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Invention et reproduction du vivant : le statut de l’artefact

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Pinsart Marie-Geneviève, « Invention et reproduction du vivant : le statut de l’artefact« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/17-invention-et-reproduction-du-vivant-le-statut-de-lartefact

Introduction

Ce texte est une version élargie d’une communication faite en 2006 au XXXIème Congrès de l’ASPLF « Le même et l’autre. Identité et différence », à Budapest.

Le développement des biotechnologies et les récents travaux menés sur le génome humain soulèvent la question de la clarification et de la définition de l’action humaine sur les entités vivantes. L’action humaine met en œuvre des savoirs et des pratiques qui s’appuient sur les structures et les processus naturels, elle imite ceux-ci mais elle les transforme également de manière inédite. Quel sens donner dans ce contexte à l’artefact ? Je vais analyser à travers quatre exemples comment cette notion d’arfefact se décline par rapport à l’action imitative ou créative, – cette alternative n’étant pas exclusive – de l’être humain sur des entités vivantes. J’envisagerai  la manière dont cette action est qualifiée et valorisée par rapport à ce qui existe naturellement.

Découverte et invention : l’exemple du brevet sur le vivant

A travers l’exemple du brevet sur le vivant je vais analyser comment les notions d’identité et de différence sont mises en oeuvre dans le couple conceptuel découverte-invention.

Le brevet est un monopole accordé pour un certain  laps de temps (20 ans) à un inventeur et qui lui octroie l’exclusivité de la commercialisation de son produit. Selon le Code de la propriété intellectuelle (Art. L.611-10) et la Convention sur le brevet européen (Art. 52-57), un produit est brevetable s’il s’agit d’une invention ayant un caractère de nouveauté résultant d’une activité inventive susceptible d’application industrielle. Invention – activité inventive – application industrielle, trois critères qui, comme nous allons le voir, ne vont guère de soi lorsqu’il s’agit de les appliquer à une entité vivante.

Rappelons que le droit des brevets est né au siècle des Lumières (1790 aux Etats-Unis ; 1791 en France). Il était alors conçu comme une sorte de contrat social liant l’inventeur à la société. Ce droit des brevets était animé par la volonté de partager les connaissances et de permettre à tout être humain de bénéficier des bienfaits de l’invention (1) . Les premiers brevets portaient sur des procédés et des produits mécaniques ou chimiques mais pas sur ce qu’on appelaient alors « les produits de la nature », les organismes et leurs composés. La raison invoquée nous intéresse au premier chef : la matière vivante est le résultat de l’action propre de la nature et non principalement celle de l’inventivité humaine. Le brevet trace une ligne de partage entre ce qui relève de la découverte et ce qui revient à l’inventivité humaine. L’Office américain des brevets recourt à cette distinction en 1948 lorsqu’il refuse un brevet sur un vaccin combinant six bactéries pour immuniser certaines plantes légumineuses parce que « les bactéries servent les fins auxquelles les destinait la nature et agissent indépendamment des efforts du breveté » (2) . Les finalités naturelles des bactéries sont préservées mais elles sont combinées et utilisées dans le contexte de la prévention de maladies.  La découverte suppose une activité préalable, celle qui est nécessaire pour faire apparaître la chose qui sera découverte, pour la dégager physiquement-chimiquement de son environnement. Les modalités et la portée de cette activité phénoménologique feront en tant que telles l’objet d’un éventuel brevet et elles influenceront aussi le statut de l’entité dégagée en la plaçant dans la catégorie des découvertes ou dans celle des inventions, lui accordant par là un certain type de protection, voire de valeur morale.

