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La pratique du « coupage » dans la presse congolaise

30 Juin, 2006

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Munkeni Rigobert Lapess, «La pratique du « coupage » dans la presse congolaise», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/varia/06-pratique-coupage-presse-congolaise

Introduction

Le présent article a pour objet d’exposer les hypothèses et le modèle résultant d’un travail de recherche portant sur la compréhension du sens qui émerge d’une pratique ayant pris ancrage dans les milieux de la presse de la République démocratique du Congo. Cette pratique, communément appelée « coupage », accompagne l’exercice du métier de journaliste dans ce pays depuis les années 60. Toutefois, son appréhension n’a jamais dépassé celle du sens commun. Cette pratique consiste en l’allocation par les sources d’information de ressources financières ou matérielles aux professionnels des médias, lorsque ceux-ci couvrent certaines manifestations organisées par les premières. Diversement appréciée, la pratique du coupage peut être appréhendée comme le lieu d’apparition et d’entretien de nombreux paradoxes dont trois particulièrement. Le premier est le fait que, se nourrissant de cette pratique, les journalistes congolais se plaisent à exercer leur métier, ne dédaignant pas de travailler parfois dans des conditions de précarité inacceptables. Le deuxième paradoxe résulte du cadre même de cette pratique qui tolère que les journalistes soient rétribués par des sources d’information, alors que le code déontologique qui les régit leur interdit de recevoir « un quelconque présent de la part des sources d’information » (Code de déontologie et d’éthique du journaliste congolais, 2004). Le troisième paradoxe se situe au niveau même de la perception de ce présent. Qu’elle soit en espèces ou en nature, cette allocation est perçue sous deux angles apparemment opposés. D’une part, plusieurs milieux de la société congolaise la considèrent comme un acte de corruption disposé à l’avantage des journalistes par les organisateurs de manifestations. D’autre part, des membres de la presse congolaise l’assimilent à un acte de motivation généré par les sources d’information en faveur des journalistes, leur procurant les moyens financiers ou matériels d’exercer leur métier. Le coupage constituerait ainsi une sorte de palliatif aux conditions précaires de l’exercice du journalisme en République démocratique du Congo et pour les professionnels des médias congolais, il serait perçu à la limite comme un droit dont ils se réclament et se prévalent. Autant de paradoxes relevés dans l’appréhension de la pratique du coupage qui contrastent néanmoins avec la place que cette dernière occupe de plus en plus dans le microcosme de la presse congolaise où elle a trouvé ancrage et force de perpétuation. Ces paradoxes et ces contrastes ont suscité notre curiosité et nous ont convaincu de la nécessité de pénétrer les divers sens accordés à ce phénomène pour en dégager une compréhension. Ainsi avons-nous posé la question de recherche suivante : comment la pratique du coupage est-elle appréhendée au sein de la société congolaise ? En plus de cette question globale, nous nous sommes posé deux questions spécifiques. Premièrement, quel rôle le coupage joue-t-il dans les milieux de la presse congolaise ? Deuxièmement, comment les acteurs du coupage présentent-ils et se représentent-ils cette pratique ? Pour répondre à ces questions, nous avons émis une série d’hypothèses visant à faire surgir le sens de la pratique, en empruntant un parcours par paliers.

Premier palier : le coupage révélé

La première hypothèse que nous posons pour répondre à ces questions postule que le coupage est vécu par les acteurs de l’espace médiatique congolais comme une attribution de moyens financiers ou matériels aux professionnels des médias par des sources d’information pour permettre aux premiers d’accomplir leur métier. Ce faisant, nous l’avons dit, la pratique du coupage est appréhendée par certains comme un acte de corruption et par d’autres comme un acte de motivation.

