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L’artefact : un objet du faire

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Quinton Philippe, « L’artefact : un objet du faire« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/19-lartefact-un-objet-du-faire

Introduction

La thématique du colloque invite à approfondir la raison pour laquelle la notion d’artefact s’avère pertinente et productive pour les travaux de recherche en Sciences de l’information et de la communication, sur les plans épistémologique, conceptuel et méthodologique.
Dans les recherches sur les designs des communications, l’artefact n’est pas une catégorie générique mais un outil conceptuel qui permet de mieux saisir les objets et surtout de prendre une distance salutaire avec des notions encombrantes comme signe ou image en s’affranchissant des interprétations littéraires en vigueur dans les approches sémiotiques des dispositifs de communication.
Envisager tout artefact comme un objet du faire permet de mettre en valeur ses dimensions pragmatiques et la richesse des problématiques — notamment communicationnelles lorsque l’on souhaite en interroger les productions, les pratiques et les usages —, qui s’engagent du fait de sa position centrale dans les relations entre l’homme et ses environnements. Enfin, cela aide à préciser les modalités de saisie conceptuelle et méthodologique de l’artefact comme objet réel de recherche.
En bref, la question est de savoir quoi faire de l’artefact, au-delà des considérations philosophiques indispensables à sa compréhension.

Définir et comprendre l’artefact

Selon un point de vue anthropologique, l’artefact est ce qui vient ou est produit par l’art (artisfacta), qu’il s’agisse d’un phénomène ou d’une chose. Cela concerne une création ou une transformation de substance et de forme par l’homme, c’est-à-dire la production humaine en général. L’artificiel serait alors la marque de l’humain dans son espace-temps propre, différent de celui d’un environnement naturel (ou déjà artificialisé), dans lequel il agit.
Une synthèse des acceptions essentielles du terme indique qu’il a d’emblée l’avantage, en dehors de tout contexte ou application, de contenir au moins ces quelques caractéristiques implicites fondamentales qui méritent discussion :

  • il s’agit de quelque chose d’artificiel (théoriquement opposé au naturel) ;
  • cela résulte directement ou indirectement d’une action humaine (selon divers degrés d’intention et d’action) ;
  • cela désigne une entité fabriquée, issue d’un processus de production ;
  • cela engage une relation (entre l’entité concernée et l’homme) ;
  • cela dépend d’un contexte.

La notion d’artefact est donc associée fondamentalement à : artificiel, production, humain, intentionnel, relation, contexte, ce qui la rend de ce fait très intéressante d’un point de vue communicationnel. Il s’agit d’un fait (un produit) qui se présente dans un état (un design)fixe ou mobile, unique ou multiple, et qui peut lui-même participer d’un autre processus pour produire un autre artefact. Par contre cela ne renvoie pas immédiatement et obligatoirement à ce qui est matériel, la tekhnè n’y est pas la seule dimension à considérer et en tout cas la première qui apparaît. Il n’y a pas d’artefact sans techniques, notamment celles que Leroi-Gouhran (1965) considère comme étant fondamentales dans la vie sociale et en relations étroites avec les économies et les traditions de chaque société. Dans cette logique, un signe, un agencement de concepts, des symboles peuvent constituer des artefacts dans la mesure où ce sont des produits de l’activité humaine autant que des moyens d’action sur le monde.

Les humains et leurs artefacts

Un artefact est donc produit par l’humain lorsque celui-ci crée quelque chose ou opère des transformations sur une ressource naturelle, ce qui place les relations entre humains et artefacts à la jonction de nombreux enjeux sociaux, culturels, politiques, industriels et marchands. Toute action humaine intentionnelle génère diverses sortes d’artefacts physiques et symboliques aux spécificités et statuts très divers. Qu’il s’agisse de matière, matériau, produit, œuvre, symbole, message, manifeste, support, espace, objet, etc., ils sont tous observables simultanément sous des aspects techniques, sémiotiques, économiques et sociaux qu’il est très difficile de dissocier dans une recherche. On peut considérer que tous sont des systèmes et des processus de communication, ce qui élargit la notion traditionnelle de support de communication. Un artefact peut ainsi être : résultat d’une action de production ; moyen d’action (outil, instrument, machine) ; produit de consommation (marchandise) ; ressource stratégique ; support de pratiques de médiation et de médiatisation (média).

Au-delà de leur statut de support, d’objet matériel ou de leurs performances techniques usuellement commentées, les artefacts résultent d’historiques et de constructions sociales complexes. Ils sont le produit d’un travail entre acteurs, contextes, systèmes, stratégies et projets précis, et condensent les faits, tendances, paradigmes, discours et enjeux de leur époque (ex. les automobiles), ce qu’elle est en mesure de penser ou de faire, le “pensable possible” évoqué par  Manzini (1991). Ce sont des lieux de transaction, de négociation sémiotique des pressions sociales et économiques qui pèsent sur les relations entre l’homme, l’environnement et la vie sociale, ce qui est aussi un problème de signification. Le physique de l’objet importe donc moins que le système de relations (Manzini, 1991) dont il est partie prenante, de la galaxie de modèles industriels, culturels et mentaux dont il émerge et porte les traces. Lorsque cet auteur parle “d’identité technico-culturelle des matériaux et des artefacts en général” (1991, p. 175), il montre qu’un artefact est un composite qui matérialise des modes de conception, de production et d’organisation, des contextes culturels, économiques, des systèmes techniques.

Il est donc essentiel d’appréhender l’artefact avec le système, les agents et le contexte qui le produisent et ce qu’il en advient dans la réalité des pratiques sociales de production et de réception (les différents niveaux d’usage). Les seules considérations sur sa valeur pour un marché et dans les échanges consuméristes ; sur la fonction ou le but qu’on lui assigne (ce pourquoi il est fait, ce que l’on veut qu’il fasse) ; sur ses statuts sémiotiques et symboliques, ne suffisent pas à en rendre compte.