Parmi les activités qui président à la découverte, la purification et l’isolation occupent une place importante. La purification est au cœur des brevets que Louis Pasteur obtient entre 1857 et 1873 sur des procédés de fermentation ou de conservation des aliments. Ainsi, en 1873, il présente un nouveau procédé de fabrication de la bière fondé sur des nouvelles méthodes de fermentation, un appareillage spécifique et l’utilisation d’une levure purifiée. Le brevet obtenu par Pasteur ne couvre pas seulement les procédures et les moyens utilisés mais aussi le produit obtenu : le levain pur. Le brevet américain considère « la levure, pure de germes, comme un objet fabriqué » tandis que le brevet français la qualifie de « produit industriel nouveau obtenu au moyen de ces procédés ». C’est donc le produit purifié obtenu pas un procédé industriel précis qui est breveté et non une souche de levure naturelle. Ce brevet laisse libre la connaissance et l’utilisation de la levure naturelle, il ne porte que sur sa forme purifiée, les moyens d’obtention de celle-ci et son utilisation industrielle. Presque un siècle plus tard, en 1972, la question du statut de l’entité vivante soumise à une demande de brevet resurgit avec la polémique autour du brevet du microbiologiste Ananda M.Chakrabarty déposé par la General Electric sur une bactérie génétiquement modifiée susceptible de dégrader le pétrole (3) . L’enjeu est ici d’obtenir un brevet non seulement sur le procédé de production de la bactérie et le matériau la supportant mais surtout sur la bactérie elle-même. Ce brevet est historiquement important parce qu’il considère comme non pertinente dans son domaine la distinction entre matière vivante et matière inerte,  et qu’il estime que la bactérie produite en laboratoire n’est pas un produit de la nature puisqu’elle n’existait pas comme telle dans le milieu naturel. Cette bactérie est un produit artificiel et donc brevetable parce qu’elle a été isolée de son milieu naturel et qu’elle a été génétiquement manipulée en laboratoire. De nombreux brevets ont ainsi été déposés sur des micro-organismes purifiés ou modifiés ou sur des animaux génétiquement modifiés. Mais le critère de la modification ou de la purification ne sera bientôt même plus utilisé. Un exemple de cette évolution est donné par l’Article 5 de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil en date du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (4). Cet Article 5 dispose que :

« 1. Le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables.

2.  Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel.

3. L’application industrielle d’une séquence ou d’une séquence partielle d’un gène doit être concrètement exposée dans la demande de brevet ».

Dans le cadre de notre réflexion, je ferai deux commentaires sur cet extrait de l’Article 5.

Le premier porte sur l’apparente contradiction  entre le point 1 et le point 2 de cet Article. La distinction entre ces deux points, c’est-à-dire la différence entre la découverte et l’invention ou encore entre ce qui peut être breveté et ce qui ne peut pas l’être, repose sur les critères d’isolement et de production par un procédé technique. Ce n’est plus la création ou la modification par intervention génétique qui servent de critères pour définir l’invention mais bien le simple fait d’isoler une entité vivante de son environnement naturel sans modifier pour autant ses caractéristiques et sa structure.  Dans son Avis n° 64 du 8 juin 2002, le Comité consultatif national d’éthique français critique le critère de la production par un procédé technique avancé par la Directive européenne. L’avis français souligne que « le clonage automatisé d’un fragment d’ADN n’implique aucune activité inventive, les procédés sont d’ailleurs devenus parfaitement courants, et s’il suffisait d’isoler le gène pour sortir du domaine de la découverte et parler d’invention brevetable, il n’y aurait plus à ce jour place pour des découvertes dans le domaine de la génétique » (5).  Si l’isolation et la reproduction par un moyen technique suffisent à caractériser une invention, cela signifie que photocopier, par exemple, la première page de la partition d’une sonate pour piano de Mozart suffit pour se déclarer ensuite en être l’inventeur.

La notion d’isolation permet de breveter un diagnostic in vitro portant sur des tissus ou des liquides extraits du corps et d’interdire de brevet des procédés qui s’appliquent directement sur le corps humain ou animal. Ainsi, il est permis de breveter des méthodes de thérapie cellulaire qui impliquent le prélèvement de cellules, leur traitement puis leur réinsertion dans le corps humain. Par contre, une technique chirurgicale qui s’applique dans une visée thérapeutique directement au corps ne peut faire l’objet d’un brevet.

