Les objets techniques dans la « parole » institutionnelle des écoles d’ingénieurs
Résumé
Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Chouteau Marianne, Nguyen Céline, «Les objets techniques dans la « parole » institutionnelle des écoles d’ingénieurs», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, 2007, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/07-les-objets-techniques-dans-la-parole-institutionnelle-des-ecoles-dingenieurs
Introduction
Notre intérêt au sein du groupe de recherche Stoica porte sur la technique et sa « mise en communication » dans des documents de nature institutionnelle. Il s’agit de comprendre la technographie ou empreinte laissée par la technique lorsque celle-ci se communique et se laisse observer (Sigaut, 1991). Nous travaillons plus précisément sur l’iconographie contenue dans les plaquettes de présentation des écoles d’ingénieurs car celles-ci sont porteuses de sens et de significations que le texte ne prend pas en charge, et ce, en particulier en matière d’imaginaire. Aussi notre interrogation porte spécialement sur la représentation de la technique – résultat de l’agir humain- et sur ce qui permet de la distinguer de la représentation et de la communication de la science. L’un des enjeux de ce travail est également de s’interroger sur la figure de l’ingénieur : figure elle-même mythique, prestigieuse et en pleine mutation, dont l’activité est précisément technique et source d’interrogation.
Nous partons donc des objets techniques reflétant cette capacité à transformer le monde. Objets techniques que l’ingénieur conçoit, manipule pour concevoir, mesurer, etc. et qui nous permettent au fond de questionner les relations de l’homme à la technique à travers des scènes, des mises en situation exposées de manière réflexive (ce que l’école veut dire de ses pratiques) dans les plaquettes.
Nous avons donc porté notre attention aux instruments, outils ou autres machines ponctuant les livrets de présentation. Plus largement, les images analysées contiennent des objets techniques. L’expression « objet technique » n’est pas toujours aisée à définir (Séris, 2000). Mais nous l’avons rapportée au contexte de leur mise en scène : leur présence dans le monde des écoles d’ingénieurs. Ainsi, dans le cadre de notre étude, l’objet technique participe à une activité technique (ici, celle de l’élève ingénieur), est le résultat d’une volonté technique (produit fini à fabriquer ou servant à la fabrication d’un autre produit). Il relève d’un savoir-faire technique (celui de l’ingénieur en devenir) et s’inscrit dans un système technique qui ici, mêle un aspect pédagogique (l’objet support d’un apprentissage) et les spécificités des écoles qui communiquent (objets reflétant les spécialisations de l’école : mécanique, électronique, etc.).
Malgré cette complexité, un premier constat s’impose : ces objets techniques véhiculent un imaginaire mythique riche mais redondant en terme d’images convoquées. Cela n’est pas étonnant puisque de fait, nous croisons deux objets (technique et communication) propices à l’imaginaire et aux mythes. En effet, nous savons que communiquer (notamment pour les entreprises), c’est convoquer des mythes (Olivesi, 2004) et que la technique est elle-même très propice à la fiction, au moins dans la littérature (Munier, 2006 ; Jeanneret, 2002). Elle véhicule des récits (Faucheux, 2005 ; Chouteau et Nguyen, 2005), récits dont l’imagination est nécessairement centrale, comme associant la technique au monde des possibles (Chouteau et Nguyen, 2006).
Nous nous interrogerons donc sur la nature et la place de l’imaginaire dans le monde technique de la formation au métier d’ingénieur. Puis, après avoir décrit de quels fondements imaginaires il s’agit, nous dirons quelles sont au fond les fonctions des mythes convoqués et de quelles nécessités communicationnelles elles procèdent.
Notre corpus est constitué de plaquettes destinées aux futurs étudiants en écoles d’ingénieurs, à leur famille, mais aussi, aux entreprises pouvant verser leur taxe d’apprentissage, embaucher des diplômés ou les prendre en stage. Nous avons décrypté environ 25 plaquettes émanant d’écoles d’ingénieurs de la région Rhône-Alpes reconnues par le Ministère de l’Education Nationale. Elles ont été conçues il y a tout au plus trois ans par des agences de communication et/ou les écoles elles-mêmes.