Que serait un artefact communicationnel ?

La question de l’artefact peut solliciter des points de vue théoriques très différents qui l’envisagent comme artefact cognitif, artefact artistique, artefact industriel, artefact discursif, etc. En ce qui concerne les Sic, la notion d’artefact devrait occuper une position centrale dans les systèmes et processus d’information et de communication car la dimension du faire qui s’y agence relève de questions communicationnelles peu explorées ailleurs. Notons que le faire dont il est question ici n’est surtout pas limité aux seuls aspects matériels d’une fabrication. Compris pragmatiquement, à travers des actions en contexte, le faire associe étroitement création et production dans toutes leurs dimensions artistiques, sémiotiques, symboliques, discursives, techniques, et sociales. Cela permet notamment de régénérer la notion ambiguë de support de communication. Il convient toutefois de ne pas se limiter aux acceptions matérielles et techniques traditionnelles du terme artefact, mais de chercher à comprendre ce qui le fait, ce qu’il fait ou fait faire au cœur des processus de communication dont il est l’objet, le produit, le vecteur, l’agent ou le véhicule.

En qualifiant d’artefacts les supports de communication, on élargit le champ d’analyse, on observe des objets matériels, des dispositifs signifiants, des composites d’énoncés et d’énonciations, toujours parties prenantes de systèmes d’interactions. Si l’on considère ces configurations comme dispositifs d’énonciation tels que définis par Véron (1983), il est alors possible de prendre en compte, dans une analyse socio-sémiotique, la matérialité des artefacts, les paramètres physiques et symboliques de la situation, de les concevoir comme énoncés spécifiques permettant d’identifier les parties prenantes et les discours à l’œuvre dans ces systèmes non linguistiques. La mise en œuvre d’un artefact en contexte serait alors une forme d’énonciation peu explicitée mais pourtant déterminante dans la vie sociale, ce qui concerne beaucoup d’objets dans la vie sociale.
Par exemple, une poubelle est un artefact communicationnel. C’est un objet quotidien « naturalisé » dans le paysage urbain et rural, mais qui a pourtant des dimensions sémiotiques, sociales et techniques fortes et bien spécifiques. C’est de plus un acte de parole non anodin dans l’ensemble des discours urbains ayant rapport notamment à la construction de la citoyenneté. L’artefact « poubelle » procède des choix d’une polis qu’il inscrit et communique explicitement avec ses designs et ses implantations dans l’espace urbain. Une rangée de poubelles à la sortie d’une plage tient lieu d’injonction comportementale en relation avec une thématique écologique et environnementale actuellement dominante dans la vie sociale. Ce sont autant des messages que des supports de communication.

Le travaux de Samuel Périgois (2006) sur le cadre urbain font état d’un usage particulier de la notion à propos des logiques de restauration dans un contexte construit, notamment avec l’implantation d’accessoires ou de mobiliers urbains (ex. : lampadaires anciens), qualifiés alors d’artefacts, et qui ont vocation à souligner la territorialisation. Cet auteur parle “d’artefactualisation croissante de la mise en scène urbaine”, notamment lorsqu’il s’agit de “faire ancien”, d’apporter une caution à l’historicité des réaménagements urbains. Le temps est ainsi instrumentalisé pour donner du sens à l’acte d’édification et à la construction identitaire du territoire, sans pour autant s’inscrire dans un processus d’héritage ou de filiation.

Une approche communicationnelle de toute production humaine comme artefact consiste à en questionner les conditions et contextes de production et d’usage, les dimensions physiques et symboliques, les modes d’engagement corporel, affectif, mental, social, qu’il sollicite en tant qu’objet situé entre l’homme et le monde et qui intervient fortement dans la construction de relations.

Par exemple, les problématiques de téléphonie ne se limitent sûrement pas à l’artefact téléphone mobile (dit « portable »), mais l’objet technique en présence, outre qu’il matérialise l’histoire et le possible socio-technique d’une époque, est un point d’entrée essentiel pour en interroger les pratiques et les usages. Un “produit” ne communique évidemment pas tout seul, il n’existe et ne signifie qu’en relation avec ce dont il procède et ce à quoi il appartient (un système social, économique, technique, symbolique…), avec le faire qu’il rend possible et engage dans un contexte et avec des acteurs, ce qui implique des processus ou des situations de communication.

Pertinence et productivité d’une pragmatique de l’artefact

La notion d’artefact comme objet du faire semble ainsi pertinente pour qualifier toute production agissant dans un processus d’information ou de communication, indépendamment de toute autre considération. En atténuant la domination du champ de la technè cela permet de comprendre l’artefact dans sa praxis
Ainsi affranchi de la primauté d’un point de vue trop idéologique, de considérations économiques ou commerciales, l’artefact devient un objet très ouvert pour l’analyse. L’absence d’arrière-plan théorique trop encombrant (comme pour le signe) laisse une certaine marge de manœuvre dans la constitution du point de vue lorsque que l’on appréhende plus précisément chaque objet concerné. Observer une entité issue d’un faire humain comme artefact, c’est donc se donner le maximum de souplesse d’analyse et d’ouverture dans l’angle d’observation en la positionnant d’emblée au cœur des tensions entre humains et environnements, comme partie prenante essentielle des relations, des interactions, des médiations ou des médiatisations.

Cette catégorie générique est donc intéressante en ce qu’elle concerne spécifiquement le faire humain (non limité à l’homo faber), un faire plus ou moins mis en tension avec des entités naturelles et environnementales. L’artefact supporte, appelle, construit des interactions, là où il se trouve. Dans sa version instrumentale la plus élémentaire, l’artefact est fait par quelqu’un pour faire ou faire faire quelque chose de précis. Mais un objet, un produit industriel, artistique ou culturel peuvent fort bien être agencés comme solutions pragmatiques aux tensions du social, en développant les logiques d’acquisition, d’appropriation, d’investissement. En réception, le faire de l’artefact est aussi ce qu’il suggère, permet, propose de faire, ce qu’il contraint, et il existe bien entendu une tension entre le faire imaginé, le faire possible et le faire réalisé.