L’observation comme processus de révélation de sens

Après une observation systématique de l’espace et des acteurs médiatiques concernés, nous avons dégagé des éléments qui font globalement apparaître la pratique du coupage comme une réalité partagée par cet espace et les acteurs qui l’occupent. Concrètement, le professionnel des médias congolais qui s’en va en reportage ou est convié à couvrir un événement s’attend presque toujours à recevoir en retour une rétribution. Tout se passe comme si professionnels des médias et sources d’information s’étaient mis d’accord pour que s’installe et s’entretienne cette pratique. Il nous a été donné de constater en premier lieu que le coupage est attesté unanimement par les acteurs de l’espace médiatique congolais dont certains l’acceptent comme un acte de motivation et d’autres la tolèrent comme une corruption déguisée posée à l’endroit du professionnel des médias travaillant dans des conditions précaires. En second lieu, les éléments d’observation mettent en scène deux acteurs actifs de la pratique du coupage : les professionnels des médias ou coupés-bénéficiaires et les sources d’information ou coupeurs-donateurs. La troisième réalité révélée par cette pratique est l’abondance et la diversité de dénominations dont l’affublent ces acteurs et que nous avons classées en quatre grandes tendances qui renvoient à l’acte de motivation, de corruption, de rétribution ainsi qu’à des réalités qui sont non expressives d’emblée. Nos observations ont enfin révélé que la pratique du coupagese manifeste à travers un ensemble de comportements et d’actions que nous avons appréhendés à travers une typologie en quatre cas de figure : le coupage occasionnel, le coupage circonstancié, le coupage ratifié et le coupage proximisé. Le premier type de coupage exprime l’occasion d’octroi d’une rétribution sur laquelle un professionnel des médias tombe, au hasard de ses reportages et des couvertures des événements surgissant de manière inhabituelle. Cela renvoie à une rétribution tout aussi inhabituelle car l’occasionnel ici est soit improvisé soit provoqué et donc plus au moins arrangé par le coupé ou le coupeur. Le coupage circonstancié résulte d’une couverture événementielle pour laquelle la source d’information fait expressément appel à l’un ou l’autre professionnel des médias. Le coupagedont bénéficie le journaliste dans ce cas de figure est à la mesure de la circonstance et largement en sa faveur, dès lors qu’il n’aura rien demandé à la source d’information qui sollicite ses « services ». Quant au coupage ratifié, il est alloué à des journalistes et médias que la communauté des professionnels ou des sources d’information a établis comme interlocuteurs choisis et incontournables dans l’espace médiatique congolais. Il en est ainsi surtout des journalistes-vedettes ou des chaînes de télévision de grande écoute mais également des professionnels des médias audiovisuels par rapport à ceux des organes de presse écrite qui n’ont pas grande audience. Dans ce cas de figure se distingue le journaliste-coupé de notoriété dont la ratification a été consacrée par la majeure partie de la communauté et le journaliste-coupé accrédité par la source d’information qui convie à la couverture de l’événement. Enfin, le coupage proximisé est celui qui se manifeste lorsqu’une source d’information entretient des liens de proximité avec un professionnel de médias ou un organe de presse et qui ressemblerait à de la complicité. La pratique du coupage inscrite dans cette catégorie procède des éléments de proximité relationnelle que nous traduisons mieux par le néologisme proximisé, pour désigner toute la charge affective, sentimentale et subjective que véhicule ce type de coupage.

Le coupage révélé et signifié par l’observation se présente comme un acte de motivation ou de corruption