Sur un millier d’images environ un peu plus d’un tiers contient un ou des objets techniques (soit environ 350). La très grande majorité des 350 images est constituée par des photographies couleurs ou noir et blanc qui viennent illustrer les différentes rubriques, rubriques redondantes et tout à fait classiques pour un document de cette nature :
1 – présentation générale (histoire, définition du métier, recrutement, débouchés…),
2 – présentation des enseignements et de la pédagogie
3 – valorisation de l’international,
4 – valorisation de la recherche,
5 – valorisation de la vie extrascolaire et
6 – présentation des partenariats avec les entreprises.
Certaines rubriques ou parties clé sont logiquement plus propices à contenir des représentations d’objets techniques : la première de couverture, la présentation générale de l’école, de la pédagogie ou de la recherche. Ces plaquettes possèdent une nature informative : elles renseignent sur la formation proposée par les diverses écoles mais elles sont aussi des objets de communication. Elles véhiculent un discours particulier, elles cherchent à faire adhérer un public jeune au projet de formation des écoles d’ingénieurs.
Mises en scène et statuts de l’objet technique
La manière de mettre en scène ces objets nous renseigne sur le statut à accorder à l’objet, mais elle nous permet aussi de remonter jusqu’à l’imaginaire qui leur est associé. Nous sommes parties du principe que les mises en scène de la technique induisent une certaine subjectivité qui révèle cet imaginaire. Elles véhiculent un sens supplémentaire.
Mises en scène : présence humaine et esthétisation
Les mises en scène des objets techniques s’organisent autour de deux critères qui nous permettent de classer toutes les images analysées.
D’une part, chaque objet technique est susceptible d’être associé à un être humain (étudiants, enseignants, chercheurs) lui aussi représenté. Les objets humanisés s’opposent aux images d’objets seuls dans le sens où ce qui est mis en avant n’est pas l’objet proprement dit mais la relation que ce dernier entretient avec l’humain : manipulation, lecture, surveillance… C’est une mise en contexte de l’objet qui devient le résultat concret de « l’agir humain ». Aussi, les objets techniques sont en présence d’humains ou de parties d’être humain (une main, un buste…) symbolisant la technique à la mesure de l’homme.
D’autre part, nous observons l’utilisation, ou non, de procédés esthétiques traitant l’image. Ils sont nombreux et apparaissent de façon récurrente dans l’ensemble des plaquettes : couleurs saturées – trop de bleu, trop de rouge, trop de jaune, etc.-, floutage, plans en plongée ou contre-plongée pour donner une impression de puissance ou d’écrasement, gros plans sur des éléments (tuyaux, écrans…), découpage des images en cercle façon « hublot » pour représenter un « monde extérieur », monde lointain, découpage asymétrique pour une impression de mouvement, etc. Ce traitement esthétisé de l’image procède de la « technographie » décrite par Jeanneret (2002) dans la littérature, c’est-à-dire la tendance à associer la technique à l’émotion et à la fascination.
Quantitativement parlant, notre analyse montre une égalité dans le traitement iconographique de l’objet : il est pour moitié esthétisé et donc, pour moitié exposé de manière « naturelle ». La présence humaine est largement utilisée puisqu’un tiers seulement des objets techniques est présenté de manière anthologique, isolée. Il convient donc bien de comprendre que les écoles d’ingénieurs préfèrent inscrire les objets dans des scènes où ils sont manipulés, notamment par les futurs étudiants.
