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Du genre et des objets communicationnels

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Jouet Josiane, « Du genre et des objets communicationnels« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/13-du-genre-et-des-objets-communicationnels

Introduction

La thématique du genre et de la communication ne repose pas en France sur un socle de recherche constitué, à l’inverse des travaux anglo-saxons qui ont bénéficié du courant des gender studies et sont devenus un secteur de recherche légitime dès les années 70. En effet, à cette période, alors que l’on assiste à l’explosion de la recherche française en sciences de l’information et de la communication et à une abondance de travaux sur les TIC dans les années 80, la question du genre a été soit éludée, soit traitée comme une sous-thématique des processus de communication. Cette lacune peut trouver son origine dans le fait que les chercheuses féministes ont privilégié la sphère domestique et le monde du travail et n’ont pas investi le champ de la communication. Par ailleurs, le courant des cultural studies qui a irrigué les recherches anglo-saxonnes sur le genre est très peu représenté en France. De plus, les impératifs de la recherche sur contrat ont conduit à négliger cette thématique à une époque, encore récente, dominée par des commanditaires masculins. Toutefois, la légitimité du questionnement du genre et de la communication, comme problématique centrale  de recherche, commence à pointer depuis quelques années comme en témoigne la parution récente d’ouvrages ou de revues thématiques.

Cet article, écrit à partir d’une communication à la conférence MEOTIC de l’Institut de la Communication et des Médias en mars 2007, reprend certains des arguments plus largement développés dans un article de synthèse publié dans la revue Réseaux (Jouët, 2003). Toutefois, s’il privilégie également les technologies numériques, il étend ici  son champ d’analyse à d’autres médias,  afin de mieux cerner les relations qui se nouent entre le genre et les objets communicationnels.

Les objets communicationnels ont-ils un sexe ?

Le sens commun ne peut que relever le caractère a priori saugrenu de cette question. Or la démarche de recherche  nous enjoint justement de questionner le sens commun et de procéder à une problématisation des objets communicationnels en tant qu’artefacts techniques. Si la  technologie en soi n’a certes pas de sexe, sa construction sociale apparaît comme étant éminemment genrée comme l’ont bien démontré les nombreuses recherches entreprises par des historiennes ou des sociologues des sciences et des techniques (Chabaud-Rychter, Gardey, 2002).

Dès leur origine, les outils techniques ont été conçus par les hommes.  L’approche historienne a étudié la convergence de l’explosion des techniques et de l’émergence du capitalisme, époque fortement marquée par le patriarcat, qui a conduit à un ostracisme des femmes dont seule une infime minorité accédait à l’enseignement supérieur et encore moins aux disciplines scientifiques. Or cette exclusion initiale des femmes de la sphère créatrice de la technologie n’a guère évolué depuis.  Cette situation vaut pour toutes les techniques y compris celles qui relèvent de la communication : radiodiffusion, télévision, télécommunications, informatique. Les technologies de communication numériques n’échappent donc pas à ce constat et  très peu de femmes travaillent aujourd’hui, à des niveaux de recherche et de création, dans des centres de recherche technique et participent à la conception des objets communicationnels.

En dépit de la remise en cause récente du modèle patriarcal et de l’accès massif des filles à l’enseignement supérieur, elles n’en demeurent pas moins très minoritaires dans les filières de conception technique. La prédominance des garçons dans les disciplines scientifiques et techniques, répertoriée dans le monde entier, se remarque dès l’enseignement secondaire et se poursuit dans le supérieur. Dans le domaine informatique, elle s’accuse même en raison d’un  sexisme qui  rebuterait nombre d’étudiantes. L’investissement massif de l’informatique par les garçons, comme un nouvel espace d’affirmation virile, expliquerait, par exemple, la régression des filles en DUT d’informatique. Ainsi elles  constituaient  60% des effectifs en DUT d’informatique en 1980, et seulement 10% en 2000  selon Dominique Vellard (2003). L’imprégnation de la culture technique et informatique par le genre masculin perpétue ainsi la marginalisation des femmes tant dans la production que dans les domaines d’application des artefacts techniques.

