-

Le commerce agroalimentaire via Internet, encore une utopie ?

21 Déc, 2006

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Salançon André, «Le commerce agroalimentaire via Internet, encore une utopie ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/varia/08-commerce-agroalimentaire-via-internet-utopie

Introduction

Par les perspectives de développement dont elles sont porteuses, les Technologies d’information et de communication (TIC) ont acquis ou sont en passe d’acquérir une place centrale dans les politiques de développement commercial à de nombreux niveaux d’organisation de la société et des institutions qui les gèrent. Les progrès technologiques réalisés de manière permanente dans le domaine de la production de biens vont de pair avec ceux réalisés dans le domaine des services au point que les flux de biens et de services multiplient de façon accrue les échanges d’informations. Dans ce contexte, le commerce électronique apparaît comme l’une des figures emblématiques de ce phénomène où s’enchevêtrent valeurs et pratiques, capital informationnel et capital matériel. À cet égard les statistiques macro économiques du commerce électronique produites récemment font le constat d’un développement des usages de cette nouvelle application que d’aucuns qualifient d’indéniable succès tout au moins au niveau des grandes entreprises. Mais il n’en demeure pas moins qu’au dire d’une organisation professionnelle représentative « pour les PME, les TIC sont sous-employées, ce qui affecte leur compétitivité ». Ainsi, pour bon nombre de PME et a fortiori de TPE, la commercialisation via Internet à destination des particuliers (BtoC) demeure une perspective dont la conception et la réalisation ne vont pas de soi. Le secteur agro alimentaire en particulier serait particulièrement confronté à des difficultés d’adoption des TIC dans la commercialisation des produits.

Compte tenu de ces écarts, il devient intéressant de chercher à comprendre les mécanismes d’adoption du commerce électronique et d’identifier les raisons qui conduisent des entreprises agro alimentaires à vouloir faire commerce par Internet. A cette fin, trois questionnements peuvent aider à orienter les recherches, à savoir :

  • Comment les entreprises agroalimentaires perçoivent-elles cette innovation touchant à la fois au dispositif technique et à l’organisation de la fonction commerciale ?
  • Comment construisent-elles leur projet de commercialisation via Internet ?
  • Quels sont les éléments de raisonnement qu’elles jugent fondamentaux pour prendre la décision de s’engager dans la commercialisation via Internet ?

Dédié à promouvoir l’utilisation des innovations technologiques dans les procédés de production et dans les échanges de biens et de services, au sein d’entreprises agro alimentaires, le programme européen AgroIntec (2003-2005) contenait la réalisation d’un programme de formation à la « commercialisation des produits via les TIC », réalisé en mars 2005. Le présent article rend compte de l’enquête conduite avant et après la formation réalisée auprès des entreprises agroalimentaires qui ont participé au programme de formation AgroIntec développé en région Languedoc Roussillon. La première partie est centrée sur des représentations du commerce électronique avant le début de la formation ; la deuxième et la troisième partie rendent compte des perceptions du commerce électronique après la formation en les rapportant aux contextes singuliers de chacune des entreprises en formation.

Cette enquête a été sous tendue par les deux hypothèses suivantes :

  • La technologie Internet est d’autant plus adoptée dans la commercialisation qu’elle est perçue comme une solution au problème fondamental des entreprises : vendre sa production,
  • L’adoption de cette forme de commercialisation via la médiation technologique est dépendante de la perception des enjeux qui y sont attachés ; cette perception étant elle-même génératrice de stratégies ou à l’origine de construction de stratégies d’acteurs.

Autrement dit, la perception des enjeux et les stratégies d’acteurs déterminent, selon nous, la mise en œuvre et les usages du commerce électronique.

L’ensemble du dispositif d’analyse se réfère principalement aux courants théoriques de l’analyse stratégique par l’acteur (Crozier, Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993) ainsi qu’à la sociologie du changement au sein des organisations et des entreprises (Bernoux, 2004). Appliqués au champ de l’information et de la communication dans les organisations, ces courants théoriques sont particulièrement adaptés à l’analyse des logiques sociales à l’œuvre dans les projets d’adoption des technologies d’information, situées entre pouvoir et savoir (Guyot, 2000) ou perçues comme techniques de gestion du changement social (Miège, 1990).

