A propos du statut de l’objet dans le procès de patrimonialisation de la technique…
Résumé
Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Mariot Sophie, « A propos du statut de l’objet dans le procès de patrimonialisation de la technique…« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, 2007, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/15-a-propos-du-statut-de-lobjet-dans-le-proces-de-patrimonialisation-de-la-technique
Introduction
Le procès de patrimonialisation est une série d’opérations à caractère technique et scientifique qui conduit à transformer la nature d’objets matériels et de données immatérielles. Décontextualisés, objets et données quittent l’univers productif et économique pour devenir des symboles culturels destinés à être transmis de génération en génération pour leurs valeurs symboliques.
Ce procès repose sur une prise de conscience collective des qualités des objets qui constituent la culture matérielle et nécessite la mise en œuvre d’une technicité à chaque étape du processus : de la collecte et de l’authentification des items, au traitement matériel en vue de leur conservation jusqu’à leur analyse et leur insertion dans un inventaire, puis leur exposition faisant d’eux des objets-de-patrimoine qui ne prendront tout leur sens que par leur appropriation et leur transmission aux générations futures. En ce sens, la constitution d’une catégorie de patrimoine spécifique, relative aux objets matériels et immatériels de la technique, pose la question du nouveau statut que recouvrent les objets techniques, ainsi retirés de la vie quotidienne pour être recontextualisés dans des musées, des expositions ou d’autres lieux publics.
L’objectif de cette contribution tend à mettre en avant les enjeux et tensions qui fondent le concept même de patrimoine technique, en ce qu’il peut être considéré comme le lieu de rencontre – et parfois le terrain d’affrontement – entre les théories de la culture matérielle, d’une part, et les sciences sociales, d’autre part. Deux grandes questions seront abordées et illustrées dans le cadre du Conservatoire des ocres et pigments appliqués de Roussillon et du patrimoine ocrier vauclusien : la distinction, pas toujours évidente, entre artefact et objet naturel dans le procès de patrimonialisation, et le nouveau statut accordé aux objets issus du quotidien des sociétés productives.
Objets naturels et artefacts du patrimoine technique
Définition du patrimoine technique
Le patrimoine technique compte parmi les « nouveaux patrimoines » reconnus par la convention de l’Unesco sur le Patrimoine Culturel Immatériel. Il recouvre l’ensemble des éléments permettant de témoigner de la technique – esprit créatif, inventif et productif – mise en œuvre par l’homme depuis toujours pour subvenir à ses besoins, d’abord vitaux (se nourrir, se vêtir, se loger), puis de confort et d’amélioration du quotidien. Les éléments qui le composent, bien que par nature hétérogènes, forment un ensemble cohérent et significatif, susceptible de permettre de comprendre et, pourquoi pas, de reproduire, le raisonnement intellectuel et la chaîne des actions opératoires constitutives de la culture matérielle. Il regroupe ainsi :
- la matière première, brute ou transformée physiquement (ex : les carrières comme la trace physique du début de la chaîne de la production/création),
- les outils (comme prolongations du corps) permettant une action sur la matière première (ex : le marteau)
- les instruments, assemblages d’outils nécessitant une intervention humaine (ex : une perceuse)
- les machines (robots, véhicules,….)
- les installations (ex : chaîne de montage),
- les produits finis ou intermédiaires (ayant subi une ou plusieurs transformations depuis leur statut de matière première),
- les savoirs et savoir-faire, recettes, gestes, tours de main.
A cette liste non exhaustive, nous pourrions également ajouter les brevets, les rapports d’expertise, les témoignages de praticiens et tout autre document d’archive utile à la compréhension, à la recomposition ou au maintien en l’état du processus de création en tant que succession d’actes techniques.
Nous pouvons positionner ces éléments dans le graphe suivant afin de les considérer dans leur cohérence et leur globalité et afin de mieux cerner l’étendue du champ du patrimoine technique :
Tous ces éléments, qu’ils soient matériels ou invisibles, constituent les objets du patrimoine technique.
