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L’impact moral de l’opposition entre le naturel et l’artificiel

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Baertschi Bernard, «L’impact moral de l’opposition entre le naturel et l’artificiel», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/02-limpact-moral-de-lopposition-entre-naturel-lartificiel

Introduction : «naturel» se dit de multiples manières

Dans le langage courant, nous opposons «naturel» tantôt à «artificiel», tantôt à «non naturel» (ou dans une langue plus relâchée à «pas naturel»). La scolastique y ajoutait l’opposition au «contre nature». L’épithète «naturel» est prédiquée de nombreux substantifs: un être vivant est naturel, mais aussi une attitude humaine, d’une émotion à une démarche, un événement qui est attendu ou qui va de soi. Par ailleurs, même si le naturel s’oppose à l’artificiel, une même chose peut être l’un ou l’autre. Le verre est naturel dans la cheminée des volcans, artificiel dans le four du souffleur. Parfois même, on renaturalise artificiellement: pensons à ce qu’on appelle la renaturation des cours d’eau. Ce n’est là que quelques échantillons, et il est sans doute vain de vouloir établir une liste exhaustive de toutes les acceptions de cette opposition.

Mon propos est de mettre en lumière l’impact moral de la distinction entre le naturel et l’artificiel. Étant donné sa plurivocité, je dois préciser: je m’occuperai de l’opposition que l’on rencontre, plus ou moins explicitement, dans les débats actuels sur les biotechnologies, lorsqu’on entend dire qu’il est mal de «tripatouiller» la nature. C’est mal, parce que l’on empêche la nature de suivre son cours et de faire ce qu’il est bon qu’elle fasse, ce qui est dans l’ordre. Cette idée est assez répandue: dans une étude, De Vries relève que 57% des participants à un sondage considèrent que le génie génétique est une technique non naturelle et y voient un problème (2006, p. 218-220). C’est une idée répandue, mais aussi très ancienne, appliquée tant à la nature extérieure – la nature ne fait rien en vain – qu’à la nature humaine – pensons aux péchés contre nature. De nos jours encore, Tristram Engelhardt affirme (2000, p. 247): «L’homosexualité, l’adultère et la fornication pourraient, dans le contexte de ce monde, être biologiquement normaux et et sains en ce sens qu’ils seraient adaptifs», mais cela n’empêche pas qu’ils soient des péchés, car «les désirs charnels autres que ceux qui lient un mari et sa femme sont non naturels en ce sens qu’ils ne sont pas dans l’ordre et qu’ils nous éloignent du salut». Certes, certains moralistes ont aussi affirmé qu’il nous faut combattre notre nature et que l’ordre de la réalité naturelle et celui de l’éthique sont disjoints, voire antagonistes, plaçant l’être humain en quelque sorte en dehors de la nature. Mats Hansson relève (1991, p. 182-183): «Selon l’éthique kantienne, un argument disant que quelque chose est contraire à la nature ne constitue pas une raison éthiquement justifiée de l’interdire. Emmanuel Kant […] affirmait qu’il est possible que tout ce qui est apparu dans le cours de la nature et qui, d’un point de vue empirique était inévitable, n’aurait pas dû apparaître.» Sur ce plan, Kant ne fait que reprendre ce que les théoriciens du contrat social, Thomas Hobbes particulièrement, avaient relevé: il faut quitter l’état de nature pour entrer dans l’état social, qui est aussi un état moral. Manifestement, «naturel» n’est pas seulement un concept descriptif.

C’est aussi en ce sens normatif que l’art, a-t-on dit longtemps, doit imiter la nature – la médecine a suivi: «Nous avons été à l’écoute de la nature en essayant d’imiter la méthode par laquelle la nature produit des guérisons», disait le psychiatre Wagner von Jauregg (Missa, 2006a, p. 43). Jeanne Hersch présente les Droits de l’homme dans la même optique: «Si l’on admet que “la nature humaine” implique la liberté, non comme une donnée naturelle, mais comme tâche, comme exigence ou comme vocation, il faudra dire que les Droits de l’homme sont des droits “naturels” au sens de “conformes à la vocation de la nature humaine”, mais qu’ils vont à l’encontre de la nature telle qu’elle nous est donnée, où règne seule la loi de la force» (Klibansky; Pears, 1993, p. 507-508).

