Comprendre le non-usage technique : réflexions théoriques
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Boudokhane Feirouz, «Comprendre le non-usage technique : réflexions théoriques», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/1, 2006, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/dossier/2006/varia/02-comprendre-non-usage-technique-reflexions-theoriques
Introduction
Les usages des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) ont fait l’objet de plusieurs recherches et approches sociologiques. On cite à titre d’exemple la théorie de l’appropriation (Chambat, Proulx), la socio-politique des usages (Vitalis, Vedel), etc.
Les études sur les technologies semblent en effet très focalisées sur les questions d’usage et d’usagers, oubliant souvent la problématique du non-usage. Malgré son importance ce dernier a été peu étudié par les chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Pourtant, il doit être considéré, selon nous, comme un phénomène à ne pas sous-estimer.
Il ne faut pas prendre le non-usage comme un comportement irrationnel de la part d’individus incapables de faire face aux technologies mais comme un acte qui doit être expliqué. Cet article propose ainsi de fournir une réflexion sur cette question. Il s’agira d’essayer de comprendre ce phénomène. La question principale posée dans le cadre de ce travail est comment expliquer le non-usage technique ?
Pour trouver des éléments de réponse à notre problématique, nous prendrons appui sur des études appartenant aux champs de la sociologie (notamment la sociologie de la diffusion et celle de la consommation), de la psychosociologie, des sciences de gestion et des sciences de l’information et de la communication.
La notion d’usage et de non-usage
Avant de poursuivre plus avant dans notre travail, la notion d’usage doit être déterminée afin de pouvoir préciser celle de non-usage.
Le concept d’usage connaît une pluralité d’acceptions et renvoie à un continuum de définitions. Pour Pierre Chambat, l’ambivalence qui entoure cette notion tient au fait qu’elle est utilisée à la fois pour « repérer, décrire, et analyser des comportements et des représentations relatifs à un ensemble flou : les NTIC » (Chambat 1994, p. 250). Pour Philippe Breton et Serge Proulx, l’usage renvoie à un ensemble de définitions allant de « l’adoption » à « l’appropriation » en passant par « l’utilisation » (Breton et Proulx 2002, p. 255).
L’adoption est étudiée par la sociologie de la diffusion et de la consommation. Elle est considérée comme le premier temps de l’usage, en amont de l’appropriation et se résume souvent à l’achat et la consommation.
L’utilisation, qui renvoie au simple emploi d’une technique dans une situation de face-à-face avec l’outil, est plutôt étudiée par les cognitivistes et les ergonomes. L’appropriation de la technique est essentiellement traitée par les sociologues des usages. Elle exige selon Proulx et Breton, la réunion de trois conditions sociales. Pour s’approprier un objet technique, l’individu doit en effet démontrer un minimum de maîtrise technique et cognitive de cet outil. Cette maîtrise devra s’incorporer de manière créatrice à ses pratiques courantes. Par ailleurs, l’appropriation doit pouvoir donner lieu à des possibilités de détournements, de réinventions, voire de contributions directes des usagers à la conception des innovations techniques.
Le refus et la résistance à une technologie sont des formes de non-usage. Face aux techniques qui nous entourent, il n’y a pas que des usagers mais aussi des non-usagers, voire des réfractaires qui refusent ces outils. Le non-usage peut renvoyer à la non-adoption, la non-utilisation et la non-appropriation de celle-ci. Une non-adoption se résume à des actions telles que le non-achat et la non-consommation. La non-utilisation renvoie plutôt au non-emploi « physique » et « concret » de l’objet technique. Quant à la non-appropriation, elle peut être définie par l’absence de maîtrise technique et cognitive de l’outil.
Comment expliquer le non-usage technique ?
Le non-usage ne peut pas être étudié en dépit de l’usage. Proulx et Breton expliquent un usage donné « à la fois par le poids de contraintes externes (état de l’offre technique, […] mises en scène dans le discours social) et par des caractéristiques propres à l’usager ([…] accès à un capital économique, social et symbolique donné ; compétence technique et cognitive dans la manipulation des protocoles techniques et des machines à communiquer) » (Breton et Proulx 2002, p.255). À partir de là, on peut dire que le non-usage peut s’expliquer aussi par des contraintes externes (état de l’offre, décalage entre l’offre technique et la demande sociale …) et par des caractéristiques propres aux non-usagers (absence d’un certain capital économique et social, incompétence technique et cognitive pour la manipulation des TIC).