A travers l’acte de patrimonialisation, tous ces objets ont pour point commun d’avoir perdu leur « fonction d’usage » (Pomian) ou leur « caractère efficace » (Mauss), ainsi que leur valeur marchande initiale. Ils ont, en revanche, recouvert une valeur symbolique, liée à leur nouvel usage : c’est la fonction patrimoniale, culturelle, historique. Extraits de la sphère productive, et présentés au public dans un espace muséographique, ils deviennent des sémiophores (Pomian). En acquérant le statut d’objet-de-patrimoine, en étant montrés, exposés, décontextualisés puis recontextualisés, ils recouvrent également une fonction esthétique. Ils sont observés et contemplés tant pour ce qu’ils cachent – les gestes qui permettaient d’utiliser tel outil ou les actions qu’il aura fallu mettre en œuvre pour créer tel objet – que pour ce qu’ils sont – soit un assemblage de matières combinées dans un procédé d’ordre instrumental ou utilitaire.
Objets techniques et artefacts du patrimoine technique : retour sur les définitions de Simondon
Dans la perspective d’une réflexion sur le mode d’existence des objets techniques dans les technologies de l’information et de la communication, il semble a priori intéressant de s’interroger sur la dénomination commune sous laquelle pourraient être rassemblés les objets du patrimoine technique. Autrement dit, les objets du patrimoine technique sont-ils ou non et en totalité des objets techniques ? Pour cela, un rapide rappel de la signification d’ « objet technique » s’impose.
Dans son ouvrage « du mode d’existence des objets techniques », Simondon ne donne pas une mais plusieurs définitions de son objet de recherche. Il considère tout d’abord les objets techniques comme des « médiateurs entre nature et culture » (Simondon, 1989, p.9) avant de les définir par ce qu’ils ne sont pas, soit des « objets esthétiques » reconnus par la culture qui « leur accorde droit de cité dans le monde des significations » (p.10). Si l’on s’en tient à cette définition, il apparaît que les objets techniques ne peuvent être en même temps objets-de-patrimoine.
Un peu plus loin, Simondon compare les objets techniques aux musiciens d’un orchestre, qui jouent et s’animent avec le chef d’orchestre et sous sa baguette (Simondon, 1989, p.11-12). Les objets techniques seraient alors davantage des machines douées d’une certaine autonomie, comparables à des individus dans leur mise en mouvement et l’accomplissement d’une opération. A cette étape de notre réflexion, seraient exclus de la catégorie des objets techniques, notamment les matières premières, produits intermédiaires et outils, puisqu’ils ne sont ni autonomes, ni capables à eux seuls de réaliser une action.
Cependant, parmi l’ensemble des définitions données par Simondon, nous en retiendrons deux, à nos yeux plus larges et plus dynamiques.
La première est plus suggérée que formulée dans le passage suivant à propos de l’intégration de l’être technique dans la culture : « Cette intégration ne pouvait se faire que par addition du temps où la technicité résidait dans les éléments, par effraction et révolution au temps où la technicité résidait dans les nouveaux individus techniques ; aujourd’hui, la technicité tend à résider dans les ensembles ; elle peut alors devenir un fondement de la culture à laquelle elle apportera un pouvoir d’unité et de stabilité, en la rendant adéquate à la réalité qu’elle exprime et qu’elle règle » (Simondon, 1989, p.16). L’objet technique, semble affirmer Simondon, quelle que soit sa forme, de la plus simple à la plus complexe, de l’élément à l’ensemble, est avant tout un objet qui contient de la technicité.
Par ailleurs, « l’objet technique est ce qui n’est pas antérieur à son devenir, mais présent à chaque étape de ce devenir ; l’objet technique un est unité en devenir » (Simondon, 1989, p.20).
Autrement dit, dans le contexte patrimonial qui nous occupe, les objets conservés le sont, soit à titre d’exemplarité, soit à titre d’illustration de processus techniques créatifs. Dans la liste dressée précédemment, ils peuvent être des objets producteurs de techniques ou issus de cette production (objets produits). Et ils sont destinés, soit à être utilisés par les producteurs ou techniciens eux-mêmes, soit à être consommés pour un usage personnel. Quoi, qu’il en soit, la sélection patrimoniale qui a été opérée agit comme un filtre destiné à révéler la présence de technicité dans chacun d’eux. Et même si un objet pourrait signifier autre chose dans un autre contexte, la construction symbolique qu’est le patrimoine technique fait de chacun des objets-de-patrimoine un objet technique de patrimoine mis en valeur pour sa technicité.