La pratique du coupage résultant de l’observation du terrain d’analyse et des acteurs qui s’y déploient s’inscrit comme un fait révélé à l’observateur extérieur qu’est le chercheur, à travers différents comportements, attitudes, dires et autres manifestations que donnent à comprendre à la fois le terrain et l’agir des acteurs concernés. Le coupage ainsi appréhendé est un signifié du microcosme médiatique congolais dont la compréhension a été banalisée et est demeurée partagée entre deux signifiés, au niveau du sens commun. D’une part, il est assimilé à un acte de motivation posé par la source d’information en faveur du journaliste ou du média qui couvre un événement et qui attend en retour d’être récompensé pour le travail réalisé. D’autre part, il est réduit à un acte de corruption à l’endroit du journaliste ou du média, pour l’amener à traiter de manière convenue les informations recueillies, en rapport avec l’événement dont il a assuré la couverture. Le sens de la pratique du coupage qui apparaît à ce niveau de compréhension se situe au premier stade d’appréhension de ce phénomène que Pierre Bourdieu (1995) désigne comme étant le sens pratique et Paul Corcuff (1999) comme la construction de sens au premier degré. A ce niveau, la pratique du coupage se présente comme un fait banal qui se laisse découvrir et se manifeste instinctivement à l’observateur. Mais il ne reste pas moins la manifestation d’un fait méconnu, à tout le moins insuffisamment accessible. En effet, si l’observation est parvenue à révéler la pratique du coupage telle qu’appréhendée par le sens commun, elle n’en a pas moins maintenu sa compréhension à un niveau descriptif qui ne permet pas de saisir toute la complexité du phénomène. A ce stade, le sens révélé ne permet pas, par exemple, de découvrir les éléments d’ancrage de la pratique du coupage. Ce qui conforte son appréhension comme une banale pratique de corruption que les instances de régulation de la presse congolaise ne cessent de vilipender, même si par ailleurs elle est tolérée et entretenue par les acteurs de l’espace médiatique. Car, alors que les instances de régulation pourfendent le coupage, bon nombre de professionnels des médias l’entretiennent, notamment en recourant à diverses subtilités de langage, pour la nommer et à nombre de subterfuges pour la perpétuer et la conforter. Cela montre bien que la compréhension de cette pratique tient plutôt de cette complexité, conceptualisée notamment par Edgar Morin (1997 ; 1990), qui renvoie non pas au déterminisme des situations mais plutôt à leur imprévisibilité. Car si le coupage appréhendé au premier niveau de sa compréhension comme un acte de corruption ou de motivation du journaliste congolais est déterminé par la précarité des conditions de travail et de vie auxquels est confronté ce dernier, il n’explique pas le fait qu’il soit entretenu par tous les acteurs de l’espace médiatique y compris ceux qui se sont affranchis de cette précarité. Cette pratique qui a pris et continue à s’aménager un ancrage dans le microcosme de l’espace médiatique congolais, embrigadant pratiquement tous les acteurs de cet espace, se nourrit manifestement de l’imprévisibilité que lui offre le contexte dans lequel elle évolue. D’où la nécessité pour la recherche d’accéder à un second niveau de compréhension de cette pratique, en replongeant dans ce contexte, pour en dépister le sens à partir des éléments pertinents recueillis auprès des acteurs et de l’environnement. La démarche est soutenue par divers travaux (Miège, 2004 ; Mucchielli, 2005). Mais il y a lieu de noter que la compréhension qui surgira de ce second niveau d’appréhension ne procède pas des faits nouveaux mais des mêmes faits dont elle établit de nouvelles relations conduisant à éclairer et à rendre plus ouverte la signification de la situation.

Deuxième palier : le coupage construit

Les formes et les dimensions du coupage, révélées au premier niveau de la recherche, entretiennent trois situations de paradoxe qui poussent à envisager un second niveau d’appréhension consistant à construire le sens de cette pratique pour en élargir la compréhension. Le premier paradoxe est que, contrairement à l’acte de corruption qui pousse ses acteurs à une certaine circonspection, le coupage lui se pratique « à ciel ouvert », dans un contexte de négociation entre coupé et coupeur, débouchant sur une sorte de contrat tacite. Le second paradoxe montre qu’à l’inverse de la corruption, les acteurs du coupage ne s’échangent pas quelque faveur, résultant d’un abus de fonction officielle. Sa pratique procède plutôt d’une entente entre coupé et coupeur, entre professionnel des médias et source d’information. Le troisième paradoxe révèle que dans le paysage médiatique congolais, le coupage ne s’appréhende pas non plus comme une activité de débrouillardise exercée par des acteurs sociaux en situation de précarité que certains auteurs ont conceptualisé dans le contexte congolais comme une deuxième économie (Mac Gaffey, 1993 et Leclercq, 1993) ou encore comme un acte de paratravail (Houyoux, 1992). En définitive, ces paradoxes font apparaître l’acte du coupage non pas comme une donnée en soi que le naturel humain susciterait pour faire face à des conditions de vie et de travail particulièrement précaires. Cet acte se présente plutôt comme un construit social qui fonde ses racines dans un contexte pertinent dont la compréhension nécessite que le chercheur-observateur fasse à son tour un effort de construction, s’il veut faire émerger un sens à cette pratique. Cela, en recherchant les éléments de ce contexte. Du point de vue heuristique, la signification surgissant du contexte qui aura été pris en compte est à relativiser. Car, comme le prévient Mucchielli (2005, p. 25), aucun contexte, aussi pertinent soit-il, ne peut prétendre épuiser le sens d’un phénomène.