Le hiatus persiste donc entre l’élévation considérable du niveau d’éducation des femmes et leur marginalisation dans le secteur des sciences et des techniques. Mais le constat des lacunes de formation ne saurait être imputé à la seule orientation des filles. Il s’inscrit dans le prolongement d’un long processus de socialisation des deux genres.

La relation aux objets techniques se façonne en effet de manière  concomitante à la construction de l’identité sexuée. Dès le plus jeune âge, se produit, dans le milieu familial et scolaire, un apprentissage informel des modèles de rôles sociaux impartis aux deux sexes, modèles également diffusés  dans les représentations véhiculées par les médias et par la publicité. L’univers ludique des garçons auxquels sont donnés des jouets à composante technique, les initie à la manipulation d’outils et leur inculque une vision technologique du monde; à l’opposé les jouets des fillles calquent les objets de la sphère domestique et sont porteurs des valeurs traditionnelles de la féminité. De plus, de nombreux travaux ont démontré que le filles sont invitées à développer des qualités d’attention aux autres, de responsabilité et d’affectivité alors que les garçons sont incités à développer leur autonomie, leur contrôle sur la nature et à exercer leur rationalité. La socialisation différenciée des garçons et des filles forge donc, dès la naissance, une disymétrie dans leur relation aux objets techniques.

Cette distinction des références culturelles et sociales dans la construction du genre fonde la problématique de la réticence développée par Sherry Turkle (Turkle, 1988), réticence qui serait partagée par toutes les femmes y compris par celles qui maîtrisent la technologie informatique. En effet, cette ethnographe s’est étonnée de constater, qu’en dépit de leur très haut niveau en informatique, les étudiantes des Universités de Harvard et du MIT soient moins créatrices en programmation que leurs camarades masculins. Les entretiens en profondeur qu’elle a conduit auprès de ces jeunes informaticiennes démontrent qu’en fait elle rejettent la représentation de l’informatique qui s’est diffusée autour du modèle des jeunes hackers immergés dans le corps à corps avec la machine, modèle dominant sur les campus. Elles refusent l’investissement total de soi exigée par la programmation et surtout elles réfutent que l’ordinateur puisse devenir une “machine intime”. Il existerait ainsi une psycho-histoire de l’informatique, révélatrice d’un partage du genre, thèse qui a été aussi  développée en France par Isabelle Collet (Collet, 2006). Etudier la relation différenciée aux objets technologiques renvoie donc à la construction de l’identité sexuée, l’identité féminine se construisant dans une relation continue avec la mère qui imprime une expérience du monde fondée sur l’intersubjectivité et non sur la séparation. Le primat accordée par les femmes aux valeurs de la relation humaine les inhiberait dans une relation d’engagement avec l’ordinateur qui doit demeurer un outil. A l’inverse, la construction de l’identité masculine exigeant un processus de séparation d’avec la mère,  favorise l’autonomie et le  centrage sur soi. «Les hommes peuvent être avec l’ordinateur, seuls, séparés et autonomes. Quand les femmes réalisent que cette technologie exige une séparation, elle devient perçue comme étrangère et dangereuse » (Turkle, 1988).

L’acculturation différenciée aux objets techniques explique la proportion  massive des hommes parmi les fanatiques des technologies numériques. La  passion de l’informatique, comme la pratique des amateurs de programmation, repose sur un défi à soi-même, un sentiment de puissance dans la rivalité avec la machine  qui soustend des processus identitaires de confortation de l’ego et de virilité.  De même, les passionnés des jeux vidéo sont très majoritairement des garçons et des hommes. Le plaisir du jeu  avec les objets techniques demeure donc très majoritairement masculin car il met en œuvre des processus de projection et de compétition qui confortent la construction de l’identité sexuée masculine. Ainsi dans l’enquête Les Jeunes et l’Ecran (Jouët, Pasquier, 1999), 84% des garçons s’adonnent aux jeux vidéo sur console ou sur ordinateur contre 62% des filles et les écarts se creusent encore si l’on considère les fréquences et encore plus les durées d’utilisation. On ne saurait en déduire que ces dernières, comme les femmes, ne sont pas attirées par ces jeux car elles y  jouent avec plaisir, mais il s’agit pour elles d’un simple loisir qui ne débouche que pour une minorité sur une pratique d’enjeux et d’investissement intenses.