La catégorie la plus représentée est celle des objets humanisés et présentés de manière naturelle : 36%. Il s’agit, la plupart du temps de photos témoignant des TP devant des machines, des instruments de mesure, des écrans d’ordinateur. Les objets techniques ont une en grande majorité une valeur pédagogique et témoignent de la fonction de l’école plus qu’ils ne reflètent l’aide qu’ils procurent à l’ingénieur en devenir. On y voit un professeur, l’action se déroule dans une salle de TD, l’image est placée dans la rubrique « enseignements ».
27% des objets sont présentés au côté d’humains mais dans une mise en scène esthétisée. Dans ce cas, le traitement esthétique (ajout de couleurs, floutage, etc.) s’applique à un face à face homme/machine plus individuel, dans des plans plus serrés où l’on ne voit parfois qu’une main, une nuque, une partie du visage. L’intérêt porte moins sur le TP, le TD, que le rapport plus pur à la technique. On sent que l’on est dans un environnement pédagogique, mais ce ressenti est secondaire. Cette mise en scène est souvent associée de près ou de loin à la recherche.
23% des objets sont seuls mais esthétisés. Entourés d’une aura, colorés, ces objets techniques sont souvent les objets emblématiques (Sfez, 2002) de la technologie (dans le sens du discours sur la technique) : un rouage, un circuit imprimé, un satellite.
La dernière catégorie est celle des objets seuls mais présentés de manière naturelle. Elle représente 14% des objets techniques. Ils ont pour fonction d’exposer, hors contexte, l’équipement de l’école.
En parallèle à ces catégories et à la définition de l’objet technique données en introduction, il apparaît que l’objet technique tel qu’il nous est donné à voir possède tour à tour trois statuts qui sont au fond fonction de leur usage. Statuts qui peuvent être ramenés à une mise en scène et à un imaginaire. Pour autant, il ne faut pas considérer les liens entre catégories, mises en scène et statuts de l’objet technique comme automatiques. Il s’agit là plutôt de dresser de grandes tendances.
Les trois statuts de l’objet technique
Premier statut : l’artefact produit de la main de l’homme (à savoir, l’ingénieur ou l’élève-ingénieur). Il est le fruit de sa réflexion et de son travail. « Produit fini qui devient souvent élément d’une autre technique » (Séris, 2000, p. 22), cet objet est prêt à l’emploi mais rarement montré en situation d’usage puisqu’il s’agit d’insister sur le résultat concret du travail et d’illustrer bien souvent la filière de l’école : une voiture de courses, un satellite, etc. On retrouve là le côté anthologique dont Barthes (1953) parle à propos des Planches de l’Encyclopédie. L’image de l’artefact ne contient le plus souvent aucune présence humaine. Esthétisée, elle insiste sur l’extériorité et la beauté de l’objet. « Naturelle », l’image de l’artefact fonctionne comme une vitrine des potentialités de l’école.
Second statut : l’instrument. Il est l’objet technique fabriqué qui aide à la conception d’autres objets : là où il y a mesure, calcul, fabrication. Objet technique « réglant le faire » (Séris, 2000, p. 22), il aide l’ingénieur ou l’élève-ingénieur dans son acte technique. Mis en contexte d’utilisation et non exposé pour que l’on en comprenne le fonctionnement, le lecteur est bien souvent en face d’objets techniques non identifiés mais manipulés par une personne qui manifestement le connaît. Comportant une part de caché (quel est son nom, sa fonction ?), l’instrument révèle aussi des résultats scientifiques (des tracés, des modélisations). Humanisé et naturel, l’instrument est celui habituellement utilisé en TP. Humanisé et esthétique, l’instrument est plutôt représentatif des actions entreprises en laboratoire, donc au final plus représentatif de la science, ce qui n’est pas sans soulever des confusions.
