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Artefact, Évolution, intention

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Goffi Jean-Yves, « Artefact, Évolution, intention« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/11-artefact-evolution-intention

Introduction

La  différence entre ce qui est fait et ce qui est né semble à ce point irrécusable que J. Habermas, dans son ouvrage : L’avenir de la nature humaine (Habermas, 2002, pp.71-82), lui assigne le statut d’un argument contre l’utilisation aventureuse des biotechnologies. Supposons qu’une personne soit génétiquement programmée dans une perspective d’évitement d’une pathologie (mettons qu’on ait découvert que la maladie de Tay-Sachs dépende de l’expression d’un seul gène et qu’on soit capable d’inactiver ou de remplacer ce gène au stade embryonnaire) : dans ce cas, le consentement de cette personne pourrait être présumé ; une telle intervention génétique, en effet, lui permettra, au lieu d’être la victime d’une abominable maladie, d’avoir toute sa place dans la communauté (idéale) des personnes prenant part à la discussion (idéale) visant à faire émerger les normes du juste. Mais supposons maintenant qu’une personne soit génétiquement programmée afin d’améliorer ses accomplissements futurs  (mettons qu’on ait découvert que les talents qui font de nous des pianistes virtuoses dépendent de l’expression conjointe de plusieurs gènes et qu’on soit capable de les activer tous au stade embryonnaire) : pour la personne ainsi « améliorée », la différence entre ce qui est naturel et ce qui est fabriqué se brouillerait non pas à ses yeux, mais en elle. Elle ne saurait pas nettement si elle a été engendrée ou bien mise en service  et Jürgen Habermas prédit qu’une telle confusion serait susceptible d’avoir les plus graves conséquences quant à la compréhension morale qu’elle pourrait avoir d’elle-même. Un tel « accident de parcours » dans la conquête de l’autonomie serait susceptible de l’exclure de la communauté (idéale) des participants à la discussion (idéale) par laquelle les normes du juste seront déterminées. On ne peut donc pas présumer à l’avance qu’elle consentirait à une telle intervention.

Le sens et la portée de cette analyse ne vont pas de soi, d’autant que Jürgen Habermas redouble la distinction de sens commun : « naturel versus fabriqué », par une autre : « subjectif versus objectif », laquelle est certainement tributaire d’options philosophiques en amont que j’avoue avoir du mal à identifier. Mais le point est que notre auteur décèle dans la modernité techno-libérale une aptitude à brouiller les frontières entre nature et artefact. Je voudrais m’interroger sur le sens de la distinction entre nature et artefact et de l’éventuel brouillage entre les deux.

Conception classique de l’artefact

Jürgen Habermas affirme expressis verbis que  notre monde vécu est spontanément aristotélicien ; la distinction philosophique entre ce qui croît naturellement et ce qui est fabriqué l’est également. Mais qu’en dit, au juste, Aristote ? Il se prononce sur la question, par exemple, en  Physique, II, 192 b. Je me contente de rappeler les éléments d’une analyse extrêmement célèbre. Aristote y fait de la nature un type de causalité, l’autre type de causalité étant la technique : chaque être naturel a en lui-même un principe ou cause de mouvement ou de fixité – quant au lieu, quant à l’accroissement ou au décroissement, quant à l’altération (à quoi il faudrait ajouter également : « quant à la substance »). L’être naturel est donc celui qui est susceptible de changer selon un principe qui lui est intérieur, qui fait partie de ses propriétés intrinsèques et essentielles. Ainsi, si les conditions extérieures sont favorables, un arbrisseau se transformera spontanément en un arbre, selon un principe d’accroissement qu’il tient de lui-même. Un artefact, au contraire, dépend, pour tous les changements qui peuvent l’affecter, de principes (c’est-à-dire de causes) qui lui sont extérieures : le légendaire bloc de marbre qui devient statue ne le devient que sous l’action d’un sculpteur, qui est un homme de l’art en ce qu’il maîtrise une τεχνή. Et si la statue, une fois achevée et placée, par exemple, dans un parc, se dégrade, c’est qu’elle est encore faite de marbre, matière naturelle qui, pour avoir reçu une forme par l’intermédiaire d’un agent humain, n’en continue pas moins à s’altérer spontanément. L’artefact aristotélicien tient donc de la nature sa matière et de la technique sa forme : en ce sens, l’aristotélisme verse un nuage de platonisme dans un breuvage fondamentalement héraclitéen. Tout change, mais ce changement est réglé par des causes. En outre, au milieu de ce changement universel, la τεχνή est capable d’insérer des formes immuables qui permettront et garantiront l’existence d’objets stables : les artefacts. Il est possible d’effectuer toutes sortes de remarques à propos de ce qui vient d’être dit. Je me bornerai à en proposer deux.