Les différences dans la socialisation des deux sexes se traduisent, en général,  par une moindre maîtrise du fonctionnement des machines par les femmes, source d’une perte de confiance envers leurs capacités. Leur manque d’expertise les conduit à s’exprimer avec un langage inapproprié  et un vocabulaire inadapté qui renforce leur sentiment d’infériorité dans le domaine technologique. Cette incompétence linguistique les exclut du savoir et elles ont fréquemment recours à la métaphore de la voiture dans leur utilisation des outils numériques pour expliquer leur peu d’intérêt pour le système technique, l’essentiel résidant dans le fonctionnement opératoire de l’ordinateur dont la maîtrise leur apparaît suffisante.

L’incorporation dans la technologie des attributs culturels du genre masculin aide certes à comprendre la relation qui se noue entre le genre et la technologie. Toutefois,  l’examen des usages permet d’affiner cette thèse qui ne saurait être réduite à une césure entre une quasi idiosyncrasie masculine et une  quasi inaptitude féminine.

Vers des usages égalitaires mais différenciés

Le partage du genre dans la relation avec les objets techniques ne repose pas sur une prédéliction naturelle mais, commme nous l’avons montré, sur des phénomènes culturels et sociaux. Il est d’ailleurs significatif que la large diffusion des objets numériques ait conduit à leur démocratisation et qu’aujourd’hui les écarts, encore récents, entre les taux d’usage de deux sexes se soient considérablement amenuisés. Il y a vingt ans, en 1987, selon l’enquête Loisirs de l’INSEE (Arnal, Dumontier, Jouët, 1988), les hommes étaient deux fois plus nombreux que les femmes à utiliser un ordinateur personnel, à une période où seulement 7% des ménages en disposaient. Les taux d’équipement ont depuis connu une forte croissance et se situent à 60% des ménages équipés (62% des hommes et  57% des femmes), selon l’enquête sur les conditions de vie et les aspirations des Français du CREDOC (2006). Cette même source statistique montre que 43% des femmes sont connectés à internet à domicile pour 47% des hommes et que dans ces populations d’internautes 62% des femmes et 68% des hommes se connectent  tous les jours à internet, l’écart n’étant pas significatif. Ce rattrapage des femmes au cours des dernières années tend même à être analysé, dans le rapport du Credoc,  comme l’achèvement d’une égalité totale car les variations imputées au sexe sont majoritairement insignifiantes alors que les variables de l’âge, du niveau d’éducation et de la catégorie socio-professionnelle sont beaucoup plus discriminantes. Un examen plus attentif des données permet toutefois de nuancer ce constat.

Si les femmes sont devenues des usagers réguliers de l’ordinateur et de l’internet, leurs formes d’appropriation de ces objets révèlent la permanence de clivages. Toutes les applications qui requièrent une plus grande dextérité de manipulation technique sont nettement moins représentées chez les femmes et, dans l’enquête du CREDOC, l’écart est statistiquement significatif pour: le téléchargement de logiciels, de musique, de films, le commerce électronique de matériels et produits informatiques; de plus seulement 9% d’entre elles se déclarent attirées par les produits comportant une innovation technologique contre 21% des hommes. Des différences similaires sont observées dans l’enquête de l’INSEE sur les conditions de vie des ménages (Frydel, 2006). Tous les types de téléchargement sont moins pratiqués par les femmes et l’écart est particulièrement marqué pour d’autres pratiques: la création d’un site web, l’installation d’un nouveau matériel, la compression d’un fichier et l’écriture d’un programme. Ces dernières enquêtes attestent certes d’un nivellement entre les sexes dans le recours à l’ordinateur et à internet, mais pour autant elles démontrent aussi que les applications exigeant un plus haut niveau de compétence technique sont peu utilisées par les femmes et que l’expertise demeure majoritairement masculine.