Se former à la commercialisation de ses produits via Internet : un espoir raisonné

La phase préalable au suivi de la formation proprement dite a été l’occasion de saisir les raisons qui ont conduit les personnes à désirer se former. La raison dominante s’inscrit dans une logique de vente, d’objectifs et de moyens plus que de méthode. Grâce à la commercialisation électronique, il s’agit en effet de « Faciliter la commercialisation pour une clientèle fidèle […] Ouvrir de nouveaux marchés avec de nouveaux clients […] Atteindre la cible parisienne en tant que marché potentiel nouveau ». Il n’en demeure pas moins que ces objectifs se conjuguent avec des opportunités de situation (« développer le commerce en parallèle avec la rénovation du caveau ») avec des volontés déterminées (« souci d’efficacité, savoir combattre nos concurrents avec les meilleures armes »). Certaines opinions sont par ailleurs déjà conscientes de l’inévitable remise en question accompagnant le changement (« S’obliger à être plus dynamique dans un contexte où Internet se développe »).

Les points jugés a priori favorables dans la commercialisation électronique des produits

Certes, l’intérêt porté à la commercialisation électronique des produits vise un gain supplémentaire dû à une augmentation du volume du chiffre d’affaires (« atteindre une autre clientèle autre que locale […] développer le chiffre d’affaires »). Le rêve fonctionnaliste par ailleurs n’est pas absent des représentations (« gain de temps pour gérer la commercialisation […] moyen économique pour contacter les clients […] facilité et rapidité de transaction »). Mais, il accorde une place importante au fait que ce mode de commercialisation est avant tout défini comme moyen de communication, vecteur d’identité nouvelle (« être visible […] être dans le mouvement de développement des achats en ligne […] pouvoir être identifié et sortir d’un certain anonymat de masse […] faire comprendre qui nous sommes et ce que sont nos produits »).

Perceptions des contraintes et des limites attachées à ce mode de commercialisation

Un premier groupe de limites concerne le changement dans les relations avec les consommateurs, ce qui constitue même une menace voire une rupture (« absence de dégustation […] absence de contacts humains »). Dans ce même registre, ce mode de commercialisation semble « nécessiter la confiance entre producteur et consommateur » sans pour autant dire si elle l’exige autant ou plus que d’autres modes de commercialisation. Un autre ensemble de contraintes ou de limites concerne les caractéristiques du dispositif technique, les conditions d’utilisations (« risques de virus informatiques, logistique, délais, quantité, commande, gestion de la clientèle, sécurisation des paiements, mise à jour de l’offre »). Enfin, et ce n’est pas la moindre des contraintes, le rapport entre l’information et le niveau de qualité des produits commercialisés est évoqué comme contrainte (« faire un produit à la hauteur de l’attente »).

Perception des changements imposés par le commerce électronique

Trois types de changements sont pressentis : D’abord dans le matériel (« un matériel informatique spécialisé pour cette vente »). Ensuite dans les fonctions de logistique et de gestion qui semblent contenues dans la nouvelle approche induite par ce mode de commercialisation. Enfin dans le management des entreprises (« gérer la croissance […] être en capacité de franchir un palier […] décider les administrateurs » pour les entreprises avec conseil d’administration).

Commercialiser ses produits : une simple affaire d’image ?

Quelle que soit la situation dans laquelle se trouve chaque entreprise, les réflexions après la formation font apparaître d’abord de nombreuses interrogations sur l’identité de l’entreprise, sur la nécessité d’un affichage de ses activités, de ses produits, de son histoire. Avant de parler et de construire un projet de site marchand, les entreprises toutes catégories confondues ont mis en avant la nécessité de présenter tout autant leurs produits que leurs valeurs, leur environnement […] sur un site d’entreprise. « C’est un élément de communication au même titre que les cartes de visite ou la revue de presse […] je veux avoir un site où je veux qu’il y ait en gros : présentation du domaine bon mais c’est à la fois une présentation visuelle et une présentation un peu historique du domaine et de notre histoire à nous, une présentation ensuite des produits avec leurs prix etc. et puis resituer ça dans un environnement, dans sa culture et son environnement ; et troisième point très important c’est contact : téléphonique, mail, en quelque sorte» CG, vigneron indépendant et coopérateur, 44 ans.

