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L’évaluation des établissements et services sociaux et médico-sociaux : entre imaginaires d’usages et usagers

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Janvier Roland, « L’évaluation des établissements et services sociaux et médico-sociaux : entre imaginaires d’usages et usagers« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/12-levaluation-des-etablissements-et-services-sociaux-et-medico-sociaux-entre-imaginaires-dusages-et-usagers

Introduction

Le champ de l’action sociale et médico-sociale est, en France, encadré par un dispositif législatif complexe et précis. La norme de droit y est donc particulièrement prégnante, ce qui, pour autant, ne place pas ce secteur d’activité à l’écart de « l’ère de l’information et de la communication. » Le cadre référentiel a été récemment rénové par une loi du 2 janvier 2002 « rénovant l’action sociale et médico-sociale. » Ce texte apporte de nombreuses et importantes modifications au fonctionnement des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Nous nous intéresserons ici à un aspect de ces évolutions : l’instauration d’une obligation générale d’évaluation.

L’évaluation prévue par le législateur est double : une évaluation interne dont il doit être rendu compte tous les cinq ans à l’autorité chargée de délivrer l’autorisation de fonctionner ; une évaluation externe, conduite par un organisme extérieur à l’institution et habilité par l’agence nationale de l’évaluation et de la qualité (Cette agence fait suite au Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale depuis l’adoption de l’article 38 de la loi de financement de la sécurité sociale pour l’année 2007), qui doit être réalisée tous les sept ans et qui conditionne le renouvellement de l’autorisation.

L’incidence normative de ces dispositions peut se révéler considérable. Sous cet aspect, l’évaluation peut-être considérée comme un dispositif d’« in-formation », de mise en forme. La piste de recherche que nous ouvrons étend la question technique à la question normative et à la question des relations entre « normes » et « formes ». Pour tracer les contours de ce changement de paradigme, repérons trois des chocs culturels qui se profilent dans le sillage de la loi :

1°) Tout d’abord, les évaluations, interne et externe, sont conduites à partir de « procédures, références et recommandations de bonnes pratiques professionnelles » (Article L.312-8 du Code de l’Action Sociale et des Familles) validées ou édictées (en cas de carence) par l’agence nationale de l’évaluation et de la qualité sociale et médico-sociale. Contrairement aux critiques émises, nous pensons qu’il ne s’agit pas de l’imposition de normes extrinsèques, conçues par des experts « hors champ », mais de la validation effective des pratiques déjà à l’œuvre. Ceci n’empêche pas qu’il y a une nouveauté essentielle dans le fait de contraindre l’ensemble des acteurs à formaliser leurs pratiques professionnelles. Cet exercice méthodologique a, de fait, un effet normatif, voire normalisant. Cet effort de traçabilité, de clarification des référentiels d’action représente un premier choc culturel majeur pour des professions peu habituées à écrire et à décrire ses modes d’intervention.

2°) Tout processus d’évaluation suppose dans un premier temps une mise en visibilité des pratiques, des conduites, des processus, des actions, bref de tout ce qui participe à la production du service. Evaluer, c’est donc rendre lisible et cela suppose une description méthodique et la plus exhaustive possible de tous les éléments constitutifs de l’action, de leur agencement, des articulations entre eux. Le préalable indispensable à l’évaluation est donc la construction d’un système d’information pertinent qui permet un recueil le plus complet possible de données. « Il s’agit d’élaborer ou d’utiliser des dispositifs d’information facilitant les comparaisons, de retracer l’analyse de l’activité conduite, de repérer la nature et le niveau des interventions effectuées, au regard des caractéristiques et du niveau des populations accueillies ou prises en charge. » (Jean-Marc Lesain-Delabarre, in Bouquet & ali. 2007, p.69.) Cette sorte de « check-list » préalable à l’évaluation proprement dite est une opération de formalisation à laquelle les acteurs ne sont pas réellement habitués. Cela est d’autant plus complexe qu’il s’agit en fait, uniquement dans cette première phase, du même type de recueil de données que pour un contrôle ou un audit, ce qui renforce les méfiances des professionnels. Cette mise en visibilité représente également un déplacement culturel repérable dans les craintes exprimées par des professionnels.