Ces appropriations différenciées ne sont pas sans relations avec l’apparition d’un nouveau clivage sexué dans les activités culturelles. L’investissement des hommes dans les applications techniques des objets communicationnels est corrélatif de l’apparition de hobbies relevant de la culture informatique, univers masculin, qui produit leur désengagement d’autres pratiques culturelles qui deviennent plus largement féminines (Donnat, 2005). L’enquête sur la participation culturelle et sportive menée par l’INSEE en 2003 démontre en effet la mise à distance des hommes envers les formes culturelles traditionnelles qu’analyse Olivier Donnat. La  lecture de livres poursuit sa  régression et touche particulièrement les hommes. Pour les autres médias “Si les volumes des consommations médiatiques des hommes et des femmes diffèrent peu, il n’en est pas de même des contenus. Certaines constantes apparaissent d’un média à l’autre, comme par exemple le faible intérêt des femmes pour les sciences et technique ou le sport, ou au contraire leur propension plus importante à s’intéresser à l’art et à la culture, qui se vérifient aussi bien dans les usages de la télévision que dans la lecture de la presse” (Donnat, 2005). Si les femmes  développent davantage de  pratiques culturelles amateur, “… on constate que la photo et encore plus la vidéo sont pratiquées surtout par les hommes en raison probablement du caractère sexué de l’acculturation à la technique” (Donnat, 2005).

Ces données indiquent un renforcement des différences sexuées dans les pratiques culturelles mais elle ne traduisent pas un retrait des femmes vis à vis des objets communicationnels. Les femmes se sont approprié d’emblée les médias de diffusion, comme la radio et la télévision, dont le mode d’emploi n’exige aucune technicité; néanmoins, au delà des similarités d’usage, l’audience des genres de programmes atteste de goûts et centres d’intérêt sexués. L’exemple du téléphone est emblématique car c’est un objet communicationnel privilégié par les femmes et la prépondérance des usages féminins a fait l’objet de nombreuses recherches. La téléphonie mobile a, pour sa part, fait l’objet d’une  attractivité  immédiate et les femmes ont recours à la panoplie des utilisations du téléphone mobile et adressent même davantage de SMS (67%) que les hommes (64%)  (CREDOC, 2006). Toutes ces pratiques féminines expriment l’intérêt des femmes pour les technologies de communication. Par contre, leur appropriation plus lente de l’ordinateur n’a pu se réaliser que lorsque cette machine s’est banalisée et, en conséquence, n’a plus été accaparée par les hommes comme objet de toute puissance fantasmatique. Il est d’ailleurs intéressant de noter l’attrait des femmes pour internet, la dimension  communicante de l’informatique s’inscrivant dans la culture féminine de la relation. De plus, la convivialité d’internet, sa plasticité et son aisance de manipulation ont favorisé son accessibilité pour les femmes. Il est significatif qu’elles l’utilisent un peu plus pour le courrier électronique que les hommes et ont autant recours à la messagerie instantanée, mais sont moins présentes sur les forums et sur les chats  (INSEE, 2006). Le rôle d’échange social imparti aux femmes a favorisé leur adoption d’internet et, en conséquence,  l’autonomisation de leur usage de l’ordinateur à partir du moment où ce dernier pouvait être un outil et un média de communication.

Outre la dimension relationnelle, les femmes développent des usages plus utilitaires et fonctionnels que les hommes. La recherche démontre que loin d’être passives, elles utilisent les fonctionnalités qui répondent à leurs besoins et ont souvent des usages soutenus. Leur appropriation s’inscrit davantage dans une démarche de rationalité, et on observe ainsi une inversion des qualités attribuées à chaque sexe ;  les femmes supposées agir de façon émotionnelle et subjective, utilisent majoritairement les technologies numériques avec des objectifs pragmatiques et finalisés, alors que les hommes, assimilés aux qualités d’objectivité et de rationalité, se livrent davantage à des usages créatifs ou ludiques, et témoignent d’un investissement émotionnel dans leur relation à la machine. Ce phénomène remet en cause les  stéréotypes des qualités attribués aux deux sexes mais encore convient-il de se départir de catégories trop génériques.

