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L’industrie musicale en mutation : Pour une approche critique des usages et des échanges numériques

8/03/2007

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Pucheu David, Matthews Jacob, «L’industrie musicale en mutation : Pour une approche critique des usages et des échanges numériques», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/varia/07-lindustrie-musicale-mutation-approche-critique-usages-echanges-numeriques

Introduction

L’industrie du disque semble aujourd’hui confrontée à une profonde mutation structurelle, qui nous contraint à reconsidérer aussi bien les processus de production et de diffusion que les modalités de promotion de la musique. Rappelant la profusion de discours invoquant la dimension « révolutionnaire » des NTIC au début des années 1990, le débat plus récemment engagé autour de la rencontre entre musique et informatique évite difficilement le piège du manichéisme (rebelles contre conservateurs, hackers contre industriels, etc.). La nécessité d’une réévaluation critique constitue la motivation première de notre article : au-delà des discours promotionnels des partisans du « tout gratuit » et du non moins critiquable discours des majors, qui tentent tant bien que mal de maintenir un système anachronique à grand renfort de propagande et de leçons punitives, c’est le statut à la fois social et économique de la musique qu’il s’agit aujourd’hui de repenser. Sans tomber dans le jeu hasardeux des prospectives, de nombreux usages – dont certains qui en sont encore à leurs balbutiements – permettent d’ores et déjà d’entreprendre un travail d’analyse indispensable pour prendre la mesure des changements induits par la rencontre entre les TIC numériques et l’industrie musicale.

Même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance de certaines mutations techniques qu’invoquent, sur un ton plaintif, les représentants de l’industrie phonographique, il semble utile de clairement nuancer la thèse de la « crise ». Nous aurions tort d’oublier, d’une part, que l’histoire de l’industrie musicale ne débute concrètement qu’au tournant du XXème siècle et, d’autre part, que le secteur de la production et de la distribution musicale n’a jamais connu, à proprement parler, de stabilité en dehors de cycles inférieurs à quinze ans. Aux yeux des responsables de l’industrie phonographique, chaque nouvelle technique d’enregistrement et de diffusion a, dans un premier temps, systématiquement constitué un « danger » pour l’industrie avant que celui-ci ne soit neutralisé par son intégration progressive au sein des structures établies. Si quelques grandes entreprises transnationales (aujourd’hui communément appelées les majors) se sont tour à tour partagées le marché du disque depuis environ un siècle, ceci est essentiellement imputable à une économie d’échelle devant laquelle les labels « indépendants » et les petites sociétés de distribution ne peuvent concourir. Cet avantage concurrentiel est donc fondamentalement dépendant de la matérialité de la musique, qui implique des investissements importants en matière d’équipements de production, ainsi que le contrôle d’un circuit de distribution étendu. Si la puissance d’une industrie repose sur ses capacités de production et de distribution, soulignons que dans le cas des majors, cette puissance est aussi et surtout fonction de la plus-value réinjectée dans la matérialisation des « oeuvres de l’esprit ».

Il faut néanmoins prendre la mesure des changements qui résultent aujourd’hui de l’accessibilité croissante des outils de production de la musique, de la décentralisation / déconcentration des modes de diffusion, ainsi que les conséquences de la numérisation (ou de la « dématérialisation ») en termes de réception des oeuvres musicales. Contrairement à ce que certains observateurs ont pu espérer, l’incompatibilité entre l’organisation industrielle établie et les potentialités des TIC numériques n’a pas engendré une réformation du système en place. Pour l’heure, on peut considérer qu’elle a simplement déclenché une lutte stérile entre un système industriel en recherche constante d’homéostasie, tournée vers l’autoconservation, et une masse inorganisée d’internautes en quête de repères. Toutefois, ces diverses modifications ont également entraîné des répercussions profondes en termes d’usages, ce que nous nous efforcerons d’illustrer à travers de nombreux exemples ciblés.