3°) L’objectif assigné par la loi à ces évaluations est d’améliorer la qualité des prestations délivrées (Ducalet & Laforcade, 2000). L’introduction du concept de qualité, pour indiscutable qu’il soit dans les représentations communes de ce début de XXIème siècle, est réellement problématique dans le champ de l’action sociale. Cela suppose qu’une définition consensuelle puisse se dégager pour qualifier les effets attendus du travail social : Qu’est-ce qu’une action sociale réussie ? Est-ce d’atteindre des résultats quantitatifs assignés dans le cadre des missions définies (insertion des personnes handicapées, inclusion des personnes en difficulté sociale, protection des enfants maltraités, prise en charge des personnes âgées dépendantes, etc.) ? Est-ce de réaliser des objectifs qualitatifs qui prennent en compte la singularité de chaque situation traitée ? Toutes ces questions sont d’autant plus vives que le travail social consomme une part non négligeable des budgets de l’Etat, de la sécurité sociale et au moins la moitié des dépenses des départements de France. La dimension de fiction inhérente au concept de qualité (Mispelblom, 1999) est fortement perceptible dans les débats qui accompagnent les mises en œuvre de l’évaluation. Penser que la qualité en travail social pourrait s’objectiver à travers des référentiels de pratiques constitue également une pierre d’achoppement pour les représentations culturelles à l’œuvre dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux.

Ces trois chocs culturels, parmi d’autres, manifestent la manière dont les imaginaires professionnels accueillent ces réformes, les accompagnent et déterminent leur mise en forme concrète dans les pratiques quotidiennes.

C’est par analogie que nous pouvons interpréter le processus d’évaluation comme un « objet technique ». Il ne s’agit pas d’un rapport de terme à terme qui permettrait de considérer les méthodes d’évaluation (indicateurs, références, grilles de recueil des données, paramètres d’interprétation, analyses, conclusions et orientations pour l’action) comme un objet technique au même titre que peut l’être dans un ensemble technique telle machine, tel outil ou tel appareil. Nous ne parlons pas d’assimilation mais d’analogie. C’est-à-dire d’une métaphore qui permet de considérer des similitudes de rapports : le rapport qu’entretient un élément technique avec un ensemble technique est de même nature que le rapport que l’évaluation entretient avec son objet, en l’occurrence un établissement ou un service social ou médico-social. Dans cette hypothèse, l’établissement ou le service est abordé comme un ensemble technique, une métaphore de la « machine ». L’évaluation peut donc être ainsi envisagée comme un élément technique introduit dans le milieu des établissements et services. En ce sens, son « mode d’existence » peut être analysé à l’aide des concepts élaborés par Gilbert Simondon.

Nous retiendrons quatre axes pour cette analyse qui vise à éclairer le rapport entre normes et formes :

  1. Récemment introduite par les dispositions de la loi 2002-2, l’évaluation peut-elle être envisagée comme « germe structural » ?
  2. Les établissements et services sociaux et médico-sociaux qui accueillent cette nouvelle méthode de travail peuvent-ils être considérés comme des milieux « métastables » ?
  3. Comment, dans ce contexte, peut s’observer un phénomène de « transduction » ?
  4. L’évaluation n’est-elle pas alors à l’origine d’un processus « d’individuation » ?

L’évaluation joue une fonction de « germe structural »

Gilbert Simondon a montré comment l’introduction d’un germe structural dans un milieu donné provoque des mutations de ce milieu. Si nous poursuivons l’hypothèse selon laquelle l’évaluation joue ce rôle de « germe structural possédant un certain pouvoir directeur et organisateur », nous repérons, entre autres, trois éléments :

1°) L’évaluation, parce qu’elle porte en elle les caractéristiques contemporaines de la « société de l’information » et les potentialités d’une « in-formation », introduit un processus d’actualisation des formes organisationnelles des institutions dans lesquelles elle s’implante. Le guide de l’évaluation interne publié par le Conseil National de l’Evaluation Sociale et Médico-Sociale (CNESMS, 2006) insiste sur le fait que l’évaluation est un facteur déterminant de la conduite du changement. En l’état actuel d’un calendrier législatif hésitant, les premiers résultats de l’évaluation interne devraient être communiqués début 2009 et ceux de l’évaluation externe début 2010. C’est quand les évaluations seront effectivement mises en œuvre, que nous pourrons établir des liens entre les résultats des évaluations et les axes de progrès définis par les équipes dirigeantes. Cette phase déterminante de la conduite du changement dans les organisations de l’action sociale permettra de repérer en quoi les caractéristiques de l’évaluation conditionnent la redéfinition des finalités de l’action (par exemple selon que l’évaluation repose plus ou moins fortement sur des critères quantitatifs ou comportementaux, sur la mesure de conformités ou l’analyse qualitative des écarts constatés, etc.).