Par ailleurs, le patrimoine tout comme la technique sont des constructions humaines : le patrimoine est une construction narrative et symbolique, qui n’existe pas en soi mais se construit au jour le jour tout comme il ne peut y avoir d’acte technique sans intervention humaine. En ce sens, tous les objets du patrimoine technique sont a priori des artefacts : de l’outil et du produit fini à l’évidence fabriqués de main d’homme à la matière brute (matière première) que l’on découvre et conserve comme telle et qui garde nécessairement les traces de l’intervention humaine. Ainsi, une galerie d’ocre ou une mine de cuivre seront à jamais marquées par les traces d’explosion des dynamites et par les coups de pioche des hommes.
Les artefacts devenus patrimoine technique sont-ils susceptibles de redevenir objets naturels ?
Dans la mesure où les artefacts devenus patrimoine perdent en même temps leur fonction d’usage, et dans la mesure où finalement les artefacts ne sont qu’une combinaison dynamique de matières et de formes empruntées à la nature, le risque le plus grand est que le spectateur peu averti n’en perçoive plus les dimensions techniques parce qu’elles sont implicites ou même cachées. Un peu comme on oublie dans un paysage naturel, que les cultures en terrasse (les restanques) ou les canaux de circulation d’eau (les roubines) dans les marais ont été façonnés par les mains et les outils des hommes. En effet, imaginons une carrière d’ocre exploitée et formée par l’homme pendant 200 ans.
Au moment de son exploitation, elle bascule du monde minéral naturel vers l’aménagement minier artificiel Mais si les formes des aménagements et de l’exploitation sont bien créées de la main de l’homme, elles demeurent cependant périphériques et superficielles. Le contenu géologique, la consistance, la trace des bancs de sables colorés qui ont formé la matière sont, eux, le résultat d’une formation totalement naturelle. En creusant, l’homme ne fait que mettre au jour et opérer un prélèvement dans ces gisements Et il l’a fait, dans le cas de l’ocre, pendant 200 ans alors que l’action de la nature aura pris 15 millions d’années. De plus, il ne modifie le paysage géo-morphologique que sur une relativement petite surface. La carrière est-elle alors un puissant artefact ou un tout petit incident dans un paysage naturel ?
Selon Simondon, ce type d’être technique est le résultat d’un travail de l’homme sur la nature « qui modèle la matière selon une forme ; il [l’homme] arrive avec cette forme, qui est une intention de résultat, une prédétermination de ce qu’il faut obtenir au terme de l’ouvrage selon les besoins préexistants. Cette forme-intention ne fait pas partie de la matière sur laquelle le travail porte ; elle exprime une utilité ou une nécessité pour l’homme mais elle ne sort pas de la nature. L’activité de travail est ce qui fait le lien entre la matière naturelle et la forme de provenance humaine ; le travail est une activité qui arrive à faire coïncider, à rendre synergiques, deux réalités aussi hétérogènes que la matière et la forme » (Simondon, 1989, p.242).
Or, le patrimoine technique est bien le patrimoine du « travail », que celui-ci soit exercé dans un cadre professionnel (les métiers, l’artisanat, l’industrie) ou qu’il se réalise au sein du cercle privé familial (le bricolage). En ce sens, les objets issus de ces travaux, susceptibles de devenir objets-de-patrimoine, constituent une réalité « entre deux », entre nature et culture. Issus de matières premières naturelles, ils reçoivent leur forme de l’intervention humaine et ne sont en cela ni totalement naturels ni totalement artificiels.
Lorsque le travail de l’homme sur la matière cesse, pour des raisons aussi diverses que la satisfaction accomplie des besoins humains ou la perte de la valeur marchande de l’objet, l’être technique précédemment construit change de statut. Ainsi, dans le cas de l’ocre, alors que l’activité d’extraction n’a plus lieu d’être à Roussillon, ce sont justement ces formes créées par l’homme que le visiteur de patrimoine remarque ou recherche. Et avec le temps qui continue de passer sur ces falaises, l’érosion naturelle reprend ses droits. Certains pans de falaise s’écroulent, la végétation repousse rapidement et le ruissellement créé de nouvelles formes jusqu’à présent jamais vues dans ce massif : les cheminées de fées ou demoiselles coiffées.