Pour ne pas me perdre, je me limiterai à la question du «tripatouillage» de la nature extérieure, physique et biologique – et en ce sens, la nature de l’homme est aussi concernée, pensons aux manipulations génétiques –, mais non la nature humaine en tant qu’objet de l’anthropologie philosophique. Je tenterai de montrer que l’argument du «tripatouillage», et plus généralement nombre d’arguments technophobes, reposent sur une conception de l’opposition entre le «naturel» et l’«artificiel» incompatibles avec ce que la science moderne nous a appris depuis le XVIIe siècle. En effet, si la conception prémoderne des choses plaçait une cloison étanche entre le naturel, au sens de ce qui arrive de par une volonté de type divin et n’est pas en notre pouvoir, et l’artificiel, au sens de ce qui n’existe pas dans la nature et que nous faisons arriver, parce que c’est en notre pouvoir, la science moderne l’a abattue. Dans une certaine mesure, cela nous dote d’un pouvoir auparavant considéré comme démiurgique, déclenchant chez certains une panique morale – pour reprendre l’expression si judicieuse de Ruwen Ogien (2004, p. 46) –, mais c’est à tort. Examinons cela dans le détail.

Trois changements scientifiques déterminants

[T1] L’identité ontologique du naturel et de l’artificiel

Pour la physique aristotélicienne, dit Étienne Gilson (1984, p. 155): «Tous les êtres se répartissent en deux classes; et ces deux classes ne sont pas celles des êtres vivants et des êtres inorganiques, mais celles des êtres naturels et des êtres artificiels», car seuls les premiers ont un principe interne de mouvement, à savoir une nature. Mais, objecte Robert Boyle (1666, p. 51): «Je ne vois pas pourquoi tout ce que le feu des chimistes produit devrait être considéré comme non naturel mais comme corps artificiels; puisque le feu, qui est le grand agent de ces changements, ne cesse pas, en étant employé par des chimistes, de fonctionner comme un agent naturel». En chauffant de la silice, le chimiste ou l’artisan produisent artificiellement du verre, mais ce verre est exactement le même que celui que la chaleur d’un volcan produit dans sa cheminée ! La distinction entre le naturel et l’artificiel n’a donc aucun fondement scientifique et il faut affirmer leur identité ontologique. Bref, ce que la nature fait, nous pouvons le faire et d’ailleurs nous le faisons déjà depuis longtemps, comme l’atteste l’exemple du verre. Plus près de nous, on pensera à tout ce que la chimie de synthèse permet et même à la fabrication de gènes artificiels, qui n’existent pas dans la nature mais que la nature aurait pu produire et qui fonctionnent dans des êtres naturels, ainsi qu’à la biologie synthétique.

[T2] L’homogénéité causale du vivant et du non vivant

Dans la science aristotélicienne, si le naturel se distingue de l’artificiel par le fait qu’il possède une nature, dans le domaine des êtres naturels, c’est-à-dire des êtres qui ont une nature, le vivant se distingue du non vivant par le fait qu’il possède une âme. Qu’est-ce que cela signifie ? Lorsqu’Aristote se pose la question de la nature des choses, il observe des différences marquées de comportement entre les êtres vivants et les êtres inanimés. À des comportements différents correspondent des fonctions différentes – car la nature ne fait rien en vain –, lesquelles renvoient à des principes différents. Il existe par conséquent un principe de la vie, responsable des fonctions spécifiques du vivant, et ce principe, c’est l’âme, forme substantielle du corps. Cette doctrine aussi va être rejetée par la science nouvelle au profit de celle des qualités premières des corps – l’expression est encore de Boyle: ce qui explique le comportement des corps, vivants ou inertes, ce sont leurs propriétés fondamentales, comme l’étendue, la mobilité, la divisibilité et l’impénétrabilité. Buffon commentera (1954, p. 249a): «L’idée de ramener l’explication de tous les phénomènes à des principes mécaniques, est assurément grande et belle, ce pas est le plus hardi qu’on pût faire en philosophie, et c’est Descartes qui l’a fait». Descartes et d’autres, peu importe ici, car pour nous, ce qui compte, c’est que les «principes mécaniques» expliquent le comportement de tous les corps, vivants et non vivants, naturels et artificiels, d’où les thèses du corps-machine et de l’animal-machine.

