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Régulation sociale et communication des entreprises

Cet article fait suite à une communication présentée au colloque international organisé par le CERSIC ERELLIF, Pratiques et usages organisationnels des Technologies de l’Information et de la Communication, Rennes, 7, 8 et 9 Septembre 2006.
Article inédit, mis en ligne le 24 Nov, 2006

Résumé

Cet article fait suite à une communication présentée au colloque international organisé par le CERSIC ERELLIF, Pratiques et usages organisationnels des Technologies de l’Information et de la Communication, Rennes, 7, 8 et 9 Septembre 2006.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Huët Romain, «Régulation sociale et communication des entreprises», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/varia/04-regulation-sociale-communication-entreprises

Introduction

Nous nous proposons d’analyser les rapports sociaux qui interviennent dans la production de normes éthiques et sociales, en nous appuyant sur une étude empirique menée dans le cadre de notre thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication (dorénavant SIC). Ces nouvelles normes éthiques et sociales sont essentielles pour l’étude des évolutions sociétales et économiques globales. Elles contribuent à l’avènement d’une « société de l’information », au sein de laquelle les rapports sociaux sont incertains et en constante évolution. Des normes d’efficacité, voire de productivité, se développent et tendent à remplacer les normes de droit dans l’administration des entreprises. Ces nouvelles formes de régulation influencent le gouvernement du social par les entreprises (à l’intérieur et à l’extérieur de la firme), comme le montrent les chartes et codes de conduite, qui sont des médias de communication dont les formes appartiennent au droit. La multiplication de ces documents témoigne des changements en cours dans les modes de régulation sociale. Le phénomène concerne en premier lieu l’administration des entreprises et la définition de leurs politiques sociales.

Les SIC ouvrent des perspectives intéressantes pour comprendre les mutations liées à la prolifération des chartes. Partageant l’idée selon laquelle on peut aborder la question des régulations sociales en analysant les relations entre les acteurs (et non exclusivement en étudiant ces acteurs et leurs actions), nous nous demanderons d’abord ce que peut être « observer la communication » dans notre champ d’étude (« Ressources théoriques »). Nous mettrons ensuite la théorie à l’épreuve de la réalité en examinant les modalités de production d’une charte élaborée par un collectif d’entrepreneurs : la charte de la diversité (« Étude de cas : la charte de la diversité dans les entreprises »). Enfin, nous nous intéresserons à un certain nombre de glissements conceptuels que les SIC permettent de mettre en évidence (« Pistes d’analyse »).

