indépendante de celui (ou de ceux) qui est (sont) à son origine, mais soumise aux lois générales de la physique. L’outil est un objet physique comme un autre.
D’autre part, sa genèse laisse des traces qui ont valeur de mémoire. Ces traces relèvent pour une part des souvenirs individuels: elles disparaissent à la mort des individus. Mais surtout elles s’inscrivent dans les supports d’une mémoire collective. La fabrication et l’usage de l’outil ne peuvent être le fait d’un homme isolé, qui jamais n’a existé en dehors des fictions d’un état de nature inventé pour les besoins de la cause. Le groupe est tout entier impliqué dans la production de chaque « artisan. La ritualisation des gestes est aussi ancienne que l’humanité, et l’imitation plus encore -surtout si l’on prend en
compte la longueur de la dépendance induite par l’immaturation néo-natale et la durée qui sépare la naissance de la puberté.
La technicité humaine est une propriété des groupes et non le résultat du génie individuel, quel que soit le rôle que celui-ci peut greffer, en des occasions privilégiées, sur le patrimoine commun à partir duquel seul sont possibles fabrication, usage et perfectionnement de l’outillage
Cela signifie l’entrée dans de nouvelles formes de rapport au temps, d’existence dans la durée. La conservation de l’outil et la mémoire des gestes liés à sa mise en forme conduisent au contournement des contraintes liées à l’unilatéralité de la transmission de l’information génétique et à son caractère essentiellement conservateur. Au support de la « mémoire » d’espèce, et au support cérébral de la mémoire individuelle s’effaçant à la mort, se joint le support gestuel, rituel, puis symbolique d’une mémoire transgénérationnelle, susceptible de retenir les « leçons de l’expérience » – par exemple sous la forme d’un retour d’information de l’usage de l’outil sur les processus et les schèmes directeurs qui assurent sa reproduction et son optimalisation.
Cet aspect reproducteur est essentiel. L’expansion technologique, aujourd’hui, renouvelle à un rythme toujours accéléré nos moyens d’agir. Elle nous masque le fait q’elle présuppose un héritage, un patrimoine lentement sédimenté en traditions plus ou moins anciennes, mais toujours déterminantes pour ce qui est à venir. L’immense majorité des sociétés antérieures à l’avènement des temps modernes ou extérieurs à l’aire culturelle couverte par cette modernité ont d’ailleurs pieusement entretenu ce qu’elles ont considèrè comme legs à préserver, parfois dans le respect d’une transmission initiatique.
Il n’en demeure pas moins qu’il y a discontinuité entre les processus en lesquels s’exprime la technicité humaine et ceux qui président à la perpétuation de la mémoire organisée selon le code génétique. Notre modernité a valorisé le changement et cultive l’innovation. L’’analyse des applications ou résultats des produits techniques est systématiquement utilisée pour, grâce à une rétroaction de la mise en pratique sur l’information initiale, améliorer les performances des nouvelles machines. Ainsi les firmes automobiles recueillent-elles auprès de leurs clients ( et plus directement de leurs concessionnaires ) comme à l’occasion des compétitions les informations sur les défauts à corriger ou les rendements à améliorer.
Par opposition au caractère unilatéral des canaux de transmission de l’information biologique, cela ouvre sur de nouveaux rapports au temps et de nouveaux rythmes et styles de diversification. Il en résulte une dérive d’abord lente, mais constamment accentuée depuis deux millions d’années, de la manière dont l’existence humaine s’inscrit dans le monde par rapport aux modalités de l’existence biologique. Nous reviendrons sur ce point.
La dynamique d’artificialisation que nous avons placée au cœur de toute interrogation sur les artefacts présuppose cette mémoire cristallisée en tradition qui assure la continuité des pratiques techniques comme d’autres aspects des activités humaines. Mais il y a l’autre dimension, précédemment évoquée, de ces traces laissées dans le monde par le travail de trans-formation qu’opère l’art humain. Les outils eux-mêmes, réalités objectivées à partir des gestes humains, inscrivent dans le monde des formes aussi indépendantes que toute autre réalité naturelle de la représentation qu’en a son auteur et de sa volonté. A partir de son insertion dans le monde, l’objet technique et les relations constitutives de sa possibilité et de son opérativité déploient des effets et entraînent des conséquences comme toute autre type de réalité objective.