Ainsi que le dit Descartes (1963, p. 479-480) de manière concise à propos des fonctions du vivant: «Ces fonctions suivent toutes naturellement, en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues; en sorte qu’il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés». Notre corps est une machine, on peut donc le disséquer comme on démonte une horloge. Antonio Damasio (2003, p. 218) relève, à propos de La leçon d’anatomie du Dr Tulp, peinte par Rembrandt: «La main droite du Dr Tulp tient les tendons avec lesquels la main gauche du cadavre bougeait ses doigts, tandis que la main gauche du Dr Tulp montre le mouvement qu’accomplissaient ces tendons. Le mystère caché derrière cette action se révèle à tous. Il ne s’agit pas d’une pompe hydraulique ou pneumatique […]: le mouvement de la main s’accomplit par contraction musculaire et tirage associé des tendons attachés aux parties osseuses.» Pompe, traction, il n’y a là que machines. Certes, le cadavre est mort, mais ce que l’on découvre dans la dissection, c’est la machinerie du vivant.

C’est pourquoi, quand d’autres parties de la biologie sont nées, elles ont cherché non pas une âme sensitive cachée, mais la qualité première caractéristique du vivant (Baertschi, 1992, ch. 1). Ainsi, même si les lois qui gouvernent le vivant ne sont pas réductibles à celles qui régissent l’inerte, le vivant est aussi soumis à ces dernières; il n’y a pas de hiatus entre deux types d’êtres qui seraient en complète discontinuité.

Il ne s’agit pas ici d’une thèse réductionniste, mais de l’affirmation que l’homogénéité des deux ordres est suffisamment grande pour qu’ils puissent interagir, ce qu’une opération aussi simple que l’assimilation nous atteste. Bref, il existe une homogénéité causale du monde des corps. Cette homogénéité implique que, au niveau de son fonctionnement, le vivant n’a rien de spécial. Cela est d’ailleurs tout à fait banal, pensons encore une fois à l’assimilation: la molécule de la vitamine C est bien utile à ma santé, qu’elle provienne d’une orange ou ait été synthétisée dans un laboratoire. Le vivant, le naturel et l’artificiel font système. Mais cette homogénéité a aussi des effets moins banals. Pensons au couplage homme-machine – certains craignent les cyborgs, mais il n’est pas besoin de les invoquer, un simple pacemaker suffit, et, il existe déjà des alliances qui nous touchent de plus près dans notre identité de personne, les implants cérébraux ou le couplage de transistors et de neurones (President’s Council on Bioethics, 2003, p. 126; Pautrat, 2002, p. 89-91), mais leur existence ne saurait nous étonner, vu l’homogénéité causale.

[T3] Le caractère substantiel des changements

«Selon les anciens Grecs, le but de la technologie était de changer l’état des substances naturelles – un simple changement des accidents sans altération de la substance», note justement Diego Gracia (2003, p. 227b). Par la suite, certains ont bien tenté le passage d’une substance à l’autre: les alchimistes, dans leur vaine quête de la transmutation des métaux, mais pour la plupart, c’était là chose aussi impossible que moralement inacceptable: «Cela aurait été comme jouer à Dieu», dit encore Gracia. Cela aussi va changer avec la science nouvelle. C’est pourquoi on n’est pas étonné de voir le pieux Robert Boyle encore tenter la transmutation: «Je ne peux voir aucune impossibilité dans la nature de la chose qui empêche qu’une sorte de métal puisse être transmuée dans une autre (cela n’étant en réalité rien d’autre si ce n’est qu’une partie de la matière universelle, propre à tous les corps, puisse acquérir une texture semblable à la texture de quelque autre partie de la matière commune à elles deux)» (1666, p. 94). De telles transmutations, c’est là le propos de la technologie nouvelle. Est-elle alors démiurgique ? Pas vraiment, car elle ne cherche pas à créer un corps ex nihilo, ce qui reste la prérogative des divinités. L’être humain a toutefois la capacité de créer réellement du neuf, cela n’étant en définitive rien de plus que de réarranger les particules dont la matière est faite. Il n’y a donc plus de différence de nature entre un changement accidentel et un changement substantiel, puisqu’en modifiant les propriétés d’un corps il arrive qu’on crée un corps nouveau. Les réactions chimiques ont largement corroboré ce point.