Une « crise » toute relative à la lumière des évolutions historiques

Avant de considérer la situation actuelle, tournons-nous brièvement vers l’évolution historique de l’industrie musicale. Si la plupart des chercheurs ayant travaillé sur cette question considèrent habituellement que ses origines remontent aux inventions respectives de Thomas Edison (le phonographe, en 1877) et d’Emile Berliner (le gramophone, 1887), qui marquent l’avènement de la musique enregistrée, il est important de souligner que la première intervention du capital industriel dans ce secteur a eu lieu plusieurs décennies auparavant. David Buxton, l’auteur de Rock, star-système et société de consommation, insiste sur l’importance qu’ont eu la production et la distribution industrielles de partitions et de paroles de chansons « populaires » (le broadsheet) pour la genèse de industrie du disque, au cours du XIXème siècle. A titre indicatif, entre 1900 et 1910, cent partitions se sont vendues à un million d’exemplaires, alors que durant cette même période, seuls trois disques atteignirent un succès comparable au niveau mondial. Ainsi, s’il faut parler de « crises » de l’industrie musicale, on pourrait tout d’abord évoquer celle ayant touché les éditeurs de broadsheets,au cours des deux premières décennies du XXème siècle, qui fut à la fois une conséquence directe du développement d’un nouveau média, le disque, et le résultat de profonds bouleversements sociaux (1).

De manière semblable, durant les années 1920, le développement fulgurant de la radio vient concurrencer l’industrie phonographique, qui accuse par ailleurs une baisse sensible de la demande. Les principaux éditeurs phonographiques sont bien sûr touchés de plein fouet par les conséquences du krach boursier de 1929 ; ils sont rachetées ou fusionnent avec de grands groupes radiophoniques au cours de la décennie suivante. Cette réorganisation financière du secteur coïncide également avec l’apparition d’un star-system musical. Impulsé par la starisation, ainsi que par des innovations techniques (microsillon, microphone électronique, etc.), le marché du disque reprend vigoureusement au cours des années 1940, sous la domination des premières grandes multinationales du disque. Les années 1950 voient l’éclosion d’un nombre considérable d’éditeurs phonographiques « indépendants », qui seront au premières loges des innovations stylistiques apparues durant cette décennie, à commencer par le rock’n’roll. Durant la dizaine d’années qui suit, le marché du disque mondial connaît une croissance soutenue, non sans lien avec l’affirmation hédoniste des teenagers, pour qui le rock constitue un vecteur de socialisation privilégié. A partir du début des années 1970, on assiste à une nouvelle réorganisation financière de ce secteur, avec le rachat de nombreux labels « indépendants », apparus avec l’essor du rock, par les grandes sociétés multinationales. A la fin de cette décennie, le développement du format cassette audio, mis au point par la société Phillips, coïncide avec une forte baisse du marché du disque, que l’on peut en fait imputer à l’essoufflement de la vague disco. Cependant, c’est la cassette qui est alors mise en cause par les responsables de l’industrie phonographique. La RIAA (Recording Industry Association of America) lance aussitôt une campagne internationale, au leitmotiv explicite : « Home taping is killing music ». Au milieu des années 1980, le CD et le Walkman (tous deux des réalisations de la société Sony) relancent le marché du disque, et ce jusqu’à la fin de la décennie suivante.

Comme on peut le voir à travers ces quelques rappels historiques, l’évolution de l’industrie du disque s’est caractérisée par une série de ralentissements économiques qui ont systématiquement été imputés par les responsables industriels à la mise au point de nouveaux médias ou modes de diffusion, ce qui permettait, du même coup, d’évacuer les éventuels questionnements sur la qualité de la production ou les stratégies de recherche et développement. Dans cette optique, la notion de « crise » de l’industrie musicale doit impérativement être relativisée. Une grande partie des médias se fait actuellement le porte-parole des responsables industriels, pour qui il y a effectivement une baisse de « l’attractivité » du marché, dans la mesure où celui-ci ne permet pas de dégager des profits aussi considérables qu’au cours des années 1980 et 1990, lorsque le secteur était artificiellement « gonflé » par les ventes de CDs.

On ne peut donc que s’étonner face à l’étroitesse d’une vue qui consiste à se lamenter sur la débâcle et le marasme de l’industrie musicale. Quand le journal Le Monde note que « les belles heures de l’industrie musicale ont vécu » (27/12/2004) c’est sans considérer que pour la grande majorité des acteurs de la musique, ces « belles heures » n’ont jamais existé ! De même, en observant la situation à partir d’un autre angle, à savoir celui de l’influence globale de l’industrie musicale – son « rayonnement » en quelque sorte -, on ne peut que réfuter cette thèse de la chute hors du paradis. En tant que système, l’industrie musicale ne connaît pas de crise fondamentale, bien au contraire. La pratique musicale, les usages liés à la musique continuent de se développer, qu’il s’agisse de création ou de production, de fréquentation de concerts, d’écoute musicale individuelle ou encore d’innovations techniques. D’un point de vue historique, on peut affirmer que l’échange de musique (en nombre de titres – ou plutôt, en quantité de données numériques) n’a jamais été aussi élevé qu’actuellement. S’il est nécessaire de fortement nuancer la thèse de la « crise », il semblerait par contre que nous nous trouvions aujourd’hui dans une situation nouvelle, « à la croisée des chemins », et cela du fait d’un certain nombre d’évolutions techniques qui n’ont été ni impulsées, ni même prises en compte par les responsables des grands groupes de ce secteur.