Ressources théoriques

La singularité du point de vue communicationnel

Pour montrer que la question des régulations peut être abordée en analysant les relations entre les acteurs, nous emprunterons à diverses sciences (sociologie, sciences de gestion, sciences économiques, etc.) ; les problèmes posés par l’émergence de nouvelles formes de régulation nous obligeront en même temps à façonner nos propres outils théoriques et méthodologiques. Le point de vue privilégié ici consiste à s’intéresser à la place de la communication dans le processus de construction de la norme, en rendant compte des différentes formes de confrontation. Dans cette perspective, la production de normes est appréhendée comme un mode de gestion des relations par la discussion. Le regard communicationnel vise à resituer l’entreprise dans le débat public. Depuis quelques années, les questions de responsabilité sociale et de citoyenneté d’entreprise suscitent une abondante littérature ; l’entreprise n’aurait pas seulement un rôle économique, mais serait amenée pour diverses raisons, économiques ou non (répondre aux critiques sociales et artistiques, s’adapter à l’évolution des législations et des politiques publiques, etc.), à intervenir dans les mécanismes de régulation et de cohésion sociale. C’est dans ce cadre que se sont développés des concepts tels que celui de « Responsabilité Sociale des Entreprises » ou d' »entreprise citoyenne ». Certains vont jusqu’à affirmer que la RSE témoigne d’une transformation majeure du rôle des entreprises (1) et inaugure ainsi un nouveau mode de régulation économique et sociale (Bardelli, 2005, p. 731). Autrement dit, à travers la RSE, les entreprises chercheraient à construire un nouveau compromis social (fondé sur l’idée que la forme et le contenu de leurs engagements sont régulés par le marché). Nous ne prenons pas position sur ce point : notre propos est d’étudier empiriquement les attitudes, croyances, représentations exprimées par les intéressés (sans nous préoccuper d’éventuelles pensées stratégiques de groupe – qui seraient de toute façon difficilement démontrable). Toutefois, nous pouvons risquer l’interprétation selon laquelle la RSE, qui limite le champ d’action de l’État, est conçue par les entrepreneurs comme une réponse aux dysfonctionnements sociaux.
Sur le plan de la communication, la multiplication des codes de conduite, chartes éthiques, chartes sur la RSE, principes d’action, etc. est une manifestation de cette évolution. Actuellement, 98% des grandes entreprises françaises disposent d’au moins un document indifféremment intitulé « charte » ou « code de conduite » (Étude Alpha, 2000), ce qui laisse à penser qu’aucune entreprise ne pourrait raisonnablement se dispenser d’un tel objet. De toute évidence, les chartes sont devenues une forme logique et linguistique des pratiques sociales ayant trait à l’éthique dans les entreprises. On assiste ainsi à la généralisation du « discours éthique » dans les pratiques sociales et professionnelles. C’est là sans doute une caractéristique de cette « société de l’information », dans laquelle l’entreprise joue un rôle médiatique et où il existe de multiples injonctions à communiquer (loi NRE, bilan social, etc. – D’Almeida, Andonova, 2006, p. 136). Dans leur forme la plus élaborée, ces discours d’engagement peuvent être considérés comme une sorte de gouvernement du social. Les chartes, qui engagent la conception que les entreprises se font du devoir, sont des supports de cette communication « autoréférentielle ». Elles sont aussi l’expression d’un devoir prescrit à soi-même (D’Almeida, 2001, p. 118). La prolifération de ces « discours d’engagement » ne rend pas nécessairement l’action de l’entreprise plus lisible, bien qu’elle la rende plus visible. Cette lecture est facilitée, souhaitée, voire suscitée, mais c’est une lecture qui ne peut être que partielle et singulièrement flatteuse (De la Broise, 2006, p. 43). L’entreprise est un espace codé disposant d’un régime linguistique particulier ; la référence à l’éthique tend y à occuper une place centrale.

Le point de vue communicationnel tend ainsi à déplacer la représentation de l’entreprise. Celle-ci est envisagée comme produisant des biens et services, détenant une responsabilité plus ou moins étendue, et comme énonçant un certain nombre de discours et de récits (D’Almeida, 2004) qui contribuent à façonner une représentation particulière du monde.

Une analyse centrée sur le rôle des objets dans l’organisation des rapports sociaux

Notre propos est d’examiner les modalités de construction des chartes. Cela consiste à mettre en évidence des procédures, des stratégies, des rapports de pouvoir à l’œuvre dans l’élaboration de l’écrit. Notre analyse est donc centrée sur l’objet, et en particulier sur son rôle dans l’organisation des rapports sociaux : les réseaux qui se créent autour de lui, ses caractéristiques et propriétés spécifiques, sa matérialité, etc. La question des objets appliquée au champ des relations sociales s’attache aux effets qu’ils engendrent (effets propres, dans leur autonomie relative, et effets politiques, liés notamment aux relations de pouvoir). Quelques chercheurs en SIC ont travaillé sur des problématiques connexes (D. Carré, C. Loneux, B. Floris, et P. Chaskiel pour ne citer qu’eux). Les chartes sont des objets de recherche stimulants, parce que leur processus de production est le fruit et crée des rapports sociaux. Nous cherchons donc à étudier ces actes de communication socialement élaborés en centrant notre attention sur les effets sociaux générés par leur production.