Appel aux contextes pertinents

A la suite de cette problématique avancée de la pratique du coupage, il sied de reformuler la question de recherche en ces termes : que représente le coupage pour les acteurs de l’espace médiatique congolais, comment le perçoivent-ils et le vivent-ils ? Deux hypothèses nous aident à répondre à cette question. Premièrement, la pratique du coupage est conçue par les acteurs du paysage médiatique congolais comme un système de métatravail impliquant la négociation, la contractualisation et la contextualisation des principes universels de l’exercice du métier de journaliste, d’éthique et de déontologie professionnelles. Deuxièmement, le métatravail est vécu par ces acteurs comme un processus de désuniversalisation, de domestication et d’opportunisation des principes universels de l’exercice du métier de journaliste, d’éthique et de déontologie professionnelles. Pour répondre à ces questions, nous choisissons de faire appel aux contextes historique et socio-culturel de la République démocratique du Congo, à partir desquels nous estimons pouvoir fournir des éléments suffisamment pertinents pour asseoir nos hypothèses. Le premier contexte donne quelques repères qui permettent de construire la pratique du coupage, en prenant appui sur des éléments puisés dans trois grandes périodes de l’histoire de la République démocratique du Congo : la période précoloniale, coloniale et postcoloniale. Ces périodes mettent en scène des contextes socio-culturels caractérisés par un mode de vie et de travail dualiste, se manifestant dans le chef de l’acteur social congolais à travers deux types d’agir : le communautarisme et l’individualisme. Le premier puise ses éléments dans la culture traditionnelle du congolais dont l’origine remonte à la période précoloniale. Le second prend appui sur le modernisme hérité des périodes coloniale et postcoloniale. Au plan de l’agir professionnel des médias congolais qui constitue le fondement de la pratique du coupage, l’analyse du mode de vie communautariste révèle notamment que la légitimation et la valorisation du travail individuel se fait au niveau collectif tandis que le mode de vie individuel, marqué par le système marchand, amène l’acteur social, en l’occurrence le professionnel des médias, à autolégitimer et autovaloriser son agir. Ainsi, le contexte pertinent de l’agir du professionnel des médias congolais, celui-là même qui est pétri à la fois par le moule traditionnel et moderne, est dualiste. Il est autant traditionaliste que moderniste, communautariste qu’individualiste. Dans ce contexte dualiste, l’acteur social perd ses repères, notamment identitaires, et s’évertue à rechercher des palliatifs qui l’aideront à se forger un contexte particulier qui soit pertinent pour son agir. La délocalisation des principes universels d’éthique et de déontologie du métier de journaliste pour les adapter au contexte proprement congolais, la communautarisation des conditions de vie et de travail, la mobilisation et la redistribution communautaire des ressources révélées par l’analyse contextuelle participent à cette recherche de palliatifs en ce qui concerne le professionnel des médias congolais. Et dans ce contexte, la pratique du coupage se présente comme un véritable concentré de cette recherche de palliatifs, en ce qu’elle accumule les éléments pertinents relevés ci-dessus. Elle est délocalisation et localisation dans le contexte congolais des principes universels d’éthique et de déontologie du métier de journaliste mais également mobilisation, redistribution et mise en commun par les professionnels des médias congolais des moyens et des ressources qu’ils dégagent dans le cadre de l’exercice de leur métier. Ces palliatifs ne viennent pas seulement combler les vides creusés par la disparition des repères, notamment identitaires et de mobilisation des ressources, ils participent également à une mise en situation du mode de vie et de travail dans un contexte pertinent. Le but étant pour les acteurs médiatiques congolais de rechercher en permanence un contexte pertinent donnant un sens à l’accomplissement de leur métier. Le contexte recherché sera d’autant plus pertinent qu’il aura pris en compte et intégré suffisamment d’éléments significatifs pour la mise en situation ; des éléments objectifs ou subjectifs, existants dans l’environnement ou construits par les acteurs concernés dans le but de donner sens au contexte. Dans cette quête du contexte pertinent, notamment celui de la pratique du coupage, la démarche des acteurs ne consistera pas seulement à interroger l’environnement dans lequel ils évoluent mais également à s’interroger eux-mêmes dans une sorte d’introspection de leur agir.