Les générations de l’artefact

Une approche communicationnelle de la notion d’artefact invite donc à décrire des réalités composites qui dépassent le seul statut d’objet technique tel que défini par Simondon (1989), bien que ce dernier propose aussi d’étudier les “résultats de leur fonctionnement” et les “attitudes de l’homme en face des objets techniques”, ce qui poserait la question de la relation. Il est aisé d’observer que ces approches fonctionnelles sont largement contraintes par les cultures des ingénieurs et l’hégémonie technicienne (au sens restreint du terme) qui a tendance à structurer les valeurs et les pratiques de ces acteurs dominants de la production industrielle en occultant les questions communicationnelles.

La complexité des artefacts s’appréhende alors dans les dimensions poly, pluri ou méta. Les objets industriels qui bénéficient de toute l’attention des poly-techniciens (managers, ingénieurs, ergonomes…) et des poly-sémioticiens (designers, chercheurs, consultants, commerciaux)sont étudiés localement par diverses disciplines (sciences cognitives, sciences de l’ingénieur, marketing, psychologie, sociologie…) en tant qu’objets techniques ou objets symboliques et fonctionnels. Mais la notion d’artefact désigne bien plus que le seul objet matériel ou le support produit et ne saurait se réduire au signe ainsi que le fait le fait Baudrillard (1972) comme on le verra plus loin. Cette conception de l’artefact valorise la relation à l’humain dans un contexte, ce qu’ a montré Bernard Conein (1993). Cela invite à prendre en compte leur génération, c’est-à-dire d’où ils proviennent, ainsi que leur  position dans les processus de génération auxquels ils participent. Observer un artefact c’est saisir ce qui vient avec (ce qui est autour, dedans, avant et après) au cœur d’une pratique sociale dans des espaces et des temporalités précis.

Simondon définit l’artefact par rapport à sa genèse (son “processus de concrétisation”) qui caractérise l’évolution de l’objet. Il veut montrer ce qu’il y a d’humain dans la technique et distingue “l’objet technique concret” (l’objet fini), “l’objet technique abstrait” (ce qui est au début), le “processus de concrétisation” pouvant alors caractériser l’évolution de l’objet (“l’augmentation de son caractère concret”). Selon lui, “c’est à partir des critères de la genèse que l’on peut définir l’individualité et la spécificité de l’objet technique”. Cet objet technique individualisé ne serait donc pas “telle ou telle chose donnée hic et nunc, mais ce dont il y a genèse” (p.20), ce qui lui vaut d’être saisi dans une temporalité, une culture qui prend en compte les évolutions de cet objet.

Faut-il alors parler de genèse ou de génération ? Tout artefact hérite d’une histoire (la succession des générations humaines mais aussi des modes de génération comme production), et est issu de systèmes, pratiques et contextes de production, en rapport avec des modèles et des paradigmes qui le déterminent fortement. La diversité des productions  témoigne ainsi des multiples enchevêtrements de paternités et de filiations qui conduisent leur génération — au sens de leur conception et leur production sociale —, ce qui est très différent d’une genèse. Comme produit intentionnel, un artefact est généré par des humains dans un système, ensuite il génère lui-même d’autres artefacts (filiation), il dégénère aussi dans le temps et l’espace, pour parfois se régénérer. Des individus nés dans un espace et un temps donné peuvent constituer une génération spécifique de par les codes et relations qu’ils établissent entre eux et le monde, les objets, les images et les signes d’identification qu’ils produisent pour fédérer leurs valeurs. Or, ces productions matérielles et symboliques oublient parfois les terres qui les ont nourries, les mains qui ont façonné leurs identités, guidé leur évolution. Chacun puise dans ce qui l’entoure et le précède, ce qui lui permet d’apporter sa part aux images et objets de son temps. S’intéresser aux générations d’artefacts consiste alors à rétablir les liens historiques mais aussi humains qui fondent les productions (comme états et processus) d’une époque, leurs innovations et leurs emprunts, ce qui en constitue la mémoire industrielle et sociale.

Naturel, artificiel : les artefacts hybrides

On oppose généralement l’artefact comme fait de culture et résultat d’une activité humaine à ce qui provient de la nature. Mais évidemment la nature intervient comme facteur plus ou moins important dans les productions de l’homme, et ce dernier pèse fortement sur le développement naturel des choses (aménagements, urbanisation, manipulations génétiques…), l’artefact, ou ses effets (voulus ou non) pouvant modifier fortement un état naturel, ce qui est un phénomène bien connu dans l’évolution de l’humanité. Les différences entre fabriqué et naturel ou artificiel et naturel ne sont donc pas aussi simples qu’il y paraît.

Les artistes et les scientifiques interrogent depuis longtemps ces frontières établies qu’aujourd’hui les nanotechnologies et les biotechnologies — capables de produire des nouveaux artefacts inertes ou vivants à d’autres échelles —, rendent de moins en moins pertinentes. Si l’on considère tout ce que l’homme fait en faisant faire (c’est le cas avec la nature), les distinctions entre artefact primaire, secondaire ou dérivé deviennent délicates, notamment avec les bio-technologies. Cela oblige à interroger au passage d’autres oppositions classiques, adjacentes à l’artefact, comme inerte/vivant, actif/passif, actuel/virtuel, réel/imaginaire, concret/abstrait, régulé/dérégulé, automatique/manuel, etc.
La question essentielle serait alors de saisir les limites conceptuelles, sémiotiques et techniques de l’artefact au regard des hybridations et les perméabilités scientifiques actuelles qui repensent à leur guise la tension entre artifice et nature, particulièrement lorsque le vivant se fabrique en laboratoire.