Une enquête menée au cours de l’été 2005 auprès des visiteurs du Sentier des ocres par le laboratoire Culture & Communication de l’Université d’Avignon fait apparaître que plus de 55% d’entre eux viennent y visiter un site naturel ou y effectuer une randonnée, contre seulement 30% qui l’identifie comme un site culturel. L’artefact « carrière » redeviendrait-il un objet naturel ? Du point de vue de la réception, certainement. Et selon une approche géologique et environnementale probablement aussi car les phénomènes naturels sont les plus nombreux et les plus visibles depuis ces 40 dernières années. D’un point de vue patrimonial, la légitimité de cette question est renforcée par le récent classement du massif par la DIREN (Direction Régionale de l’Environnement). Et la question reste ouverte d’un point de vue productif.
En effet, l’acte de patrimonialisation n’a pas pour seule conséquence de maintenir la carrière dans un statut d’inactivité (de « déchet » dirait Pomian). Il lui redonne un nouveau statut, un nouvel usage symbolique, culturel, historique. Et parce que le procès de patrimonialisation a pour but la transmission, il donne au site un nouveau rôle. Il ne le maintient pas en désuétude. Il ne laisse pas la nature intergénérationnelle reprendre complètement ses droits. Dans le cas de l’ocre, les aménagements s’efforcent de maintenir vivant le souvenir du passé industriel de ce site ; ils veulent rappeler à chaque visiteur que les falaises qu’il admire ne sont pas naturelles. En cela, l’acte de patrimonialisation souligne et renforce l’artefact et tente de l’empêcher de redevenir plus naturel qu’artificiel, quitte à provoquer de la déception chez des visiteurs ignorant a priori cette spécificité.
Nous pourrions probablement appliquer ce raisonnement à tous les êtres techniques patrimonialisés, y compris les objets techniques naturalisés. Le procès de patrimonialisation technique apparaît comme l’acte de remémoration des créations humaines. Il n’en est pas pour autant la célébration. Il est un acte scientifique mettant en avant l’esprit créatif et productif de l’homme et, par là même, montre la quasi-inexistance d’objets totalement naturels. Ainsi, les objets techniques immatériels tels les gestes et tours de main incorporés (Warnier, Leroi-Gourhan) sont quant à eux devenus quasiment naturels pour les hommes qui les pratiquent. Mais, là encore, leur patrimonialisation semble leur faire perdre ce caractère dans la mesure où l’acte même de patrimonialisation résulte d’un besoin de les expliciter pour les conserver et essayer de les transmettre. Seule leur éventuelle « dé-patrimonialisation » – ou retour dans le champ de la vie ordinaire – permettrait à long terme leur « re-naturalisation ».
Le seul fait d’accorder à un objet matériel ou immatériel, artificiel ou naturel, le statut de patrimoine suffit à lui donner ou à en renforcer le caractère d’artefact, dans la mesure où l’acte patrimonialisateur re-sémiotise autogéniquement l’item qu’il a élu.
Le nouveau statut des objets du patrimoine technique
S’interroger sur le statut de l’objet – ou artefact – dans le procès de patrimonialisation de la technique, revient à formuler l’hypothèse selon laquelle les objets issus du quotidien des sociétés productives acquérraient un statut particulier une fois patrimonialisés.
Objet technique du quotidien et objet technique patrimonialisé
L’objet technique, par son entrée dans le patrimoine et donc dans les structures muséales, devient susceptible d’être contemplé à l’instar d’un chef d’œuvre. Son acceptation par le champ culturel (dénoncée par Simondon) fait qu’il est montré et donné à voir comme une œuvre d’art, parfois même mis en scène sur un socle et/ou dans une vitrine.