Nous explorons donc en premier lieu la dimension organisationnelle de l’activité de production. Cela suppose de mettre en évidence des rapports sociaux parfois conflictuels (au sein du collectif chargé de l’élaboration de la charte, d’une part, entre ce groupe et l’extérieur, d’autre part), la place des individualités dans le processus de production, les travaux de coopération ou de coordination entre les acteurs pour fixer le contenu des engagements, etc. Nous examinons également la dimension « politique » : la composition du collectif, son organisation, la construction des réseaux, les traces écrites qu’ils laissent, tout cela éclaire le sens de l’action. Ces différentes phases se situent en amont et en aval des formes physiques de confrontation. Ainsi, c’est sur la production même de l’objet communicationnel (charte) que doit porter l’interprétation. Cet objet renvoie à des acteurs « situés » (entrepreneurs, syndicalistes, associatifs, etc.) qui participent à l’élaboration de la charte et contribuent ainsi à construire le sens de l’activité. En définitive, notre méthode de recherche ne consiste pas en l’analyse de discours et de contenus qui seraient considérées comme des sources d’information sur la réalité sociale, mais « prenant ces représentés comme des constructions sociales, nous mettons en œuvre des méthodes pour repérer les forces à l’œuvre dans la production des discours, des textes, accompagnateurs autant qu’auxiliaires de recompositions organisationnelles » (Delcambre, 2000, p. 19). Qu’elles aient ou non une visée narrative, les chartes ont une histoire de production. Ces étapes de fabrication constituent des temps de régulation où les acteurs sociaux échangent leurs points de vue. Autrement dit, les chartes créent un discours dont l’enjeu n’est pas tant la représentation que la configuration de l’action et la construction de son sens (Delcambre, ibid.).

Étude de cas la charte de la diversité dans les entreprises

Trente-cinq dirigeants de grandes entreprises ont signé le 22 octobre 2004 une charte qui s’intitule « charte de la diversité dans les entreprises ». Ces entreprises s’engagent à « Rechercher une diversité au travers des recrutements et de la gestion des carrières« . L’objectif affiché est de mettre en place des mesures volontaristes pour que l’entreprise reflète les composantes de la société, notamment en recrutant plus largement les personnes issues de l’immigration ou des DOM. Visant à pallier les insuffisances des politiques menées par les pouvoirs publics, cette charte pose donc la question de l’intégration des populations issues de l’immigration.
La charte de la diversité a été produite à l’instigation de l’Institut Montaigne (2), sous l’égide de deux acteurs : Laurence Méhaignerie et Yasid Sabeg. Ces auteurs ont également rédigé un rapport (« Les oubliés de l’égalité des chances », 2004) qui dresse un état des lieux des discriminations au travail et formule une série de propositions pour faire évoluer à la fois les entreprises et le monde politique sur cette question. L’une des suggestions propose l’élaboration d’une charte qui serait signée par une grande partie des entreprises françaises. Le rapport de Y. Sabeg et L. Méhaignerie fait explicitement référence à la charte de la diversité. Son contenu n’était pourtant pas encore fixé au moment de la publication du rapport. La charte est néanmoins présentée comme une « action volontaire d’envergure […]. La charte de la diversité propose aux entreprises publiques et privées de formaliser leurs actions et résultats pour la promotion et le respect de la diversité culturelle, ethnique et sociale de l’entreprise […] elle pourrait être une première étape vers la définition d’un label d’inclusivité pour valoriser les