De plus, breveter un gène qui vient d’être séquencé revient à fermer toute étude sur la fonction de ce gène, par exemple, à d’autres chercheurs que le détenteur du brevet.

Le second commentaire touche au statut et au sens de ce qu’on appelle « un élément » du corps humain, comme un gène ou une partie de sa séquence. L’ADN renvoie à la fois à une très grande généralité par ses constituants chimiques et à une très forte particularité par sa détermination des caractéristiques d’une espèce ou d’un individu. Comme le remarque Axel Kahn (6) « la banalité chimique de l’ADN » fait qu’il ne peut être considéré comme une invention. Mais cette banalité chimique même soulève la question de la pertinence d’accorder une protection particulière à quelque chose d’aussi commun : quel sens y-a-t-il à associer le terme « humain » à une séquence partielle d’un gène ou à un gène ? Quel sens y-a-t-il à interdire la prise d’un brevet sur une séquence d’ADN parce qu’on retrouve notamment ses constituants dans un être humain ? Quel sens y-a-t-il à parler de recherches sur le gène qui ne respecteraient pas la dignité humaine? Les uns répondent en faisant appel à l’argument de la pente glissante : si l’on accepte le brevet sur les gènes, pourquoi ne pas l’accepter sur des tissus, des organes, bref pourquoi continuer à condamner la commercialisation du corps humain ? D’autres défendent l’opinion selon laquelle la connaissance d’un gène fait partie de la connaissance du monde naturel, de l’être vivant en général et du patrimoine génétique de l’humanité en particulier. Ainsi, la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme de l’UNESCO datée du 11 novembre 1997 stipule, dans son article premier, que « le génome humain sous-tend l’unité fondamentale de tous les membres de la famille humaine, ainsi que la reconnaissance de leur dignité et de leur diversité ». Chaque être humain doit pouvoir disposer de ce type de connaissance. Celle-ci ne peut être limitée par un brevet à vocation commerciale et industrielle (7). La difficulté de cerner sur le plan de la recherche et de l’application en génétique ce qui relève de la découverte et de l’invention est ici contournée par le recours à la conception humaniste de l’universelle accessibilité à la connaissance. Le brevet est dans ce contexte limité à  des procédés innovants issus de la connaissance des gènes ou par exemple, sur « un gène cloné bien caractérisé pour produire une protéine recombinante d’efficacité biologique démontrée » (8) . Cette position n’est pas partagée aux Etats-Unis par le Patent Trade Office qui a déjà accepté de nombreux brevets sur les gènes.