En empruntant le même parcours interrogatif, la quête de (re)construction de la pratique du coupage menée par notre recherche a abouti aux résultats suivants. Premièrement, le coupage (re)construit emprunte à la fois l’axe historique et socio-culturel. Ce parcours fait découvrir un agir socio-culturel congolais fondé sur un mode de vie partagé entre le modernisme et le traditionnel, entre le milieu urbain et rural, entre l’individualisme et le communautarisme, entre l’échange marchand et le troc. C’est le même agir dualiste qui fonde le mode de vie et de travail de la corporation médiatique congolaise, en général, du professionnel des médias, en particulier. Car, avec la précarité et l’effritement des ressources dans le secteur de la presse congolaise, le journaliste est poussé à adopter un mode de vie et de travail le contraignant à mettre en commun les intérêts, les compétences individuelles mais également les revenus générés. Le coupage comme pratique professionnelle du secteur de la presse congolaise, s’accomplit donc collectivement et est entretenu par la communauté des professionnels des médias, en (ré)appropriation paradoxale et contradictoire des principes universels d’éthique et de déontologie ainsi que d’exercice du métier de journaliste. Concrètement, les ressources provenant de cette pratique sont communautarisées, car elles sont redistribuées au sein de l’organe de presse, sur une chaîne qui va du journaliste-coupé, parfois jusqu’au rédacteur en chef, en passant par le secrétaire de rédaction, les techniciens (cameraman, monteur, maquettiste…). La redistribution ne se fait pas seulement en aval, elle se fait dans certains cas en amont, au départ de la source d’information-coupeur qui prend soin de préparer elle-même « l’enveloppe de la presse », sachant qu’elle y trouvera son compte par le biais des opérations retour. Ainsi, le journaliste-coupé et la source d’information-coupeur, embrigadée, participent à la production du coupage et à sa canalisation. Ce faisant, ils assurent la légitimation et la valorisation du travail du professionnel des médias congolais : une entreprise répercutée par la source d’information, initiée au départ par la profession médiatique, pour laquelle le coupage n’est pas qu’avantages accordés pour motiver le journaliste comme l’appréhende l’homme de la rue. Le coupage devient désormais le lieu, le moment, l’acte qui permet de jeter un regard sur le métier de journaliste et le travail du journaliste congolais. C’est en définitive l’opportunité que se donnent coupé et coupeur pour échanger et deviser, discuter et réfléchir sur le métier de journaliste congolais. Echanges, discussions et réflexions par lesquels le professionnel des médias congolais négocie son identité dévalorisée, non pas en tant qu’acteur individuel mais en tant qu’acteur collectif, régi par un statut social et assumant un rôle reconnu par la société.

Le coupage construit est un acte de métatravail procédant de la contractualisation et de la contextualisation des situations

Le coupage construit par les acteurs et (re)construit par notre recherche quitte le terrain de compréhension du sens commun, dès lors que son analyse suggère la présence d’autres éléments pertinents qui permettent de dépasser le contexte limité de l’allocation financière, matérielle ou morale aux professionnels de presse et aux médias par les sources d’information. Il s’introduit un glissement opératoire qui n’est cependant pas couvert par un renouveau conceptuel : le terme coupage exprimant toujours cette réalité pratique et opératoire de l’objet et de la situation coupage, en ce qu’il est allocation de sommes d’argent ou d’autres biens aux professionnels de presse, dans le contexte de l’espace médiatique congolais. Une nouvelle exigence heuristique impose cependant une représentation évoluée de la pratique du coupage visant soit le renforcement de la formulation du concept, pour le faire accéder à l’usage explicatif, soit le renouvellement conceptuel qui prendrait mieux en charge toute la substance de l’objet coupage reconstruit par la présente recherche.