En étudiant le processus d’appropriation d’une TIC, Marc Bertier et Mozaffar Sohrabi (2004) considèrent que chaque technologie présente des caractères attracteurs et des caractères répulsifs. Les attracteurs sont la base fondamentale de l’appropriation d’une technologie et les répulsifs, au contraire, sont la base de la non-appropriation. A l’opposé des répulsifs, les attracteurs renvoient aux facteurs de la technologie qui attirent l’individu à l’appropriation et l’utilisation. Il s’agit « des pouvoirs, des caractéristiques, des possibilités et des efficacités d’une technologie » (Bertier et Sohrabi 2004). Pour ces chercheurs, il existe d’autres facteurs qui déterminent l’appropriation ou le rejet d’une technologie. Ces facteurs sont propres à l’individu ; on cite essentiellement le besoin et la connaissance. L’absence du besoin et le manque de connaissance technique peuvent en effet expliquer la non-appropriation, le non-usage. Pour Bertier et Sohrabi, le besoin est l’élément le plus capital, « la mère » de l’appropriation ou du refus d’une technologie.
Dans cette logique, le sociologue Philippe Mallein postule que l’utilité précède l’usage, ainsi la perception de la non-utilité d’un objet technique peut déterminer l’absence de son usage. Mallein a développé une méthode pour évaluer l’acceptabilité sociale d’une innovation qui vise à expliquer pourquoi et comment les utilisateurs vont accepter ou non une technique dans leur vie quotidienne. Il s’agit de la méthode dite CAUTIC : Conception Assistée par l’Usage pour les Technologies, l’Innovation et le Changement. Le sens, l’avantage, l’utilité, la facilité d’usage, la simplicité de l’idée et la valeur ajoutée perçue d’une technologie sont, selon Mallein, des caractéristiques qui peuvent déterminer l’acceptabilité de celle-ci. En revanche, l’absence de ces facteurs ou de l’un d’entre eux peut déterminer le non-usage.
Un autre modèle théorique exploité par les chercheurs en management et en sociologie de la consommation permet d’étudier l’adoption ou le refus des techniques : il s’agit du modèle d’acceptation de la technologie [Technology Acceptance Model (TAM°)] de Fred Davis (1989). Cette conceptualisation de la décision d’adopter ou non une technologie est différente des réflexions des auteurs cités précédemment dans la mesure où elle plonge ses racines dans la théorie de l’action raisonnée (1). Pour cette approche, les deux facteurs qui expliquent l’acceptation d’une technologie sont la Perception de l’Utilité (PU) et la Perception de la Facilité d’Utilisation (PFU) (Davis et al. 1989). Un outil perçu comme inutile et dont l’usage semble compliqué ne sera ni adopté, ni utilisé. Les chercheurs de cette théorie postulent que tous les autres facteurs qui ne sont pas explicitement intégrés dans le modèle TAM, peuvent influencer l’usage à travers la facilité d’utilisation et l’utilité. Ces variables pourraient inclure les caractéristiques du système technique, la formation, la documentation et les caractéristiques de l’individu. Par ailleurs, dans le modèle de Davis, seules l’utilité et la facilité d’utilisation semblent être en relation directe avec l’acceptation et le refus de la technologie, ce qui exclut à notre sens d’autres variables importantes.
Dans une perspective différente, Yves Le Coadic (2004) s’est intéressé à l’étude du non-usage de certains systèmes d’information. Il souligne que les non-usagers sont des personnes qui n’ont pas de problèmes à résoudre, ou encore qui n’ont pas conscience de l’existence de tels problèmes. Ils n’ont tout simplement pas besoin de ces dispositifs. L’auteur explique aussi le non-usage par le « peu d’usabilité » des techniques d’information. Il fait référence dans ce contexte à la loi de Calvin Mooers qui a permis d’expliquer ce comportement de non-usage dans le cas des systèmes d’information. Mooers « avançait qu’un système de repérage de l’information avait tendance à ne pas être utilisé lorsqu’il apparaissait à ses usagers qu’il leur était plus pénible d’avoir de l’information grâce à ce système que de ne pas en avoir en ne l’utilisant pas » (Le Coadic 2004, p. 47). Pour Le Coadic, l’usabilité permet de mesurer jusqu’à quel point un système d’information est prêt à l’usage. Cette notion est considérée comme capitale à côté de celles d’utilité et d’efficacité. Selon cet auteur « le manque d’usabilité de l’information et des systèmes d’information a sans doute sa part de responsabilité dans le non-usage » (Le Coadic 2004, p.57).