Il est également mis au service d’un discours démonstratif ou explicatif sur la technique. Il démontre l’évolution d’une technique ou d’un outil (par exemple la vitrine sur la bouteille de vin de Bourgogne de G-H Rivière). En cela, il perd sa valeur d’usage, son utilité. Mais à la différence de ce qui peut également arriver dans le champ productif où un objet (outil ou produit fini) peut également perdre son utilité, il ne tombe pas alors en désuétude – il ne devient pas le « déchet » de Pomian – mais recouvre un usage différent : il devient sémiophore par le recouvrement d’une valeur symbolique et d’une utilité mémorielle. L’objet technique une fois patrimonialisé devient unique, authentique. Par définition, il est perd son caractère utilitaire. En devenant imprescriptible et inaliénable, il ne peut plus être utile ou utilisé, ni à des fins productives (s’il s’agit d’un outil, d’un instrument, ou d’une machine) ni à des fins de consommation (s’il s’agit d’un produit fini). C’est cette perte d’utilité que dénoncent les détracteurs du patrimoine.
Idéalement, le recouvrement d’une valeur symbolique pourrait aller de pair avec une perte de valeur marchande ou commerciale. Dans les faits, la réalité de la société de consommation et du tout monétaire ne permet plus aujourd’hui de l’affirmer avec autant de conviction. Certes, en devenant patrimoine, un objet du quotidien perd sa valeur commerciale mais sa valeur symbolique sera bien souvent évaluée en termes monétaires. Autrement dit, l’objet du quotidien devenu objet-de-patrimoine troque sa valeur monétaire contre une plus-value qualitative (rareté, collection…) que lui confère sa dimension symbolique. Le mode actuel de reconnaissance de cette plus-value reste cependant monétaire.
Artefact du patrimoine et autres objets de patrimoine
Le patrimoine technique est composé, nous l’avons vu, de deux grandes catégories d’objets : les objets matériels parmi lesquels l’artefact est quasiment la seule forme existante et les objets immatériels qui reposent sur les compétences et aptitudes humaines à utiliser ou produire des objets et à concrétiser une pensée abstraite.
La matérialité d’un objet s’inscrit, a priori, dans une échelle de temps largement supérieure à celle d’une vie humaine. C’est ainsi que les éléments les mieux conservés des sociétés anciennes résident dans des traces physiques, dans des objets et artefacts. En cela, et parce que le temps permet toujours de le différencier des objets naturels, l’artefact constitue la trace la plus durable et, également, la plus objectivable du patrimoine technique. Contrairement aux gestes et tours de main, il peut être exposé et montré seul, sans homme ou femme pour le manipuler. Il peut servir de marqueur pour suivre les relations entre techniques et sociétés puisque selon Mallard (Mallard, 1999, p.60) « partant de la morphologie et de la matière de l’outil, on peut passer aux gestes qu’ils supposent, à l’énergie et à la force de travail qui y correspondent, au type d’agriculture pratiqué et à l’environnement bio-géographique dans lequel celui-ci prend naissance, au rôle des fabricants dans l’ensemble socio-ethnique considéré et aux aires de diffusion, ou encore à leur fonction symbolique dans les systèmes de représentations religieux ou esthétiques ».
Certes, un geste ou un tour de main, contient probablement lui aussi toute la genèse et l’histoire de l’évolution qui en ont fait ce qu’il est aujourd’hui. Cependant, cette genèse est particulièrement peu objectivable, peu identifiable, et, de fait, difficile à reconstituer dans la mesure où l’homme qui l’exerce l’a, bien souvent, totalement incorporé pour l’effectuer de manière « automatique » et quasiment inconsciente.
Par ailleurs, l’artefact, au sein du procès de patrimonialisation, recouvre une place historiquement fondamentale puisque l’acceptation contemporaine du terme « musée », réalisation emblématique de la patrimonialisation, trouve ses origines au XVe siècle (museum sous sa forme latine et museo sous sa forme italienne) pour « désigner une collection, un ensemble d’objets de nature artistique ou culturelle » (Gob, Drouguet, 2006, p.20). Depuis lors, et jusque dans les années 1960 et le tournant communicationnel amorcé, l’ensemble des musées du monde ont été construits et organisés autour de l’artefact. On évaluait la notoriété d’un musée en premier lieu à l’étendue et aux qualités de ses collections. En second lieu seulement venaient la valorisation et l’accueil du public.