Souvent fruit de l’innovation, l’artefact est avant tout issu d’une culture du projet, dans un espace-temps court contrairement au naturel qui évolue lentement. L’artefact est souvent adaptatif, capable d’interagir (sous délégation et contrôle humain) avec son environnement (robots, objets intelligents, automates…), à partir des informations qu’il reçoit ou va chercher dans son contexte. Ce que fait également la nature, mais ce que fabrique un animal (une ruche, un nid, un terrier) n’est généralement pas considéré comme artificiel. La technique de l’homme fait ce que la nature ne peut pas faire, et a contrario, cette intelligence technique a bien du mal à faire ce que la nature fait seule. La technique produit ce que Castoriadis (2006) nomme les “créations absolues”, elle pose un arbitraire. Pour autant, le faire humain a déjà considérablement anthropisé les environnements et les ressources naturelles, détruit, construit, manipulé, réinventé une nature à sa main, tant est si bien que la nature en vient à faire ce que l’homme lui fait faire, lui fait produire. H.A. Simon (2004, p. 28) note que : “nombre des espèces dont l’homme dépend pour sa nourriture — son blé comme son bétail — sont des artefacts résultant de son ingéniosité”. La production industrielle et la communication commerciale autour des produits se sont souvent construites sur une opposition entre naturel et artificiel qui est certes à considérer comme un axe structurant dans la production humaine, mais dont on ne peut se contenter ici. Par exemple, il n’est pas si sûr que les mobiliers « plastique » résultant d’une synthèse chimique ne soient qu’artificiels et que leurs opposés désignés, les mobiliers en bois, soient vraiment si « naturels » qu’on le dit.

Essayons d’établir des distinctions plus précises, et méthodologiquement indispensables (en évitant le débat nature artificielle/nature naturelle), entre artefact-artificiel et artefact-naturel.
On aurait donc deux catégories génériques : artefact-artificiel et artefact-naturel avec quatre niveaux d’hybridation :
l’artefact artificiel 1 : ce qui est produit par l’homme ;
l’artefact artificiel 2 : l’artefact « second » issu d’une action de l’artefact fabriqué par l’homme (automates…)
– l’artefact naturel 1 : la nature modifiée par l’homme, telle qu’elle se présente ;
– l’artefact naturel 2 : ce qui est produit par l’artefact naturel 1 (la nature modifiée).

L’artefact artificiel 1

Ce sont les outils, instruments, machines, etc., que l’homme utilise pour démultiplier ses capacités d’action, augmenter son potentiel de production, accroître son pouvoir sur le monde. Ce sont aussi tous les produits qu’il fabrique, l’objet manufacturé n’étant qu’une variété d’artefact. Bien entendu, l’artefact charrue puis tracteur agricole, comme outils et techniques issus de la mécanisation, ne sont compréhensibles et ne fonctionnent qu’à l’intérieur d’un dispositif social, technique et sémiotique de production agricole qui renvoie à des conceptions socio-économiques et culturelles de l’agriculture.

L’artefact naturel 1

l’action agricole de l’homme a modifié considérablement le milieu naturel qui devient “domestiqué” et se construit culturellement comme paysage, ce qui en fait un artefact. Ce peut être aussi le cas pour une vache laitière ou une plante. De ce point de vue, Manzini (1991) nous invite à considérer que le champ labouré n’est pas davantage un élément de nature qu’une rue asphaltée, les artefacts n’étant pas “hors nature”, dans la mesure où ces objets et phénomènes mélangent interactions humaines et lois naturelles.

Cette action rel ève de choix et de dimensions industrielles, politiques et économiques qui visent à augmenter le potentiel productif d’une nature asservie à l’homme, ce qui revient à la doper, au risque de l’épuiser. Ce processus de domination génère une nature seconde, civilisée, une nature artefactuelle. Cette configuration artificielle, produit de l’activité humaine, met en ordre des ressources naturelles à des fins de production de quelque chose, mais avec de nombreux effets seconds, directs ou indirects (déchets, pollution, etc.) négatifs ou positifs, pas forcément maîtrisés par ses initiateurs.

Par exemple, dans certaines vall ées de montagne, des agences spécialisées redessinent les circulations originales des eaux pour réparer les erreurs d’aménagements trop rationalisés aux conséquences catastrophiques. On défait la nature ou on la refait. On observe alors plusieurs approches possibles dans la construction d’artefacts naturels, lesquelles témoignent des degrés d’intervention sur un état « naturel » donné.

– la restauration écologique : consiste à modifier un site afin de rétablir un état initial, un écosystème tel qu’il existait « avant » l’action de l’homme. Il s’agit alors d’un retour en arrière, ce qui pose la question du référentiel à utiliser en tel cas ;

– la réhabilitation écologique : ne reconstitue pas le « comme avant » parce que ce n’est plus possible (présence d’urbanisation), mais adapte la restauration au contexte, aux enjeux locaux et aux contraintes du moment ;

– la renaturation est une technique de réhabilitation qui consiste à inventer un nouveau paysage, stable dans le temps, selon des logiques « naturelles » qui tiennent compte des évolutions dans les conditions de fonctionnement du milieu (Sources : BURGEAP- Grenoble 2007 – http://www.burgeap.fr/).