La leçon morale de ces changements

Trois conséquences immédiates

La prise en considération de ces trois thèses qui ressortissent au cadre conceptuel d’une science dont nous nous réclamons encore de nos jours revient à soutenir sans ambiguïté que le monde des corps est fondamentalement un et que les changements qui peuvent lui survenir, soit de son fait, soit du nôtre ne sont limités que par les propriétés de ces corps. Cela n’exclut pas que de nouvelles propriétés et de nouvelles substances apparaissent, c’est même assez fréquent, comme l’attestent la chimie et la biologie.

De ces trois thèses découlent trois conséquences pour la morale:
[T1m] Le fait que quelque chose ait été créé par l’homme, c’est-à-dire soit artificiel, n’a aucune pertinence morale. Ni le fait que ce quelque chose n’ait pas été créé par lui, c’est-à-dire soit naturel, car l’action humaine n’a rien de spécial. Certes, la nature n’a pas à rendre compte de ce qu’elle fait, nous oui, et donc l’argument ne doit pas être compris comme nous autorisant à faire tout ce que la nature fait (par exemple produire des catastrophes ou des épidémies). Simplement, soit un état de chose, son caractère bon ou mauvais ne saurait dépendre du fait qu’il ait été produit par la nature ou fabriqué par l’homme, ou du fait qu’il soit plus ou moins éloigné de la nature, c’est-à-dire qu’il soit plus ou moins médiatisé par la technique – pensons aux techniques «douces», aux médecines «naturelles».

Un autre exemple est celui des médicaments amélioratifs du cerveau: si une substance permet à quelqu’un d’améliorer sa mémoire et d’éviter de longs efforts d’apprentissage, et qu’on estime que c’est une mauvaise chose, ce ne saurait être parce que c’est artificiel mais, par exemple, parce que cela prive l’apprenant de tout mérite (Baertschi, 2006). Ainsi encore de la formation du caractère et des exploits des sportifs – la question du dopage (Kayser; Mauron; Miah, 2007).

[T2m] Si le fait que quelque chose est vivant ou non vivant a une pertinence morale, cela ne peut venir de ce que le vivant appartiendrait à une zone ontologique radicalement différente de celle à laquelle le non vivant appartient. Ainsi, s’il y a quelque chose à objecter au brevet sur le vivant, ce n’est pas parce que seul le non vivant serait en soi brevetable vu qu’il participerait d’une essence spéciale: la Vie.

[T3m] La capacité technologique qu’a l’homme de créer du nouveau est de même nature que celle de réorganiser l’ancien, tout au plus y a-t-il une différence de degré entre les deux. Ainsi, le caractère bon ou mauvais d’une production technologique ne peut dépendre de sa qualité démiurgique qui n’est d’ailleurs que pseudodémiurgique. Créer une nouvelle espèce de fruit ou de mammifère n’est donc pas moralement plus problématique que changer la couleur de la pomme macintosh.

La prise de conscience de ce pouvoir technologique suscite pourtant de nombreuses craintes, car ce pouvoir est bien réel, comme l’attestent les biotechnologies. C’est là une des sources du souci moral que Hans Jonas a souligné lorsqu’il a introduit sa méthode de «l’heuristique de la peur» (1990, p. 49-50) et qui est au cœur des mouvements écologiques activistes comme Greenpeace ou le WWF, avatars de l’antique exigence morale hippocratique: d’abord ne pas nuire ! Mais ici, il faut faire attention: partager ce souci, c’est nécessairement accepter [T3] et les acquis de la science nouvelle, sinon il n’aurait pas lieu d’être. Autrement dit, personne ou presque actuellement ne nie que nous ayons le pouvoir de créer de nouveaux individus ou de nouvelles espèces, mais ce que certains disent, c’est que l’usage de ce pouvoir est intrinsèquement mauvais quand il s’exerce non sur les propriétés des choses, mais sur les choses elles-mêmes: pour eux, changer la couleur de la pomme macintosh est moralement moins problématique que de créer une nouvelle espèce de fruit ou de mammifère. Bref, ils rejettent [T3m].