Des évolutions récentes : la musique à l’ère de sa (re)productibilité numérique

La première de ces mutations est l’apparition, au début des années 1990, du format d’encodage numérique MP3, mis au point grâce aux travaux de laboratoires indépendants financés par l’UE. Cette question de la « provenance » de l’innovation technique est intéressante, parce que contrairement aux « supports » précédents, ce nouveau format a été élaboré hors de l’industrie phonographique, par des techniciens n’ayant aucun lien direct avec les multinationales de ce secteur. Le principal intérêt qu’offre ce nouveau format est l’économie d’espace (et de temps) pour l’encodage et le stockage de données numériques audio : avec le format MP3, on peut stocker sur un même support physique onze fois plus de musique qu’avec les formats d’encodage CD mis au point par les sociétés Phillips et Sony à la fin des années 1970 (2). Dès le milieu des années 1990 les premiers fichiers MP3 sont apparus sur internet et dans la deuxième moitié de cette décennie l’échange et le partage de données numériques audio se sont accélérés de façon exponentielle, par le biais de premiers réseaux « peer to peer », notamment le célèbre Napster. C’est donc grâce à internet que cette nouvelle forme d’échange musicale a pu se développer (et cela d’autant plus depuis la généralisation des connexions haut débit). On estime à cent cinquante milliards le nombre de fichiers musicaux téléchargés dans le monde par le biais des différents réseaux P2P pour la seule année 2003, dont six milliards en France.

Si les TIC numériques entraînent donc de réels changements dans les modes de distribution et de consommation, ces innovations technologiques présentent également un intérêt considérable au niveau de la production, pour les musiciens « bidouilleurs ». Une fois équipé d’un ordinateur relié au réseau et d’un logiciel de mixage décent (sans même parler d’instruments ou de matériel de prise de son), il est tout à fait possible de « s’improviser » musicien et producteur, en travaillant à partir de compositions et de rythmiques piochées sur le net. La modification des contenus eux-mêmes devient à la portée de chacun, puisqu’un équipement informatique offre la possibilité de retravailler un morceau MP3. Certains chercheurs se sont penchés sur les conséquences de ces rencontres technique / musique. Vincent Rouzé s’interroge ainsi sur la disparition de l’oeuvre et le développement de l’intertextualité comme norme, tout en évoquant l’éventualité de « palimpsestes permanents », sortes de post-oeuvres collectifs, en mutation constante (Rouze, 2005, p. 35). Pour d’autres, le recyclage, le sampling (ou « échantillonnage », pratique consistant à utiliser des samples dans la création de nouvelles compositions) apparaissent comme « une nécessité esthétique, sociale et politique de détourner les sons et les images des industries du divertissement. » (Kyrou, 2005, p. 71). Face à la violence des industries culturelles, ce chercheur considère que le sampling des musiques électroniques, aujourd’hui décuplé par les possibilités qu’offrent les réseaux P2P, agit comme une sorte de riposte contre cette dominance. De même, le développement des réseaux permettrait de constituer de nouveaux modes de production et de distribution musicales, les « netlabels », et de court-circuiter ainsi une industrie du disque en perdition. La boulimie de téléchargement « gratuit » qui anime les grands réseaux P2P est alors assimilée à « la forme la plus frustre de cette fureur sourde et invisible, réponse irréfléchie de l’insecte au mammouth qui l’écrase. » (Kyrou, ibid.).