2°) La configuration des établissements et services sociaux et médico-sociaux qui doivent accueillir ces évaluations internes et externes peut déterminer les modalités de diffusion de cette nouvelle culture évaluative et conditionner les effets de ce « germe structural » sur l’évolution de l’organisation. Dès les premiers résultats des évaluations il sera intéressant de dresser un état des lieux de l’impact de l’évaluation par type d’établissements ou de services, par catégories de population, par niveau de qualification des équipes, etc. Un tel travail, s’il était réalisable et réalisé mettrait en évidence la plus ou moins forte pénétration de l’évaluation selon les particularités morphologiques et topographiques des institutions. Nous avons déjà eu l’occasion de mener une rapide enquête nationale auprès de 77 directeurs généraux d’associations d’action sociale sur l’évaluation interne. Celle-ci met en valeur l’impact des premières évaluations menées dans ces associations et montre déjà que des modifications de cultures, de postures professionnelles, de formes d’action sont à l’œuvre (Janvier, 2006).

3°) L’émergence de l’injonction à évaluer n’intervient pas n’importe quand. Des conditions historiques du phénomène doivent être prises en considération. Elles déterminent les conditions de faisabilité et de déploiement de l’évaluation. L’état de réception dépend fortement du moment de l’intromission du germe structural. Nous faisons ici allusion à une notion d’historicité, peut traitée dans la théorie simondonienne mais qui, surtout lorsqu’il s’agit d’êtres vivants (sujets ou organisations), doit être prise en compte. Le processus d’individuation intervient sur des éléments de mémoire qui ont une incidence sur le processus lui-même (temporalité, historicité, réticularité…). Cet aspect de l’individuation des objets techniques a été repris de manière fort utile pour la poursuite de la réflexion par Bernard Stiegler (Stiegler, 1992). Ce moment de l’introduction du germe est donc déterminant des conditions de développement du phénomène de transduction. Nous repérons que le changement de siècle correspond à une phase sensible tant pour le statut de l’intervention sociale dans une société de plus en plus économiquement libérale (Meyer, 2005) que pour celui des établissements et services sociaux et médico-sociaux interrogés sur leur légitimité. Rappelons que l’ensemble de la réforme introduite par la loi de janvier 2002 a été marquée par des affaires de maltraitance institutionnelle, dont celle des disparues de l’Yonne. L’enjeu de l’évaluation consiste donc en une refondation de nouvelles légitimités dans un contexte qui a considérablement évolué par rapport aux moments historiques de créations de ces artefacts que sont les institutions sociales.

Donc, selon la nature du terrain où elle est implantée, selon ses qualités propres, selon les interactions qui vont se créer entre elle et le système, l’évaluation va déterminer l’origine, le déroulement, le devenir et l’aboutissement d’un processus de « ré-forme » – de redéfinition des formes – de l’organisation. A partir du modèle théorique du germe structural, une nouvelle lecture peut être entreprise de ce phénomène de technicisation, sur les modes de diffusion des objets techniques qui construisent la culture, sur les processus de développement technique qui marquent les mutations des systèmes sociaux.

Les conditions de réception de ce germe structural qu’est l’évaluation influent, dans le même mouvement, l’usager, le professionnel, le service et les formes organisationnelles. Ce sont tous les éléments de forme et de matière qui constituent l’institution qui sont mis en mouvement.

L’évaluation s’inscrit dans un contexte « métastable »

Cette mise en mouvement des éléments constitutifs de l’organisation est éclairée par le concept de métastabilité. L’évaluation est introduite dans un contexte qui met en jeu les tensions internes du système, tensions qui sont les conditions mêmes de son développement : rapports culturels et de pouvoir, représentations de l’action, catégorisations des usagers, etc.

En effet, l’évaluation n’intervient pas dans un terrain vierge. Elle n’est pas non plus le simple catalyseur d’un schème hylémorphique justement critiqué par Gilbert Simondon. L’évaluation s’inscrit dans un système métastable où formes et matières sont travaillées par des champs énergétiques, des différences de potentiel qui conditionnent la mise en forme de l’organisation. Nous pouvons repérer quelques éléments de ces rapports de force qui font système :

– Des rapports organiques internes à l’établissement ou au service qui tendent à configurer les échanges, les relations. Cette dimension quasi « biologique » de l’organisation est dévoilée par l’évaluation, mise en mouvement. En effet, l’évaluation peut tendre à mettre en lumière, par exemple, la place et le rôle des différentes catégories d’acteurs (équipe de direction, corps professionnels, logiques d’acteurs, groupes d’intérêts, etc.). Ce faisant, elle déstabilise et réorganise le rapport énergétique qui caractérise ces tensions internes.