On peut encore présenter les choses ainsi: le souci moral que beaucoup partagent peut avoir deux motifs: le risque lié à l’utilisation acceptée de notre pouvoir ou ce pouvoir lui-même. Ce n’est que le second motif qui nous concerne ici. Cela signifie que la question du bon et du mauvais usage du principe de précaution, celle du caractère fantasmatique ou réel des risques ne nous occupera pas, même s’il n’est pas toujours facile de voir, dans les faits, quels motifs inspirent les arguments technophobes, étant donné le flou métaphysique de certains discours. On verra d’ailleurs que Jonas lui-même n’est ici pas innocent; Greenpeace non plus, d’ailleurs, quand il propose dans son site internet et sous forme de jeu à chacun de construire son «Frankenfish». Bref, nous ne dirons rien des querelles d’experts, chaque camp alléguant les siens et les publications scientifiques en sa faveur, car il ne s’agit-là pas d’un débat philosophique, sauf quand les protagonistes avancent masqués – ce qui est parfois le cas quand le principe de précaution est invoqué indépendamment de tout indice sérieux.

Cela précisé, on dira que toute position métaphysique et que toute attitude morale qui contredisent directement l’une ou l’autre de ces thèses et de leurs conséquences sont incompatibles avec les leçons de la science moderne, ce qui, bien entendu, ne constitue un problème que pour ceux qui estiment que l’éthique et la science ne peuvent être dissociées au point d’être irréconciliables.

Quelques thèses métaphysiques et morales incompatibles avec la science moderne

Existe-t-il de telles positions ? C’est sans conteste le cas.
1° «Puisque la subjectivité manifeste une fin agissante, et qu’elle vit entièrement de cela, l’intérieur muet qui accède à la parole seulement grâce à elle, autrement dit la matière, doit déjà abriter en elle de la fin sous forme non subjective», dit Hans Jonas (1990, p. 104). Cela contredit [T3], c’est-à-dire la possibilité de changements substantiels produits technologiquement, car pour Jonas, tout est déjà là dès le niveau physique le plus humble, y compris la vie et la subjectivité. Il s’ensuit que le vivant a un statut ontologique spécial (contre [T2]), et donc que les biotechnologies sont par principe moralement douteuses, d’où la question qu’il pose à propos du génie génétique: «Savoir si nous sommes qualifiés pour ce rôle démiurgique, c’est là la question la plus grave qui puisse se poser à l’homme» (1990, p. 42). Certes, il envisage ici quelque chose de plus grandiose, la fabrication de l’homme par l’homme, mais ailleurs, il est plus général: «Il se pourrait cependant que certains usages de la technologie soient en eux-mêmes et par eux-mêmes des abus» (1995, p. 45a).

Reste qu’on ne sait pas toujours très bien s’il est impossible de créer du nouveau, puisque tout est déjà là (contre [T3]), où si c’est mal de le faire ou de le tenter (contre [T3m]). Quoi qu’il en soit, et contrairement à ce que dit le philosophe allemand en termes exprès, une telle conception n’est pas complémentaire à celle de la science, elle est incompatible avec elle.

Il s’ensuit que les conséquences morales que Jonas tire de ses conceptions métaphysiques ne sauraient y trouver une véritable justification. Si notre philosophe a raison sur le plan de l’éthique, c’est donc nécessairement pour des raisons qu’il n’a pas vues. Cette remarque vaut pour tous les passages du florilège qui suivent: les problèmes éthiques qu’ils soulèvent sont souvent de véritables problèmes éthiques liés à l’usage des biotechnologies, mais les raisons qu’ils donnent sont mauvaises, car elles nient [T1], [T2] ou [T3m], séparément ou en bloc.

2° Vu que Jonas a inspiré une certaine conscience écologiste, on trouve dans la vie ordinaire bien des attitudes qui reposent sur des erreurs de même type. Henry Miller les résume ainsi (1996, p.98): «Dans le cas de la nouvelle technologie […], il y a le mythe d’un monde “naturel”, pur et innocent comme un enfant et corrompu par les avancées scientifiques, particulièrement par celles qui tripatouillent la “Nature”». Ce qui est naturel est bon, ce qui est artificiel est mauvais ou au moins moralement louche, mais pourquoi ? Comme souvent sur ces matières, il est assez difficile de le savoir; ce peut être à cause de la négation de [T1], mais aussi parce qu’on estime, au nom d’une noire anthropologie, liée aux craintes suscitées par [T3], que tout ce que fait l’homme est intrinsèquement mauvais: il souille tout ce qu’il touche ! C’est d’autant plus absurde que ce que l’on appelle naturel, c’est souvent l’artificiel de l’avant-dernière génération.