S’il s’agit là d’exemples intéressants d’usages nouveaux ou en cours de développement, on doit néanmoins souligner que ce « recyclage » constitue encore un phénomène tout à fait minoritaire. Dans leur diversité, ces nouvelles pratiques apparaissent comme autant d’indicateurs de l’instabilité profonde qui caractérise la situation actuelle. Dès les années 1970, les précurseurs des sous-cultures électro avaient déjà introduit des pratiques analogues de « récupération », mais l’apparition du MP3 et des réseaux de partage de fichiers ont permis d’étendre davantage le recours à ces nouvelles formes de production musicale. De telles innovations techniques dans le domaine de l’informatique se sont par ailleurs accompagnées d’une certaine « démocratisation » de l’équipement de production musicale. Le développement fulgurant et l’accessibilité croissante de ces outils en attestent largement. Pour le prix d’une journée d’enregistrement dans un studio il y a à peine dix ans, on peut désormais acquérir un ordinateur équipé d’une carte son dédiée à la production, offrant non seulement une qualité d’enregistrement supérieure mais permettant à l’usager de produire de chez lui, quand bon lui semble, sa musique, et ce sans investissement supplémentaire. Ce que les TIC (ordinateurs, réseaux, logiciels…) changent profondément dans le monde de la musique, c’est le statut voire même le sens de « l’indispensable » médiation autrefois opérée par l’industrie phonographique.

Derrière les échanges, des usages nouveaux ?

On peut émettre l’hypothèse que les innovations techniques à l’origine de ces récentes évolutions induisent donc un certain nombre d’usages nouveaux. En termes de pratiques d’écoute, l’apparition du format MP3 et des systèmes de partage de fichiers a eu des conséquences significatives, ne serait-ce que dans la mesure où le rapport du consommateur à la musique est potentiellement modifié. Désormais, n’importe quel individu équipé d’un ordinateur relié à internet peut utiliser les réseaux d’échange de fichiers pour approfondir son « éducation musicale » sans avoir besoin de passer par l’acte d’achat de la musique. Cela se traduirait par de nouveaux comportements en termes de découverte de musique, de « butinage » : on peut désormais s’offrir le « luxe » de tester des formes musicales que l’on n’aurait pas approché, si cela impliquait un coût financier, comme auparavant.

Ce qui paraît inédit dans ce processus, c’est la difficulté pour l’industrie musicale de structurer les usages de la musique en fonction de ses propres exigences, de la même façon que la distribution lui échappe sur le réseau. Semble alors se profiler la possibilité de nouveaux modes de consommation, émergeant en dehors des stratégies de marketing, s’extirpant du conditionnement par l’offre. Un point qui mérite d’être ajouté à ce constat concerne le développement fulgurant de l’usage des baladeurs MP3, qui confirme « l’ubiquité » de ce format numérique. Le baladeur numérique peut être transporté n’importe où et, contrairement au walkman des années 1980-90, il peut stocker une quantité très importante de titres (jusqu’à cinquante heures d’enregistrements pour les plus performants). Par ailleurs, ils présentent quasiment tous la fonctionnalité de branchement sur des ordinateurs ou des chaînes hi-fi « éloignés ». On peut ainsi diffuser « sa » musique, avec une qualité optimale, dans n’importe quel lieu public, chez ses amis, par exemple, ou encore se servir de ces appareils lors de représentations scéniques (DJing, notamment). Le succès des baladeurs numériques n’est pas sans soulever la contradiction dans laquelle se trouve aujourd’hui l’industrie musicale : comment concilier l’illégalité du téléchargement et l’accès légal à des lecteurs prévus à cet effet ? On peut en effet douter que le possesseur d’un lecteur de 20 Go (soit une capacité de stockage d’à peu près 4000 titres) ne soit pas enclin à passe outre le circuit de distribution classique pour se procurer des fichiers musicaux.

En effet, c’est là un point qu’il ne faut évidemment pas perdre de vue lorsqu’on analyse le succès de cette nouvelle forme de distribution musicale : non seulement les réseaux sont globalement sûrs et rapides, mais les contenus sont disponibles sans contrepartie financière. Cela dit, il serait illusoire d’imaginer que cette apparente gratuité signifie l’éclosion d’un « hors-marché » parallèle, d’un secteur économique en rupture et court-circuitant véritablement l’industrie phonographique établie (ou d’autres branches de l’industrie culturelle). En effet, dans leur immense majorité, ces milliards de titres téléchargés proviennent des catalogues (actuels ou anciens) des maisons de disque – et non pas d’un « vivier » de type nouveau qui échapperait à l’industrie. C’est ce point, justement, que mettent en avant les représentants de ces grandes entreprises, lorsqu’ils posent comme une évidence l’augmentation du téléchargement comme cause unique de la baisse des ventes de disques. De nombreux travaux en économie dénoncent cette explication simpliste qui s’appuie d’ailleurs principalement sur des sondages d’opinion. C’est par exemple le cas des recherches de Felix Oberholzer et de Koleman Strumpf de l’université de Harvard, qui insistent sur l’invalidité de ce supposé lien causal et pointent du doigt la concentration radiophonique et le manque de diversité de l’offre musicale comme principales causes de la baisse de rentabilité. Ces deux chercheurs concluent même que l’utilisation des réseaux P2P serait à l’origine d’une augmentation des achats de disques parmi les internautes les plus aisés. Au Japon, des travaux menés par l’économiste Tatsuo Tanaka contredisent également la thèse fort répandue de la responsabilité du « piratage » dans la baisse des ventes de CDs. De même, les travaux d’Eric Boorstin de l’université de Princetown suggèrent que si l’usage d’internet a éventuellement pu contribuer à faire baisser les ventes de disques chez les jeunes, les réseaux P2P ont au contraire favorisé le marché pour les personnes plus âgées, conduisant ainsi à un résultat neutre.