L’artefact artificiel 2

il s’agit de ce qui est produit par l’artefact 1, qu’il soit naturel ou artificiel. Beaucoup d’artefacts sont concernés, dont les produits et supports de communication qui entrent presque tous dans cette catégorie, étant produits à l’aide d’outils et procédés mis au point par l’homme (système informatique, imprimerie…).
Le matériau est considéré comme un artefact dès qu’une ressource naturelle est sélectionnée, prélevée par l’homme qui met en forme cette substance, la modifie, la conceptualise. Par exemple, un tronc d’arbre coupé est déjà un artefact dans la mesure ou il procède de la conceptualisation (comme débit de bois pour faire une poutre) et de l’action technique (abattage, sciage) opérée par l’homme. L’artefact (qui n’est donc pas naturel ici), est un découpage conceptuel de l’environnement naturel par l’homme. Le matériau peut s’imposer aux idées (comme en sculpture), son prélèvement dans le milieu naturel n’est donc pas compris comme une ressource naturelle qui s’agence dans une forme technique, mais comme artifice en puissance dès lors qu’il s’actualise dans la conception d’un projet.

L’artefact naturel 2 

Il s’agit d’un artifice issu d’une production de la nature “modifiée”. Le résultat n’est plus dans l’ordre naturel des choses, comme avec les végétaux transformés génétiquement, les cellules manipulées en laboratoire et réimplantées en milieu naturel pour leur faire produire des substances spécifiques, etc., mais aussi le lait de vache (est-il encore, de ce point de vue, un produit naturel ?). L’artefactualité de cette génération de produits nouveaux entend suppléer certaines insuffisances naturelles ou humaines. Il y a là quelques problématiques communicationnelles intéressantes, notamment dans les circulations et les médiatisations politiques et commerciales de ces thématiques.
Outre ces gradations nature-artefact, il faudrait par ailleurs distinguer plusieurs types d’organisation du rapport forme-substance dans les artefacts.

Le synthétique

Est ce qui reconstitue le matériau naturel (par exemple chimiquement).

L’artificiel

Vise à imiter, fabriquer autrement quelque chose qui existe déjà (ex. : un mur en fausse pierre). Il s’agit alors d’une approximation. Cela peut aussi être appelé maquillage, prothèse, apprêt, etc.

Le simulé

Modélise, réduit, imite, se place comme possibilité de remplacement, de substitution (ex. : une explosion nucléaire simulée informatiquement).

Le factice

Pourtant étymologiquement lié au faire, mais qui renvoie à l’imitation, au signe mis à la place d’autre chose (ex. : une poutre en polystyrène).

Étant issus d’une production humaine plus ou moins contrôlée, le résidu, le déchet, le parasite, la chimère, etc., sont aussi des artefacts. Observons en effet que dans la pratique scientifique on conçoit généralement l’artefact comme une sorte de parasite, un bruit dans les mesures, un phénomène soudain et exceptionnel produit dans une expérience en chimie ou physique à la suite d’une manipulation humaine, mais aussi une altération de structure, voire une erreur d’interprétation. Cette conception négative, place l’artefact comme accident, anomalie, événement, bruit, fait, chose ou phénomène dérivé, non directement intentionnel. Cette acception semble devoir être écartée ici, sauf à considérer que tout artefact serait un intrus dans un « état naturel », une perturbation dans un ordre des choses présumé établi. L’artefact peut aussi dans cette logique consister en un fait psychique artificiel, être objet d’étude ou encore ce qui est produit par l’étude.

Cycles et enjeux des artefacts : du projet au déchet

La problématique de l’artificiel est en prise directe avec celle des environnements, dont les enjeux concernent de très près les processus d’information et de communication bien au-delà des thématiques médiatiques à la mode. L’artefact est confronté à la question écologique qui engage un faire et un savoir-faire particulier, une révision des processus et des cycles consuméristes de désir-achat-déchet. Cette question des cycles d’usage des produits est désormais au cœur des problématiques industrielles face aux attitudes sociales et aux comportements humains.

La production d’objets, de biens, d’idées est aussi une production massive d’artefacts sémiotiques (de signes) qui saturent nos environnements matériels, visuels, symboliques et cognitifs. Ce sont des formes de pollutions environnementales. Le déchet industriel issu de l’activité humaine (et qui a une valeur marchande) trouve son corollaire symbolique : le déchet sémiotique (qui a désormais un prix politique). On peut parler d’éco-artefact ou d’écofact, c’est-à-dire d’artefacts pensés au regard de leurs apports et effets sur et dans l’environnement, un objet artificiel, incluant dès sa conception et sa production les réalités de son recyclage, de sa digestion par l’environnement au sens large. Manzini (1991) a largement exploré cette question en développant la notion d’écologie de l’artificiel en la positionnant comme problématique contemporaine. Le terme écologie étant compris ici dans le sens de Bateson, c’est-à-dire l’étude de l’interaction et de la survie des entités d’un système. L’artefact matériel, mais aussi symbolique, pose de la sorte la question cruciale de ses différents états sociaux et en particulier de son recyclage (cycle du désir au déchet).

Les différents designs producteurs d’artefacts engagent désormais des questions d’éthique, de responsabilité sociale, de “durabilité” et non plus uniquement d’offre et de demande sur un marché. Cette démarche est au cœur du processus de création et de conception, là où les designs condensent, voire préemptent des usages sociaux en production. À ce propos, Manzini montre comment les designs se rapportent à la relation entre l’homme et le monde artificiel dans lequel il évolue. Ce qui veut dire qu’en interrogeant les designs, ce qu’ils sont, ce qu’ils font, on pourrait mieux comprendre ces relations. Mais les approches classiques des designs, usuellement limitées aux objets industriels, se rapportent souvent à des considérations fonctionnelles, culturelles ou psychologiques, insuffisantes pour rendre compte des aspects communicationnels. Rappelons que ces designs n’ont pas seulement affaire à des objets ou des résultats formels, mais surtout à des compétences, des savoirs propres à des organisations (Borja de Mozota 2006) et que ce sont des processus de communication (Quinton 1998). Manzini souligne particulièrement la tension entre les développements technologiques, leurs capacités de structuration des matériaux et de la matière, l’organisation de l’information qu’ils permettent, leur autonomisation relative qui en fait un “univers naturel pour les humains”. Les artefacts seraient-ils une seconde nature ? C’est le sens qu’il donne à la “nouvelle écologie de l’environnement artificiel”. La question ne serait plus alors d’innover, mais de savoir vieillir…

Définir des niveaux d’observation

Divers auteurs, comme Alexandre (1996), distinguent quelques fonctions essentielles pour un artefact :

instrumentale : outil, machine indispensable à l’homme et en rapport avec sa performance (ex. : tout instrument) ;

amplification : pour améliorer une tâche, augmenter un potentiel individuel (ex. : les transports) ;

substitution : pour remplacer l’humain (ex. : les automates) ;

symbolisation : en rapport avec des valeurs, des codes.