Statut de l’embryon et recherche sur les cellules souches embryonnaires

Ce deuxième exemple s’insère dans le cadre de la création humaine et appréhende les notions d’identité et de différence en fonction de la finalité poursuivie par la création d’embryon.
La recherche sur les cellules souches fait depuis quelques années l’objet de nombreux débats tant sur l’obtention de ces cellules que sur les procédés et les applications de cette recherche.
Les cellules souches sont des cellules indifférenciées qui ont la capacité se développer apparemment de manière illimitée en culture et de produire des cellules d’un ou de plusieurs types spécifiques. Certaines cellules souches sont dites pluripotentes, ce qui signifie qu’elles sont capables de se différencier en tous types de cellules ; d’autres sont dites multipotentes, ce qui signifie qu’elles ne peuvent se différencier qu’en certains types de cellules (les cellules souches hématopoïétiques, par exemple, se différencieront en divers types de cellules sanguines). Les cellules souches peuvent être obtenues à partir de trois sources principales : à partir d’organes et d’organismes déjà nés ; à partir d’un transfert nucléaire de cellules somatiques ou encore à partir d’embryons. C’est cette dernière source qui nous retiendra plus particulièrement. Ces embryons dont on va prélever les cellules souches sont soit des embryons surnuméraires, c’est-à-dire issus d’une fécondation in vitro dans le cadre d’une procréation médicalement assistée mais qui ne seront pas implantés dans un utérus parce qu’ils ne font plus partie d’un projet parental ; soit des embryons conçus par fécondation in vitro et destinés en tant que tels à la recherche. Des discussions autour de la recherche sur les cellules souches, nous ne retiendrons que celles qui portent sur la valorisation éthique différenciée de l’embryon selon la finalité qui a présidé à sa création. Certaines personnes estiment en effet que la création d’un embryon pour la dérivation de cellules souches est une pratique non éthique tandis que l’utilisation d’un embryon surnuméraire pour cette même dérivation ne soulève pas, quant elle, d’objection d’ordre éthique. Dans ce contexte de réflexion, la découverte n’est plus opposée à l’invention mais l’opposition entre le naturel et l’artificiel est maintenue et déplacée sur le plan de la finalité poursuivie. Créer un embryon dans le cadre de la reproduction humaine est un acte qui s’inscrit dans le droit fil de la finalité naturelle. La création ne fait que mimer le processus naturel, ici défaillant, et l’objet créé (l’embryon) aurait pu théoriquement exister dans le milieu naturel. L’intervention humaine a, par exemple, permis au spermatozoïde de féconder l’ovule ou a permis de choisir parmi les embryons artificiellement fécondés un embryon sain à implanter dans l’utérus. Cette même intervention et son résultat sont par contre qualifiés de non naturels et de non éthiques s’ils ne poursuivent pas cette finalité reproductive. Les partisans de cette position avancent un argument de type kantien centré sur la notion de potentialité : pour eux, ces embryons créés pour la recherche sont de purs moyens et ils ne sont pas respectés en tant qu’embryons humains, c’est-à-dire en tant qu’embryons devant normalement se développer en une personne humaine. Cet argument n’est cependant pas pertinent ici puisque les personnes qui distinguent les deux types de finalité acceptent que des recherches soient effectuées sur les embryons surnuméraires : elles n’accordent donc pas une protection inconditionnelle à l’embryon.

Modification génétique et valorisation de l’état et du processus naturels « normaux ».

Ce troisième exemple montre comment la valorisation d’un certain type de processus naturel qualifié de « normal » et la dérivation d’une définition de l’embryon humain à partir de celui-ci, justifient sur le plan éthique la création d’un organisme génétiquement modifié.

Interdire l’utilisation de l’embryon humain dans la recherche tout en soutenant la nécessité de développer  les connaissances acquises par l’étude des cellules souches embryonnaires humaines, est une posture qui a conduit un membre du Council on Bioethics des Etats-Unis  à formuler une proposition pour le moins surprenante. William Hurlbut, professeur de biologie médicale à l’Université de Stanford suggère en effet de créer ce qu’il appelle des « embryoid-like entities » (9) – « des entités d’apparence embryoïde » –  en altérant génétiquement une cellule avant de l’introduire dans l’œuf énucléé. Cette altération génétique permettrait à l’œuf de se diviser mais lui enlèverait la capacité de se développer en un embryon.  Cette intervention aurait lieu avant la formation de « l’entité d’apparence ambryoide ». Pour Hurlbut, cette entité n’est pas un embryon car il définit celui-ci comme une structure et un potentiel d’auto-organisation engagés dans le développement et le maintien d’un organisme humain. « L’entité d’apparence ambryoïde » ne possède pas, selon lui, ces caractéristiques et elle s’apparente à un système cellulaire limité, proche de celui que l’on peut obtenir par une culture de tissus.