3° «Le partage entre le naturel et l’artificiel […] offrait à notre appréhension spontanée du monde une grammaire solide. Or si la vie elle-même devient un artefact […] alors une frontière jusque-là tenue pour fixe est franchie, de l’instabilité est produite, de l’incertitude est créée», dit Mark Hunyadi (2004, p. 21). Dans le même esprit, Jürgen Habermas (2002, p. 40) parle de «la dédifférenciation qu’opère la biotechnologie sur des distinctions usuelles entre ce qui croît naturellement et ce qui est fabriqué, entre le subjectif et l’objectif». Mais si technologiquement les biotechnologies actuelles nous font franchir une frontière, en ce sens qu’elles marquent l’extension de notre pouvoir, «notre appréhension spontanée du monde» et les «distinctions usuelles» n’y sont pas concernées, puisque les acquis de la science nouvelle avaient contredit leurs apparentes spontanéité et usualité depuis longtemps, vu qu’elles ne consistent en rien d’autre qu’en la négation de [T1]. Quant aux conséquences éthiques tirées de telles position, on pense bien qu’elles seront tout sauf éclairantes.

4° Voici maintenant et pour terminer une série de prises de position pêchées sur internet, dans le site de Pièces et Main d’Œuvre (pmo.erreur404.org—PMOtotale.htm). Comme les textes qu’on y trouve pratiquent souvent l’entassement des arguments et la surenchère métaphorique, il n’est pas facile de déterminer la valeur et la portée exactes des affirmations qu’on y lit, même si la tendance des propos est claire (les italiques sont de moi).

A) «Ne peut-on parler d’un véritable projet de domination totale, d’une tentative de supplanter la nature (extérieure et intérieure à l’homme), d’éliminer cette dernière résistance à la domination du rationalisme technologique» (novembre 2003) – contre [T1] et [T3m].

B) «En acceptant de consommer tout produit issu de plantes transgéniques, vous participerez à des atteintes graves à l’environnement (flore et faune du sol) et à la contamination progressive des plantes “ordinaires” par le transgène, conduisant, entre autre, à la fin de l’agriculture biologique.» (Jacques Testart, juin 2004) – contre [T1], comme si l’action humaine était d’un autre type que l’action de la nature. D’une manière générale, Frank Tinland relève (2006, p. 59 n. 1): «C’est à des survivances de cette antique séparation entre ce qu’opère la nature et les produits de l’Art que plonge encore ses racines la méfiance toujours actuelle pour les molécules de synthèse alors que leur composition et leur structure sont strictement comparables à celles qui sont extraites de sources végétales ou animales».

C) «Ce n’est évidemment pas par respect de l’embryon qu’il faut s’élever contre de tels tripatouillages [l’utilisation des embryons dans la recherche]; mais par respect de l’humanité. […] Les désordres écologiques et sociaux sont le produit de la pensée (ou plutôt non-pensée) mécaniste, pragmatique et intéressée dont les sciences s’inspirent et qui participe à modeler cette artificialisation du monde rendue irréversible». (Pierre Gérard et Henri Mora, 27 mars 2002) – contre [T1] et [T2].

D) «“La biologie ne se préoccupe pas de la spécificité des être vivants par rapport aux phénomènes physico-chimiques auxquels elle tente de les réduire” et en fait “la biologie n’a jamais cherché à définir clairement la notion de vie” (A. Pichot, Histoire de la notion de vie, éd. Tel). Elle se contente de décrire les processus physico-chimiques en termes cybernétiques, c’est-à-dire en termes qui servent habituellement à décrire et concevoir les machines. La biologie n’est donc pas une “science de la vie”, mais se contente “d’étudier la matière des êtres vivants ”» (Bertrand Louart, novembre 2001) – contre [T2].E) «“Le caractère ‘non-naturel’ des OGM, par opposition aux autres variétés sélectionnées par les semenciers n’est pas scientifiquement valide. La technologie est nouvelle, c’est vrai, mais le mouvement de domestication génétique des plantes de cultures a commencé voici fort longtemps. Aucune variété actuellement cultivée n’existerait sans l’intervention de l’Homme: la notion de ‘naturel’ est ici fortement subjective.” NDR: comparer la sélection des meilleures espèces cultivables et la fabrication de chimères génétiques est une imposture anti-scientifique» (Les Opposants Grenoblois aux Manipulations, 23 janvier 2003) – NDR contre [T1], ce qui constitue la véritable imposture anti-scientifique !