Ce besoin de création de site-vitrine ou site-magasin est principalement conçu pour une clientèle déjà constituée et désireuse de pouvoir suivre l’actualité du domaine et des productions. « On part dans la logique d’un site qui s’adressera vraiment à mon client, un site professionnel. Bon, maintenant si les gens le découvrent, tant mieux […] Dès qu’on a un contact avec des nouveaux clients potentiels, tout de suite ils nous demandent notre adresse Internet pour aller voir […] vraiment pour que ça serve de magasin témoin : aller voir les étiquettes, lire les fiches techniques […] Pour prendre contact, pour montrer ce qu’on fait. Pour les clients nouveaux, ça sert de vitrine […] Là c’est vraiment pour communiquer avec nos clients, enfin pour qu’ils puissent aller voir de temps en temps « tiens, qu’est-ce qui se passe ». On peut regarder les nouveaux millésimes, les embouteillages, quand les cuvées sortiront, des choses comme ça » JPT, vigneron indépendant, 28 ans. Ce besoin d’affichage identitaire par le biais d’un site-vitrine ou d’un site-magasin fortement exprimé, marque ainsi un retrait par rapport à la perspective de création d’un site marchand. Il est aussi assorti d’un certain nombre de questions voire de réserves qui font apparaître des limites dont certaines peuvent être perçues comme rédhibitoires.

La première d’entre elles concerne le « volet identitaire » du vin, considéré comme un produit noble dont le commerce est fondé pour certains acteurs sur des valeurs de partage, de passion commune. À la différence du produit industriel, le vin en tant que produit artisanal auquel est attaché une valeur culturelle tend à favoriser une certaine fusion entre le producteur et son produit au point que ce dernier devient dès lors une partie de lui-même. Dans le prolongement de cette analyse, la question qui se pose est de savoir la véritable fonction d’un site : le site deviendrait-il un objet du désir du vigneron (ou de la vigneronne) de se voir aimé ? Internet serait-il le moyen de construire une communauté et de fidéliser ses membres autour du couple producteur-produit au-delà du simple rapport marchand ? « Le vin, pour moi dans ma tête, reste un produit noble, c’est comme si on se mettait à acheter des bijoux par Internet, ou plutôt du parfum. Il faut goûter, il faut convaincre la personne qui achète le vin […] » A.O, vigneronne 23 ans. En tout état de cause, l’usage d’Internet est envisagé d’abord pour faire connaître, se faire connaître et se vendre ; mais il est d’emblée placé en seconde position dans la panoplie des moyens commerciaux. La commercialisation électronique n’est envisagée qu’en complément de relations commerciales déjà établies ; Internet n’étant là que pour témoigner de l’existence, de sa présence. « Il n’y a rien de mieux que le relationnel. Le vrai commercial, c’est le relationnel. C’est ça qui me gène sur Internet : la dégustation n’est pas possible » SB, assistante commerciale cave coopérative, 42 ans.

Une deuxième réserve se fait jour ensuite et concerne la maîtrise du dispositif technologique lui-même qui exige un apprentissage ou qui représente une charge nouvelle difficile à assumer tout seul si ce n’est à la sous-traiter. « C’est plus compliqué que ce que je pensais, enfin disons plutôt que ça demande du temps […] » JPT, vigneron indépendant, 28 ans.

Une troisième réserve d’ordre technico-économique concerne la question du transport et surtout de l’incidence de son coût par rapport au prix du produit vendu. Bien que marginale, l’expérience de vente à distance de certaines entreprises vitivinicoles essentiellement invite à la réflexion : « Quelques clients nous passent des commandes, par courrier la plupart du temps, mais vu les frais de transport c’est assez limité. Ce sont soit des gens qui prennent au moins une demi-palette, soit c’est très cher […] Si certains prennent moins d’une demi palette, les frais de transport sont tout de suite tellement élevés que ça ne vaut pas le coup. On fonctionne un peu au coup par coup en facturant les frais de port en fonction du lieu de livraison, mais ce n’est pas quelque chose qui tourne. C’est pour cela que ça me paraissait beaucoup, du jour au lendemain de passer sur de la vente par Internet » MFC, caviste cave coopérative, 35 ans. A la question du coût du transport et de son incidence sur le prix de vente final, s’ajoute celle du prix de vente et de son harmonisation selon le canal de distribution. En effet, pour les caves qui commercialisent une partie de leur production en bouteilles (l’essentiel étant souvent vendu en vrac au négoce), la vente en bouteilles s’effectue à la fois auprès d’une clientèle professionnelle (restauration, cavistes) ainsi qu’au « caveau ». Cette double voie de commercialisation auprès des particuliers est susceptible de poser un problème de concurrence entre producteur et distributeur qui conduit le premier à l’éviter. « Si un jour on arrive à devenir un domaine connu, que ça puisse vraiment intéresser les gens, et que ça ne rentre pas trop en concurrence directe avec nos vendeurs – il faut aussi en parler, parce que des fois ils n’aiment pas trop – […] on considère que, on l’a vu dans le stage, les gens qui vont venir nous chercher sont des gens qui ont entendu parler de nous, s’ils ont entendu parler de nous c’est qu’un caviste leur a vendu notre vin, donc c’est sûr que ça peut faire un peu de concurrence […] c’est délicat, parce que chaque vendeur a ses propres tarifs, si les gens voient le prix d’origine […] » JPT, vigneron indépendant, 28 ans.