– L’établissement ou le service n’est pas un système métastable fermé, isolé de son contexte ou des autres dispositifs techniques qui font l’ensemble technique qu’est l’action sociale et médico-sociale. L’état de ces interactions entre dispositifs au sein d’un ensemble plus ou moins cohérent est un élément central de l’évaluation. Là encore, ces tensions sont mises en valeur et en mouvement sous les effets induits par l’évaluation. Les tensions énergétiques sont donc tout autant le produit des différences de potentiels internes que des différences de potentiels qui existent entre les structures.

– Les rapports de forces sont également inscrits dans un jeu économique d’échanges et de régulations plus ou moins stabilisé. La vie de l’organisme métastable, ici l’établissement ou le service, est marquée par des flux, des transferts de matière et d’informations qui structurent le mouvement vital de l’institution. Ces échanges créent des disparités, des déséquilibres, ce que Simondon nomme des différences de potentiel ou des champs énergétiques. L’évaluation a pour ambition de mesurer ces flux, de les qualifier, d’en vérifier la pertinence, l’efficience, la cohérence, l’efficacité et l’impact. Ce faisant, elle construit une représentation du métabolisme de l’organisation, tendant à le modifier en le faisant évoluer.

– Les forces qui structurent l’organisation et qui peuvent être modifiées par l’introduction de tout germe structural sont aussi de nature plus subjective : il s’agit alors des énergies intérieures de l’établissement ou du service, marquées par les rapports de force, les prises de pouvoir (réussies ou échouées), le contrôle de zones d’incertitude, la maîtrise des savoirs et savoir-faire, les détournements et autres stratégies liées aux rapports d’usage qui influent sur les orientations du système, son homéostasie, sa dynamique propre, voire sa trajectoire. L’évaluation peut, dans ces rapports de force autour des jeux de domination, remplir une fonction de dérivation, de régulation, de médiation ou d’exacerbation des forces en présence.

– Une autre série de forces structurantes apparaît autour de la notion d’historicité. Des effets de mémoire interviennent sur l’état de métastabilité du système. Toute organisation est construite autour de strates temporelles qui définissent une identité collective (le jeu des « anciens » et des « modernes »). Située dans le temps, l’organisation dispose d’une plus ou moins forte propension à se projeter dans l’avenir, à relire son histoire. L’évaluation intervient précisément à ce point de jonction entre le passé et le futur en établissant une analyse au présent.

– La dimension symbolique de toute forme instituée doit être prise en compte parmi les éléments constituant la métastabilité du système. Cette dimension symbolique des établissements et services sociaux et médico-sociaux est culturellement très prégnante. Elle est constituée d’éléments divers : conception de l’utilité sociale de l’institution, mythes fondateurs, etc. Cette dimension peut s’analyser comme une énergie structurante de l’organisation. L’évaluation peut en faciliter la réactualisation toujours nécessaire à l’évolution des formes.

D’autres éléments du champ de forces mériteraient d’être encore identifiés. Nous ne disposons pas, dans le cadre de cet article, de la possibilité de le faire.

L’évaluation provoque une « transduction »

Gilbert Simondon définit la transduction comme « une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération est structurante. » (Simondon, 2005, p.32). L’évaluation, en organisant et orientant le milieu associé où elle se déploie par nappes « in-forme » l’organisation. Cette opération d’information se répand « de proche en proche » d’une région à l’autre, d’un espace d’activité à un autre. Nous avons ainsi vu des établissements ou des services engagés dans un processus d’évaluation travailler la relation de face à face entre intervenants et usagers. Les modifications de postures introduites à cet endroit ont ensuite interrogé les rapports entre groupes professionnels (par exemple, dans tel I.M.E. la coordination entre les éducateurs du foyer et les enseignants des classes adaptées). Les évolutions introduites dans les rapports de travail ont finalement généré des questions sur les relations entre les professionnels, supposés garantir la dimension technique du travail, et les administrateurs de l’association, à qui est habituellement déléguée la fonction politique. Bref, de place en place, c’est l’ensemble de l’institution qui se trouve engagé dans un processus de mutation, de transduction. « Elaborer une procédure capable de garantir une qualité de service, c’est aussi identifier des acteurs, définir leurs fonctions et leur niveau de responsabilité. Quand, au terme d’un travail d’élaboration, la procédure arrive à la phase de validation finale, elle s’applique à tous et, bien entendu, au directeur au même titre qu’aux autres acteurs. » (Catherine Pouliquen, Entreprendre une démarche qualité dans un service d’AEMO, in Charleux & ali, 2003). Il est, à cet égard, éloquent d’entendre les témoignages de directeurs ayant conduit une démarche d’évaluation interne dans leur établissement ou service. Les effets, l’impact, les changements produits éveillent souvent une certaine surprise des dirigeants, mais aussi des acteurs de terrain. L’ensemble des témoignages recueillis dans l’enquête que nous avons menée (Cf. supra) convergent pour attester qu’à l’issue d’une évaluation interne correctement pilotée, l’organisation se trouve profondément modifiée, renouvelée, dynamisée.