Le troisième et dernier statut est une variante du second. Il est instrument mais s’inscrit avant tout dans un contexte pédagogique. Il est l’outil d’aide à la réalisation d’un artefact, à sa mesure, mais avant tout support d’apprentissage. Et c’est cette deuxième fonction qui, dans l’image, prend le pas. L’objet (écran, oscilloscope…) est immortalisé dans son utilisation par des étudiants (leur statut ne fait aucun doute puisque bien souvent un enseignant se trouve à leur côté). Le décor est celui d’une salle de TP ou de TD. C’est là l’illustration du rapport à la technique dans un contexte de formation. C’est aussi parfois valoriser l’équipement de l’école. L’instrument pédagogique est logiquement humanisé et généralement exposé de manière naturelle dans le cadre d’un enseignement.
Un rapport mythique à la technique paradoxal : entre rationalité et magie
L’observation de mises en scène combinée à l’existence de statuts d’objets techniques nous permet de remonter aux mythes « techniques » véhiculés par les images puis à l’explication de leur présence dans de tels documents de communication.
La puissance onirique de la machine, la dimension fictionnelle de la technique ont fait l’objet de nombreuses analyses visant à en souligner les ressorts et les enjeux (Jeanneret, 2002 ; Breton, 1995). La plaquette d’école d’ingénieurs n’y échappe pas et les mythes soulignent au fond un paradoxe quant au rapport à la technique, entre maîtrise et magie, entre contrôle et boîte noire. Un paradoxe tout à fait intéressant alors qu’il s’agit de formation au métier d’ingénieur.
Le premier mythe relève de la maîtrise de la technique par l’homme. Près des deux tiers des images contiennent une présence humaine, ce qui témoigne de l’importance et des enjeux des relations entre la technique et les élèves-ingénieurs. A l’image de Prométhée qui a dérobé le feu aux dieux, la technique est synonyme de puissance et de conquête (à condition de la maîtriser). Certains objets sont ainsi emblématiques de cette mainmise, de cette capacité à dompter la technique. Un certain nombre d’entre eux font partie de ces objets de référence propices à la technologie (Sfez, 2002). L’écran d’ordinateur est selon Philippe Breton symbole d’intelligence et de décision (1995). Posséder un tel instrument, c’est en effet s’assurer un certain pouvoir : celui d’obtenir des informations, de les obtenir vite, de les stocker, d’en envoyer, de calculer, de modéliser, etc. Les plaquettes en sont largement ponctuées. Les nombreux gros plans de mains posées sur un clavier sont aussi symboliques de la capacité de l’homme, de son contrôle sur la machine, de son action sur le monde. Les scènes de mesure de nature pédagogique qui se font par exemple à l’aide de machines monumentales s’inscrivent aussi dans cette maîtrise de la technique aussi gigantesque soit-elle. Ce mythe de la puissance et du contrôle est peut-être un moyen de se rassurer face à une technique et à son impact qui font souvent peur. C’est aussi dire de quoi est capable l’organisme de formation.
Au mythe de la puissance de celui qui possède l’outil technique s’ajoute celui de l’objet technique produit de la magie, de l’inexpliqué, qui arrive en somme de nulle part. Pourtant résultant du travail de l’ingénieur (travail ou processus qui n’apparaît d’ailleurs pas), l’objet artefact est néanmoins entouré de mystère et de magie. Magie symbolisée par l’ajout de couleurs, un jeu de lumières (une aura), une esthétique du mouvement… L’origine est donc inexpliquée et quasi divine ; l’objet surgit comme mystérieusement pour faciliter la vie des hommes, la rendre plus « douce », moins laborieuse. Son origine est mystérieuse comme pour l’alchimiste qui transforme le plomb en or, comme le Graal qui tombe du ciel. L’image ne saisit pas les opérations techniques qui sont à l’origine de l’objet et pourtant, la technicité est largement apparente : vis, rouages, tuyaux, etc.
A l’instar de Breton (1995) à propos des machines à l’image de l’homme, on note ainsi une forte ambivalence de la technique, et avec elle, de l’ingénieur, puisque le registre des images puise à la fois dans une quête de rationalité et d’aventure, se positionne entre un rapport rationnel au monde et un rapport magique. L’objet technique mis en scène témoigne de ces questionnements autour de l’usage rationnel de la technique et la magie qu’elle procure. Elle y associe l’élève-ingénieur.