Quittant le registre des perceptions liées à des objets d’ordre technique, pratique ou expérientiel, les réflexions suscitées par la perspective de commercialiser ses produits via Internet font apparaître également d’autres questionnements touchant aux incertitudes relatives notamment aux effets de l’adoption de ce mode de commercialisation. « Cela ne peut être que positif d’avoir une présence sur Internet. Ensuite au niveau des retombées financières c’est une autre question. En même temps, ne serait-ce que pour garder des clients, je crois qu’on ne peut pas se permettre de stagner […] les retombées directes, financières, liées à la vente par Internet ne vont pas être faramineuses, il ne faut donc pas non plus les surestimer […] Est-ce qu’on ne doit pas le faire parce qu’on n’est pas sûr justement ? C’est le principe de la vente de toutes façons. C’est de se faire connaître, d’être présent, même si le retour n’est pas direct, ce n’est pas pour cela qu’on ne doit pas le faire. C’est un travail à long terme, un travail global de présence. Le fait d’ouvrir le caveau sept jours sur sept, même si le dimanche on ne fait pas de grosses journées, à long terme les gens le savent, le voient et je pense que le site Internet est un peu dans cette idée ». MFC, caviste en cave coopérative, 35 ans.

Le contexte concurrentiel et plus largement la crise économique du secteur vitivinicole renforcent les incertitudes qui influent sur les perceptions et les choix d’actions. Chacune des caves en particulier s’inscrit dans un contexte concurrentiel particulier : les caves particulières et les caves coopératives, parties prenantes des syndicats de cru, semblent avoir une dynamique collective en matière de communication y compris par une identification de sites vitrines soit de cru soit de caves particulières. « On n’est pas les seuls à faire du Pic Saint Loup ! En fait il y a un syndicat du Pic Saint Loup qui est très dynamique […] Il y a un peu plus d’une quinzaine de domaines particuliers. Et après vous avez deux caves coopératives. Nous et Assas. Parce que maintenant Assas on fait rentrer des vignerons qui ont des vignes au Pic Saint Loup » SB assistante commerciale cave coopérative, 42 ans. Cependant, les difficultés économiques du secteur vitivinicoles à la fois conjoncturelles et structurelles favorisent le maintien voir le développement d’incertitudes qui pèsent sur les décisions prises par les responsables d’entreprises pour faire face. « On est quand même considéré comme une grosse cave. Les gens disent que vu la situation actuelle, il va rester très peu de caves. Tout le monde va fusionner, et il restera une cave au nord de Montpellier, et une cave au sud de Montpellier. Il y a des caves qui ont de gros soucis […] On a toujours eu des rapports un peu conflictuels avec la cave d’Assas. Enfin, on ne va pas se tirer dessus, mais on est très concurrent. Déjà le fait qu’ils fassent du Pic Saint Loup n’est pas très bien passé […] C’est vrai que si on fusionnait, ça serait super intéressant. C’est ce qu’on pense nous au service commercial. Maintenant les autres instances ne pensent peut être pas la même chose ! à mon avis, à terme, c’est ce qu’on sera obligé de faire. Et ce sera bien, parce qu’ils ne sont pas vraiment sur les mêmes marchés que nous. Ils font beaucoup moins d’export. Ils ont un savoir-faire au caveau qui est certain. Je trouve qu’ils ont très dynamique au niveau du caveau. Beaucoup plus que nous. Ils ont un caveau qui marche très bien, ils fidélisent les clients, ils font des journées portes ouvertes, des journées dégustation, ils ont vraiment un caveau dynamique. Nous on axe beaucoup sur l’export, et eux, ils axent beaucoup sur les cibles locales » SB assistante commerciale cave coopérative, 42 ans. « Il y a aussi un projet de créer une SARL, de s’associer avec d’autres caves pour être plus complémentaires, c’est à dire avec la cave de St-Jean de Buège pour vendre en supermarché d’une part. Et dans l’autre sens, nous pourrions leur amener le Pic saint loup, avec une cave qui ne fait que du Muscat, ce qui serait intéressant aussi. Donc tout cela entre dans une nouvelle dynamique qui a commencé il y a deux ans et de mi trois ans, où le caveau fonctionne beaucoup plus régulièrement, a été agrandi, et à laquelle s’ajoute la mise en commun de ces trois caves dans différents domaines, la création du site Internet, et j’en parlais hier avec le président, la présence sur Internet des autres caves […] Il faut trouver des solutions pour élargir les activités » MFC, caviste cave coopérative, 35 ans.