Proposition pour une sélection des objets de patrimoine technique
Selon Simondon « l’objet technique est unité en devenir » (Simondon, 1989, p.20) et « l’objectif des conservatoires et des musées doit être la remise en fonctionnement des objets techniques. Il y a – dit-il – quelque chose d’éternel dans un schème technique…et c’est cette qualité qui reste toujours présente et peut être conservée dans une chose » (cité par Hart dans la préface de son ouvrage, p.I) .
Sans nous attarder sur une définition précise du phénomène technique [il continue de faire l’objet de débats], nous admettrons que la technique est un phénomène collectif et continu dans le temps, créatif et productif qui rassemble un certain nombre de capacité intellectuelles et physiques de la part de l’homme qui la met en œuvre. En ce sens, les objets techniques sont, pas nature, destinés à servir d’autres inventions, d’autres techniques, soit indirectement – leur forme, leur fonctionnement décrypté inspireront d’autre inventeurs –, soit directement – dans ce cas il faudra qu’ils soient eux-mêmes réutilisés comme pièce d’un élément plus vaste ou comme objet dans le quel on changera une pièce.
Les objets techniques, contrairement aux œuvres d’art, ne sont que rarement uniques. Ils peuvent l’être s’ils sont anciens mais il en existe toujours plusieurs de la même famille. Mais ce phnénomène s’avère de plus en plus rare dans un contexte de patrimonialisation où la rupture temporelle est de plus en plus courte durée. On peut très bien imaginer un objet technique devenir patrimoine tandis que ses multiples frères jumeaux seront maintenus dans le processus ordinaire de la production en série. Les meubles signés ou le design témoignent de ce changement d’échelle dans l’espace temps. En cela, il y a remise en question des qualités intrinsèques qui permettent d’inclure ou d’exclure un item du patrimoine.
Les objets techniques sont de natures variées : ils vont du plus simple (marteau composé de deux éléments facilement observables) que Simondon qualifie d’ « élément technique», au plus complexe, l’ « ensemble technique », (la puce du micro-ordinateur), dont l’augmentation du nombre et de la complexité a été rendue possible ces 40 dernières années notamment par la miniaturisation. Sans oublier « l’entre deux », l’ « individu technique » que constituerait le broyeur composé de plusieurs marteaux. Au fur et à mesure que la complexité ou « concrétisation » augmente, il devient de plus en plus difficile de construire un discours patrimonial destiné à expliciter le fonctionnement de tel ou tel objet technique, sans une aide extérieure et notamment la mise en œuvre de techniques nécessaires pour décoder la technique. Cette augmentation du degré de complexité des objets techniques associée à la multiplicité de leur nombre et de leur nature, conduit à rendre plus actuelle que jamais la question suivante : que faut-il conserver et à quelle fin ? le marteau seul ? la machine avec tous les marteaux, voire tous les modèles de machines associant plusieurs catégories de marteaux ou les associant de manière sensiblement différentes ? Les « objets uniques » cités par Ramunni (Ramunni, 2005, p.69), conçus et fabriqués spécifiquement par et pour telle production de telle entreprise ? les « instruments standards » ? les « variantes d’un instrument de base » ? ou les « mélanges d’éléments standards et de produits fabriqués exprès » ? Dans la profusion d’objets, le choix est d’autant plus difficile que « nous constituons aujourd’hui de quoi faciliter le travail des archéologues du futur plus sûrement que celui des conservateurs car il faudra à nos descendants reconstituer, autour de ces squelettes, la chaîne de ce qui constitue la richesse de la recherche scientifique et technique » (Jacomy, 2005, p. 59). Faut-il conserver uniquement le procédé de base (le marteau seul), à la fois efficace et le plus lisible, souvent le plus ancien dans le temps, sous prétexte que c’est lui qui a donné naissance à tous les autres ? Est-ce dans cet élément que l’on retrouvera cette « chose éternelle » dont nous parle Simondon ?