Encore faut-il bien comprendre ce qui en marque la spécificité. Ce qui marque de la manière la plus indiscutable la différence entre l’instrument parfois façonné par l’animal (enclume, brindille ébranchée, éponges de mousse), c’est le réseau de relations que leur fabrication et leur usage imposent entre des formes techniques par ailleurs susceptibles de classement en fonction d’une typologie qui exclut la dépendance de l’outil à l’égard de la situation particulière a laquelle il apporte une réponse.
Ainsi aucun outil, aucun objet technique n’est pensable indépendamment de son appartenance à un ensemble qui en conditionne la fabrication, l’utilisation et le perfectionnement. Autrement dit, tout outil de facture humaine participe à un outillage, caractéristique de la société qui en dispose et qu’il contribue à structurer.
L’outillage, aspect le plus visible de ce que A. Leroi-Gourhan appelle milieu technique, se constitue donc en médiation systématique interposée entre un corps naturellement organisé, lieu de besoins et d’exigences à satisfaire en l’absence même des capacités natives à y répondre, et l’environnement naturel, lieu des ressources potentielles susceptibles d’appropriation. Cet outillage, intégré à une culture qui en assure la transmission par delà les objets qui le rendent manifeste, va se diversifier selon deux registres : le registre interne qui va voir se spécialiser et se multiplier les types d’outils, le registre externe qui va voir les sociétés privilégier, en partie sous l’effet de leur propre environnement, à la fois les moyens d’agir et les matériaux à utiliser.
La médiation que constituent les moyens techniques, dés qu’elle vient s’intercaler entre les hommes et le monde, est comme polarisée par une visée qui lui est essentielle : donner aux gestes et pratiques propres à une société une efficacité une prise sur les matériaux choisis et extraits du monde en vue de leur appropriation ( s’approprier : se rendre propre- c’est à dire rendre assimilable pour la satisfaction de ses propres besoins). Telle est l’origine d’une dynamique sous-jacente à cette ( ou à ces) trajectoires dont les outils ou autres objets techniques jalonnent la trace.
Initialement cette conquête d’une emprise efficace sur ce qui peut servir de matériaux est assujettie à la satisfaction de besoins organiques immédiats, et elle a clairement pour objectif de permettre l’entretien des flux vitaux. Elle s’en libère toutefois progressivement. Les produits de l’activité technique vont se voir assigner de nouveaux objectifs, notamment nourrir les échanges entre individus comme entre groupes. Ces échanges, normés par la culture et souvent ritualisés, sont essentiels à la structuration et à la consolidation des liens sociaux. Ils concernent tous les aspects de ce que G. Bataille appelait économie généralisée, incluant au-delà des formes prises dans les sociétés marchandes, ce que M. Mauss entendait par économie du don- toujours vivante chez nous sous la forme d’une économie de prestige et d’ostentation, gourmande en produits mettant en œuvre des compétences techniques et des ressources naturelles particulièrement rares.
La dynamique qui impulse la recherche d’efficacité dans la mise en forme de matériaux puise sa force dans une caractéristique du devenir technique qui demeure longtemps inaperçue, voire neutralisée dans la plupart des sociétés humaines, mais explose en Europe occidentale avant même les temps modernes. Les moyens techniques permettent la réalisation de ce qui, sans eux, serait impossible. Tout perfectionnement de ces moyens permet de nouvelles réalisations. Mais plus encore, il ouvre sur un horizon de nouvelles possibilités. Ces possibilités nouvelles émergent en tant qu’objectifs devenus réalisables, et portent en elles la capacité de mobiliser les énergies individuelles comme les ressources communes en vue de leur réalisation. Le succès de ces efforts à son tour ouvre sur des perspectives susceptibles de mobiliser, en des cycles sans fin, les désirs et les efforts de ceux qui sont ainsi entraînés dans ce qui est incontestablement un progrès – si on le mesure à l’aune de cette recherche d’efficacité qui est inhérent à la mise en œuvre de la technicité humaine. Que ce progrès mesuré aux objectifs que vise tout agent pour autant qu’il est impliqué dans la sphère des activités techniques ne signifie pas pour autant que cette efficacité rime avec utilité, et encore moins avec la réponse a la question : utilité pour qui et par rapport à quelle finalité ultime ?