Ainsi, lorsque certains analystes évoquent la « crise des industries culturelles », il paraît d’autant plus impératif d’affirmer une fois de plus qu’il s’agit d’abord là d’une réorganisation des formes de distribution de la musique. La « crise », s’il en existe une, se situerait donc avant tout au niveau d’une baisse des profits réalisées par les actionnaires de sociétés qui ont été clairement dépassées par un ensemble d’innovations techniques, dont elles s’étaient stratégiquement désintéressées (MP3, P2P et autres applications multimédia). Et de rappeler que dans la même période, d’autres firmes ont su, quant à elles, exploiter ces mêmes innovations afin de réaliser de la valeur (constructeurs informatiques, fournisseurs d’accès internet…). Les partenariats entre les quatre majors et les principaux distributeurs, qui ont abouti, ces dernières années, au lancement des plateformes de téléchargement « légal » (et payant) démontrent de façon évidente que ces grandes entreprises d’édition et de distribution musicale ont pris la mesure de ce retard, qu’elles tentent aujourd’hui de « rattraper », tout en misant sur une politique de répression accrue en direction des utilisateurs des réseaux P2P.

Déconcentration et idéologie : perspectives d’analyse critique

S’il existe bien des pratiques et des comportements novateurs en termes de distribution et de « fréquentation » de la musique, la pratique du P2P se traduit cependant de façon nettement mois radicale pour la majorité des utilisateurs. Les diverses recherches économiques citées ci-dessus visent à quantifier l’impact du téléchargement « gratuit » sur les ventes de disques. Ces études fournissent également des informations précises sur le plan qualitatif, c’est-à-dire sur le contenu des fichiers téléchargés. Or, on s’aperçoit dans les deux cas que les morceaux les plus téléchargés correspondent incontestablement aux albums les plus vendus dans le commerce « matériel ». De même, si l’on observe les albums MP3 les plus téléchargés sur les réseaux P2P, on s’aperçoit que les plus prisés par les utilisateurs figurent également parmi les grands « succès » du marché et proviennent, dans la majorité des cas, des catalogues des majors. A ce sujet, on peut formuler quelques hypothèses préliminaires. Tout d’abord, si le téléchargement « gratuit » se développe de façon exponentielle, comme le montrent toutes les études statistiques actuellement réalisées, ce phénomène ne s’accompagne aucunement d’une expansion générale de la diversité de la demande (sans même parler de l’offre musicale). Par ailleurs, si l’on peut reprocher aux médias de masse d’orienter les préférences en fonction d’objectifs consuméristes, internet ne garantit pas pour autant une plus grande diversité de la demande. On aurait affaire, pour partie, à une sorte de boulimie de la consommation musicale, sans que cela ne se traduise – pour rester dans la métaphore alimentaire – par une envie de nouvelles découvertes gustatives. Ainsi, comme le signale Bernard Stiegler, directeur de l’IRCAM, il est fort probable que derrière l’utilisation compulsive des réseaux P2P se manifeste effectivement davantage un « symptôme de compensation » de l’aliénation idéologique subie qu’une réelle prise de conscience de celle-ci. Mais au-delà de cette éventuelle réaction névrotique – fort inquiétante en soi – il est important de comprendre ce qu’implique cette évolution en termes de déconcentration de la diffusion.