Les objets communicationnels: symbole et pouvoir

Les données globales d’enquêtes statistiques risquent de conduire à une représentation des usages des objets communicationnels en termes de binarité sexuée. Or, les femmes, pas plus que les hommes, ne sont des catégories homogènes et de grandes variations s’opèrent dans leur utilisation des technologies de communication, selon leur âge, leur niveau d’éducation et leur statut social. Les femmes représentent près de la moitié de la population active en France (46%) et un très grand nombre d’entre elles utilisent, sur leur lieu de travail, un ordinateur pour des applications de bureautique avancée qui exigent un apprentissage cognitif de logiciels et une grande dextérité de manipulation. De même, nombreux sont les hommes qui se cantonnent à des usages fonctionnels et qui se désintéressent de la matérialité de la technique. La catégorie socio-professionnelle est déterminante dans tous les cas et les clivages sociaux et culturels internes à chaque groupe sont donc forts. De plus, si une infime minorité de femmes est devenue fanatique des TIC (informaticiennes amateur, jeux vidéo), nombre d’hommes n’ont aucune propension pour ce type d’usage et n’ont aucune culture informatique.

Comprendre la médiation des objets communicationnels exige donc de ne pas se cantonner à l’analyse des données collectées par des processus d’enquête quantitatifs ou qualitatifs sur les seuls usages. Ces derniers sont en effet enchâssés dans une matrice culturelle et sociale qui leur donne forme. L’appropriation des objets communicationnels se joue dans le statut de la vie quotidienne, dans les relations de pouvoir qui se déploient dans la sphère professionnelle, que nous ne pouvons ici évoquer, et dans la sphère domestique.

Il convient ainsi de croiser l’analyse des usages domestiques avec l’étude de la répartition des activités quotidiennes, des budgets temps et des relations interpersonnelles qui se nouent au sein des ménages. Les technologies de communication ne sont, en effet,  pas des appareils ménagers comme les autres, ce sont des objets chargés de symboles qui se prêtent à des enjeux de pouvoir et qui sont le support d’interactions entre les deux sexes (Le Douarin, 2007).

Les études ont montré que l’arrivée initiale dans les foyers des technologies de diffusion, comme la radio et la diffusion, s’était accompagnée d’un accaparement par les hommes s’arrogeant le droit de choisir les programmes. Cependant, l’explosion du multi-équipement avec l’arrivée dans les foyers des postes transistor, dans les années 60,  puis du second téléviseur, vingt ans plus tard, a livré place à des usages individualisés et libérés du contrôle patriarcal. De même, le Minitel, le micro-ordinateur puis Internet ont fait l’objet d’un usage prioritaire des hommes désireux de découvrir et de maîtriser ces nouvelles machines, symboles de puissance. Aujourd’hui la progression du multi-équipement en ordinateur au sein des ménages amorce le même phénomène d’individualisation.

Pour autant, les travaux conduits sur les usages des technologies informatisées,  au sein des couples, sont très évocateurs des relations de pouvoir qui se cristallisent autour de ces objets et qui sont étroitement liés à l’assignation des rôles sexués dans le ménage et au  statut social de ses membres. Les femmes au foyer sont plus fréquemment non utilisatrices de l’ordinateur et, quand elles le sont, leur usage est limité et elles dépendent très largement de l’aide plus ou moins consentante de leur conjoint. Les femmes actives font montrent de davantage d’autonomie, surtout si elles ont un usage professionnel de l’ordinateur. Néanmoins les configurations d’usage formées par le couple sont étroitement corrélées au modèle des rapports établis dans le couple (Van Zoonen, 2002). Les modèles conjugaux de type égalitaire entre l’homme et la femme sont plus favorables à un partage alors que les modèles de domination masculine s’étendent également à la sphère des objets de communication et plus particulièrement à l’informatique, signe de pouvoir.

La configuration d’usage mutualisé de l’ordinateur n’abroge pas pour autant l’établissement d’une hiérarchie entre les conjoints et l’expertise est très majoritairement attribuée aux hommes. Il se produit une frontière symbolique qui assigne au sexe masculin la sphère technique des objets communicationnels et qui se marque par un désengagement énoncé par les femmes. Les discours de ces dernières, y compris pour le cas des femmes qui maîtrisent l’usage de l’ordinateur, énoncent rarement une autonomie qui n’est d’ailleurs pas revendiquée et au contraire témoignent du recours au conjoint pour toute difficulté technique. Ce déni de compétence, pour surprenant qu’il puisse paraître quand il n’est pas justifié, est évocateur de la prégnance des rôles sociaux et de l’assimilation de la culture informatique à la virilité, abordée au début de ce texte.  La double acculturation du genre et des techniques de communication constitue donc le ferment de la construction sociale des usages.