Cette altération génétique induite par l’être humain n’est pas convaincante sur le plan scientifique pour déclarer que l’entité ainsi créée n’est pas un embryon. Certaines maladies proviennent en effet de modifications de l’ADN des gamètes, modifications qui ont donc forcément lieu avant la formation de l’embryon (c’est le cas, par exemple, de l’hémophilie, de la drépanocytose ou anémie à cellules falciformes, ou encore de la mucoviscidose). De plus certaines modifications génétiques provoquent l’avortement spontané de l’embryon. L’altération génétique n’est satisfaisante que pour les personnes qui adhèrent à la définition de l’embryon proposée par Hurlbut et qui valorisent  certaines productions naturelles en les qualifiant de « normales ». Ainsi, un embryon susceptible de se développer et de donner naissance à un enfant est le paradigme  naturel qui va tracer une ligne de partage entre le normal et le pathologique, entre ce qui est éthiquement acceptable et ce qui ne l’est pas. La proposition de Hurlbut choisit dans le fonctionnement naturel ce qui correspond à ses conceptions philosophiques et le valorise. Pour protéger un embryon naturellement produit et susceptible d’engendrer un enfant, Hurlbut suggère de contrecarrer artificiellement le bon fonctionnement de processus naturels en programmant la mort de certains être vivants. La valeur et la protection de l’être vivant dépend ainsi de la qualification arbitraire de structures et d’éléments comme étant « proprement humains » et donc éthiquement importants. L’intervention humaine proposée par Hurlbut vise à reproduire des déficiences naturelles tout en ne reconnaissant pas qu’elles sont naturelles, et à les justifier pour sauvegarder une création qualifiée de « normale », c’est-à-dire conforme à la finalité naturelle, et valorisée pour cette raison. Pour trancher ce nœud de contradictions sans commettre de paralogisme naturaliste, on pourrait concevoir que la structure et le fonctionnement naturels orientent le jugement éthique sur la manière de traiter le monde naturel, tout en ne perdant pas de vue que  l’objet principal de l’évaluation éthique est la finalité poursuivie dans l’utilisation de ces éléments naturels et la manière dont ils sont utilisés.

La chimère : une création qui transgresse ou qui valorise

Jadis monstre mythologique à tête et poitrail de lion, ventre de chèvre et queue de dragon, la chimère actuelle se laisse caresser ou vit incognito sous des traits qui nous paraissent familiers. La chimère est un individu singulier composé de cellules qui ont des origines embryonnaires différentes. Combinaison inter- ou intra-spécifique, la chimère existe au niveau moléculaire, cellulaire et organique. Elle peut désigner tout autant l’hybride obtenu par la combinaison des génomes de la caille et du poulet ou de la chèvre et du mouton que le résultat de l’introduction dans un animal de cellules, de tissus ou d’organes humains. La chimère est une création humaine. Certains la stigmatisent parce qu’elle transgresse les barrières naturelles entre espèces et que cette transgression biologique pourrait ouvrir la voie à des transgressions sociales et symboliques qui plongeraient la société dans le chaos. L’acte de transgression biologique libérerait en quelque sorte la représentation et l’efficience de la transgression sur le plan social. La définition de ce qu’est une espèce est toujours débattue aujourd’hui. Les premières définitions rassemblaient des individus en une espèce en fonction d’une homologie de fonctionnement, de comportement ou d’apparence. Par la suite, on fit appel à des critères biologiques et génétiques mais ici encore le désaccord règne sur le choix des éléments à prendre en considération pour définir une espèce. Ce désaccord entre scientifiques et ce flou sémantique peut donner à l’existence de la chimère une certaine légitimité. L’apparence comme critère distinctif d’une espèce a encore été invoqué pour condamner une expérience faite sur une souris (10) . Cette expérience visait à déterminer si un modèle en polymère pouvait être utilisé pour développer le cartilage de l’oreille externe d’un enfant âgé de trois ans. Pour donner au cartilage un environnement favorable à son développement, le modèle fut introduit sous la peau du dos d’une souris. Cette souris portait donc sur le dos une oreille externe bien constituée. Cette chimère reconnaissable par sa particularité physique a fait scandale parce qu’elle exhibait un trait reconnaissable de l’apparence humaine. La dignité humaine semblait bafouée parce qu’un élément du corps humain était porté par une espèce non humaine. Par contre, personne n’a estimé que l’absence de ce signe humain chez l’enfant le privait de sa dignité.  Cet exemple de chimère montre que l’environnement dans lequel un élément organique se développe peut ou non lui conférer de l’importance dans la définition d’une espèce et intervenir ou non dans la qualification éthique de l’action qui le fait naître.