Mais il suffit de penser aussi bien à l’éventail des usages du mouvement circulaire que les sociétés disposant de la roue ont pu développer qu’aux applications en chaîne – a titre de simple exemple- du rayonnement laser ( de l’usinage de précision et de la visée dans les armements les plus sophistiqués à la microchirurgie en passant par la découpe des métaux les plus résistants et sans parler de la recherche scientifique elle-même) pour comprendre que toute avancée technologique, humble ou prestigieuse fait surgir un horizon d’applications possibles qui aspirent à devenir réalité.
Les conséquences du caractère systématique de l’ensemble des formes techniques propres à chaque société à un moment de son histoire et de cette dynamique interne enracinée dans une technicité émancipée de ses racines biologiques initiales sont multiples. Elles convergeant tout vers l’intégration des hommes dans la mouvance des processus d’artificialisation amorcée avec les premiers représentants du genre homo.
Chaque agent participant à l’activité technique prend place dans un tissu de relations qu’il contribue à forger, mais qui en retour fournit le socle à partir duquel il peut reproduire, perfectionner et utiliser des outils ou procédés. Il lui ouvre des possibilités toujours en voie de renouvellement, qui le place face à des résistances ou goulots d’étranglement à surmonter, et qui inscrit son activité dans le prolongement d’un passé à partir duquel se préfigure ce qui va advenir.
Ainsi celui par qui prennent forme les productions techniques est-il, tout autant que celui qui les conçoit, les fabrique et s’en sert tous les jours ( comme producteur ou utilisateur), celui dont les représentations, les gestes et les désirs sont conditionnés par ce monde objectivé à partir des pratiques humaines. Son existence s’inscrit dans le cadre des contraintes et possibilités qui structurent ses relations au monde, et cette médiation des artefacts est essentielle pour comprendre ses relations avec le monde comme avec ses semblables.
Bref, il n’y a pas d’un coté des êtres humains qui seraient ce qu’ils sont indépendamment de ce qu’ils font et de ce qu’ils subissent, et d’autre part un outillage pour maîtriser le monde auquel ils feraient face et qu’ils transformeraient à la mesure de leur puissance et au gré de leurs désirs. Non seulement les hommes sont dans ( et pas seulement au) monde, mais encore ils sont eux-mêmes informés par ces formes qui médiatisent leurs rapports à ce monde.
Cette participation aux processus d’artificialisation est l’un des aspects de ce qui est au principe de leur qualité d’êtres humains, c’est-à-dire d’êtres vivants sortis des cadres de l’existence animale pour entrer dans des modalités de coexistence irréductibles à celles que leur ferait leur simple patrimoine d’espèce.
Certes la médiation qu’institue la sphère des formes et processus techniques n’est pas ici la seule en cause. Il faudrait au moins évoquer la médiation des signes organisés en systèmes, notamment linguistiques, et la médiation des normes et règles organisant leurs échanges dans les diverses occasions de la vie collective. Ces systèmes symboliques et « institutionnels » ont des racines analogues à la médiation technique. Ils sont aussi des réponses à la condition naturelle que leur corps fait aux hommes longtemps avant homo sapiens. Quoique différemment, ils s’organisent en ensemble régis par des lois spécifiques et ouvrent sur des modalités d’existence émancipées par rapport aux modalités de l’existence génétiquement contrôlée. Remonter jusqu’aux racines communes de cette déhiscence de l’être- humain par rapport à l’être animal devrait être l’objet principal d’une anthropologie philosophique à développer entre une conception purement naturaliste ou biologisante et une conception focalisée sur l’exceptionnalité d’un être substantiellement différent de tout ce qu’a engendré la nature.
Mais tel n’est pas notre propos. Il nous reste à aborder la troisième gamme des questions soulevées par la production ininterrompue d’artefacts depuis quelques deux millions d’années. Il convient donc à présent de nous interroger sur les aspects nouveaux qui conduisent à reposer la question du statut des artefacts. Cette question va de pair avec le renouvellement du regard que nous pouvons rétrospectivement jeter sur notre passé et notre propre statut.
La brusque expansion actuelle de la sphère technologique s’inscrit dans la continuité de la dynamique interne sous-tendant la production d’artefacts. Mais cette continuité ne va pas sans moments d’inflexion brusque, donnant à la trajectoire que jalonnent les outils, machines ou réseaux l’allure de ruptures introduisant à des cycles nouveaux. Plus encore que dans l’avènement de productions techniques innovantes, c’est dans l’émergence de conséquences modifiant profondément les modalités d’une existence dont nous avons répété qu’elle est par essence coexistence, que résident les principales nouveautés.