Pour prendre un exemple frappant, on peut évoquer des phénomènes aujourd’hui observables au sein des établissements scolaires, où des élèves équipés en matériel informatique proposent à leurs camarades des listes de CDs gravés (contenant de la musique, des films ou des jeux vidéo, téléchargés sur les réseaux P2P) qu’ils vendent (ou échangent directement) dans la cour de récréation. Sans même évoquer la question de l’importance financière de ce « marché parallèle », ce phénomène semble hautement symbolique, puisque les élèves qui se livrent à ce trafic se transforment, objectivement, en distributeurs détaillants de produits culturels. Ainsi, le P2P a-t-il permis une extension du marché du disque au sein d’espaces où la FNAC ou Virgin n’auraient jamais été en mesure d’accéder. Plus généralement, il convient de considérer l’économie de l’échange de fichiers numériques, pour ce qu’elle fait des utilisateurs : autrefois simples « consommateurs » de musique, les utilisateurs des réseaux P2P se voient aujourd’hui pourvus d’une nouvelle fonction, en devenant des « distributeurs », au même titre que les magasins spécialisés et les grandes surfaces alimentaires. La question de la transformation de la fonction économique que soulèvent les récentes évolutions survenues avec le développement du P2P n’est pas non plus sans incidence sur le plan idéologique. Dans son ouvrage La passion musicale (1993), Antoine Hennion écrivait – pourtant plusieurs années avant le développement du format MP3 – que « nous avons tous une petite FNAC en miniature dans la tête. » (Hennion, 1993, p. 357). Cette formule à première vue anodine semble aujourd’hui paradoxalement plus significative et plus appropriée que jamais. On peut émettre l’hypothèse que le mouvement général de déconcentration, dont participe l’essor des réseaux numériques, s’accompagne d’un processus de concentration idéologique. Il semble probant qu’un tel mouvement général ne constitue aucunement un obstacle pour le développement de l’industrie musicale, pas plus qu’il implique une restructuration ayant « naturellement » pour conséquence de révéler les contradictions de celle-ci : bien au contraire, ne s’agit-il pas là d’un formidable levier d’expansion pour l’industrie musicale, dans la mesure où ses contenus idéologiques bénéficient ainsi d’une circulation exponentielle, qui plus est, sous couvert de rapports « gratuits », d’échanges non-marchands et spontanés entre participants actifs ?

« Dématérialisation » de la musique et nouveaux fétiches

Contrairement à la situation que l’on connaissait il y a vingt ans, il n’est plus nécessaire aujourd’hui, pour s’approprier de la musique, de passer par un support tel que le 33 tours, la cassette audio ou le CD – ni même d’avoir à sa disposition un moyen de paiement pour pouvoir s’offrir le support sur lequel serait inscrit sa musique de prédilection. Mais les commentateurs qui évoquent fougueusement la « dématérialisation », la musique « virtuelle », omettent souvent de préciser que pour pouvoir lire un fichier MP3, il est néanmoins impératif de disposer d’un disque numérique où les données sont stockées, que celui-ci soit incorporé dans un baladeur MP3 ou dans un ordinateur classique. Il paraît donc nécessaire de relativiser cette notion de « dématérialisation » puisqu’il s’agit, essentiellement, du passage d’un ancien format d’encodage vers un nouveau, plus performant et permettant une compression plus grande des données. Ce qui a éventuellement disparu, dans le cas de la musique téléchargée sur internet, ce n’est pas le caractère matériel du support (le disque dur d’un ordinateur ou d’un iPod étant incontestablement un objet matériel) mais l’objet CD : c’est donc simplement le mode de stockage individuel qui a été transformé. D’une pile de disques compacts entassée dans un coin du salon, on est ainsi passé à un répertoire de fichiers enregistrés sur un seul disque.