D’autres personnes pensent qu’en général la création d’une chimère s’insère dans la dynamique de l’évolution naturelle, celle de l’apparition, de la transformation et de la disparition des espèces. L’intervention humaine crée ce qui n’existe pas mais la non existence de quelque chose ne doit pas être comprise comme une interdiction à faire exister cette chose. D’autres encore estiment que la chimère est une création qui permet de faire évoluer le statut moral des espèces existantes. Prenons le cas de l’introduction de cellules souches issues du système nerveux central humain dans un embryon animal. La réflexion éthique porte principalement sur les conséquences pour l’hôte animal et pour la dignité humaine d’une telle insertion. Si ces cellules souches humaines neuronales sont insérées à un stade très précoce de la formation de l’embryon animal, existe-t-il un risque que celles-ci se mélangent au substrat animal ou se dispersent ou forment un tissu nerveux humain de sorte que l’animal pourrait faire des « expériences humaines » (11) ? Comme le souligne le bioéthicien Robert Streiffer (12) , la difficulté est de préciser ce que l’on veut dire par « expérience humaine » : si l’on entend par là une expérience que l’être humain est capable d’avoir, alors un grand nombre de ces expériences sont faites par d’autres espèces animales ; si l’on fait allusion à des hautes capacités cognitives, en quoi l’être humain serait-il lésé par le fait qu’un individu appartenant à une autre espèce puisse jouir de certaines de ces hautes capacités cognitives ? Et si l’on associe ces qualités cognitives au statut moral, la même question se pose à nouveau : en quoi l’être humain serait-il lésé si une autre espèce acquerrait par ce moyen un statut moral plus élevé ? La création (encore largement théorique) d’une chimère de ce type remet profondément en cause l’appréciation anthropocentrique de la valeur des autres espèces et fait apparaître au grand jour l’indétermination sémantique des termes éthiques, comme celui de dignité, que l’on se plaît à  utiliser pour conforter le statut privilégié de l’être humain.

La chimère peut influer positivement sur l’appréciation humaine du statut de l’hôte animal. Toutefois, la question de savoir si cette insertion de cellules souches neuronales d’origine humaine améliore ou non l’existence de l’animal hôte reste posée.

Conclusions

Les deux premiers exemples – le brevet et le statut de l’embryon dans le cadre de la recherche sur les cellules souches embryonnaires  – illustrent le rôle normatif de l’état naturel dans l’évaluation éthique de l’action humaine et de ses produits.
Le droit des brevets évolue vers une valorisation de l’activité humaine et transforme de plus en plus souvent ce qui était jadis considéré comme une découverte en une invention. La différence par rapport à la nature n’est plus le critère de l’invention. La simple isolation ou la copie à l’identique, sans modification de structure, de ce qui existe suffisent pour la caractériser.

L’utilisation de l’embryon pour la dérivation de cellules souches fait jouer les notions d’identité et de différence sur le plan de la finalité. L’adéquation de la finalité de la création d’un embryon avec la finalité naturelle de cet embryon – à savoir son développement en un être humain – justifie éthiquement cette création. Selon cette conception, la valeur éthique d’une création repose sur la connaissance des finalités naturelles de chaque élément vivant et le respect de celles-ci. Dans ce contexte, la perfection de l’adéquation à la finalité naturelle et non la création inventive sert de critère pour évaluer l’action humaine.