Notre recherche choisit la seconde alternative pour deux raisons. La première, c’est que le terme coupage est bien à sa place comme concept opératoire et pratique. Car, il s’est bien affirmé dans l’entendement commun de la presse congolaise au sein de laquelle il a reçu ses lettres de noblesse en tant que concept opératoire isolé, au départ d’une construction empirique élaborée par les acteurs médiatiques eux-mêmes et à partir d’observations directes ou d’informations recueillies par des enquêtes. A l’issue de ces observations, ce terme a été défini par nos soins comme une récompense accordée de manière informelle au journaliste pour l’encourager à publier ou à geler une information. Cette définition a fait du chemin depuis lors, et a été reprise par de nombreuses études qui l’ont plus au moins enrichie. Le terme coupage est donc porteur d’une rigueur analytique et inductive et a le mérite de fournir des éléments pertinents permettant la saisie empirique de la pratique du coupage. La seconde raison est que la pratique du coupage soumise à l’observation scientifique révèle d’autres dimensions qui dépassent la simple représentation monocausale et opératoire d’allocation de ressources entre professionnels des médias et sources d’information pour atteindre une dimension explicative et pluricausale, englobant des aspects de mise en situation congolaise des principes universels de l’exercice du métier de journaliste, dans un système localisé et au sein duquel se déroule le procès de cette profession. Des indicateurs recueillis par l’observation du coupage permettent de représenter cette dimension explicative de l’objet coupage par un concept plutôt synthétique qui le nomme mieux, le renomme ou le surnomme, selon l’appréciation que l’on pourrait avoir de cette opération. Il s’agit du concept de « métatravail » que nous définissons comme un ensemble d’activités fondées sur la négociation, la contractualisation et la contextualisation des principes universels d’un métier, en l’occurrence celui de journaliste, en vue de les adapter aux exigences particulières ou locales d’un environnement social. Le coupage opératoire et explicatif s’appréhende donc comme ce lieu et ce moment où s’accomplit le « métatravail« . Cet accomplissement se manifeste à travers trois dimensions qui constituent autant de sous-systèmes dans un système. La première dimension est celle de la négociation mettant en scène les professionnels des médias ou acteurs coupés et les sources d’information ou acteurs coupeurs dans un procès d’allocation des ressources et en même temps de délocalisation des principes journalistiques universels. La deuxième dimension est celle de la contractualisation des principes ainsi délocalisés entre la corporation de la presse congolaise, les instances de socialisation et celles de régulation sociale. La troisième dimension est celle de la contextualisation de ces principes dans l’espace constitué par les médias et le public congolais. La matérialisation de ces trois dimensions pour leur contextualisation dans l’espace médiatique congolais, passe par un processus de délocalisation des principes éthiques et déontologiques universels, ouvrant de ce fait la pratique du coupage sur des significations pluricausales. Ce processus commence par une sorte de désuniversalisation des principes en question, passe par leur domestication, en les dépouillant de leur habit universel qui les rendait objectivement intouchables, puis par leur opportunisation, dans une démarche qui vise à les rendre opposables à tous dans le paysage médiatique congolais et à renforcer leur ancrage contextuel, en les reversant dans le sous-système de départ, celui de la négociation.

Le schéma modélisé ci-après représente ce contexte et ce processus de métatravail :

Une meilleure connaissance de la pratique du coupage

La présente étude s’est donc fixée pour objectif principal une connaissance plus poussée de la pratique du coupagedans l’espace médiatique congolais. Cette préoccupation nous a été dictée par le caractère ambivalent de cette pratique qui se pose comme phénomène répréhensible mais est entretenu et parfois encensé par ceux-là même qui l’accablent. Au terme de cette recherche, nous avons obtenu des avancées significatives, concernant l’explication de l’objet coupage.