Dans ce contexte où planent de nombreuses incertitudes, quelques organisations tentent d’innover par de nouvelles actions parmi lesquelles figure la réhabilitation de la vente aux particuliers dans les « caveaux » par exemple ou dans la création d’un magasin dédié à la vente aux particuliers en dehors des produits viticoles. Pour autant, les projets de ce type rentrent parfois en concurrence avec d’autres investissements dont les effets escomptés semblent plus rapides que l’engagement dans une démarche de conception réalisation de site marchand. Ainsi, les perspectives d’amélioration du commerce via Internet ne sont pas placées parmi les priorités d’action. « Il faut accélérer visiblement la vente en caveau ; c’est clair, et ou développer la vente en bouteilles parce que c’est ça qui est le plus intéressant économiquement » MFC, caviste cave coopérative, 35 ans.

Commercialiser via Internet : des interrogations qui subsistent

Au terme de ce parcours de formation durant lequel les représentants des entreprises intéressées par l’idée ou le projet de commercialiser leurs produits ont eu un aperçu des aspects essentiels du commerce électronique, trois niveaux de poursuite du projet de site marchand se détachent.

Dans le premier niveau, trois participants ont décidé de ne pas réaliser de site marchand préférant considérer ou reconsidérer la création d’un site informatif ou continuant de s’interroger sur l’intérêt de la commercialisation par la médiation technologique dans la situation où ils se trouvaient au moment de l’enquête. « Sur les sites « on line », ou comme « rouge et blanc », où ils vendent du vin, ça ne me plaît pas […] J’ai du mal à croire, quand même, qu’il y a des gens qui arrivent à acheter des cartons comme ça, par cette distance, c’est encore plus difficile que de se trouver devant un rayon vin au supermarché, alors que c’est déjà difficile […] moi j’ai du mal à me mettre à la place du client qui arrive à faire son choix […] Quand on a un produit pas connu on ne le vend pas sur Internet, je pense que ce sont des produits vraiment haut de gamme de France, comme des mises aux enchères, moi je ne connais personne qui vend des tas de vin sur Internet » A.O, vigneronne 23 ans.