Si la « virtualité » de la musique est donc bien une affaire d’apparences, il convient néanmoins de considérer le « cas » de l’objet CD, puisque la disparition de l’album pourrait, a priori, susciter certaines interrogations fondamentales sur le statut symbolique de la musique. Concernant la notion de fétichisme de la marchandise, le philosophe Theodor Adorno affirmait dans une célèbre formule que le succès d’un disque ou d’un concert était « le simple reflet de ce que l’on paie sur le marché pour le produit : le consommateur adore véritablement l’argent qu’il a dépensé en échange » (ADORNO, 2001, pp. 29-30). Or, si le consommateur – distributeur du réseau P2P ne dépense plus d’argent en échange du morceau de musique, on peut légitimement se demander ce qu’il advient d’une telle proposition, qui illustrait de façon quelque peu provocante la suprématie de la valeur d’échange par rapport à la valeur d’usage. On peut suggérer plusieurs éléments de réponse. Dans le cas du dernier album des White Stripes, par exemple, disponible actuellement sur de nombreux réseaux P2P, il s’agit bien d’une marchandise, dont la valeur d’échange est affichée par les distributeurs détaillants aux alentours de vingt euros, mais qui apparaît comme étant « gratuite » pour les utilisateurs du réseau. Or, supposons que le caractère de marchandise serait rendu d’autant plus tangible par l’acte illusoirement « transgressif » que constitue l’appropriation sans contrepartie financière directe des onze ou douze titres que comporte l’album. Il semble même raisonnable de postuler que le développement formidable des réseaux P2P soit en partie déterminé par l’illusion de richesse que produit la possibilité de télécharger chaque jour des centaines de titres et autant de valeurs d’échange « virtuelles ». Par ailleurs, rappelons que les utilisateurs des réseaux P2P sont effectivement des consommateurs et des distributeurs, ce qui les lie, objectivement, d’autant plus à la marchandise qu’ils contribuent à faire circuler. La proposition qui consiste à affirmer que les utilisateurs des réseaux P2P se situeraient « hors du marché » est également incohérente dans la mesure où la conservation des anciens fétiches (albums téléchargeables) – sous couvert idéologique de transformation en musique « virtuelle » ou non (3) – s’est accompagnée de l’élaboration simultanée de nouvelles formes de fétichisation de la marchandise. On peut par exemple signaler l’engouement que suscitent aujourd’hui les baladeurs MP3, les micro-ordinateurs (dont la capacité de stockage est l’un des critères les plus vigoureusement mis en avant par les discours de marketing) ou encore les modems ADSL (tous ces boxs…), nécessaires pour le téléchargement. Plus largement, on constate, depuis une décennie, l’apparition de dizaines de nouvelles marchandises « accessoires » qui deviennent rapidement indispensables pour les participants qui souhaitent « tirer le maximum » de leur équipement informatique (logiciels, matériel d’enregistrement, connectique, casques, housses de protection, batteries ultra puissantes, convertisseurs pour lecteurs de cassette audio, etc.).

Dans cette optique, on s’aperçoit de l’intérêt des remarques formulées par Theodor Adorno dès les années 1940, selon lesquelles la puissance de la valeur d’échange est accrue par le fait que le marchandises culturelles se présentent comme étant étrangères aux contraintes de l’échange et relevant d’un domaine qui n’aurait qu’un rapport distant avec la marchandise. Si cette affirmation pouvait sembler tout à fait critiquable il y a vingt cinq ou trente ans, elle retrouve une certaine pertinence aujourd’hui, avec la rencontre musique – informatique à laquelle on assiste depuis une dizaine d’années. Dans ce même texte, Adorno insistait également sur des formes d’audition qui, selon lui, pouvaient s’apparenter à une « régression de l’écoute ». L’une des catégories d’auditeur qu’il distingue est le « bricoleur », entouré de diverses machines (radios, modulateurs sonores, phonographes, etc.) et se définissant lui-même comme un « auditeur expert ». On retrouve, dans sa définition, bien des éléments constitutifs du « bidouilleur » contemporain féru de sampling : « il veut se faire passer pour l’indépendant qui persifle le monde. Mais ce qu’il siffle, c’est la mélodie même du monde et ses trucs sont moins des trouvailles de l’instant que des expériences accumulées à force d’attention portée aux différentes techniques employées ça et là. » (Adorno, 2001, p. 71).

L’optimisme exagéré de certains commentateurs mérite sans doute d’être nuancé. Ainsi, le « brouillage des frontières entre artiste et auditeur » n’est peut-être pas à chercher du côté d’une augmentation de la capacité créatrice du récepteur, ou dans la vision grandiloquente d’un usager désormais à l’affût de signes à recycler en sens (que certains discours ambiants nous présentent comme le résultat de cette rencontre musique – informatique). S’il y a brouillage, celui-ci n’est-il pas d’abord de l’ordre d’une convergence des représentations et des discours à tous les niveaux de la « chaîne communicationnelle » musicale, c’est-à-dire non seulement entre émetteurs et récepteurs, mais entre chaque médiateur participant objectivement à la production et à la distribution de la musique et de tous les contenus et formes idéologiques qui accompagnent et qualifient cette musique, ou pour lesquels elle sert, en dernière instance, de simple véhicule ? Une approche critique doit être en mesure de démontrer que l’industrie musicale participe intrinsèquement de cette circulation idéologique, ses mutations les plus récentes correspondant in fine à une extension de sa capacité à s’auto-alimenter et à s’auto-promouvoir en tant que système. Ainsi, à l’heure de sa déconcentration optimale, l’industrie musicale semble paradoxalement plus intégrée que jamais. Comme le fait remarquer le chercheur Frank Beau, de la Fondation Internet Nouvelle Génération, cette intégration s’appuie sur la « participation active » de consommateurs passés « dans la classe « ouvrier », au sens de celui qui participe à l’oeuvre collective », l’utilisateur P2P devenant ainsi « le prolétaire du cyberespace » (BEAU, 2004). Il conviendrait cependant de mener cette réflexion à sa conclusion logique, en relevant le paradoxe de ces nouveaux ouvriers des industries culturelles, qui en viennent à se placer ainsi dans un rapport d’auto-aliénation vraisemblablement inédit.