L’objet coupage est un système

Premièrement, le coupage ne devrait plus être appréhendé en terme de causalité linéaire et son explication ainsi que ses remèdes ne devraient plus être recherchés dans un contexte monolinéaire de simple allocation des ressources aux professionnels des médias par les sources d’information. Notre étude a notamment découvert que l’explication en termes de causalité linéaire est battue en brèche par le système du coupage, toutes les fois qu’il s’est agi par exemple d’éradiquer cette pratique, à grands coups de rappel à l’ordre ou de sensibilisation aux principes moraux. Ainsi, les acteurs du coupage, au lieu de s’y conformer, ont toujours cherché d’autres formules pour contourner les initiatives prises et conforter cette pratique avec d’autres armes. Deuxièmement, la présente étude a également mis en relief le rôle actif d’autres acteurs dans la pratique du coupage. Ces acteurs interviennent dans les trois sous-systèmes schématisés dans le modèle. Ils sont parfois les mêmes, parfois différents. Dans le sous-système de la négociation, les professionnels des médias traitent avec les sources d’information, coupeurs actifs, en vue de la réorganisation situationnelle des principes journalistiques universels. Ils sont eux-mêmes membres potentiels d’un autre sous-système, en tant qu’instances sociales, qui contractualiseront les dits principes dans l’espace médiatique congolais. En définitive, ce sont plusieurs acteurs de l’espace médiatique congolais qui se retrouvent dans les mêmes contextes, pour déconstruire les principes et les pratiques universels du métier de journalisme aux fins de les construire autrement dans l’espace médiatique congolais. Un jugement de valeur ou une dénonciation de cette pratique venant des sources d’information, des instances sociales ou du public, sans qu’ils ne mesurent leur propre implication, ne permet pas une contextualisation pertinente de ce phénomène. Car, tous sont, à un niveau ou à un autre, praticiens du coupageet le confortent. Troisièmement, la pratique du coupage analysée dans notre étude se conçoit désormais comme un véritable système composé d’acteurs et d’objets, constituant les éléments de l’ensemble coupage qui sont mis en relation entre eux et entre eux et leurs propriétés. Cette pratique tire sa faculté homéostatique de ces multiples relations qu’entretiennent coupés et coupeurs, corporations et instances, médias et public, d’une part et des propriétés qui les fondent, d’autre part. Il s’établit ainsi un nouveau contexte pertinent de la pratique du coupage différent de celui qui s’offrait avant notre recherche et qui concevait cette pratique comme une réponse linéaire et monocausale à une sollicitation. Le coupage construit dans ce contexte est un système qui s’inscrit comme un ensemble d’éléments en interactions, conduisant à la réorganisation des principes et de la pratique journalistiques universels. Comme dans tout système, il n’y a pas une seule relation, il y a plutôt adéquation de relations. De même, dans le système du coupage, il n’y a pas d’intention portée par le coupé ou par le coupeur, il y a plutôt adéquation des intentions pour que le coupage se réalise ou inadéquation des intentions pour que celui-ci ne se réalise pas. Ainsi, l’intention de corrompre que nourrirait la source d’information ne serait telle que si elle rencontrait la même intention chez le professionnel des médias : chacun agissant selon sa morale ou tous ensemble agissant selon la morale journalistique universelle contextualisée. Les dividendes de la pratique du coupage dans ce contexte sont considérées d’une part par les professionnels des moyens de communication de masse et de plus en plus par les organes de presse en tant qu’entités et d’autre part par les sources d’information comme un droit qui revient aux acteurs des médias, en raison du travail qu’ils font. Suivant cet entendement, il est loin d’être appréhendé comme une pratique de corruption car, entretenu puisque consacré par tous les acteurs du paysage médiatique congolais comprenant à la fois les professionnels des médias et les sources d’information mais également la corporation médiatique, les instances sociales, les organes de presse et le public qui prennent part au métatravail.

Un modèle pertinent et opérationnel pour appréhender une problématique complexe

La particularité de la pratique du coupage est d’offrir une apparence banale à l’entendement commun, en se présentant néanmoins comme un objet complexe dont il est difficile de saisir tous les contours et qui laisse entrevoir peu d’issues heuristiques à une recherche scientifique. Cela, du fait principalement que son entendement paraît évident aux yeux de tous : elle est un vulgaire acte de corruption. Pour pénétrer cette problématique complexe, la présente étude a procédé par la démarche inductive, en se lançant dans la jungle de cette pratique afin d’y recueillir le plus d’éléments permettant de monter et d’organiser un schéma de compréhension global du phénomène. Le schéma modélisé de métatravail se présente ainsi comme l’apport le plus important de cette étude. Celui-ci a le mérite d’être construit avec suffisamment de cohérence, permettant d’analyser l’objet coupageavec clarté, autour de l’ossature à trois piliers constituée par les sous-systèmes de la négociation, de la contractualisation et de la contextualisation, lesquels sont reliés par trois processus réorganisant les principes et l’exercice du métier de journaliste en République démocratique du Congo, en contextualisant dans le paysage médiatique congolais les principes et pratiques universels. Cette contextualisation, s’accompagnant d’un processus de mise en situation particulière de principes et pratiques universels, accède à une sorte de métacontextualisation, définie dans le cas d’espèce par le métatravail qui se présente comme une contextualisation sur la contextualisation, un travail sur le travail du journaliste congolais, mieux un procès des dimensions de l’exercice du métier de journaliste en République démocratique du Congo. S’il est vrai que le modèle comme représentation est toujours plus pauvre que la réalité représentée, celui de métatravail est conçu de sorte à représenter de manière rationnelle les différentes dimensions de la pratique du coupage, tant dans sa perception opératoire et pratique que dans son appréhension explicative. Mêmes les communications non activées mais porteuses de sens, telle la relation du professionnel non engagé dans la négociation de coupage ou le poids de l’information qui ne justifie par d’être négocié est pris en charge par le processus inverse, en pointillé sur le schéma du modèle, au départ des sous-systèmes.