A qui profitent les mythes ?
Le recours aux mythes répond à des nécessités communicationnelles qui correspondent à deux fonctions qui se complètent fort bien dans le cas de la communication des écoles d’ingénieurs. La première est une socialisation de la technique via l’utilisation des codes de la vulgarisation scientifique et technique. La deuxième fonction du mythe est de permettre à l’organisation de se valoriser et de faire adhérer à son projet.
Les codes de la vulgarisation scientifique et technique
La forme elle-même des plaquettes témoigne de la forte influence de la communication de presse magazine : rubriques, chapeaux, encadrés, témoignages/interview sur certaines d’entre elles, nombreuses images, mises en page modulaire (la lecture peut fonctionner par blocs), esthétisation des photographies, etc.
Le lien entre la fiction, le mythe et la vulgarisation scientifique et technique témoigne de la nécessité pour cette dernière de s’inscrire entre rationalité et imaginaire. En effet, les sciences et les techniques ont besoin d’avoir recours à la littérature et à la fiction (Flichy, 2002 ; Garçon, 2005) pour accélérer leur acceptation sociale mais elles ont également besoin d’images pour se représenter ou donner à voir une représentation d’elles-mêmes. La vulgarisation scientifique utilise beaucoup d’images pour aider à la figuralisation des concepts (Jacobi, 1986) et pour humaniser la science et la technique (cf. par exemple au XIXe siècle, la fée électricité représentée par une femme, procédé largement utilisé dans les ouvrages de vulgarisation où la science est souvent représentée sous les traits d’une jeune femme). Dans des ouvrages de vulgarisation, cette esthétisation procède d’une volonté d’attirer un lectorat non acquis et d’entrer dans un processus de communication identifié : on sait que les images véhiculées ne sont pas des images de science proprement dites, ce sont des représentations, des métaphores d’une réalité scientifique et technique.
Cette volonté d’esthétisation est d’ailleurs ancienne : les théâtres des machines de la Renaissance et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert nous laissent à penser que les sciences et techniques ont besoin d’être enjolivées pour être acceptées socialement.
La technique, souvent considérée comme inférieure à la science car « bassement matérielle », peut finir par aliéner l’homme et poser question. Aussi, on comprend pourquoi on a besoin d’enjoliver la mise en image de l’objet technique, de la parer d’imaginaire. C’est aussi rendre la technique « humaine » (de l’homme, par l’homme et pour l’homme) et lui assigner des qualités positives.
Mythes et organisations
Ces images mythiques et poétiques de la technique ont aussi un sens pour la communication des organisations. L’imaginaire véhiculé par ces images (puissance et aventure) a pour fonction de communiquer sur des promesses (Breton, 1995 ; Chouteau et Nguyen, 2006) : promesses de ce que peut procurer la technique, promesses d’une aventure dans un champ des possibles.
C’est précisément ce sentiment d’aventure, de promesse, de réalisation à venir que les organisations en général tentent de faire passer dans nombre de leurs communications. Cela rejoint ce que montre D’Almeida (2001) à propos de la nécessité de réenchanter l’organisation grâce au récit qui se communique. L’organisation associe son image à l’imaginaire et ce, grâce au récit et d’une certaine façon, aux mythes qui y sont souvent associés : la quête, l’épopée, etc. Elle s’inscrit dans l’universalité du récit (Barthes, 1977). « Une bonne partie de la rhétorique à la fois des publicitaires dans ce domaine et de celles des laboratoires de recherche en quête de financement, porte son effort sur l’effacement et le brouillage de la frontière entre le réalisé et le projeté » nous dit Breton (1995, p.52) à propos des machines à l’image de l’homme.