Tout objet ou produit peut en effet être analysé selon les opérations matérielles et symboliques qu’il permet et non seulement ses fonctions programmées. Mais cela ne suffit pas pour en rendre compte en termes communicationnels. Il est utile à ce stade de suggérer d’autres axes et niveaux de réflexion afin de mieux appréhender la complexité de ces objets composites.

Le dessein des artefacts : problématique des intentions

L’artefact émane par principe d’une intentionnalité, d’une sensibilité, d’une sensorialité et d’une culture. Cette intention, très peu lisible dans l’artefact, pose la question des significations engagées en conception, production et réception, ce qui dépend fortement des systèmes et contextes de production desquels cela provient. Il s’agit à ce niveau de comprendre les stratégies dont procèdent les artefacts, ce qui les fait, de caractériser les desseins des projets, les intentions qui les conduisent (niveau de leurprogrammation, conception, production). Cela revient à conduire une étude des usages en production, sachant qu’un artefact provient du travail de designers, de concepteurs, d’artistes, d’artisans, de scientifiques, d’ingénieurs ou d’industriels, etc., qui ont toujours une stratégie, un rapport spécifique à la matière et aux idées, une préemption forte sur les significations et usages possibles de l’artefact. Cette compréhension exige le recueil d’informations essentielles issues du contexte autant que des conditions de production.

Michael Baxandall (1991) a montré en quoi les intentions, souvent envisagées par rapport à une structure et un contexte d’utilisation, ne sont que celles que l’on peut prêter aux concepteurs et souvent abusivement à l’objet. Néanmoins, un artefact d’information ou de communication fournit à son destinataire des indices (internes ou contextuels) sur sa qualité de support de communication. Le cadre matériel et technique, compris comme dispositif d’énonciation, manifeste l’existence d’une volonté de dire, montrer, faire savoir quelque chose à quelqu’un d’autre, indépendamment de ce dont il est effectivement question dans le message. C’est le cas avec les genres de supports ou/et médias comme un panneau publicitaire, une revue, un journal, une signalétique, un dépliant, un site web, une carte de visite, ou une émission de télévision, etc., qui engagent un certain rapport à l’objet (sensoriel, physique, cognitif…), une manière de l’aborder, de l’utiliser et de l’interpréter. Devant un panneau publicitaire qui survient dans le champ visuel on s’attend à voir de la “pub”, ce qui enclenche un programme de réception adapté. Toutefois, l’intention de dire quelque chose, de construire ou déterminer une situation, peut aussi se dissimuler dans une forme ou un genre d’objet non identifié comme support ou média d’information ou de communication, mais qui l’est de fait. C’est le cas de beaucoup d’objets quotidiens : meubles, voitures, maisons, mais aussi de l’espace urbain, des lieux de travail, etc.

Le dessin des artefacts : au-delà des signes et des images

Les supports de communication sont des objets matériels (plaquette, dépliant, affiche, exposition, panneau, signalétique, locaux, systèmes informatiques) sur lesquels s’inscrivent les objets graphiques constitutifs d’un manifeste. Qu’il soit image, outil, objet ou système, l’artefact est doté d’une fonction, d’un but, d’une recherche d’effet qui opère à l’aide d’une certaine configuration puisant dans des modèles techno-symboliques, utilitaires et fonctionnels, des paradigmes industriels qui restent inscrits dans ses dimensions sémio-techniques (ses différents designs). Il est l’expression d’une pensée et d’un projet stratégique (un dessein) synthétisés dans un dessin spécifique, porteur d’une mémoire industrielle, culturelle, sociale qui s’observe à travers le questionnement concret de ses composants signifiants (matière, forme, configuration, volumes…). À travers l’expression et le contenu de l’artefact, on peut analyser l’action de l’homme sur le monde qui s’y organise et en qualifier les processus porteurs (création, innovation, transposition, transformation, hybridation, génération…).

La construction technique d’un artefact et son organisation sémiotique renvoient à un mode de diffusion et de réception, comme c’est le cas pour un dépliant, un site web un présentoir, etc., leur statut de média engage des pratiques sociales et professionnelles de production et de réception (Véron 1994). Il s’agit alors de considérer les usages que ces configurations pré-construisent, d’analyser ce qui est inscrit dans leurs matérialités comme dans leurs agencements symboliques. Leroi-Gouhran (1965, 1971) a montré en quoi un outil, une machine, un instrument sont aussi des mises en œuvre de symboles. De ce point de vue, l’ordinateur peut être compris comme ensemble de matériels et de logiciels qui agence des systèmes symboliques et ne fait que ce pourquoi il est programmé, ce qui au passage ne dit rien sur ce qui en sera réellement fait.

Observer un artefact c’est donc considérer l’inscription et son support, le message et sa substance graphique, ses modalités matérielles de médiatisation en contexte, etc., c’est-à-dire l’ensemble techno-symbolique constitué par l’objet physique et les systèmes symboliques qui travaillent ses matières signifiantes.