Les analyses aristotéliciennes de la technique et de l’artefact tendent à privilégier les continuités plutôt que les discontinuités entre l’art et la nature. C’est un des sens de la formule  classique selon laquelle l’art imite la nature ou bien permet d’effectuer ce qu’elle est –localement et temporairement – incapable d’accomplir. Cette continuité est déjà inscrite dans l’anatomie des vivants, êtres humains et animaux en particulier. Ainsi, un passage mémorable du Des Parties des animaux (687 a-b), passage visiblement dirigé contre le sophiste Protagoras, affirme que l’être humain n’est pas l’animal le moins bien loti, le singe nu pour reprendre une expression qui a connu son heure de gloire. Il est, en effet, doté d’une main intelligente, capable de tout saisir et de tout tenir et qui, dès lors, est susceptible de devenir « griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil » (687b 1-4). Il est assez remarquable de voir le Stagirite n’établir aucune solution de continuité entre des organes propres aux animaux (griffes, serres, cornes) et des armes (lance, épée) qui sont, normalement, l’apanage des êtres humains. Seconde remarque : les artefacts auxquels pense, par excellence, Aristote, sont d’usage quotidien (un lit, un manteau). Pour reprendre une classification qui n’est – évidemment – pas la sienne mais celle d’André Lebeau, il privilégie les objets « qui possèdent un contour fermé » par rapport aux « aménagements, caractérisés par leur position fixe dans l’environnement » (Lebeau, 2005, p. 67).  Cela signifie qu’il se situe à une échelle qui est celle de l’intelligibilité immédiate : chacun comprend tout de suite, à condition d’avoir un minimum de familiarité avec le monde des objets quotidiens de ce genre, quelles sont leurs fonctions.

Ces deux remarques vont nous permettre de comprendre pourquoi le monde des artefacts, à l’époque des technologies de l’information et de la communication n’est plus aristotélicien. En premier lieu, c’est un peu un lieu commun de le dire, on constate une immatérialité croissante des processus qui s’opèrent en ces différents artefacts ; non pas qu’ils soient immatériels au sens strict ; mais ils s’opèrent à un niveau qui n’est plus celui de la visibilité et  de la perception immédiates : on peut, par exemple, encore comprendre comment fonctionne une machine de Watt en regardant la disposition des pièces qui la composent et en se figurant leur mouvement. Il n’en est pas de même avec un transistor ou une carte à puce. Ensuite, quelque chose est venu modifier les continuités aristotéliciennes entre l’organique et l’artefactuel ; c’est la théorie darwinienne de l’évolution. Les espèces aristotéliciennes sont fixées ne varietur et figurent dans une échelle des êtres où leur place est immuable. Après 1859 (date de publication de L’Origine des espèces) il n’est plus possible de voir les choses de la sorte. Les traits biologiques ne viennent pas à l’existence du fait d’une finalité ou d’un dessein : ils sont le produit d’un processus évolutionnaire où les concepts de variation, d’héritabilité et de sélection jouent un rôle de premier plan.

L’artefact saisi par l’évolution

Mais, comme souvent, ce qui était une impasse et une limite devient une question ouverte.  On va voir apparaître toutes sortes de tentatives philosophiques pour penser, précisément, l’histoire des artefacts sur le mode de l’évolution biologique. Sans intention d’être exhaustif et pour m’en tenir aux plus significatives de ces tentatives, je mentionnerai : Karl Marx, Augustus Lane Fox Pitt-Rivers, Alain, George Basalla et André Lebeau.  Voyons, par exemple, ce que nous dit George Basalla : il se propose d’élaborer des directives pour l’écriture de l’histoire des techniques. Lorsqu’il parle d’évolution des techniques il est donc parfaitement conscient d’employer une métaphore. Son entreprise, en effet, est principalement dirigée contre une conception héroïque, discontinuiste, progressiste et triomphaliste de l’histoire des techniques laquelle tient cette histoire pour une suite de découvertes et d’inventions révolutionnaires qui ne doivent rien au passé. Une telle conception repose en fait sur deux présupposés. Selon le premier, l’objet propre de l’histoire de la technique est la communauté de ceux qui sont engagés dans la pratique de cette technique  (practitioners). Ainsi, l’histoire du passage de la motorisation aérienne par l’ensemble pistons-hélices à la motorisation par turboréacteurs sera l’histoire de l’émergence d’une nouvelle communauté de praticiens (ingénieurs spécialistes d’aérodynamique appliquée ou de résistance des matériaux; chimistes spécialistes des carburants; pilotes civils et militaires, etc…). Le second présupposé consiste à tenir la technique pour un savoir appliqué, c’est-à-dire pour l’application d’une théorie scientifique à un problème pratique. Au total, cette conception fait de l’histoire des techniques l’histoire de la réception et de l’application des théories scientifiques par des communautés de praticiens.