Notes

(1) Comme l’explique David Buxton, le broadsheet se prêtait à une utilisation de type communautaire, dans laquelle le groupe social participait ensemble à la création musicale. Avec l’exode rural et l’apparition d’un prolétariat urbain déraciné et désorganisé, l’accès à la culture s’est de plus en plus constitué sous la forme d’une inscription dans le circuit marchand, puis à travers l’usage d’un média individualisé.

(2) Soulignons que le principe de cette compression est de supprimer les fréquences inaudibles à l’oreille humaine.

(3) Il faut rappeler que de nombreux utilisateurs de réseaux P2P continuent néanmoins de « vénérer » l’objet CD, en gravant sur CD-R vierge les chansons téléchargées, dans l’ordre de l’album, puis en imprimant, à partir de sites spécialisés les couvertures, jaquettes et images photos du design du disque lui-même (qu’ils collent ensuite sur la face supérieure du CD-R). En assemblant ces éléments, qui sont tous à disposition sur internet, on parvient ainsi à une réplique satisfaisante de la marchandise originale, qui peut être fièrement rangée parmi les autres CDs, lorsqu’on en fait encore la « collection ».

Références bibliographiques

Adorno, Theodor (2001), Le caractère fétiche de la musique et la régression de l’écoute, Paris : Editions Allia, 86 p.

Beau, Frank (2004), « Star Wars Kid, l’accident qui révèle l’éco-système », article disponible en ligne : http://www.internetactu.net/?p=5009

Buxton, David (1985), Le Rock, star system et société de consommation, Grenoble : La Pensée Sauvage, 226 p.

Hennion, Antoine (1993), La passion musicale, Paris : Edition Métailié, 414 p.

Kyrou, Ariel (2004), « Samplons sous la truie », in Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n°1, Septembre – Octobre, p. 70-71.

Poschardt, Ulf (2002), DJ Culture, Paris : Editions de l’Eclat, 498 p.

Rouze, Vincent (2004), « Vers de nouvelles hybridations musicales », in Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n°1, Septembre – Octobre, p. 34-35.

Stiegler, Bernard (2004), « Pour un nouveau commerce symbolique » in Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n°1, septembre – octobre, p. 75-76.

Auteur

David Pucheu

.: Membre du GREM (Groupe de recherche et d’étude sur les médias), David Pucheu est docteur en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux 3 et titulaire d’un PHD à l’UQAM. Il publiera prochainement un ouvrage aux éditions Apogée sur l’imaginaire social des TIC aux US et conduit des recherches sur les mutations structurelles et symboliques qu’induisent les TIC sur la culture contemporaine.

Jacob Matthews

Membre du CEMTI (Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation), Jacob Matthews est docteur en Sciences de l’information et de la communication et enseigne à l’Université Paris 8. Ses travaux de recherche portent notamment sur les mutations idéologiques dans les industries culturelles. Sa thèse de doctorat est disponible en ligne sur le site de l’Observatoire des mutations des industries culturelles : http://www.observatoire-omic.org.

Note de l’éditeur

Engagée avec la livraison de 2005, à l’occasion d’un article d’Hubert Fondin sur « Les sciences de l’information et le poids de l’histoire », la réaction à un article (c’est le moins qu’on puisse faire dans une revue numérique) est à nouveau vivement sollicitée des lecteurs. La publication d’un article n’implique pas en effet que le comité de rédaction partage les conceptions théoriques et les analyses qui y sont développées; elle signifie seulement que le papier satisfasse aux normes scientifiques courantes. Nous ne doutons pas que des lecteurs engageront la discussion critique sur l’article de David Pucheu et Jacob Matthews selon les modalités précisées sur la page.