L ’artefact peut avoir une fonction signe comme l’a suggéré Baudrillard (1972). En s’intéressant aux objets de la consommation, ce dernier invitait à dépasser les considérations sur la valeur d’usage et les besoins pour engager une “critique de l’idéologie de la consommation” en faisant prévaloir la valeur signe liée à l’échange des objets, notamment leur dimension d’ “indice d’appartenance sociale”, de “porte-parole de la société de classes”. Ce que disent les objets du point de vue des besoins et des fonctions ne serait que l’expression du discours social qui les sous-tend. Ils sont vus de la sorte comme prestation sociale et signification, ce qui voudrait dire que l’on consomme des signes et non des objets, et renverrait donc à une absence de relation avec l’objet lui-même. Définie de cette manière, la fonction signe devrait englober toutes les autres (tout est signe…) et en tout cas s’extraire d’une acception linguistique du signe et d’une réduction des choses à leur codage social. Or, les objets ont aussi une valeur action relative aux différents faires qu’ils proposent. On serait alors davantage du côté des interprétants, selon une approche peircienne des objets rompant avec une sémiologie para linguistique assez usée. Les objets incarneraient des manières de voir et de construire le monde, de lui donner un sens, et non pas de le subir et « décodant » passivement des codes simplistes que le branding vulgarise en surdéveloppant à l’échelle planétaire l’encadrement symbolique du marché par les marques. Les artefacts ne peuvent donc être ainsi limités aux objets-signes de consommation. Il faut inclure dans cette catégorie tous les autres objets matériels pouvant constituer des supports de communication ou faisant l’objet d’une communication. En ne suivant pas Baudrillard dans cette focalisation sur les objets compris uniquement comme signes, on élargit le questionnement à toutes les facettes sociales, techniques, économiques et sémiotiques d’un artefact donné, qu’il soit matériel ou non. Cela permet d’aller plus loin que les qualifications commerciales, consuméristes, psychosociales, et les suspicions manipulatoires qui accompagnent les artefacts lorsqu’ils sont réduits à des produits ou des signes et considérés comme des instruments de manipulation sociale, économique ou politique. Cela revient à questionner ensemble le processus de production, le produit et son résultat social. L’analyse d’un artefact oblige alors à interroger les différents desseins qu’il porte entre projet d’usage, usage effectif et déchet d’usage.

Les usages des artefacts

Les usages correspondent à ce que les acteurs-utilisateurs (en conception, production et réception) construisent  comme relations avec les artefacts, à ce qu’ils vivent dans ou avec ces artefacts, à ce qu’ils font avec ou leur font faire dans un contexte précis. Ces artefacts sont parties prenantes de pratiques de communication, utilisés en contexte, ils s’observent donc au plus près de l’environnement matériel et institutionnel dans lequel et pour lequel ils ont été produits. L’artefact comme outil (matériel ou symbolique), support (d’inscription, de communication) machine, produit de consommation ou encore œuvre, fait toujours système avec autre chose dans un contexte donné et engage des questions de statut social, technique et sémiotique de l’objet. Plus loin que la fonctionnalité ou l’opérationnalité comprises dans une visée utilitaire limitée, il s’agit de voir comment l’artefact s’intègre dans les activités humaines, ce qui renvoie à une étude plus large des usages qui prend en compte les aspects subjectifs, les implications, regards, représentations, appréciations spécifiques à des sujets. L’actualité montre comment s’opère aujourd’hui la reformulation éthique de la relation conception-production au regard des conséquences d’usage et non plus seulement des projets d’usage.

L’ensemble relationnel qui se construit entre l’artefact, ses acteurs en production-réception, ses utilisateurs ainsi que les contextes dans lesquels prennent place ces interactions peut être examiné avec la notion très plastique de dispositif de communication. On peut alors observer tout ce qui s’y trouve construit : l’usage, la valeur sociale, la relation que nous entretenons avec les objets matériels, les images, les messages, les acteurs, les institutions, ce qui permet d’articuler ensemble, dans une même analyse les aspects humains, symboliques, techniques, les objets matériels, l’environnement et ses contraintes etc. Cela engage aussi des contextes d’action, des intentions, des stratégies, des discours, des technologies et des procédures, etc.

Les statuts cognitifs de l’artefact

Le point de vue cognitif engage des débats autour de la notion d’artefact cognitif qui, selon Norman (1991), est un objet physique servant au traitement d’une information. Il peut s’envisager comme moyen de représenter et de contrôler des opérations à réaliser. Les théories de la cognition distribuée soutiennent que les connaissances sont partagées entre acteurs, dispositifs, artefacts, etc. Ce qu’est, ou devient, alors précisément l’artefact dans un contexte est un composite d’actualisations spécifiques qui ne se conçoivent pas seulement au regard des virtualités d’utilisation envisagées dans la conception (ce que l’on veut qu’il soit, ce qu’il est et permet ou propose de faire) mais aussi des virtualités propres à l’utilisateur (ce qu’il va en comprendre, en faire, et faire avec), l’interprétation de l’environnement joue donc ici un grand rôle. D’après Norman tout objet produit incorpore des données, des connaissances, des possibilités d’action (les fameuses affordances), comprises comme relations possibles offertes aux utilisateurs. Mais ils ne font pas faire quelque chose passivement, il n’y a pas de relation directe de cause à effet.