Dans le deuxième niveau, les représentants des entreprises expriment une attitude moins catégorique. Malgré les obstacles, les difficultés, les incertitudes, la décision de ne pas réaliser de site marchand, ils expriment une opinion qui n’est pas sans ambiguïté ni contradiction mais qui révèle la présence d’une stratégie ou d’une recherche de positionnement. Parlant de la perspective de site marchand, l’un d’eux exprime à sa manière une attitude partagée : « Je me suis quand même rendu compte que c’est beaucoup plus compliqué que ça n’en a l’air. Déjà, je me dis qu’au niveau logistique, il y a quelque chose de très compliqué qui demanderait beaucoup de temps et de maintenance. Donc je pense qu’un site marchand n’est pas adapté à notre structure […] Maintenant, c’est quand même un moyen de vente qui est en train de devenir comme les autres, ce serait peut-être dommage de le laisser de côté ». Le même professionnel, parlant du site vitrine qu’il est en train de créer, reconnaît qu’ « il y a longtemps qu’on aurait dû le faire : à l’heure actuelle, je trouve que les sites marchands de vin, tous ceux qu’on a rencontrés étaient quand même des grosses structures qui proposent une offre multiple, et donc qui répondent vraiment à la demande des personnes qui sont intéressées par acheter du vin, qui vont avoir un panel de choix, et pouvoir faire leur choix. Je pense que pour un seul domaine, présenter ses vins en bouteille, avec le transport et tout, ça veut dire que les gens seront intéressés par votre domaine pour en acheter suffisamment de bouteilles pour que ça soit rentable. Je pense que ça ne serait pas adapté, parce qu’il ne faut quand même pas négliger les côtés pratiques, très terre-à-terre, et un des premiers c’est le transport, c’est la logistique […] Comme notre domaine n’est pas très reconnu, les gens ne vont pas aller sur Internet en nous cherchant, en plus un site Internet ça a des coûts, alors pour vendre six bouteilles par mois, ça ne serait pas rentable, ça n’en vaut pas la chandelle. Si un jour on arrive à devenir un domaine connu, que ça puisse vraiment intéresser les gens, et que ça ne rentre pas trop en concurrence directe avec nos vendeurs – il faut aussi en parler, parce que des fois ils n’aiment pas trop -, là pourquoi pas » JPT, vigneron indépendant, 28 ans.
Un autre cherche une voie intermédiaire entre un site de type informatif et un site de commerce électronique tel qu’il est couramment modélisé. « J’ai envie de me situer dans la ligne sans y être trop. Je ne veux pas le système, je n’ai pas les moyens de me payer le système de paiement, parce qu’il n’y a pas les volumes. C’est sûr que si je fais 10 000 balles de chiffres sur le commerce en ligne je suis prêt à mettre le système de carte bancaire et tout le reste ça ne me gêne pas, mais je sais que je ne vais pas les faire, mais quand même je veux tendre le plus vers quelque chose qui ressemblera à du business en ligne […] Je voudrais qu’il y ait un truc qui est peut être un peu bâtard mais je voudrais si c’est possible introduire le bon de commande avec la question du transport », CG vigneron indépendant et coopérateur, 44 ans. Ces derniers, ne rejetant pas l’intérêt de nouveau mode de commercialisation repoussent à plus tard la réalisation du site marchand qui n’est pas inscrit dans les investissements prioritaires ou plaçant d’abord la réalisation d’un site informatif comme préalable ou comme test.

Dans le troisième niveau enfin, les représentants des entreprises travaillent résolument à l’élaboration d’un projet de site marchand en prenant la mesure des étapes à franchir.

Bien que les trois cas qui ressortent de cette catégorie se soient situés dans des environnements différents, une caractéristique commune semble les réunir. Chacun à leur manière se trouve dans une situation où il cherche soit à développer une clientèle soit à diversifier la clientèle existante. Après avoir crée un site informatif personnel, cette directrice de domaine, consultante-marketing pour plusieurs domaines et créatrice d’une société de négoce s’allie à un autre consultant marketing d’origine anglaise pour créer un site e-commerce sur le vin et les produits du terroir orienté vers la clientèle étrangère notamment anglaise. Pour cet autre « stagiaire » inséré dans une industrie agro alimentaire, le projet de site marchand fait suite à la création d’un site vitrine déjà existant. L’idée a été émise après la création d’un nouveau magasin de vente par lequel « on vend déjà à des particuliers qui nous passent des commandes soit par fax soit par téléphone. La vente par correspondance on en fait déjà un petit peu […] C’est assez marginal pour l’instant, mais bon, il y a beaucoup de personnes qui viennent au magasin et qui veulent envoyer des produits à de la famille et donc on réalise l’expédition des colis […]la vente par correspondance rapporte assez peu mais la vente au magasin […] La vente à distance, disons qu’on l’a toujours fait au magasin. On a quelque client qui nous téléphone pour qu’on envoie des colis […] C’est un plus pour vendre hors du département parce que là pour le moment les clients particuliers sont surtout sur le département. Par exemple les Catalans qui sont sur Paris avec le site de vente pourraient commander quelque chose », AT assistante commerciale entreprise agro alimentaire, 40 ans. Au-delà de ce projet de vente aux particuliers éloignés du lieu de production, la perspective sous jacente à ce projet vise à réaliser un système de vente aux particuliers à l’échelle industrielle ou comparable à la grande distribution, dont elle voudrait contenir l’emprise. Ainsi, à travers cette réalisation à court terme, l’entreprise cherche à se désengager de la grande distribution sa principale clientèle (80%) qui dicte son bon vouloir et qui coûte cher en référencement, le producteur se sentant pris « otage ». Le dernier cas se situe dans le monde des services et plus particulièrement celui du conseil en environnement. De surcroît, il s’agit d’une jeune société créée par des jeunes ingénieurs agronomes, issue d’une pépinière d’entreprises qui cherche à élaborer des prestations et qui vise à constituer un réseau de consultants vendant eux-mêmes des prestations de diagnostics environnementaux aux agriculteurs. Avec des modalités adaptées à leur contexte, Internet apparaît ici comme le moyen principal si ce n’est exclusif sur lequel les trois ont construit une stratégie de développement économique.