entreprises qui mettent en place des pratiques responsables pour la promotion de la diversité ». Il est par ailleurs précisé : « pourraient souscrire à cette charte de la diversité, volontairement, toutes les entreprises de plus de 100 employés qui s’engageraient à : constater la dimension pluriethnique de la France, et à cet égard, valoriser et promouvoir l’équité et le respect de cette diversité dans les politiques de recrutement, de promotion professionnelle et de salaires, reconnaître l’égalité entre les hommes et les femmes par une promotion de l’égalité des sexes à travers le recrutement, la promotion professionnelle et la politique salariale » (p. 152). Il est également prévu d' »inclure une clause de non discrimination pour les embauches, à mérites, compétences ou talents égaux ». Le rapport assure encore que la charte incite à « généraliser les plans de carrière sur une base équitable et prohiber tout préjudice, préjugé ou oppression et toute forme de discrimination fondée sur la race, l’ethnicité, la couleur de peau, la religion, la culture, le sexe, la classe sociale ou l’orientation sexuelle ». Pour ce faire, il est envisagé de « faire figurer au bilan social la photographie des 20 à 30 premiers cadres de l’entreprise ainsi que les actions menées en matière de diversité et leurs résultats » (p. 152). Enfin, il est recommandé que les entreprises « mènent des actions de sensibilisation et de formation des dirigeants, DRH, et collaborateurs pour la gestion de la diversité (gestion des conflits, lutte contre les discriminations, promotion de l’égalité des chances) pour offrir un climat favorable à la reconnaissance, au respect et à la dignité de la personne dans l’entreprise dans sa diversité culturelle, ethnique et religieuse » (p. 152).
En définitive, ce rapport constitue une amorce dans l’histoire de la charte. Il a en effet été présenté par Yasid Sabeg et Laurence Méhaignerie lors d’une réunion organisée au sein de l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées) (3), réunion qui rassemblait une trentaine de chefs d’entreprises du CAC 40. C’est ainsi qu’un groupe de travail a élaboré une première version de la charte, qui a ensuite été discutée et commentée avec une vingtaine de dirigeants de grandes entreprises, dans les locaux de l’AFEP. Les discussions ont conduit le groupe de travail à modifier la version initiale du projet. Au terme de quatre rencontres, la charte a été stabilisée, signée, puis rendue publique. Elle est donc le fruit d’un groupe de travail socialement homogène. Bien que la charte ait pour vocation de s’appliquer à des groupes sociaux hétérogènes, les organisations syndicales et les structures associatives ont été exclues du processus d’élaboration. Elles apparaîtront dans la « stratégie d’évocation » de la charte, où elles sont sollicitées pour soutenir l’initiative patronale.
Par cette initiative, l’Institut Montaigne, et plus généralement le monde des entreprises, s’est positionné comme un interlocuteur incontournable pour les instances de réglementation. Le gouvernement a d’ailleurs accordé publiquement aux entreprises françaises douze mois pour mettre en place des dispositifs destinés à lutter contre les discriminations. En l’absence de progrès en la matière, le gouvernement menace d’intervenir par injonctions réglementaires (Conférence interministérielle, 2005). Nous pouvons formuler l’hypothèse que nous sommes ici dans l’antichambre législative (l’autorégulation précède la co-régulation). La charte contient plusieurs dispositions censées guider la conduite des acteurs socio-économiques. Les préceptes d’action sont formalisés et inscrits dans un objet par l’écriture, ce qui permet d’éviter que l’on interroge à tout instant sa cohérence.

Pistes d’analyse

Nous formulons ici quelques pistes d’analyse. Il faut davantage les considérer par les questions qu’elles posent ou provoquent que par les demi-réponses parfois hésitantes qu’elles esquissent.

L’apport spécifique des SIC

Les SIC sont utiles pour comprendre les mutations induites par la multiplication des chartes. Elles permettent de s’interroger sur la place de la communication dans les relations professionnelles, par exemple en rendant compte des différentes formes de confrontation. Les relations sociales sont ainsi appréhendées comme un mode de gestion des relations par la discussion. Nous pensons les relations sociales comme un espace informationnel et communicationnel produisant des exigences normatives de la part des acteurs sociaux, destinées à intégrer l’agenda stratégique des politiques sociales des entreprises, voire l’espace politique, comme c’est le cas pour la charte de la diversité ou comme a pu le montrer C. Loneux dans sa recherche sur l’interprofession publicitaire (Loneux, 2000). Le cadre conceptuel que nous suggérons, consiste à cerner les modalités de l’émergence d’un espace de médiation par lequel un collectif d’acteurs tente d’inscrire une question sociale (les discriminations) dans l’agenda stratégique des entreprises (aujourd’hui, 250 entreprises signataires) et dans l’agenda médiatique, avant d’essayer de peser sur les décisions étatiques. C’est donc un agir stratégique que nous étudions. La norme autoproduite est, à l’instar de toute norme, tributaire de paramètres sociaux tels que le contexte, les stratégies des acteurs, les rapports sociaux, les lieux physiques de discussion, etc. L’espace communicationnel est un espace d’échanges où se confrontent différentes interprétations du symbolique. Le sens devant jaillir de la confrontation, l’espace communicationnel est investi par les rapports de force. Il peut aussi être compris comme une strate de l’espace public dans la mesure où il vient l’alimenter. La charte de la diversité est la manifestation concrète d’une « micro-société ». Il s’agit d’un collectif, issu de la société civile, qui se prescrit à soi-même des devoirs. Le processus revient à créer son propre cadre, ses objectifs, ses modalités de contrôle. L’État ne constitue pas la norme. Tout au plus, il informe de l’initiative (rend publique son existence) voire il appelle à la discussion (ouverture du collectif en y associant d’autres acteurs tels que les ONG ou les organisations syndicales) tout en laissant le collectif s’auto-organiser. Les restrictions que l’on trouve dans le cadre de la négociation traditionnelle, dont on peut dire qu’elle bride les élans de la socialisation communicationnelle (espace de confrontation ritualisé, rapports inégalitaires, contraintes de négociation, etc.), sont ici éclatées dans un cadre « extra-institutionnel ». Ainsi, l’espace social créé par le collectif de la charte de la diversité a une signification implicitement critique, dans la mesure où les résultats des politiques en matière de discriminations sont mis en cause. Enfin, Il comprend des mécanismes d’exclusion tout en constituant aussi un espace d’autoréflexion qui peut produire de la créativité sociale, rompant ainsi avec les routines, mais dont la légitimité démocratique peut être examinée.

Dans le cas que nous avons présenté, l’élaboration des engagements a lieu en dehors du cadre des médiations habituelles des relations socioprofessionnelles. Le processus se différencie des formes traditionnelles de confrontation sociale (négociation collective, etc.). Ces normes « autoproduites » participent ainsi à reconfigurer les relations sociales en commençant par modifier les modalités de la confrontation (négociation à huis clos, sélection aléatoire des participants, contournement possible des représentants du personnel, dérégulation du cadre communicationnel des relations sociales, etc.). C. Dupont (1990) a mis en évidence une des spécificités de la négociation traditionnelle : les stratégies y sont contraintes par le fait que les acteurs ne se sont pas choisis. Chacun doit composer avec l’autre, quel que soit l’historique des relations entre les partenaires. Dans le cas des chartes, la décision de gestion du social n’est plus le monopole d’une instance légitime (dialogue social) ; elle est le fruit des stratégies d’influence des groupes sociaux. Ces observations nous autorisent à risquer deux types d’interprétation (entre lesquels nous ne trancherons pas).

Le premier consiste à considérer la charte comme un cadre de référence dont l’ambition est de transcender tous les autres espaces de médiation. Elle reprend des éléments législatifs (peu d’innovation par rapport au corpus juridique en vigueur) sans se placer sous une figure juridique (pas de forme de justiciabilité). Du point de vue de l’analyse de la procédure, elle objective une question sociale selon des registres d’intelligibilité propres au collectif en charge de son élaboration. Il s’agit, autrement dit, d’un travail cognitif et normatif de sélection des données à partir d’une simplification du phénomène considéré, opération qui est elle-même déterminée par des grilles de lecture particulières aux différents acteurs (Muller, Surel, 1998, p. 59) (4). Par sa couverture médiatique et par sa force politique, la charte se fait cadre de référence. Elle est dès lors vouée au questionnement et se trouve donc susceptible d’encourager la mobilisation d’autres groupes sociaux. Poser des principes par écrit, c’est susciter un certain engouement pour une question donnée : chacun des partenaires est appelé à s’interroger sur le texte, qui fait donc l’objet de discussions dans les différents groupes sociaux. La charte est alors un moyen d’objectiver une problématique et d’inciter à sa prise en charge politique.

Une autre lecture est cependant possible. Produite par un collectif d’entrepreneurs, la charte s’apparente à une forme de militantisme entrepreneurial. Témoignant d’un engagement public, elle peut être une manière, pour les entreprises, de se prémunir contre d’éventuelles accusations de pratiques discriminatoires (anticipation d’une situation critique). Dans le même temps, ces acteurs se présentent comme des interlocuteurs incontournables pour les instances de réglementation en arguant de leur bonne foi, du volontarisme et de leur légitimité à se saisir d’une question sociale. La charte est alors présentée comme une démonstration de leur capacité à s’autoréguler en cherchant, à terme, à anticiper ou prévenir les intentions gouvernementales, notamment en matière de contraintes et de sanctions.

En définitive, la prolifération de ces nouvelles régulations ne peut être comprise qu’à l’aune des transformations structurelles en cours dans les relations sociales : déstabilisation de l’équilibre triangulaire des relations sociales (État, syndicats, patronat), affaiblissement généralisé des rapports sociaux, reconfiguration du rôle de l’État (de la fonction d’arbitre à celle « d’incitateur »), accroissement du pouvoir des entreprises. Les chartes sont une illustration concrète des évolutions en cours dans le champ des relations sociales. On peut alors avancer l’hypothèse que l’évolution des formes de communication est un indice sérieux d’un « compromis social post-fordien » en gestation. De toute évidence, les chartes servent de médias de communication et sont des formes qui appartiennent au droit. Elles sont le produit de rapports de force et de pouvoirs d’influence. La communication consistera alors en une production de légitimité, de réinterprétation, voire de transformation de cet objet.

Chartes : un discours d’engagement ?

Dans les perspectives ouvertes par R. Dulong (1993) (5), nous pouvons attribuer aux chartes certaines caractéristiques d’une promesse. Comme la plupart des promesses, son avenir est incertain. La promesse « tenue » dépend d’une série de conditions implicites et explicites (situation économique, contexte organisationnel, rapport de force favorable, etc.). La promesse est ainsi un engagement moral, verbal ou écrit, qui implique la personne et/ou le collectif. En droit civil, cela désigne « un engagement à contracter ou accomplir ». Elle suppose donc un bénéficiaire et inscrit l’objet de l’entendement dans le futur (elle engage les acteurs dans le futur). Pour R. Dulong, « la constitution du futur se fait sur un accord tacite sur les conditions de réalisation de ce futur. On a une sorte de contrat mutuel qui engage les participants à maintenir la prévisibilité du monde » (ibid., p. 225). Si la charte constitue une forme de « promesse », son accomplissement est donc tributaire des contributions respectives des acteurs sociaux impliqués. La promesse suppose donc une forme de réciprocité, chacun s’engageant à maintenir la stabilité du monde social de référence et à avertir l’autre d’éventuelles modifications des termes de la promesse (les objectifs peuvent être réévalués). En tout état de cause, l’action de promettre suppose un engagement portant sur la durée entre le moment de son énonciation et celui de son accomplissement (ibid., p. 226).

Comme nous l’avons vu dans notre étude de cas, la charte représente un ensemble d’intentions d’un groupe social (les chefs d’entreprises) à l’égard de divers corps sociaux (salariés, citoyens issus de l’immigration, associations, syndicats, État, etc.). La particularité de cette promesse est son caractère unilatéral. L’officialisation de la charte constitue le « moment décisif de l’engagement ». Un moment futur est prévu pour faire le point sur le respect des engagements. Dès lors, chacun s’engage à maintenir le degré de certitude dans lequel « l’état des lieux » a été planifié. On a ici une des principales différences entre une charte et des accords sociaux négociés (promesses multilatérales). Dans le cas d’une charte, le futur est indéterminé, et, de fait, on ne demande pas aux partenaires (ici, les partenaires sociaux, le milieu associatif et l’État) de donner leur avis sur l’échéance de la promesse. Ils sont cantonnés dans un rôle passif. A l’inverse, dans le cas d’un accord, on planifie des « temps de renégociation » où l’on évalue l’accomplissement de la promesse, et, le cas échéant, on met en place des actions correctives et une actualisation de la responsabilité des contractants. Chartes et accords sont donc le témoignage d’une résolution collective, ce qui leur confère le statut d’une promesse. La responsabilité des acteurs est mise en jeu pour maintenir un cadre social qui n’empêche pas la promesse d’être tenue (stabilisation du cadre institutionnel, de la situation économique et sociale, de l’engagement politique, etc.). Autrement dit, une promesse implique que les acteurs s’engagent, quelles que soient leurs propres contingences, à achever ce qu’ils ont commencé. Ainsi, la charte est une forme d’action qui s’apparente à une promesse. Or, « toute initiative est une intention de faire et, à ce titre, un engagement à faire, donc une promesse que je fais silencieusement à moi-même et tacitement à autrui, dans la mesure où celui-ci en est, sinon le bénéficiaire, du moins le témoin » (Ricœur, cité par Dulong, ibid., p.230).

Enfin, l’action de promettre engendre une relation de confiance. « Faire confiance, c’est risquer certains aspects de son avenir en pariant sur la loyauté de la personne à laquelle on fait confiance » (Baier, p.287). Celle-ci met en jeu une pluralité d’acteurs (pouvoirs publics, société civile, médias, etc.) qui en deviennent alors les témoins. Comme le note A. Stanziani (2003) « la littérature sur la confiance, malgré des différences importantes par ailleurs, semble partager au moins un acquis : confiance et dispositions légales sont inversement liées. Plus détaillées sont les dispositions légales et les précisions dans les contrats, et moins important est le rôle de la confiance en tant que forme de coordination des marchés ». Il paraît utile de mobiliser la notion de confiance puisqu’il s’agit de comprendre comment un collectif élabore un objet communicationnel pour légitimer ses actions et produire un effet de preuve, alors que son discours relève de la promesse. L’argument éthique constitue un support du discours de légitimation de l’entreprise, et agit sur le plan de la communication symbolique, non sur celui de la communication fonctionnelle.

Les chartes comme support de la prise de parole des acteurs

Le développement des chartes cristallise l’émergence d’une pratique contractuelle différente des formes traditionnelles de régulation (contrat, négociation collective). Cette évolution apparaît dans un contexte de vide juridique (absence de reconnaissance juridique de la charte à l’exception de rares cas (Desbarats, 2003). Il serait alors tentant de formuler l’hypothèse selon laquelle il s’agirait d’une forme de médiation destinée à légitimer un nouveau compromis social (sous l’égide du management, et indépendamment de la négociation avec les syndicats), tel que B. Floris le présente à partir de l’analyse de la communication managériale (1997, p. 132). Quoi qu’il en soit, le modèle « charte » se différencie du modèle « accord » notamment au niveau du cadre communicationnel. L’analyse de la production de la charte de la diversité montre comment le processus communicationnel affecte le cadre institutionnel des relations sociales et modifie les pratiques instituées. L’enjeu concerne donc l’accès à la parole des salariés et de leurs représentants, dans la définition de normes sociales. Or les chartes et accords sont des supports particuliers de la prise de parole des acteurs. Le passage de l’accord à la charte implique le passage d’un régime démocratique à un autre : le premier est proche de la démocratie représentative, le second s’apparente à du bricolage, de l’aléatoire (selon la préférence des uns et des autres), et n’exige pas nécessairement la confrontation.

La multiplication des chartes implique sans doute l’apparition de nouvelles formes de mobilisation collective, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de force, souvent en dehors même de l’entreprise. Dès lors, nous sommes à la croisée de la communication et de l’éthique, dans la mesure où nous nous interrogeons sur les conditions d’exercice de la démocratie sociale dans le monde économique. A l’instar de la mise en place de comités éthiques, nous pourrions avancer l’idée selon laquelle « l’institutionnalisation de lieux de discussion n’a pas qu’un intérêt prudentiel mais une portée éthique véritable, même s’il est clair que s’en tenir à des pratiques discursives ne suffit pas à enrayer des logiques déshumanisantes car les meilleurs arguments sont sans force s’ils restent en suspens dans le ciel des idées » (Langlois, 1996, p. 263). Il reste à voir les conditions d’exercice de cette discussion.

Conclusion

Notre positionnement théorique consiste à appréhender la négociation comme une forme de communication propre au dialogue social. Elle est intégrée dans une histoire non linéaire des relations, des interactions entre acteurs, des rapports de force, des procédures de détermination, des lieux de discussion, des opérations de coordination, voire de coopération plus ou moins organisée. Notre objectif est alors d’éclairer le processus de fixation des engagements, dans l’entreprise, mais aussi hors de l’entreprise dans l’espace politique (charte de la diversité), ce qui nous amène à repenser les frontières entre les domaines public et privé.

Dans cet article, nous avons donc cherché à montrer qu’une charte résulte de rapports sociaux en même temps qu’elle en engendre, par le biais de temps de discussion entre les acteurs. L’essentiel est de voir comment s’organisent ces temps de discussion destinés à élaborer des normes sociales par l’intermédiaire de formes contractuelles nouvelles (chartes), mais il convient également d’examiner comment ces chartes sont discutées en dehors des médiations traditionnelles des relations socioprofessionnelles. Les SIC disposent de ressources théoriques stimulantes pour conceptualiser l’objet mouvant et protéiforme qu’est la charte. L’hypothèse conclusive que nous formulons est que la charte constitue un « genre » de discours dans le champ des relations sociales (au même titre que l’accord, qui en est un différent). Sa particularité est qu’elle cumule une fonction codifiante et une fonction « dramatique ». Cette dernière consiste en une mise en scène de l’auteur, qui donne une image calculée de lui-même au bénéficiaire ou au témoin. Il est alors intéressant de repérer le cadre normatif de la charte (contraintes sociales et régularités linguistiques) et les modalités de construction de l’espace de discussion, qui renvoient à des rôles et des catégories sociales. L’intégration de ces deux éléments prend des formes variées selon l’histoire de la question sociale étudiée.

En définitive, il resterait à choisir les outils opératoires et principes théoriques qui pourraient être mobilisés pour analyser les chartes. Nous en avons présenté ici quelques-uns que notre communauté scientifique pourrait étudier.

Notes

(1) (Vogel, 2006). Nous faisons ici référence aux différentes évolutions sociopolitiques qui affectent l’entreprise et les mécanismes de régulation sociale : crise du modèle de protection social keynésien, affaiblissement des rapports sociaux, crise de l’interventionnisme étatique, accroissement sans précédent du pouvoir des entreprises dans une économie mondialisée, etc.

(2) L’Institut Montaigne est une association composée en grande partie de chefs d’entreprises, de hauts fonctionnaires, d’universitaires et de représentants de la société civile. Elle se présente comme « un laboratoire d’idées » jouant un « rôle d’acteur du débat démocratique », notamment à travers l’élaboration de propositions et de recommandations sur des enjeux de société.

(3) L’association réunit 90 grandes entreprises. Des rencontres sont organisées pour qu’elles puissent discuter de leurs pratiques respectives. Il s’agit d’un « club d’entreprises » qui cherchent à unifier leurs revendications, notamment sur certaines questions sociales.

(4) Dans le cas étudié, cela s’est notamment traduit par la production de rapports, d’une charte, mais également par l’introduction de nouveaux termes pour qualifier le fait social (tels que les termes de « minorités visibles », de « diversité » ou « d’action positive à la française » qui ne sont pas axiologiquement neutres. En tout état de cause, l’ensemble de cette production discursive constitue une formulation intelligible de l’implication des entreprises et est donc une manière de « labelliser le problème dans un sens particulier ».

(5) Il développe une approche sociologique du temps, et emprunte à d’autres champs théoriques (ainsi qu’aux philosophies qui les inspirent) tels que la phénémonologie du rapport social ou la pragmatique des actes de langage.

Références bibliographiques

Baier Annette, « Confiance », in Canto-Sperber (M.) (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 283-288.

Bardelli Pierre, « Nouveau Monde, Nouvelle régulation sociale », in Revue Internationale sur le travail et la Société, Vol. 3, n°2, Octobre 2005, p. 728-755.

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Auteur

Romain Huët

.: Romain Huët est doctorant en Sciences de l’information et de la communication (sous la direction de Pierre Delcambre, Université Lille III) au sein de GERIICO (Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication) et du Centre de recherche en éthique économique de Lille. Il réalise sa thèse avec le soutien financier de la région Nord-Pas-de-Calais (100%).