Les deux derniers exemples– « l’entité d’apparence embryoïde » et la chimère – mêlent plus étroitement l’artificiel et le naturel dans l’appréciation éthique de l’action humaine.
La modification génétique peut paradoxalement être envisagée comme un moyen de respecter des convictions philosophiques particulières sur le statut de l’embryon. Ici, la différence – supposée – de la création  par rapport à l’état naturel est prise comme un garantie quant à la valeur éthique des recherches qui seront menées sur l’entité vivante ainsi créée.

Quant à l’insertion de cellules souches neuronales humaines dans un embryon animal, elle est tantôt approuvée parce qu’elle participe à la dynamique de l’évolution naturelle, tantôt rejetée parce qu’elle pourrait « humaniser » d’autres espèces  vivantes. La possibilité de reproduire les caractéristiques décrétées comme essentielles pour définir un être humain est envisagée comme un risque et une menace pour la dignité humaine. Le maintien de la différence entre espèce est ici un gage de la valeur éthique d’une intervention utilisant des cellules souches neuronales humaines.

Notes

(1) Le premier brevet connu sur un organisme vivant a été pris en 1843, en Finlande.

(2) Cassier, 2004, p.191.

(3) L’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis dans l’affaire Diamond contre Chakrabarty est rendu le 16 juin 1980. Il est en faveur de la brevetabilité de la bactérie.

(4) Cette directive est appliquée par l’Office européen des brevets depuis août 1999.

(5) Avis n°64 du 8 juin 2000.

(6) Kahn , 2002, n°25, p.2-3.

(7) Le risque d’un brevet sur les procédés et les produits en génétique est la concentration du savoir – et du pouvoir – dans les mains de quelques firmes biotechnologiques. La puissance de cette « oligarchie du savoir » est déjà très sensible dans les pays en voie de développement et elle s’apparente dans certains cas à de la biopiratrie.

(8) Avis n°64 du 8 juin 2000.

(9) Hurlbut , 2004.

(10) Cao et alii, 1997.

(11) Second rapport du Bioethics advisory committee on human stem cell research de l’Université de Wisconsin-Madison, 2001.

(12) Streiffer, 2005

Références bibliographiques

Avis n°64 du 8 juin 2000 sur l’avant-projet de loi portant transposition dans le code de la propriété intellectuelle de la directive 98 :44/CE, Les cahiers du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, septembre 2002, n°25,  p.6.

Cao Yilin, Vadanti Joseph, Paige Keith,Upton, Joseph, Vacanti, Charles (1997), « Transplantation of chondrocytes utilizing polymer-cell construct to produce tissue-engineered cartilage in the shape of a human ear », Plastic and reconstructive surgery, 100, p.297-302, en ligne: http://www.plasreconsurg.com

Hurlbut, William (2004), « Altered nuclear transfer as a morally acceptable means for the procurement of human embryonic stem cells », en ligne: http://www.bioethics.gov/

Kahn, Axel (2002), « Brevets, gènes et éthique », Les cahiers du comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, septembre, n°25, p.2-3.

Cassier, Maurice (2004), « Brevet sur le vivant », Dictionnaire de la pensée médicale, Lecourt, Dominique (dir.), Paris : Presses Universitaires de France, p.191.

Second rapport du Bioethics advisory committee on human stem cell research de l’université de Wisconsin-Madison (2001), en ligne : http://www.news.wisc.edu/packages/stemcells/bac_report2.html

Streiffer, Robert (2005), « At the edge of humanity : human stem cells, chimeras, and moral status », Kennedy institute of ethics journal, vol.15, n° 4, p.347-370.

Auteur

Marie-Geneviève Pinsart

.: Professeur de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, co-directrice du Centre de Recherches Interdisciplinaires en Bioéthique de l’ULB, membre du Comité consultatif national de bioéthique de Belgique. Publications : Jonas et la liberté (Vrin, 2002) ; Direction : La narration : de la philosophie à la bioéthique (Vrin, à paraître 2007) ; Genre et bioéthique (2003) ; Co-direction : H. Jonas : Nature et responsabilité (Vrin, 1993) ; L’euthanasie ou la mort assistée (De Boeck, 1991).