Conclusion: l’importance de la causalité de l’agent

Doit-on conclure que tout est permis ? Évidemment non. Du fait que la cloison entre le naturel et l’artificiel a été abattue par la science moderne, il s’ensuit simplement que notre pouvoir et notre responsabilité ont été augmentés d’autant: la nature n’a pas à rendre compte de ce qu’elle fait, nous oui, ai-je dit. Mais le caractère bon ou mauvais d’un état de chose ne saurait dépendre du fait qu’il ait été produit par la nature ou fabriqué par l’homme. Il faut ici préciser: quand nous parlons d’un état de chose bon ou mauvais, nous ne voulons pas dire moralement bon ou mauvais: une épidémie est un mal, elle n’a rien à voir avec un mal moral, sauf si elle a été provoquée par la malveillance ou la négligence d’êtres humains. Autrement dit l’être humain agit moralement mal lorsqu’il provoque intentionnellement ou par négligence un mal non moral, il agit moralement bien lorsqu’il provoque intentionnellement un bien non moral. Seul l’être humain peut agir de manière morale et immorale, et sur ce plan, il est clair qu’il y a une différence entre une action naturelle, c’est-à-dire un événement naturel, et une action artificielle, c’est-à-dire causée par l’être humain. Par exemple, Holmes Rolston III affirme (1995, p. 72): «Il peut sembler que mettre fin à l’histoire d’une espèce maintenant et de manière répétée n’est pas éloigné de la routine de l’univers. Mais une extinction artificielle, causée par des interventions humaines, est radicalement différente d’une extinction naturelle. Des différences pertinentes font que les deux sont moralement aussi distinctes que l’est une mort naturelle d’un meurtre». On peut discuter l’appréciation morale de «meurtre», mais il est clair qu’une appréciation morale est appropriée pour l’action humaine et non pour l’action de la nature, et que cette appréciation dépend notamment du caractère désirable ou non de ce qui est provoqué. Ici, plutôt que d’opposer «naturel» et «artificiel», il serait plus judicieux de parler, à la manière de Ronald Dworkin, de ce qui relève de notre choix et de ce qui n’en relève pas: choice contre chance, car alors on ne sera pas tenté de dire que tout ce qui arrive par hasard est bon et tout ce qui arrive par choix est mauvais ! (Missa, 2006b, p. 126-133) Le philosophe américain souligne justement que la frontière entre les deux est cruciale pour notre expérience morale et que, quand elle se déplace, «une période de stabilité morale est remplacée par de l’insécurité morale» (Dworkin, 2000, p. 444). Les biotechnologies modifient le tracé de cette frontière, mais ce n’est pas la première fois que cela a lieu, car il y a belle lurette qu’elle n’est plus gravée dans le roc de l’ontologie.
Ainsi, l’évaluation morale des actions humaines, et plus particulièrement des choix biotechnologiques, ne dépend ni de leur caractère artificiel, ni de leur aspect pseudodémiurgique, ni des spécificités du vivant, mais des biens et maux non moraux en jeu qu’il s’agit de promouvoir ou de respecter. Quels sont ces biens – les maux consistant dans leur absence ? On peut facilement en faire une liste non controversée qui comprendra notamment les libertés humaines fondamentales, la non discrimination, le bien-être de l’être humain et des animaux, la biodiversité et le développement durable – d’où l’importance des risques et du principe de précaution qui, lui aussi, doit recevoir une formulation qui s’accorde avec les théories scientifiques bien corroborées. Il s’agit de biens qui méritent d’être protégés, mais aucun pas n’est fait dans cette direction par la condamnation de l’artificialité, bien au contraire, puisque si notre technique est une partie du problème, elle est encore une partie de sa solution.

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Auteur

Bernard Baertschi

.: Maître d’enseignement et de recherche (MER) à l’Institut de Bioéthique de l’Université de Genève, Bernard Baertschi a notamment publié La responsabilité éthique dans une société technique et libérale (Publications de la MSH-Alpes, Grenoble, 2004) et Enquête philosophique sur la dignité (Genève, Labor et Fides, 2005).