Resituer l’appropriation des objets communicationnels dans les rapports sociaux de sexe est, nous l’avons vu, riche d’enseignements. Les modes d’usage de ces outils paraissent donc bien genrés et, pris dans leur globalité, les usages plus technicisés et ludiques se rangent du côté du masculin, les usages plus fonctionnels et relationnels du côté du féminin.

La mixité des usages ne gomme pas les différences d’appropriation et la technicité des objets communicationnels, comme l’informatique, est bien ancrée comme signe du masculin. Cependant la dimension symbolique de ces outils, comme instrument de pouvoir, est sans doute appelée à s’atténuer en raison de plusieurs facteurs. D’une part, l’acculturation des filles aux technologies numériques progresse que ce soit par la formation dans les établissements scolaires ou par leurs pratiques ludiques de l’ordinateur et d’internet, même si pour le moment elles n’accèdent guère encore au secteur de la recherche technique et de la production. Elles sont, par contre, de plus en plus présentes dans le marketing des objets de communication et dans les études d’usage dont les résultats irriguent la conception des nouveaux services. D’autre part,  l’approche longitudinale démontre que tous les outils de communication, dès qu’ils font l’objet d’une diffusion de masse, deviennent banaux et perdent leur valeur de distinction sociale. De plus, la démocratisation des technologies de communication numériques s’accompagne d’un désenclavement de l’informatique au profit  d’usages de communication et d’usages culturels  (musique, films, séries, radio, télévision). Il s’opère donc un désenclavement des objets numériques de l’univers de la culture informatique qui altère la valorisation de ses usages. Ces transformations à l’œuvre débouchent sur de nouvelles pratiques sociales et culturelles, encore en émergence, et qui, faisons en le pari, seront au fondement de nouvelles  problématiques sur le sexe des objets communicationnels.

Références bibliographiques

Arnal, Nicole; Dumontier, Françoise; Jouët, Josiane 1988), Equipements et Pratiques de Communication. Enquête Loisirs mai 1987-mai 1988. INSEE. Consommation-Modes de Vie  N°23-24.

Chabaud-Rychter, Danièle, Gardey, Delphine (dir.) (2002), L’engendrement des Choses. Des hommes, des femmes et des techniques, Paris : Editions des archives contemporaines.

Collet, Isabelle (2006), L’informatique a-t-elle un sexe ? hackers, mythes et réalités, Paris : L’Harmattan,

CREDOC (2006)  Rapport “Les conditions de vie et les aspirations des Français” Premiers résultats de la vague de juin 2006.

Frydel, Yves (2006), « Internet au quotidien : un Français sur quatre », in INSEE Première, N°1076, mai.

Donnat, Olivier (2005), «La féminisation des pratiques culturelles »,  Développement Culturel, N°147, Juin.

Jouët, Josiane (2003), “Technologies de communication et genre. Des relations en construction”, Réseaux, Vol 21, N°120, p 53-86

Jouët, Josiane; Pasquier, Dominique (1999), « Les jeunes et la culture de l’écran. Enquête nationale auprès des 6-17 ans », Réseaux Vol 17, N°92-93, p 25-102.

Le Douarin, Laurence (2007), Le couple, l’ordinateur et la famille, Paris : Payot.

Turkle, Sherry  (1988), « Computational reticence. Why women fear the intimate machine ? » in Technology and Women’s Voices. Keeping in Touch, C. Kramarae (ed), London :  Routledge & Kegan Paul Ltd.

Van Zoonen, Liesbet (2002), “Gendering the Internet” in  European Journal of Communication, Vol 17 (1).

Vellard, Dominique (2003), « Disparition des femmes dans les métiers de l’informatique en 20 ans, une interrogation », Communication présentée au colloque Sciences, Innovation Technologique et Société , Université de Bourgogne, 30 janvier.

Auteur

Josiane Jouet

.: Professeure à l’Institut Français de Presse (Université Paris II), directrice du laboratoire de recherche CARISM – Centre d’Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias.