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France : l’incomplétude des relations entre journalisme et université

Achevé dès le milieu de 2005, cet article doit être publié dans un ouvrage d’hommages à Gerd Kopper, professeur à l’université de Dortmund, figure reconnue de l’enseignement du journalisme et des recherches sur le journalisme en Europe. En raison du retard pris par la sortie de l’ouvrage, les éditeurs ont aimablement autorisé cette pré-publication dans notre revue électronique; qu’ils en soient remerciés.
Mis en ligne le 25 Sept, 2006

Résumé

Achevé dès le milieu de 2005, cet article doit être publié dans un ouvrage d’hommages à Gerd Kopper, professeur à l’université de Dortmund, figure reconnue de l’enseignement du journalisme et des recherches sur le journalisme en Europe. En raison du retard pris par la sortie de l’ouvrage, les éditeurs ont aimablement autorisé cette pré-publication dans notre revue électronique; qu’ils en soient remerciés.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Miège Bernard, «France : l’incomplétude des relations entre journalisme et université», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/varia/05-france-lincompletude-relations-entre-journalisme-universite

Introduction

Les relations entre le monde du journalisme et le monde universitaire apparaissent à première vue comme paradoxales ; en effet, si elles sont anciennes et ont connu des périodes aisément identifiables où elles se sont développées (par exemple à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avec la création et la reconnaissance de quelques filières universitaires professionnalisées), elles n’ont cessé de se renforcer depuis une dizaine d’années (comme le montre toute une série d’indices), et pourtant elles rencontrent des limites et se donnent à voir comme inabouties ou insatisfaisantes, à différents points de vues et sans doute pour les différentes catégories d’acteurs (ou de partenaires) impliqués. Tout se passe comme si des enjeux nouveaux émergeaient ou se manifestaient plus nettement qu’antérieurement. Sans doute les tensions ne s’exacerbent-elles que de façon exceptionnelle, et on peut à bon droit considérer que les impulsions données autant par la Direction de l’enseignement supérieur (Sous-direction des formations professionnalisées) d’une part, que par la Commission nationale paritaire pour l’emploi des journalistes (CNPEJ) d’autre part, connaissent des réussites certaines, approuvées à la fois par les étudiants, les responsables universitaires, les éditeurs de journaux et responsables de médias, les professionnels du journalisme et leurs représentants. Le paradoxe ne serait donc que momentané, et le fruit d’une insuffisante maturation des relations, et il serait amené à s’estomper avec le temps. C’est ce constat prudemment optimiste que nous voudrions mettre en doute, d’abord parce qu’il relève fondamentalement d’une approche fonctionnaliste ou systémique dont on connaît les limites théoriques, ensuite parce qu’il laisse de côté trop de facteurs explicatifs, et en particulier ceux qui dépassent le cadre réducteur des relations qui se nouent à l’occasion de la mise en oeuvre des actions de formation. Autrement dit, pour être interprété pertinemment, le paradoxe signalé suppose à la fois qu’on fasse appel à des outils théoriques adéquats, et qu’on positionne les enjeux dans un contexte qui fasse sens et permette de les éclairer au-delà des aspects conjoncturels et de leurs dimensions sociales et professionnelles immédiates.

Il doit être entendu que je m’engage dans cette voie sans prétendre livrer une analyse en quoi que ce soit achevée (qui nécessiterait la réalisation d’un programme de recherche conduit par un collectif de travail), et sans pouvoir mobiliser et présenter toutes les données empiriques disponibles (que la dimension et le genre de cette contribution en hommage à un collègue connaissant bien l’enseignement du journalisme en France, interdisent). Malgré les spécificités de la situation française, sur lesquelles j’insisterai à plusieurs reprises, il me semble a priori que nombre des enjeux que je vais tenter de mettre en évidence, débordent largement le cadre français ; en tout cas, je m’efforcerai de ne pas les universaliser, comme c’est encore trop souvent le cas dans des textes émanant de responsables mais aussi de professionnels ou d’universitaires. C’est dire combien les réactions et les critiques suscitées seront précieuses.

À la fois une co-construction et une construction en parallèle

Dans une première approche, on peut considérer qu’on est en présence d’un processus de « co-construction » non achevé qui implique diverses catégories d’acteurs sociaux, ceux-ci développant des stratégies qui leur sont propres, en fonction de logiques sociales spécifiques qui s’imposent à eux jusqu’à un certain point. Cette proposition, comme on le verra, recouvre des situations complexes, résultant pour partie d’évolutions historiques souvent méconnues, pour partie de changements intervenant dans la courte durée.

Sont intéressés par la formation générale et professionnelle des journalistes, aussi bien les éditeurs de journaux, les dirigeants des médias d’information que les professionnels de l’information travaillant dans les médias généralistes et spécialisés. De longue date, les organisations syndicales de journalistes et les organisations d’employeurs se sont regroupées dans un organisme paritaire, la Commission nationale paritaire pour l’emploi des journalistes, qui, en raison de son rôle de contrôle de l’accès à la profession, labellise, agrée les programmes et supervise l’activité d’un certain nombre d’Écoles agréées, les diplômés se voyant décerner, dès leur stage de sortie effectué, la carte professionnelle de journaliste. Cependant, cette procédure sélective de contrôle de l’entrée dans une profession par le biais d’une formation professionnelle paritairement conçue et en quelque sorte déléguée à des Écoles n’a jamais réussi et même prétendu contrôler l’ensemble des entrées dans la profession ; la carte professionnelle peut être délivrée à des postulants ayant exercé l’activité de journaliste sous des conditions précises de durée, d’employeur, etc. à cet égard, la différence a toujours été grande avec les professions médicales ou judiciaires où les Facultés de médecine ou de droit, intégrées dans l’université, disposaient depuis longtemps d’un monopole de la formation et du décernement des diplômes, en dehors cependant de certificats finaux délivrés en liaison avec les ministères concernés. Les métiers du journalisme ont certes gagné en légitimité sociale tout au long du 20ème siècle, mais pas au point qu’un accord se fasse sur la nécessité d’une formation spécifique pour tous les postulants, et il s’en faut de beaucoup : les diplômés des Écoles de journalisme ne représentent qu’une partie minoritaire des nouveaux entrants dans le journalisme (de l’ordre de 20% environ), soit que les compétences techniques spécifiques du journalisme n’apparaissent pas indispensables (notamment pour les rubriques ou magazines spécialisés, ou pour le journalisme politique), soit surtout que la formation sur le tas tienne lieu de formation (en particulier pour le journalisme local, les rubriques de services, etc.). Quoiqu’il en soit, malgré le décalage persistant entre les flux de sortie des Écoles reconnues et les flux d’entrée dans la profession, un décalage qui n’a pas tendance à se réduire car les effectifs professionnels sont régulièrement croissants, les Écoles, « soutenues », contrôlées mais non gérées, par les différentes composantes du monde du journalisme organisées paritairement, bénéficient d’une incontestable reconnaissance ; elles sont l’élément phare d’un système assez singulier qui n’a guère son pareil dans d’autres champs sociaux, et qu’on justifie de divers côtés par les spécificités professionnelles irréductibles.

Du côté des universités les innovations se sont faites attendre. Les juristes et politistes, notamment à la Faculté de droit de Paris, ont été les premiers à se préoccuper du journalisme, mais en dehors de toute formation professionnelle ou professionnalisante. Les premières formations se rattachent précisément aux nouvelles filières professionnalisées à la fin des années 1960 et au début des années 1970, soit en premier cycle (à Bordeaux), soit en deuxième cycle (à Strasbourg).Les créations procèdent d’ailleurs par vagues et ont connu un développement récent significatif de sorte qu’aujourd’hui sur 12 Écoles, les 2/3 relèvent du service public de l’enseignement supérieur. Le rapport s’est inversé entre les Écoles privées (et dont les étudiants payent les frais de fonctionnement), et au rang desquelles on trouve les Écoles « historiques », le CFJ de Paris et l’ESJ de Lille, et les Écoles publiques (avec des droits d’inscription universitaire modérés) ; et la tendance est sans doute appelée à se confirmer.

On ne saurait pourtant en rester à ce constat, car depuis 50 ans, et surtout depuis 30 ans, les universités n’ont pas été absentes du système paritaire précédemment exposé. Elles avaient pour charge de préparer les étudiants aux concours d’entrée en leur dispensant une formation de base, souvent à base de sciences juridiques et politiques, et de sciences historiques, et cette fonction a pris au fil du temps de plus en plus d’importance en raison de l’afflux des candidatures et de l’accroissement du niveau d’entrée exigé ; remarquons que s’est ainsi installée une répartition des tâches qui n’est pas sans poser problème entre formation dite de base (ou générale et fondamentale) confiée aux universités (certaines allant jusqu’à offrir de véritables préparations : ainsi les Instituts d’études politiques, intégrés aux universités), et formation aux techniques professionnelles, dont les Écoles se sont en général fait la spécialité. Cette répartition des tâches a le mérite de la simplicité, mais comme nous le montrerons, elle repose sur une vision datée du monde universitaire et met également de côté son rôle d’actualisation et de valorisation des connaissances. Par ailleurs, depuis les années 1970, les universités ne se sont pas limitées à ce rôle de fournisseur de (bons) étudiants pour les Écoles privées ; elles se sont largement engagées, là aussi par vagues successives, dans la création de filières d’information et de communication, autant en premier qu’en deuxième et troisième cycles, au point qu’on peut tenir ces filières comme une innovation majeure en sciences humaines et sociales ; certes, le journalisme n’était qu’un domaine parmi d’autres, et même un domaine assez secondaire dans l’offre de formation proposée, mais les étudiants diplômés de ces filières, et disposant à la fois d’une formation aux sciences de l’information et de la communication (en plein essor), et de la maîtrise de langages et de moyens d’expression ainsi que d’outils techniques, se sont portés candidats à l’activité de journaliste professionnel, d’abord comme stagiaires, puis comme pigistes, enfin comme « statutaires » ; ils ne sont pas loin de former aujourd’hui le principal contingent des candidats à la carte professionnelle à partir d’une expérience validée (les données disponibles sont fragmentaires et incomplètes mais confirment cette tendance). Ce faisant les départements universitaires et les quelques unités de formation et de recherche (c’est-à-dire facultés) spécialisés en information et communication ont mis en œuvre un modèle en vigueur dans de nombreux pays et tout particulièrement en Amérique du Nord ; ce modèle qui prend pour base les connaissances désormais disponibles dans ce qu’il faut bien considérer un nouveau champ du savoir et qui s’efforce de la compléter par la formation aux nouveaux « langages » (images/ sons, numérique, etc.), s’est donc ajouté à celui qui avait été conçu de façon paritaire pour la formation des professionnels du journalisme. Concurrent certainement mais également complémentaire, il ne relevait pas, s’agissant de l’information, d’un projet clairement élaboré, et ce n’est qu’au tournant du siècle que les autorités de tutelle (en l’occurrence la Direction de l’enseignement supérieur du ministère de l’éducation nationale) et quelques représentants des universités concernées se sont inquiétés de mettre en relation les deux systèmes de formation (le second, quoique non labellisé par les représentants professionnels, mérite incontestablement d’être qualifié ainsi) en nouant des relations de travail avec les représentants de la CNPEJ. Du dispositif universitaire qui s’est ainsi constitué sur une trentaine d’années, il ne faudrait pas exclure un élément essentiel (sur lequel nous reviendrons ci-après), à savoir la recherche et la production de connaissances sur l’ensemble de l’activité des médias, et donc sur l’information et les pratiques journalistiques, celles-ci en correspondance étroite avec les travaux menés dans d’autres pays, et dont les Écoles, jusqu’à présent, n’ont fait qu’un faible usage.

On est donc en présence de deux systèmes de formation, partiellement interdépendants, qui mettent à contribution plus ou moins les mêmes catégories d’acteurs amenés à coopérer (en ce sens on peut les considérer comme des partenaires), mais selon des modalités différentes. Il est vrai que la coopération est au principe du système des Écoles : il s’agit même d’une coopération instituée entre organisations représentatives des employeurs et des journalistes (ce paritarisme s’est vu renforcé à l’issue de la 2ème guerre mondiale), mais, ainsi qu’on l’a indiqué, l’enseignement supérieur n’est pas étranger à cette coopération, et sa contribution est croissante. Les universités, de leur côté, jouent un rôle central dans le second système, mais pour ce qui concerne les filières professionnalisées, elles n’interviennent pas seules ; elles ont noué des contacts réguliers et suivis, tant avec les professionnels du journalisme contribuant à la formation (cours, travaux dirigés, etc.) qu’avec les dirigeants des médias qui participent aux conseils de perfectionnement, accueillent des étudiants stagiaires en signant des conventions de stages, etc.

Il s’agit bien à la fois de processus de co-construction et de construction en parallèle, mais à condition d’ajouter que : 1° si celle-ci est engagée depuis plusieurs décennies, elle est encore en chantier et a connu des développements récents importants qui laissent ouvert le futur proche ; 2° les différentes catégories d’acteurs sont en situation de négociation (le terme devant être pris dans son sens sociologique et on sous son acception juridique) ; 3° si les logiques des acteurs ne sont pas contradictoires, leurs stratégies peuvent conduire à des confrontations, à des oppositions voire même à des affrontements (ainsi les exigences des professionnels et des responsables des médias en matière d’acquisition des techniques journalistiques sont loin d’être acceptées aisément par les personnels universitaires, surtout par ceux qui ne collaborent pas aux formations professionnalisées ; de même que la sélection et les critères de sélection, ainsi que le coût de la formation, etc.). Les tutelles publiques quant à elles incitent à la coopération, surtout au cours de la dernière période ; mais elles font preuve d’une prudence compréhensible, de crainte de se voir reprocher de porter atteinte à une question sensible, en intervenant dans un domaine en rapport avec la liberté d’information ; elles sont donc moins interventionnistes que dans d’autres domaines comme celui de la formation des professions de santé.

Des avancées qui ne doivent pas dissimuler des limites

Les insatisfactions perdurent au fur et à mesure qu’on peut faire le constat d’avancées bien réelles, surtout en matière de formation. Serait-ce que la connaissance mutuelle des partenaires, en se renforçant, conduise à mettre à jour des différences antérieurement peu apparentes dans les logiques des uns et des autres ? Serait-ce que les professions du journalisme, à ce point différentes de toutes les autres, aient à faire valoir des spécificités impérieuses, nécessitant un traitement différent ? Ces explications, comme nous l’avons déjà suggéré, restent superficielles, et reproduisent sans que cela soit vraiment conscient une approche fonctionnaliste du social (à cet égard on ne peut qu’être étonné par le succès persistant dans les milieux professionnels jusqu’au sein des Écoles de journalisme du schéma lasswellien des 5 W, qui n’est rien d’autre qu’un modèle d’analyse fonctionnaliste).

C’est pourquoi, à la suite de Jean-Pierre Esquenazi (Esquenazi, 2002, p. 12), il nous faut revenir à une problématique essentielle : si aujourd’hui les médias poursuivent des buts variés, allant bien au-delà de ce qu’il faut entendre par information, « […] (leur) existence est soumise à une idée commune, celle selon laquelle ils ont pour rôle de « dire les faits ». Ils doivent livrer des comptes-rendus qui permettent au public de se faire une idée de l’état du monde. Ils sont également censés fournir des explications plausibles de ces faits. Par ailleurs, il leur faut présenter constats et interprétations dans des dispositifs prévus pour cela. » Selon la perception commune, les médias, les médias n’ont pas à filtrer et à traiter les événements sociaux (tous également appelés à être mis en représentation dans les articles ou chroniques), et ils ont à en rendre compte dans un langage ordinaire. Ce rôle social, bien ancré au moins dans les sociétés dominantes, relève évidemment de l’ordre de la croyance, mais sa mise en question, ou seulement en doute, peut entraîner des conséquences dommageables pour les médias et les professionnels du journalisme, d’autant que ces mêmes médias sont de moins en moins en situation de monopole et que la numérisation des réseaux de communication laisse ouverte la possibilité d’une diffusion directe de nouvelles sans la médiation des médias actuellement dominants et que d’autres producteurs d’information s’adressent maintenant directement aux usagers (les entreprises et collectivités publiques diffusent dorénavant toute une série de magazines et de bulletins qui gagnent en popularité voire en légitimité).

La concurrence faite aux médias dans le domaine de l’information est une des marques fortes et de la période actuelle; elle ne trouve pas son origine dans les mutations technologiques même si celles-ci la facilitent ; et cette concurrence ne peut que s’aviver. C’est dans ce contexte que se développent les relations entre éditeurs, professionnels et universités pour la formation des futurs journalistes, ou du moins d’une partie significative d’entre eux, sinon de leur élite. On est donc loin des conditions qui furent à l’origine des premières Écoles. Certes, la plupart d’entre elles ne se limitent pas aux médias imprimés, et offrent des formations intégrant plus ou moins aisément radio, télévision et maintenant le numérique ; mais l’élargissement des supports ne s’accompagne pas ipso facto d’une extension des modes d’écriture ; généralement le primat de l’écrit destiné à être imprimé demeure, et on s’explique bien qu’il soit difficile d’effacer les empreintes d’une histoire plus que séculaire.

Il est une autre concurrence qui s’affirme, c’est celle qui prend forme, c’est celle qui oppose journalistes et spécialistes des sciences humaines et sociales lorsqu’il s’agit de « dire les faits ». Certes, les premiers ont la possibilité de faire appel aux seconds au titre d’experts, et ils ne s’en privent pas quitte à les laisser diffuser seulement des bribes de connaissances ; quant aux seconds, s’ils veulent accéder au « grand public », ils ne disposent plus comme les grands intellectuels des générations précédentes, de leurs propres canaux de diffusion, ils sont donc contraints soit de composer avec les médias en se faisant publicistes, soit de rester confinés aux cercles spécialisés, soit de mener une critique virulente des médias (c’est le choix que fut amené à faire finalement Pierre Bourdieu après avoir fait l’expérience des limites de la coopération avec les médias audiovisuels). Cette lutte inégale pour la parole publique n’est pas sans implications sur les relations entre monde du journalisme et monde universitaire ; elle pourrait expliquer la grande réticence du premier à s’emparer des travaux de recherche conduits par le second sur les médias. Nous y reviendrons en conclusion.

Ce cadre explicatif, mettant l’accent sur la concurrence à laquelle sont désormais soumis les médias d’information n’est pas spécifique à la France. Il nous apparaît cependant qu’il est en quelque sorte sur-déterminé par le fait qu’interviennent également des traits originaux, qui sont au nombre de quatre :

1° L’ « exemplarification » de l’histoire des médias imprimés

Alors que l’histoire des médias n’est pas en manque de travaux pour la plupart de qualité scientifique indéniable, et insiste le plus souvent sur les ambiguïtés (pour le moins !) des relations entre patrons de presse et rédacteurs avec les décideurs industriels, financiers et politiques, le sens commun attribue aux journaux des qualités dont ils n’ont jamais disposé : transparence, pluralisme, promotion des opinions minoritaires, etc. Les actions menées en vue de la moralisation de la presse (de 1928 à 1944) sont aujourd’hui oubliées ou plutôt perçues comme ayant donné lieu à des réussites durables. Étrange décalage entre cet « âge d’or » présumé et ce qu’il en fut : comment l’expliquer ? par les réminiscences de la période faste – au début du 20ème siècle – où la presse française, lors assez populiste, était en position de leadership mondial ? par les espérances d’un renouvellement avant, pendant et immédiatement après la 2ème guerre mondiale ? par le fait que le passé (en conformité avec la plupart des travaux des historiens) est vu à travers le seul prisme de l’histoire politique, ou de l’offre médiatique, sans que la circulation des opinions et le travail des récepteurs-lecteurs ne soient pris en compte ? par les traces laissées par la période où la radiotélévision était en situation de monopole public quasi-total et donnait lieu à un contrôle étroit de l’information (entre 1958 et 1974) ?

Tous ces éléments se conjuguent vraisemblablement pour forger une opposition binaire entre un passé largement favorable à la presse et à sa contribution à l’espace public, et un présent fait de perte de crédibilité des médias, de concentrations répondant à des logiques purement financières et de compromissions multiples des professionnels.

Le fait est que cet intérêt pour une histoire ainsi simplifiée contribue au maintien d’un modèle (en ce qu’il serait accompli et devrait être imité) centré sur le politique et la critique sociale ; ce modèle, en vigueur dans plusieurs Écoles de journalisme emprunte à la fois à un modèle dit du 4ème pouvoir qui avait été conçu autour du journal Le Monde pendant sa période prestigieuse (dans les années 1960 et 1970), et à des positions alternatives plus récentes. Ce qui interroge dans cette conception c’est qu’elle fasse du domaine politique le parangon de toute activité journalistique ; elle se traduit également dans la sur-représentations des étudiants en sciences politiques dans les postulants ou les entrants ; et elle est particulièrement en discordance avec les pratiques journalistiques majoritaires.

2° Le décalage entre les médias d’information tels qu’ils sont et les représentations dominantes

Le « système médiatique » français comprend en effet des particularités qui doivent être rappelées. Dans un article publié dans le Handbuch de l’Hans Bredow Institut (Miège, 2004) nous observions notamment :

« La presse quotidienne, malgré quelques timides tentatives de rénovation, est engagée depuis 1945 dans un déclin qui n’en finit pas […] ; la presse parisienne, la première, vit sa diffusion chuter et le nombre de titres diminuer ; la presse quotidienne régionale résista plus longtemps à l’érosion des ventes, et garde des positions fortes dans certaines régions (Ouest-France reste de loin le journal français le plus vendu, mais avec une diffusion quotidienne payée de seulement 764 000 exemplaires en 2002). Cette chute s’explique surtout par des raisons d’ordre politico-économique : nombre de titres, d’importance moyenne, ont alors retardé trop longtemps leur modernisation économique, technique et rédactionnelle, habitués à fonctionner dans un espace commercial relativement protégé, avec l’appui des pouvoirs publics […]. Il est vrai que le relais a été pris, à partir des années cinquante par la presse magazine, et même à partir des années soixante-dix par la presse gratuite ; dans ces deux domaines, les entreprises françaises occupent des positions fortes, et les ressources publicitaires se dirigent prioritairement en leur direction. Mais, au bout du compte, la balance n’est pas équivalente, socio-culturellement et économiquement. Par ailleurs les années quatre-vingt ont été marquées par une effervescence certaine dans le domaine de l’audiovisuel ; cependant les radios locales privées en FM qui avaient fait naître beaucoup d’espoirs, se sont pour la plupart regroupées dans quatre grands réseaux, et depuis une dizaine d’années les innovations sont inexistantes. Il en est de même pour la télévision où après le choc causé par la création de chaînes privées commerciales et la nouveauté qu’a représenté Canal Plus, une sorte de statu quo ante est observable depuis une dizaine d’années : entre chaînes généralistes privées et publiques (ces dernières, sensibles à l’audimat, ayant bien du mal à « montrer la différence ») ; entre chaînes généralistes et chaînes thématiques, câblées ou satellitaires, dont l’essor est en fait contrôlé par les premières […]. De ce fait, le système médiatique, dans son ensemble, est peu enclin aux changements rapides […] Internet n’a pas encore réussi à ébranler les médias existants qui l’utilisent comme moyen complémentaires pour consolider leurs relations avec leurs audiences […] ».

Les initiatives plus récentes (télévision numérique terrestre, TV locales, Web-TV, etc.) n’incitent pas à plus d’optimisme. Finalement, l’ensemble du système médiatique français est fortement marqué par son histoire, ses mutations se réalisent sur la longue durée car le plus souvent elles respectent les fragiles équilibres (public/ privé ; entre groupes dominants ; etc.) et les innovations techniques mettent du temps à prendre racine. Si la télévision généraliste de masse paraît toujours en position de force face à la presse quotidienne et aux autres médias, la crédibilité de l’information qu’elle diffuse a tendance à diminuer régulièrement (ce que confirment les sondages et la croissance de la critique des médias, observable aussi bien dans les interpellations provenant de citoyens que dans l’émergence d’associations qui se donnent pour but de contrôler la qualité de l’information ) ; les quotidiens nationaux ont connu et connaissent de sérieuses difficultés tant financières qu’éditoriales ; par contre les magazines d’information générale et surtout spécialisés, les magazines professionnels, ainsi que la presse gratuite (l’essor de la presse gratuite quotidienne est notable dans les grandes agglomérations), occupent désormais une place de choix, mais les français n’ont guère conscience de cette particularité de leur système médiatique ; en quelque sorte, l’état des médias n’est pas corroboré par les représentations sociales auxquelles ils donnent lieu. Et, les instances de formation des journalistes, dans leur ensemble, ne sont pas, ou insuffisamment, sensibles à ces distorsions.

3° Le professionnalisme du flou : plus que jamais

Dans un ouvrage de 1993, remarqué mais pour partie incompris, Denis Ruellan, universitaire spécialisé dans la formation des journalistes, après une analyse historique précise des tentatives de régulation de l’accès, des procédures de travail et de la formation au journalisme, parvenait à cette conclusion : « […] celui-ci est un métier aux limites incertaines, au domaine flou […] le groupe a, en réalité, géré sa très grande hétérogénéité par la non-imposition de normes trop strictes. Il résulte de cette attitude une sorte de flou constitutif […] dont l’efficience sur le plan du positionnement social n’est pas sans intérêt. En n’imposant pas de contenu systématique à la formation, et en donnant aux questions déontologiques une réponse de pure forme et évasive au fond […] il dessine un groupe social insaisissable, hétérogène dans ses compositions […] » (Ruellan, 1993, pp. 92-94). Paradoxalement le flou est un outil de cohésion, s’accompagnant du recours à un certain nombre de valeurs communes ; et nous ajouterons de croyances fortes.

Ce serait une erreur de voir en arrière-plan de cette analyse décapante une intention péjorative. Dans un article récent basé sur un examen approfondi de la jurisprudence traitant des conflits relatifs à l’émiettement des profils de journalistes, l’auteur est revenu sur cette question et s’est demandé s’il y avait expansion ou dilution du journalisme (comme le craignent autant certains professionnels que des chercheurs). Le travail d’adaptation dans la « gestion des frontières » lui paraît finalement se poursuivre de façon fluide. « La diversité des types d’organisation d’une part, la mutation des fonctions professionnelles d’autre part, la dérégulation de la relation d’emploi enfin, tirent le groupe vers des référents nouveaux […]. Près de six fois plus nombreux qu’il y a un demi-siècle, les journalistes d’aujourd’hui sont à la fois les mêmes qu’hier et très différents. » (Ruellan, 2005, p. 9). Il n’est plus nécessaire de travailler dans une entreprise de presse, les revenus peuvent être largement complétés par d’autres sans rapport avec l’information de presse, le travail peut s’effectuer dans une administration publique, l’écriture sur l’actualité n’est plus requise, et les fonctions techniques sont prises en compte. Ces propositions de Denis Ruellan ne convergent guère avec les conceptions professionnelles généralement avancées et avec les débats publics ; cela ne justifie pas qu’on ne leur fasse pas crédit.

4° Information versus Communication : vraie et fausse querelle

Vifs sont en France les débats sur les relations entre Information et Communication, cette dernière étant régulièrement accusée de mettre en œuvre toute une série d’actions pour accroître son emprise sur le monde de l’information. Et il se vérifie effectivement que la « conquête de la société par la communication » depuis une trentaine d’années, s’est faite largement au détriment des médias d’information, et convient-il d’ajouter, en raison même de la faiblesse des médias imprimés. Mais à ce niveau de généralité, l’opposition ainsi repérée ne va pas sans ambiguïtés d’autant que les deux termes recouvrent des sens bien différents et souvent confondus. Sans reprendre une argumentation développée dans un ouvrage récent (Miège, 2004), nous nous en tiendrons ici à deux observations.

D’abord, il faut remarquer que nombre de journalistes travaillent de façon régulière ou occasionnelle dans des services ou organismes chargés de mettre en œuvre des actions de communication pour le compte d’entreprises, d’administrations ou d’associations, en y apportant leurs compétences professionnelles propres. Contrairement à des positions souvent défendues, cette collaboration n’est en rien accessoire ou seulement motivée par la recherche de compléments de salaires (ce que l’on désigne parfois par le terme dépréciatif de « ménages ») ; elle s’inscrit maintenant dans la durée, et la carrière de certains professionnels alterne entre médias et services de communication. Autant les pratiques se sont étendues, autant elles restent considérées dans les milieux du journalisme comme en contradiction avec les valeurs professionnelles ou comme un pis-aller toléré momentanément pour des raisons économiques. Il serait cependant utile de se demander si l’extension du journalisme (certains auteurs parlent avec de bons arguments de journalismes, en insistant sur le pluriel) ne va pas jusqu’au contrôle par le groupe d’une partie des nouveaux métiers de médiation (dont certaines fonctions relevant de la communication). Cette hypothèse a été émise lors d’un Séminaire de recherche réuni en février 2005 par le GRESEC rassemblant des spécialistes universitaires du journalisme, et publié dans sa revue numérique « Les enjeux de l’information et de la communication » sous le titre La recherche sur le journalisme : apports et perspectives (http://www.u-grenoble3.fr/les_enjeux/).

Ensuite, divers auteurs vont jusqu’à parler de « mise à distance de la science par la journalisme », tout particulièrement lorsque des recherches en sciences humaines et sociales se donnent pour objet l’information ou les médias. Parmi d’autres, Jean-Michel Utard (Utard, 2004, p. 116) fait observer que « les rationalisations professionnelles placent ainsi l’individu journaliste au centre de la pratique et impliquent un rapport à la réalité alternatif à la démarche scientifique […] Sans refuser toute valeur de vérité aux constructions scientifiques, le journalisme se pose en démarche concurrente de production de savoirs vrais sur le monde […] Valorisant le contact avec le terrain, il oppose sa démarche d’enquête, tournée vers la quête d’authenticité, à celle de la sociologie, visant la vérité statistique. » à partir de là, on comprend mieux que cette concurrence s’exerce avec une vigilance particulière lorsque les chercheurs abordent des questions informationnelles ; les réticences se muent parfois en résistances, au point de tenir les théories de l’information et de la communication, et les recherches menées depuis maintenant plusieurs décennies au sein de la discipline des SIC (Sciences de l’information et de la communication) comme extérieures à leurs préoccupations. Ces attitudes ne sont sans doute pas spécifiques aux journalistes français, mais les traits propres à la situation française sur lesquels nous avons insisté, expliquent qu’elles s’expriment avec une certaine fermeté.

Il importe donc en conclusion de revenir sur l’analyse de l’incomplétude des relations entre monde du journalisme et monde universitaire, et de la compléter sur un point essentiel : du point de vue des universités, les avancées récentes de la coopération ne peuvent dissimuler combien celle-ci laisse encore de côté la recherche, et ses acquis qui circulent maintenant bien au-delà des frontières nationales. La formation générale et professionnelle des futurs journalistes peut difficilement se passer d’une production des connaissances fondée sur le recours à des méthodologies validées, et toujours révisable ; de la part des universités, rien ne saurait justifier un traitement à part du journalisme, la recherche sur l’information et le journalisme pouvant du reste associer comme cela se pratique déjà dans certains départements les professionnels, tout particulièrement ceux qui collaborent aux formations.

Références bibliographiques

Esquenazi Jean-Pierre, L’écriture de l’actualité- Pour une sociologie du discours médiatique, Grenoble : PUG, 2002

Miège Bernard, « das Mediensystem Frankreich », Internationales Handbuch Medien, 2004/ 2005, Baden-Baden : Nomos Verlaggesellschaft, pp. 304-316

Miège Bernard, L’information- communication, objet de connaissance, Bruxelles- Paris : De Boeck / INA, 2004

Ruellan Denis, Le professionnalisme du flou – Identité et savoir- faire des journalistes français, Grenoble : PUG, 1993

Ruellan Denis, Séminaire GRESEC, « La recherche sur le journalisme, apports et perspectives », in Les Enjeux de l’information et de la communication, http://www.u-grenoble3.fr/gresec/les enjeux_de l’information/, consulté le 29/09/2005

Utard Jean-Michel, « Journalisme et Publicité, entre rationalités techniques et talent personnel. Quelle place pour les « savoirs savants » ? », revue Etudes de communication (langages, information, médiations), n° 27, 2004, pp. 109-120

Auteur

Bernard Miège

.: Bernard Miège est professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Stendal Grenoble 3.