L’évaluation est au cœur d’un processus « d’individuation »

La transduction est le mouvement central de tout processus d’individuation, processus par lequel un objet ou un dispositif technique se « concrétise ». Autrement dit, l’organisation, sous l’impact du processus évaluatif, va s’inscrire dans une évolution qui « tend vers un état qui ferait de l’être technique un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié. »(Simondon, 1989, p.23). L’évaluation participerait ainsi, en tant que germe structural déclencheur du processus, à la concrétisation des institutions d’action sociale. L’individuation serait ce phénomène de construction/décomposition, territorialisation/déspacialisation, de redéfinition/renégociation des frontières institutionnelles, évolution au cours de laquelle les établissements et services ne cessent de transiter d’un état provisoire de métastablité à un autre. L’évaluation dans l’action sociale et médico-sociale serait ici germe inaugural par sa capacité à rendre visible ce processus, à en conserver une trace, notamment par le jeu d’alternance de l’évaluation interne et externe et par les rythmes réguliers qui permettent des comparaisons entre les résultats.

Conclusion

Nous venons de visiter rapidement l’hypothèse selon laquelle l’évaluation, introduite par une loi récente comme une obligation pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux, jouerait un rôle de germe structural déclenchant, par transduction, un processus d’individuation des institutions d’action sociale qui sont en situation de métastabilité. Cet exemple illustre, à l’échelle d’un secteur d’activité spécifique, les tensions techniques qui marquent aujourd’hui les évolutions institutionnelles. Au cœur de ce processus de technicisation de la prestation de service – en l’occurrence de production de services sociaux – nous observons un phénomène qui met en évidence un rapport entre « normes » et « formes ».

Nous avons déjà insisté sur la prégnance de la norme de droit dans le champ de l’action sociale et médico-sociale. C’est par ce type de norme qu’est introduite l’évaluation (la loi 2002-2). Cependant, les médias par lesquels l’injonction normative pénètre le milieu technique (recommandations de bonnes pratiques professionnelles, référentiels d’évaluation, etc.) provoquent un processus de « mise en forme » qui n’est pas la simple application d’injonctions. Le rapport entre normes et formes est configuré par plusieurs facteurs :

– Les résistances culturelles que nous avons évoquées : Elles participent à la structuration du champ énergétique qui traverse les institutions, à ses déstabilisations et à ses recherches d’équilibre entre les différences de potentiels du milieu métastable.

– La nature du germe structural : Il s’agit ici des différents types de référentiels ou de méthodes d’évaluation actuellement disponibles sur le marché et qui vont aller en s’accroissant du fait des potentiels économiques que représentent les 32 000 établissements et services sociaux et médico-sociaux. Tous ces référentiels ne se valent pas, ils sont sous-tendus par des positions théoriques, scientifiques et idéologiques qui déterminent le processus d’évaluation lui-même, et ses conclusions.

– La qualité des phénomènes transductifs : C’est simplement la plus ou moins grande facilité avec laquelle le principe organisateur va se déployer dans l’ensemble technique que constitue l’organisation (Par exemple, au cours de notre activité de consultant, nous avons constaté que les services d’AEMO constituent un milieu technique où se diffusent moins vite les mutations techniques que les internats).

– La réactivité du milieu : C’est la dynamique d’individuation elle-même et ce qu’elle met en jeu des différents acteurs (gestionnaires, salariés, usagers), des instances, des formes organisationnelles, etc.

Ce rapport « norme/forme », analysé à l’aide de l’outillage conceptuel de Simondon, met en lumière toutes les composantes du système technique. L’analyse fait alors émerger, dans le même mouvement l’usager, l’usage, le service et les formes organisationnelles

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Auteur

Roland Janvier

.: Doctorant Sciences de l’Information et de la Communication, Université Rennes 2, Laboratoire CERSIC-ERELLIF (EA3207)