Le question de la conservation, et donc de la sélection, des objets de patrimoine technique devient d’autant plus cruciale qu’elle fonde le statut de l’acte patrimonial. Car patrimonialiser ne signifie pas qu’il faille tout conserver. Bien au contraire, l’acte de patrimonialisation, s’il est acte de conservation, réside également dans un choix, une sélection et donc une destruction latente des objets qui ne seront pas retenus. Faute de réponse simple, la question relative à la conservation/sélection des objets de patrimoine semble intimement liée à la place que l’on souhaite accorder au patrimoine technique au sein des champs patrimonial, culturel et productif. Constitué d’êtres vivants eux-mêmes constitutifs d’une culture vivante, celle des techniciens, le patrimoine technique présente la particularité d’être situé au carrefour de la culture matérielle, productrice d’objets du quotidien et de savoir-faire à consonance utilitaire, et du champ culturel, notamment à travers les sciences de l’information et de la communication, productrices de connaissances théoriques, historiques ainsi que de médiations entre les hommes et entre les hommes et les objets.
La réponse à la question « que conserver et à quelle fin ? » pourrait par conséquent se trouver, non pas a priori, mais dans la construction du regard patrimonial que l’on porte sur ces objets techniques. Il apparaît aujourd’hui difficile, voire paradoxal, de prétendre sélectionner de manière systématique les objets « issus du quotidien des sociétés productives » dignes d’être conservés, tant ils sont nombreux et de natures hétérogènes. Sans oublier que nous conservons aujourd’hui des objets dont on ne sait ni quelle utilité ils auront demain, ni quelle appropriation en serait faite. Ainsi, « l’artisan graveur qui fabriqua des instruments au XVIe siècle n’aurait jamais pu imaginer qu’une étude comparée de ces derniers permettrait par exemple de retracer les étapes de son activité » (Brenni : 2005, p.38).
En revanche, le discours et l’usage patrimonial se construisent dans le présent. Les deux principales caractéristiques des objets techniques avant qu’ils ne soient patrimonialisés résident dans :
- leur capacité à contenir leur genèse et donc dans leur lien au passé et leur histoire,
- leur finalité utilitaire, leur usage par destination, leur rôle dans la châine de la production.
Envisager le maintien de cette double dimension dans le patrimoine technique permettrait de s’inscrire dans une temporalité existante tout en révélant les caractéristiques techniques actuelles au titre desquelles ils ont été sélectionnés. Nous pourrions ainsi parler respectivement d’objets-témoins, destinés à illustrer et conserver le processus immatériel de création et d’inventivité dont ils attestent ; par opposition à des objets-systèmes conservés non seulement pour ce qu’ils sont (un assemblage de matériaux et de processus physiques et donc une part intrinsèque de la technique) mais aussi pour ce qu’ils pourraient encore devenir (avec la plus value culturelle ou le retour de l’innovation) dans une société riche de sa culture technique.
Par la suite, chaque conservateur, muséologue, acteur du patrimoine, effectuera sa sélection en fonction 1/ de cette double dimension, et 2/ du type de patrimoine technique auquel il s’intéresse, à savoir un métier, un produit, un type de production, une pratique,…
A partir de la classification simondienne des êtres techniques en « éléments » (être le moins concrétisé), « individus » et « ensembles » (être le plus concrétisé), et de son approche du terme de « travail » au sens d’action de forme sur la matière, nous proposons de schématiser la représentation du champ du patrimoine technique de la manière suivante.
Ensembles
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* d’après Simondon
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Le patrimoine technique serait donc le « patrimoine du travail » dans sa forme non nécessairement laborieuse telle qu’elle semble prédominée dans nos sociétés contemporaines.
L’usage de ce diagramme à des fins patrimoniales permet de préciser la classification des objets de patrimoine technique proposée précédemment. Ainsi, un conservateur qui souhaiterait construire un discours patrimonial autour de l’artisanat en général, d’un artisanat en particulier et/ou d’un artisan, devrait sélectionner davantage d’individus techniques et d’éléments que d’ensembles. Une exposition sur l’industrie contiendrait en revanche davantage d’ensembles techniques.
Conclusion
Le procès de patrimonialisation de la technique redonne vie et visibilité à des objets techniques tombés en désuétude et bénéficiant d’une image dégradée. Acte culturel, elle rompt avec l’idée simondienne selon laquelle « la culture comporte deux attitudes contradictoires envers les objets techniques : d’une part elle les traite comme de purs assemblages de matière dépourvus de signification et présentant seulement une utilité. D’autre part, elle suppose que ces objets sont aussi des robots et qu’ils sont animés d’intentions hostiles envers l’homme, ou représentent pour lui un permanent danger d’agression, d’insurrection » (Simondon, 1989, p.10-11).