Trois aspects de cette émergence de conditions susceptibles de modifier le mode d’existence des hommes méritent plus particulièrement d’être soulignées.
En premier lieu citons le développement des biotechnologies qui donnent une emprise directe ( et non par la médiation des opérations de sélection artificielle amorcée au néolithique) sur l’information génétique elle-même. Elles donnent la capacité d’intervenir sur ce qui est essentiel à la reproduction des formes vivantes telles qu’elles se sont constituées tout au long d’une co-évolution aux rythmes très lents. Cet accès à ce qui est au cœur de la formation des organismes vivants est déjà amplement ouvert par les opérations de transgenèse appliquées aux espèces végétales et animales. On sait pertinemment que leurs applications à la reproduction de la forme humaine ne soulèvent pas d’obstacles scientifiquement ou techniquement a priori insurmontables.
Il ne s’agit pas ici des multiples interventions auxquelles les techniques de la procréation médicalement assisté nous ont habitués. Il s’agit des possibilités, plus ou moins lointaines, d’action directe sur le génome humain. Sans doute en un premier temps celles-ci sont placées sous le signe d’une continuité avec la tradition hippocratique conduisant à restaurer ce que des circonstances accidentelles ont empêché les processus naturels de produire. Il s’agit toujours de guérir, comme le dit clairement l’expression de thérapies géniques. Mais on peut toujours penser à la possibilité d’agir sur le patrimoine spécifique pour produire des hommes « différents » et prendre ainsi en charge le relais de l’évolution pour produire une espèce ( ou plusieurs) artificialisées. Le clonage à des fins thérapeutiques est déjà à mi-chemin de cette capacité qui nous conduirait selon un chercheur américain, Richard Seed ( 1998) à « devenir comme Dieu (…)Le clonage ou la reproduction de l’ADN est le premier pas important en ce sens »). Jean Rostand, après le Dr Frankenstein, avait déjà rêvé d’un « homo sapientior. On entrevoit sans mal les problèmes éthiques soulevés par cette seule perspective, et les difficultés supplémentaires induites en ce qui concerne la définition de l’être humain.
Nous avons souligné que, de toute façon, la manière humaine d’exister est en elle-même prise dans les processus d’artificialisation générateurs d’ensemble (techniques, mais aussi symboliques) que leur systémicité dote d’autonomie relative. Cela est valable même pour les caractéristiques physiques de la lignée conduisant vers homo sapiens. Notre morphologie comme notre physiologie résulte des interactions fort anciennes entre le corps en voie d’hominisation et le milieu artificialisé dans lequel il naît et par l’intermédiaire duquel il se rapporte au monde physique.
L’entrée potentielle de l’homme dans le champ des matériaux auxquels l’artifice donne une nouvelle forme est un des points critiques à partir desquels nous pouvons renouveler les interrogations sur ce que nous sommes et sur les conséquences éthiques ou juridiques des réponses données. C’est le maintien d’une communauté d’êtres capables d‘échanger à partir du socle d’une même espèce qui est en jeu dans la possibilité d’une action directe sur ce qui est par excellence le fondement de l’appartenance à l’humanité.
Le deuxième aspect de la nouveauté en laquelle nous sommes pris concerne précisément ce que l’on peut entendre sous ce terme. Pour la première fois de son histoire, l’humanité est devenue un patient et un agent unifié de sa propre histoire. Plus exactement, elle conquiert ce statut, en s’intégrant dans une même histoire, une même destinée solidarisant malgré leurs différences et leurs conflits les cultures issues d’histoires différentes.. Les tentatives de mise en place d’une gouvernance mondiale peuvent apparaître comme l’analogue du passage des organismes coloniaux ( polypiers, coraux ) aux premiers métazoaires véritables.
Il manque sans doute pour l’acquisition de cette sorte d’identité planétaire l’affrontement à des adversaires externes communs. Mais en l’absence de menaces en provenance du cosmos, il y a un autre type de menace, plus proche : celui de l’effondrement du système que constitue la biosphere, c’est-à-dire des équilibres naturels dont nous avons découvert en fonction des risques encourus le caractère exceptionnel et la fragilité sur fond de cosmos.
C ’est là le troisième aspect, le plus sensible sans doute, de la nouveauté d’une condition directement liée à l’expansion de ce que l’on peut designer comme technosphère dans la mesure où les systèmes techniques se sont articulés les uns aux autres en un ensemble unifié, structuré par l’entrecroisement de réseaux générateurs de formes nouvelles d’inter dépendance et de régulations
Avant d’être objets de contestations ou de divergences sur le sens à donner à la mondialisation, celle-ci est un fait. Et ce fait repose sur une substructure technique qui en fait un point d’aboutissement des processus d’artificialisation. Cette substructure s’est constituée sur la base de convergences qui trouvent leur source dans des caractéristiques anciennes du milieu technique, lequel tend ainsi à s’unifier, non sans distorsions, à l’échelle de la planète.
Ces convergences sont manifestes dans le cas des formes techniques qui résultent de la concrétisation de connaissances scientifique permettant, par le calcul et l’usage de modèles permettant la simulation, l’optimalisation de l’ajustement aux contraintes d’emploi en liaison avec l’universalité des lois physiques. Ainsi les contraintes aérodynamiques tendent à fournir le moule commun dans lequel prennent forme les productions aéronautiques.
La convergence la plus importante est sans doute celle des deux voies de développement de la technicité issue de extériorisation de processus et structures corporelles ostéo-musculaires d’une part, nerveux d’autre part. Les techniques reposant sur l’utilisation d’énergie et d’outils efficaces pour vaincre la résistance des matériaux constituent la face la plus visible d’un développement qui en masque une autre : celle de moyens de stockage, de transmission et de traitement de l’information. Il s’agit pourtant là aussi d’une projection dans l’inorganique de fonctions dont l’ancrage originel est cérébral. L’usage de supports inorganiques ( peintures et gravures sur parois rocheuses, tablettes d’argile, parchemin etc.…) offre la possibilité d’une extension collective de la mémoire, et, à terme, permettra le traitement et la transformation des données grâce à leur disposition en un ordre autorisant des opérations réglées ( ordonnancement spatial de signes numériques permettant les opérations arithmétiques, bouliers etc.….) L’essor de l’informatique, tout en marquant une révolution dans les techniques du « nerveux » s’inscrit elle-même dans le prolongement de cette extériorisation de fonctions somatiques dans l’inorganique qui est plus visible dans le cas de l’outillage « matériel.
On sait que la rencontre de ces deux faces du développement technique s’est opérée tant avec la naissance des techniques de PAO ( programmation assistée par ordinateur) qu’avec la conjonction de l’informatique et des réseaux de télécommunications qui avaient conduit Alain Minc et Simon Nora à proposer le terme de télématique pour designer dans leur rapport sur l’informatisation de la société (1978) ce qui leur apparaissait comme une révolution du même ordre de grandeur que celle qui marque l’entrée dans l’Histoire proprement dite : l’invention de l’écriture par les Sumériens.
Il faut joindre à ces aspects de la nouveauté de la condition que nous font les artefacts contemporains le croisement des réseaux électriques et hertziens, en lien avec le sur-codage du langage « naturel » autorisant le développement des formes de communication » technomédiatée», donnant un sens à la métaphore du village planétaire.
Cette convergence de techniques dans une unité dynamique de plus en plus englobante s’inscrit dans le droit fil de ce que nous avons décrit comme formation de systèmes intégrant procédés et outils dans un ensemble qui conditionne l’existence et la fonctionnalité de ses parties. Il faudrait analyser cette synergie de techniques différentes dans l’unité d’un objet aussi fruste et complexe à la fois que la forge primitive. L’interdépendance des moyens dont la réunion permet des opérations de transformation impensables sans elle, se retrouve à une toute autre échelle dans la formation des grands réseaux eux-mêmes entrelacés qui couvrent aujourd’hui la planète d’un maillage de plus en plus fin.
L’automobile comme l’avion ont suscité et dépendent des réseaux par lesquels sont distribués à partir de centres de production dérivés pétroliers et électricité. Dans leurs usages contemporains, ces mêmes réalisations techniques ont suscité et dépendent des réseaux routiers ou des lignes aériennes reliant les pistes nécessaires au décollage et l’atterrissage. Ces modes de transports sont eux-mêmes liés par la médiation des dessertes routières des aéroports etc.… Ces réseaux eux-mêmes présupposent un nombre croissant d’autres formes de structuration réticulée de l’espace, notamment pour en assurer un fonctionnement coordonné grâce à des systèmes de signalisation ou de guidage qui, parmi les possibilités qu’ils ouvrent, permettent le contrôle de tout l’espace terrestre partir de centres spécialisés.
Le passage de syst èmes locaux, diversifiés en fonction d’options liées aux différentes cultures (elles-mêmes confrontées à des territoires spécifiques) à un système dominant globalisé est source de multiples conséquences. Celles-ci, comme déjà dit, en appellent à des régulations de nature planétaire et à une gouvernance mondiale de ce qui trouve sa source dans la dynamique d’artificialisation dont les effets contemporains renouvellent les représentations de notre propre destin.
Face à la pression mondialisée par la mondialisation des techniques, la nature, qu prend pour nous -ce qui en soi est une nouveauté inimaginable il y a un ou deux siècles – la figure d’une biosphère issue de l’histoire singulière qui a vu se reproduire et se diversifier les formes vivantes, apparaît comme un îlot fragile, construit sur (ou contre) une succession de phénomènes aléatoires. Jusqu’à une date récente, et sous des perspectives multiples – stoïcienne, cartésienne, marxienne, pour nous en tenir à notre propre culture – cette nature ou bien était immuable ou bien suivait un cours indépendant des activités humaines. Les masses et forces en jeu dans les processus naturels étaient sans commune mesure avec les masses et les forces mises en œuvre par les hommes pour aménager leur condition.
Les processus d’artificialisation sur lesquels depuis homo habilis repose les modalités humaines de coexistence, c’est-à-dire l’être de l’homme en ce qu’il a d’irréductible, font de nous les héritiers d’une puissance capable d’interférer avec les mécanismes fondamentaux sur lesquels repose la constance, ou plutôt les faibles oscillations du milieu dans lequel ont pu subsister et se diversifier les formes vivantes.
Il y a là quelque paradoxe : au moment même où notre technologie nous ouvre les voies d’une exploration de cet univers dont A. Koyré opposait l’ouverture sur l’infini à la « clôture » du monde antique et médiéval, nous redécouvrons, à travers la métaphore du « spatial vessel earth » la finitude du monde auquel est associée notre destinée. Nous sommes contraints de repenser ce que nous sommes, c’est à dire ce que nous sommes devenus par l’action en retour sur les êtres vivants que nous demeurons de ce monde d’artefacts que nous avons interposé entre l’héritage en nous des processus naturels et le monde naturel hors de nous.
Nous ne saurions aujourd’hui nous interroger sur notre propre condition sans prendre en compte les tensions que nous découvrons entre notre enracinement dans une nature soudainement affectée d’une fragilité jusqu’ici insoupçonnable et la puissance remise entre nos mains par une technique capable de transformer aussi bien ce que nous sommes que le milieu dont dépendent nos vies. Ces tensions entre ce que nous sommes en tant qu’héritiers d’un co-évolution au cours de laquelle notre espèce s’est formée, en relation avec les conditions naturelles qui ont amené à l’existence tous les vivants, et la puissance qui nous est donnée par une technique révélant tous les jours un peu plus son émancipation par rapport aux régulations qui assurent la constance du milieu terrestre, donnent tout son sens à une interrogation sur le statut des artefacts.
C’est dans cet espace ouvert entre notre insurmontable dépendance à l’égard de la stabilité la biosphère, issue d’une histoire singulière qui en fait une exception fragile au sein du cosmos, et les capacités, non moins exceptionnelles au sein du monde vivant, de transformer, nos conditions de vie, que se joue, aujourd’hui, la représentation que nous pouvons avoir de ce que nous sommes, de notre situation dans le monde, de nos relations avec les autres existants
Telle est la raison profonde qui fait d’une réflexion sur le statut des artefacts une tache d’autant plus urgente que nous ayons la responsabilité de conditions d’existence que nous avons la puissance de transformer alors que notre vie elle-même demeure assujettie à la conservation de ce qui est issu d’une histoire exceptionnelle au sein du cosmos.
Auteur
Franck Tinland
.: Professeur de Philosophie à l’Université Paul Valéry de Montpellier.