Aucun de ces deux présupposés ne va de soi et George Basalla veut proposer un cadre théorique alternatif : ce sont les artefacts eux-mêmes (ou plutôt les types d’artefacts : le moteur à combustion interne, les fibres optiques, les locomotives à vapeurs, etc.) qui constituent l’objet propre de l’histoire des techniques, pas les communautés de praticien ; il s’agit là, on l’aura compris, d’une rupture avec une approche dominante dans les études STS.  En outre, il est plus éclairant de considérer la technique comme une forme de vie que comme l’application d’un savoir théorique : elle est du côté de l’emprise des vivants sur leur milieu. Typiquement, elle opère en ajoutant de nouveaux éléments au monde des choses faites (the made world) ; or, ce monde, les êtres humains ont commencé à l’élaborer bien avant d’en avoir une représentation théorique adéquate (et probablement bien avant d’en avoir une représentation théorique).

Par conséquent, George Basalla va mettre l’accent sur des aspects du monde artificiel, ou plutôt artefactuel, qui sont trop souvent négligés. En premier lieu, sa diversité : rien qu’aux Etats-Unis, plus de 4,7 millions de brevets ont été déposés depuis la fin du XVIIIe siècle. Une telle prolifération exclut que la technique soient seulement, comme le croient les sociologues et les historiens de l’école fonctionnaliste, un ensemble de moyens visant à satisfaire des besoins humains fondamentaux. Bien au contraire, la diversité qui règne dans le monde des choses faites est comparable avec la diversité qui se rencontre dans le monde des êtres vivants. George Basalla énonce donc les deux thèses suivantes :

– on peut tenir la continuité et l’innovation comme des équivalents, dans le monde artefactuel, de la variabilité reproductive dans le monde naturel.
– on peut, de même, tenir la sélection culturelle pour l’équivalent de la sélection            naturelle.

En second lieu, il souligne la continuité dans le monde artefactuel ; cette continuité repose sur une formule qui ne comporte pas d’exception :

« A son apparition dans le monde des choses faites, tout nouvel objet se rattache à un objet qui existe déjà » (Basalla, 1988, p. 45).

Cela ne veut pas dire que tout artefact se rattache à un artefact qui existe déjà, mais qu’il se rattache à un objet qui existe déjà. Cette approche permet de comprendre que les artefacts évolués reproduisent en les modifiant les caractéristiques d’artefacts moins évolués : il s’agit là d’une continuité dans la conceptions d’artefacts de plus en plus sophistiqués. Ainsi, le moteur électrique de l’Américain Joseph Henry (1831) emprunte-t-il le principe du balancier à la machine à vapeur de Watt et Newcomen. Elle permet aussi de comprendre que les premiers artefacts reproduisent les formes et les fonctions d’objets naturels. Ainsi, le fil de fer barbelé s’inspire de certains épineux auparavant utilisés pour planter des haies : il s’agit là d’une continuité entre l’ordre naturel et l’ordre artefactuel. Cette continuité artefactuelle se manifeste par différentes stratégies de la part de ceux qui la mettent en oeuvre; par exemple:

– copier une forme.
– substituer une source d’énergie à une autre dans un type de machine restant, par ailleurs, inchangé.
– séparer des fonctions combinées dans un type de machine.
– combiner des fonctions séparées dans un certain type de machine, etc.

Mais si la continuité pèse d’un poids aussi important dans l’évolution des techniques, le problème va être de rendre compte de l’innovation.

George Basalla répond de façon différenciée selon que l’on a affaire aux sociétés traditionnelles ou aux sociétés industrielles. Dans le premier cas, c’est le principe de l’imitation imparfaite (déjà repéré par Pitt-Rivers au XIXe siècle) qui peut expliquer la plupart des innovations. Ce facteur ne disparaît pas absolument dans les sociétés industrielles mais d’autres éléments, plus actifs, entrent en ligne de compte : facteurs psychologiques d’une part, facteurs socio-économiques et culturels d’autre part. Il est important de remarquer que ces facteurs sont bien loin d’être, de part en part raisonnables, judicieux et ajustés à des fins rationnelles. Homo Ludens y est à l’œuvre tout autant qu’Homo Faber.