Inscrire l’école d’ingénieurs dans un récit et convoquer le mythe, c’est aussi prendre le temps d’évoquer ses origines et de rendre magique l’objet de son activité : la technique (qui s’y prête d’ailleurs fort bien). C’est ainsi insuffler une part de mystère qui attire le lecteur et provoque des émotions : le lecteur est séduit par la magie de la technique. Il est invité à adhérer au projet porté par l’école qui communique. Dans un climat de forte baisse des effectifs d’étudiants dans les matières scientifiques, on comprend aisément que les organisations utilisent tous les ressorts de la communication et fassent appel tant aux mythes, qu’à l’imaginaire ou à la magie, donc à un discours de promotion sur la technique, une technologie en somme (Séris, 2000).
Nous faisons l’hypothèse que si l’appel à l’imaginaire encourage les jeunes à s’identifier à l’école par le biais de l’aventure, la référence au rationnel et à la maîtrise séduirait plutôt le public adulte des parents qui vont confier leur « progéniture » à cette école. L’exposition des machines gigantesques symboles du bel équipement de l’école et l’insistance sur la maîtrise de ces objets techniques vont dans ce sens. C’est ainsi témoigner de la qualité de la formation dispensée.
Conclusion
Le lien entre technique et imaginaire ne relève donc pas que de la sphère littéraire ou de la vulgarisation scientifique. Les plaquettes des écoles d’ingénieurs ne sont pas qu’informatives si l’on observe les représentations des objets techniques et leur mise en situation. Nous y avons entrevu deux raisons qui s’entremêlent : la nécessité d’enchanter l’organisation par l’imaginaire mais aussi le besoin de valoriser la technique à un moment où celle-ci fait l’objet de nombreuses critiques. On peut y voir, de la part d’une école d’ingénieurs, le moyen d’embellir la technique tout en préservant une dose de mystère autour de celle-ci. Il s’agit donc bien d’une illustration de ce que peut être la technologie. « Rattacher l’objet technique à l’imaginaire de la technologie pour conjurer les prestiges d’une modernité effrayante » nous dit Munier (2006, p. 112) à propos de ce qu’elle a pu observer en littérature. Peut-être pouvons-nous appliquer ce constat à ces plaquettes.
Cette étude comparative montre enfin la nature et les enjeux des liens entre les images de la technique, les mythes et la communication institutionnelle. Ces images alimentent les mythes techniques et en même temps, confortent le lecteur dans ces mythes et dans le regard qu’il porte sur la technique puisqu’elles relèvent d’un imaginaire commun très prégnant. Si on admet aujourd’hui que les concepteurs d’objets techniques nouveaux – les maîtres de l’innovation – sont imprégnés d’un imaginaire commun en matière de technique (représentation de la technique par des œuvres littéraires, cinématographiques, de vulgarisation, etc.), pourquoi la représentation institutionnelle de cette même technique ne serait-elle pas à son tour imprégnée de cet imaginaire ? Il est évident que les écoles diffusent des images dans lesquelles les lecteurs pourront se reconnaître et ainsi adhérer. Mais ce double mouvement, s’il produit une identification forte de la part du public visé et en conséquence, une adhésion aux promesses des écoles, il enferme aussi la communication dans une « obligation » de véhiculer une image stéréotypée voire erronée de la technique sans quoi elle perd son pouvoir.
Références bibliographiques
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Sigaut, François (1991), « Les points de vue constitutifs d’une science des techniques. Essai de tableau comparatif » (p.31-15), in Perrin, Jacques. (dir.), Construire une science des techniques, Limonest : L’interdisciplinaire.
Auteurs
Marianne Chouteau
.: Marianne Chouteau est enseignant-chercheur à l’INSA de Lyon. Son travail s’articule autour des questions sur les représentations de la technique et sur la communication scientifique et technique.
Céline Nguyen
.: Céline Nguyen est enseignant-chercheur à l’INSA de Lyon. Son travail s’oriente sur les représentations de la technique dans la communication des organisations, en particulier, les écoles d’ingénieurs.