Des pistes pour la maîtrise de cette pratique

Le coupage comme système et processus de désuniversalisation des principes et de l’exercice du métier de journaliste constitue un phénomène annihilant et controversé pour ceux-là mêmes qui le pratiquent. Il constitue également une préoccupation pour la formation des professionnels des médias et leur insertion dans la sphère médiatique congolaise. Cette recherche a été menée avec la modeste ambition de rencontrer ces préoccupations, en proposant pour l’éradication de cette pratique un schéma qui prendrait en compte tous les sous-systèmes qui la composent et porterait l’estocade aux quatre coins du système, au départ de la formation, en amont et en aval du principal acteur de la presse congolaise qu’est le professionnel des médias. Cette action est schématisée aux trois niveaux suivants :

Le niveau F1, correspondant à la formation académique des futurs professionnels des médias, devrait élaborer des outils de formation et de recherche aux pratiques professionnelles, particulièrement aux pratiques de métatravail. Les enseignements serviront de soubassement à la sensibilisation et les unités de recherche fourniront les outils d’intervention aux niveaux F2 et F3. Les interventions aux niveaux F2 et F3 fourniront également à F1 des éléments d’analyse pour parfaire ces outils et mesurer les progrès accomplis. De même qu’elles lui permettront d’y injecter les meilleurs éléments sortis de sa formation. Pour s’assurer de leurs mérites, ces éléments devront passer dans le moule du recrutement, à l’entrée de la formation ; de la réussite d’un ou plusieurs stages professionnels, en cours de formation ; et du recrutement sur concours pour l’accès à la profession. La pratique du métier de journaliste au niveau F2, par les éléments formés ou non dans les écoles de journalisme, constituant en elle-même une formation, cette fois-ci mise en pratique. Ce niveau étant à la fois le lieu de la mise en application de la formation reçue au niveau F1 mais également celui de l’expérience du terrain, avec tout ce qu’elle comporte d’échecs et de réussites. C’est cela qui fait le professionnel : à la fois essoufflé et aguerri par les années et les contraintes du métier mais pétri d’expériences nouvelles. Des expériences dont la plupart sont positives mais dont nombreuses s’écartent des principes et des pratiques professionnels préalablement acquis. C’est ici qu’interviendra encore le niveau F1 pour non seulement récolter des pratiques acquises : à éradiquer, à rectifier ou à codifier, notamment dans le cadre des unités d’enseignement et de recherche mais également de projets de sensibilisation, en partenariat entre F1, corporation médiatique, instances sociales, médias et public. C’est également le point de départ de la formation permanente, au niveau F3 que l’on pourrait nommer le troisième âge de l’exercice du journalisme. Car, l’élément formé à l’école, au niveau F1 du premier âge de la formation, expérimenterait déjà le métier à travers les enseignements pratiques et les stages professionnels. Son accès dans le métier devant également être l’occasion d’une formation dite de deuxième âge, celle du terrain. Ce contact avec le terrain s’accompagnant d’une sorte de vieillissement des principes appris et acquis, il s’impose une formation de troisième âge qui se chargerait du rafraîchissement de tout le bagage accumulé par le professionnel. Ici, les niveaux F1 et F2 seront appelés à la rescousse, le premier avec ses outils d’intervention, le second avec ses outils de terrain pour une remise à niveau des professionnels des médias.

En conclusion

L’étude sur le coupage en République démocratique du Congo aura montré que cette pratique est un construit de l’espace médiatique congolais en tant que système de contextualisation sur la contextualisation du travail du journaliste, conceptualisé par le métatravail, caractérisé par la négociation, la contractualisation et la contextualisation des principes journalistiques universels à travers un procès de l’exercice local de ce métier. Pour sortir de ce construit, il faut le déconstruire en dépassant la négociation et la contractualisation présentielles afin de systématiser le travail du journaliste dans le paysage médiatique congolais, de sorte à apaiser les principes et les pratiques journalistiques universels ainsi localisés.

Références bibliographiques

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Auteur

Rigobert Lapess Munkeni

.: Rigobert Lapess Munkeni est docteur en Sciences de l’information et de la communication (le premier à avoir soutenu une thèse de doctorat sur le thème de cet article, en coopération avec la Chaire Unesco en communication internationale de Grenoble) et professeur à l’Institut facultaire des sciences de l’information et de la communication (Ifasic) de Kinshasa, au Congo.
Ses centres d’intérêt en recherche sont : les processus de contextualisation, l’anthropologie de la communication et la pratique de la communication dans les milieux professionnels.