Ce travail d’incorporation est notamment celui des designers qui chargent les dispositifs de leurs intentions en fonction de connaissances réputées partagées. Le grand danger, signalé par Norman à propos de la mauvaise utilisation de cette notion serait de croire que l’on peut programmer des affordances dans les processus de conception des objets. Elles seraient ainsi et à tort comprises comme de simples fonctionnalités, alors qu’il s’agit de relations possibles et non pas des actions suggérées. Le designer peut travailler ce qu’il souhaite communiquer sous forme de convention mais pas forcément faire faire, Il crée une situation de communication, mais pas de sens ou d’action liés à l’objet, et c’est bien cette situation (dont fait partie l’objet) qui permet à l’utilisateur de construire en contexte des significations ou des connaissances. Il faudrait donc renoncer à croire qu’un codage en production suffit pour générer un décodage symétrique en réception, ce qui met à mal bien des pratiques de design et d’analyse sémiologique simpliste…

Artefact et corpus

Un artefact est fréquemment un objet réel de recherche, doté ou non d’une matérialité (même numérique), qui se trouve en position de point d’entrée ou de corpus dans la problématisation et le traitement d’un objet de recherche. Il s’agit ici de réfléchir aux statuts ainsi qu’aux atouts conceptuels et communicationnels de cet objet réel.

Les processus de communication produisent beaucoup d’artefacts nommés alors supports, mais ce terme utilisé pour décrire des choses fort différentes est assez polymorphe et ambigu. C’est en quoi la notion d’artefacts semble pertinente pour qualifier les objets réels d’une recherche dans la mesure où elle ne préempte pas les qualifications des configurations comme le feraient media, support, image, signe, etc. Distinguons plusieurs cas de figure dans les rapports entre artefact et corpus. D’un point de vue sémiotique, chacun organise des relations particulières entre les substances et les formes respectives de leurs expressions et contenus (selon la classification de Hjelmslev).

L’artefact est un objet matériel issu d’une production industrielle

L’univers industriel est celui de la rationalisation dans la transformation d’une substance. Chaque occurrence particulière d’un objet industriel est réputée être un exemplaire dont on peut présupposer l’exemplarité parfaite par rapport à sa série (ex. : le modèle Fordiste). Toute entité est alors représentative de l’ensemble dont elle fait partie, ce qui ne présume en rien des modifications spécifiques apportées ensuite par les utilisateurs, qu’elles concernent les structures, matérialités ou significations (ajout d’accessoires). La production industrielle théorique coïncide parfaitement ici avec l’exemplaire pratique. Les substances et formes de l’expression et du contenu étant symétriques.

L’artefact est un objet matériel manufacturé industriellement mais personnalisé dès la production

C’est le cas lorsque la production « à la chaîne » intègre des personnalisations variables selon les exemplaires (automobiles, impression numérique, etc.) mais qui portent sur des aspects spécifiques du produit (spécifications techniques, aspects décoratifs, options…). On peut parler en ce cas d’industrialisation individualisante, l’artefact industriel n’étant plus synonyme de production en masse d’objets identiques. Ces variables sont industriellement programmées, commercialement prévisibles, donc repérables et discriminables par rapport à une structure commune à toutes les occurrences du modèle. L’analyse concerne alors à la fois le modèle et ses variables, donc l’ensemble de la complexité de la proposition industrielle. La forme de l’expression est dans ce cas surdéveloppée.

L’artefact est un objet matériel “fait main”, d’une manière artisanale.

La production artisanale concerne des petites séries d’objets, elle donne forme à une substance (un matériau) qu’elle valorise et exhibe comme telle. Il n’y a pas ici de production massive mais unicité ou petite série dans laquelle les occurrences présentent des variables identifiables à différents niveaux. L’analyse concerne une étude de cas, et l’exemplaire n’est représentatif que de lui-même. On pourrait parler de bricolage industrialisant. L’objet artisanal n’est pas porteur d’un contenu artistique, il travaille surtout la substance et la forme de l’expression. La forme du contenu que l’on peut éventuellement y repérer renvoie à des modes de production sociale très encadrés.

L’artefact est un objet industriel recyclé, transformé.

Il s’agit ici d’une pièce unique, objet artistique ou artisanal qui résulte d’une démarche créative de détournement, de réutilisation. Il y a donc usage créatif, transformation ou adaptation d’un autre objet. En la circonstance, ce n’est plus seulement l’objet en lui-même qui est considéré par l’analyse mais aussi la démarche dont il témoigne, ses interactions avec le contexte et la production artistique d’une époque. La forme de l’expression (structure, organisation, répertoires utilisés…) est en rapport étroit avec la forme du contenu (mode d’organisation, figures, discours…), ce qui est le propre de la fonction sémiotique et le principe même de l’objet signifiant ainsi créé.

L’artefact est un objet unique issu d’une production artistique.

C’est le cas de l’œuvre d’art dans ses acceptions traditionnelles. Le corpus coïncide ici avec l’œuvre unique dans sa singularité mais aussi sa complexité. Il peut être représentatif d’un courant artistique, voire en fonder un. La forme du contenu (mode d’organisation, discours…) est ici étroitement liée à la forme et à la substance de l’expression (couleurs, matières, supports).

L’artefact est un objet virtuel issu de la techno-science

C’est le cas avec les biotechnologies ou des nanotechnologies qui peuvent modifier la structure de la matière et agir sur la forme interne de la substance qui constituera le matériau à une échelle visible. Il y a production d’une substance de synthèse entre le vivant et l’artificiel sans pour autant que l’on sache quoi faire avec, quelle forme sociale lui donner. Cette production pose de grandes questions éthiques au regard de ces applications éventuelles dans de nouveaux artefacts pour le moment impensés ou en cours de gestation théorique.

Des objets du faire qui transforment

Les artefacts sont ainsi des manifestations spécifiques de l’action de l’homme et de ses transformations du monde. Ils portent les tensions les plus créatrices comme les plus destructrices entre l’homme et ses environnements, mais permettent aussi de questionner la complexité actuelle des perméabilités pragmatiques entre l’ordre artificiel et l’ordre naturel. Cette interrogation critique des artefacts par les sciences de l’information et de la communication est alors un point d’entrée vers une connaissance du monde là où elle se manifeste sans doute le mieux : dans le faire communicationnel de l’homme.

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Auteur

Philippe Quinton

.: Professeur de Sciences de l’information et de la communication – Université Stendhal Genoble 3 – Gresec