Conclusion

On rappellera le caractère exploratoire et les limites de ces investigations en raison du faible nombre d’enquêtés (neuf entreprises), de la diversité des secteurs d’activités et de la taille des entreprises. Au demeurant, en tenant compte du stade où elles se positionnaient c’est à dire celui d’une déclaration d’intention voire celui d’un projet envisagé, l’analyse de leur perception du commerce électronique apporte des éléments de réponse aux interrogations initialement posées. De ce fait, ils sont susceptibles d’éclairer une situation partagée par une très grande majorité d’entreprises PME et TPE confrontée à ce qui est présentée comme un défi et une mutation nécessaire.
Cette enquête faire ressortir trois conclusions qui, pour deux d’entre elles en particulier, proposent des préconisations pour les entreprises désireuses de commercialiser leurs produits via Internet.

Commercialiser par Internet revient à agir dans un système à deux facettes

La commercialisation par Internet suscite d’emblée un intérêt par les perspectives de facilitation, de simplification des fonctions commerciales que de nombreux discours véhiculent. La multifonctionnalité de la technologie Internet (depuis l’information sur les produits, sur l’entreprise jusqu’aux transactions de vente en passant par la gestion des commandes) constitue un indéniable argument et exerce un réel attrait pour adopter cette technologie. Dans ce registre de perception, on voit donc apparaître un désir, un souhait de rationaliser les différents aspects et les taches de la commercialisation qui sont le plus souvent fragmentées. Cette attirance pour cette innovation est dans le même instant pondérée par la perception de limites intrinsèques à l’adoption de cette technologie. Par comparaison avec les moyens et les pratiques commerciales en vigueur et stabilisées, la commercialisation par Internet est en effet assortie de limites assez reconnues (pas de dégustation du vin, ni de contact avec l’acheteur […]). Mais la plus importante porte en fait sur une interrogation concernant la valeur ajoutée par l’adoption de ce mode de commercialisation entre coût d’investissement et retour sur investissement qui ne reçoit pas de réponse suffisamment probante aux yeux des entreprises en formation.

Commercialiser par Internet nécessite de redéfinir l’enjeu commercial

A l’exception d’une jeune entreprise en phase de création qui a bâti son développement sur des prestations à distance, les entreprises plus anciennes, intéressées par ce nouveau mode de commercialisation appréhendent les relations entre dispositif technique et pratiques commerciales avec prudence. La perspective d’adoption d’une nouvelle technologie de commercialisation les conduit en effet à s’engager dans une réévaluation des pratiques commerciales et des logiques d’action sous-jacentes au tour desquelles se sont structuré leurs activités jusqu’ici. Avec des variations selon leur secteur d’activité et leur statut, ces entreprises ont atteint un niveau d’équilibre entre production et commercialisation que les perspectives de commerce électronique obligent à reconsidérer. Cet intérêt est en plus favorisé par le contexte économique général marqué par un renforcement de concurrence entre producteurs et entre producteur et distributeurs. Autant dire que la perception de l’enjeu commercial explique l’intention et la volonté de mieux valoriser la production par l’augmentation des ventes, l’élargissement de la clientèle, finalités que la commercialisation par Internet induit. Pour autant, dans les cas où cette perspective d’innovation est envisagée à court terme, elle est positionnée comme complémentaire aux moyens existants, ce qui permet de garantir la pérennité du dispositif commercial.