Du constat de Simondon se dégagent les enjeux de la mise en patrimoine de la technique : à travers l’acte de patrimonialisation, la culture semble redonner une image plus scientifique qu’esthétique ou religieuse (Pomian) aux objets techniques. Elle se les réapproprie et les donne à voir pour ce qu’ils sont – soit des assemblages de matières certes mais ayant une signification, représentant une société X à un moment donné). En cela, elle leur donne une autre finalité, un autre statut que celui d’être des objets utiles ou efficaces. Elle en fait des objets d’exhibition. Par ailleurs, en les démantelant, en menant le travail d’archéologue que mène tout conservateur, elle les étudie en profondeur et « dédramatise » leur image d’objets aux intentions hostiles.
Au regard des théories de la culture matérielles, la patrimonialisation ne doit pas pour autant tomber dans la vision simpliste qui consisterait à donner à voir les objets techniques uniquement comme la concrétisation d’une capacité créatrice humaine. Etres techniques et êtres humains co-existent en permanence, la matérialité est à la fois cause et conséquence du développement humain, elle existe en tant que telle dans « son rapport à la construction du sujet et sa mise en objets de l’action » (Warnier, 1999, p.125).
La prolifération des objets dignes d’être patrimonialisés, la diversification des champs de la patrimonialisation et son déplacement physique et symbolique hors des sentiers battus de la culture rendent désormais nécessaire la mise en œuvre de procédures statutaires relatives à la conservation et à la diffusion des objets issus du monde productif. Mais dans un champ de recherche relativement nouveau, celui du patrimoine technique –que nous pouvons élargir avec toutes les précautions qui s’imposent aux patrimoines industriels et scientifiques – tout reste encore à faire pour que persistent à travers les siècles des techniques et savoir-faire parfois séculaires, parfois innovants mais toujours représentatifs des sociétés humaines.
Références bibliographiques
Blandin, Bernard (2002), La construction du social par les objets, Paris : PUF, 2002 (collection « Sociologie d’aujourd’hui
Brenni, Paolo (2005), « L’importance des instruments scientifiques comme témoignage matériels de l’histoire des sciences et des techniques » (p.29-40), inCuenca, Catherine (dir.) & Thomas, Yves (dir.), Le Patrimoine scientifique et technique contemporain : un programme de sauvegarde en Pays de la Loire, Paris : L’Harmattan.
Jacomy, Bruno (2005), « L’évolution technologique des instruments au XXe siècle », inCuenca, Catherine (dir.) & Thomas, Yves (dir.), Le Patrimoine scientifique et technique contemporain : un programme de sauvegarde en Pays de la Loire, Paris : L’Harmattan.
Gob, André, Drouguet, Noémie (2006), La muséologie : histoire, développements, enjeux actuels, Paris : Armand Colin.
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Les visiteurs de Roussillon face aux atouts différents du Sentier des ocres et du Conservatoire des ocres & pigments appliqués (2006), sous la direction de Daniel Jacobi, Avignon : Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse.
Mallard, Alexandre (1999), « Etre garagiste au temps de l’informatique » (p.59-81), in Chevallier, Denis & Bromberger, Christian, Carrières d’objets, Paris : Maison des Sciences de l’Homme, Ministère de la Culture et de la Communication, Mission du patrimoine ethnologique.
Mauss, Marcel (2002 [1967]), Manuel d’ethnographie, Paris : Payot.
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Simondon, Gilbert (1989 [1958]), Du mode d’existence des objets techniques, Paris : Aubier.
Warnier, Jean-Pierre (1999), Construire la culture matérielle : l’homme qui pensait avec ses doigts, Paris : PUF (collection « Sciences sociales et sociétés »).
Auteur
Sophie Mariot
.: Doctorante à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse – sous la direction de M. Daniel Jacobi (laboratoire culture et communication)& Chargée de développement et partenariats au sein de la coopérative ôkhra- Conservatoire des ocres et pigments appliqués (convention CIFRE).