En ce qui concerne la sélection proprement dite, George Basalla va directement à l’encontre d’une des versions de ce que l’on a coutume d’appeler « l’impératif technique ». L’impératif technique commande d’exécuter toutes les choses possibles. Il est la version prescriptive de l’affirmation selon laquelle tout ce qu’il est techniquement possible de faire, se fera, qu’on le souhaite ou non (thèse de l’autonomie de la technique). Mais tout ce qu’il est possible de faire ne se fait justement pas. Il y a un processus de filtrage entre les innovations possibles et celles qui se réalisent et se diffusent effectivement, processus comparable à un processus de sélection. Simplement, dès que l’on atteint un certain degré de sophistication (le seuil suggéré est celui des premiers outils de l’âge de pierre), le vocabulaire de la sélection naturelle ne peut plus être employé que métaphoriquement. C’est qu’il existe une dimension irréductiblement intentionnelle de la sélection des artefacts. Ainsi, il n’y a pas d’équivalent, dans le monde artefactuel, de la spéciation dans le monde naturel : des artefacts de types très différents peuvent être combinés entre eux pour aboutir à de nouveaux artefacts; par exemple, le moteur à combustion interne et la bicyclette donnent la motocyclette. Il n’y a pas non plus d’extinction définitive des « espèces » dans le monde des artefacts, pas d’équivalent des dinosaures. On a sérieusement envisagé, au plus fort de la crise pétrolière, de mettre en service de nouvelles locomotives à vapeur et de nouveaux paquebots à voile : rien ne dit que ces projets ne se réaliseront pas un jour. Au total, et c’est là la limite de l’exercice consistant à comparer le monde des choses faites et le monde des vivants, il semble que l’on ne puisse pas éliminer cette composante intentionnelle de la dynamique de la réalisation des artefacts.

Conclusion

Au bout du compte, l’intérêt d’une analyse comme celle de George Basalla vient du fait qu’elle réinterprète dans une perspective évolutionniste l’ancienne intuition selon laquelle entre l’ordre vital et l’ordre technologique, il y a continuité et non rupture. Mais il vient aussi du fait qu’il indique très clairement la ligne à ne pas franchir ; dans l’évolution des techniques, il y a de l’intention, même si ce n’est pas forcément l’intention d’un agent conscient des toutes les conséquences des choix qui sont les siens.  Randall R. Dipert (Dippert, 1993, chap. 2), retrouve cette thèse centrale de George Basalla par un autre cheminement il suggère lui aussi que la notion d’intention est indispensable pour caractériser l’artefact (distinct en ce sens de l’artifice). Pour lui, est artefactuel ce qui correspond à cette intention : le moteur à combustion interne est de l’ordre de l’artefact (un moteur particulier est un artefact ; le moteur diesel est un type d’artefact). Est artificiel, en revanche, ce qui se produit du fait de la réalisation et du fonctionnement de cet artefact mais qui ne découle pas de l’intention de son auteur (le rejet de produits polluants, par exemple). Mais élargissons le débat : implanter au XIXe siècle une industrie chimique dans la vallée de la Rhur ou de la Maurienne c’est implanter un ensemble d’artefacts ; se retrouver à la fin du XXe face à une pollution que personne n’avait prévue à l’époque, c’est avoir à gérer un artifice. La question devient alors de déterminer ce que peuvent bien être les intentions des agents collectifs qui s’attachent à concevoir, à produire et à diffuser de nouveaux artefacts (au moyen des technologies convergentes, par exemple) ; et comment on aura à gérer les artifices qui, immanquablement,  accompagneront cette conception, cette production et cette diffusion.

Références bibliographiques

Basalla,  George (1988), The Evolution of Technology, Cambridge, Cambridge University Press, (collection «Cambridge History of Science»).

Dippert, Randall R. (1993), Artifacts, Art Works and Agency, Philadelphia, Temple University Press.

Habermas, Jürgen (2002), L’Avenir de la Nature Humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard (collection «nrf essais »).

Lebeau, André (2005) L’Engrenage de la technique. Essai sur une menace planétaire, Paris, Gallimard (collection « Les Essais »).

Auteur

Jean-Yves Goffi

.: Professeur de philosophie générale et de bioéthique au Département de Philosophie de l’UFR Sciences Humaines de l’Université Pierre Mendès France-Grenoble 2.
Il a publié La Philosophie de la Technique (1988) et a été président de la « Société pour la Philosophie de la technique » (1999-2004).