Commercialiser par Internet conduit à mettre en place une nouvelle stratégie de développement

La perspective de commerce par Internet enclenche une prise de conscience particulière sur l’enjeu économique lié à son adoption. Commercer via Internet conduit les entreprises à redéfinir un ensemble d’objectifs et de moyens nécessaires à la réalisation de cette nouvelle manière de valoriser sa production de biens et de services. Commercer via Internet met en évidence le fait que, pour les producteurs, vouloir maîtriser un dispositif de commerce électronique revient à vouloir gérer en direct la relation avec la clientèle et ainsi mieux valoriser sa production. Dans cette entreprise, ces producteurs rencontrent nécessairement des initiatives similaires de la part d’autres producteurs avec lesquels se crée une concurrence. Ils sont confrontés par ailleurs aux distributeurs assurant le rôle d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs.
L’engagement dans une commercialisation par Internet offre ainsi un espace de développement limité ; elle induit une négociation avec non seulement les acteurs qui assurent l’offre technologique pour faire que le dispositif technique soit adapté aux contraintes du producteur et de son marché mais également et principalement une négociation avec les acteurs avec lesquels un engagement est déjà contracté, des relations de coopération et donc de pouvoir sont établies. Pour ceux qui ont opté pour s’engager plus avant dans leur projet comme pour ceux qui, pour l’instant, ont différé la mise en œuvre, cet aspect stratégique est la raison qui apparaît comme la plus déterminante dans la décision d’adopter cette nouvelle façon de faire commerce. Alors que les progrès technologiques dans les transferts d’information se multiplient et que les garanties dans les transactions s’établissent plus grandement, la question clé qui demeure en matière d’adoption du commerce électronique est avant tout celle du rapport entre acteurs. En effet, à travers les exigences du dispositif de commerce électronique, la médiation technologique ne fait pas l’économie des rapports de force notamment entre producteurs – distributeurs – consommateurs. Au contraire, elle tend à les cristalliser en ce sens que pour être décidée la réalisation concrète et durable de projet de commerce électronique apparaît liée à la perception des enjeux sous jacents.
Vouloir conforter des positions acquises en terme de clientèle et/ou à rechercher une nouvelle clientèle grâce aux technologies d’information et de communication révèlent dans la majorité des cas étudiés les raisons principales de l’intérêt portées aux TIC. Pour les entreprises désireuses de commercialiser via Internet, ces objectifs induisent nécessairement la conception de stratégies nouvelles et les conduisent à se confronter à de nouveaux acteurs. En définitive, les technologies d’information et de communication ne suffisent pas, à elles seules, à introduire la commercialisation des produits via Internet dans les entreprises qui le souhaitent. L’importance des changements à opérer en termes de stratégies notamment fait que, pour nombre d’entre elles et à ce jour, la commercialisation des produits via Internet demeure encore une utopie.

En définitive et en réponse aux hypothèses formulées au départ de cette enquête, il ressort que la perspective de commercialiser par Internet a d’abord le mérite de faire apparaître, de manière significative, la perception des enjeux par les acteurs de ce processus comme facteurs déterminant l’adoption ou la non-adoption de ce dispositif. Ensuite, elle permet de réaffirmer que les technologies d’information et de communication ne trouvent sens que par l’usage jugé pertinent par les acteurs et leur stratégie qui n’est en rien déconnectée des rapports établis avec leurs partenaires. Enfin, elle montre que l’imbrication étroite du contenu des informations et des supports renforce la nécessité de poursuivre l’analyse des techno-logiques technicistes et des logiques sociales qui participent aux changements en cours.

Références bibliographiques

Bernoux Philippe, La sociologie du changement dans les entreprises et les organisations, Le Seuil, 2004, 307 p.

Crozier Michel, Friedberg Erhard, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris, Seuil, 500 p.

Friedberg Erhard, Le pouvoir et la règle. Dynamique de l’action organisée, Paris, Seuil, 404 p.

Guyot Brigitte, « Quelques problématique pour éclairer l’étude de l’information dans les organisations », Sciences de la société, n°50/51.

Miège Bernard, La pensée communicationnelle, Grenoble, PUG, 118 p.

Tableau de bord du commerce électronique, Sessi, Ministère à l’industrie, décembre 2004.

Auteur

André Salançon

.: André Salançon est enseignant à Montpellier Sup Agro (ex Ecole nationale supérieure agronomique de Montpellier). Au sein de l’Unité mixte de recherche Moïsa (marché, organisations, institutions et stratégies d’acteurs), il s’intéresse aux rapports entre les NTIC et les mutations des secteurs agricole et agro alimentaire, sujet de sa thèse soutenue à l’université Stendhal-Grenoble 3 en février 2000.