Se concentrer sur l’usabilité, l’utilité et le besoin apparaît nécessaire mais insuffisant pour comprendre le non-usage technique. Le manque d’intérêt et l’absence de besoin peuvent expliquer ce phénomène. Toutefois, il est important de pouvoir différencier le non-besoin basé sur une réelle justification, le non-besoin comme une défense et l’absence de besoin par manque de connaissances et de savoir-faire. Comme le notent Bertier et Sohrabi (2004), la connaissance est en effet un facteur qui joue un rôle fondamental pour l’acceptation et l’appropriation d’une technologie.
L’hypothèse selon laquelle un manque de connaissances serait la cause du non-usage d’une innovation ou du développement d’attitudes hostiles à son égard est présente chez les chercheurs de la théorie de la diffusion. Les sociologues de cette approche, dont notamment Rogers, soulignent que le manque d’information produit des sentiments d’incertitude et d’imprévisibilité face aux nouvelles technologies, ce qui provoque l’éloignement des usagers potentiels (Rogers 1995). Le supplément d’information ou la formation à une telle technologie peuvent changer les perceptions des individus. Toutefois, il serait faux de croire que cela provoque les mêmes effets chez tous, les personnes étant influencées différemment par la même information. Les caractéristiques même de l’individu ont un impact sur sa perception et sa conduite à l’égard de la technique. On a souligné plus haut l’idée de Proulx et Breton selon laquelle un usage donné peut être expliqué par des attributs propres à l’usager. On trouve cette hypothèse également chez le sociologue de l’approche de la diffusion, Everett Rogers. Ce dernier a décelé certaines caractéristiques propres à l’usager potentiel qui sont susceptibles de déterminer l’adoption ou non d’une technologie. On cite essentiellement : les capacités financières pour accéder à l’équipement de base, le temps que l’individu consacre pour s’informer et échanger avec d’autres personnes et enfin ses compétences et ressources cognitives qui lui permettront de maîtriser ou non la technologie (Rogers 1995).
L’idée qui explique l’usage et le non-usage par les caractéristiques de l’individu est reprise par le chercheur Sudha Ram (1987) qui a développé un modèle analysant la résistance à l’innovation. Par ailleurs, pour Ram ainsi que pour Rogers, il n’y a pas que les caractéristiques de l’usager potentiel qui peuvent déterminer l’acceptation ou non de la technologie. Les attributs même de celle-ci peuvent en effet déterminer l’usage ou son absence.
Nous allons voir dans ce qui suit comment et quels sont les caractéristiques de la technique ainsi que celles de l’individu pouvant expliquer le non-usage.
Les facteurs explicatifs du non-usage liés aux caractéristiques de la technique
Dans son livre Diffusion of innovations (1995), Rogers énumère cinq caractéristiques propres à l’innovation technique : l’avantage relatif, la compatibilité, le risque perçu ou la complexité de l’innovation, la possibilité de la tester avant de l’adopter et enfin la visibilité (ou la possibilité de transfert). Ces attributs déterminent selon ce sociologue l’adoption ou non. Il nous semble judicieux de nous réapproprier ces mêmes caractéristiques dont parle Rogers pour expliquer le non-usage technique.
Dans cette perspective, Sudha Ram postule que ces attributs affectent la résistance à l’innovation technique. En effet, la résistance sera importante si :
– le désavantage relatif perçu de la technologie est élevé ;
– elle est incompatible avec le mode de vie de l’usager potentiel ;
– elle comporte plusieurs risques et enfin si les possibilités de transfert et d’essai de cette technologie sont faibles (Ram 1987, p.208-212).
Ram parle de résistance, sa théorie est intéressante dans la mesure où ce phénomène n’est qu’une figure du non-usage. Malgré sa position critique envers le caractère « pro-innovateur » de la sociologie diffusionniste, les éléments de Ram sont en grande partie inspirés de l’approche de Rogers. Ram a essayé d’éviter le biais déterministe de cette théorie, qui est selon lui trop restreinte sur les perspectives de l’adoption. Il a proposé ainsi de s’intéresser aux processus de résistance à l’innovation. Toutefois, l’approche de ce chercheur peut être, à notre sens, associée à la théorie de Rogers lorsqu’il s’agit d’étudier non pas la diffusion d’une innovation et son adoption mais leur absence. Les éléments identifiés par ces auteurs peuvent nous aider à appréhender le non-usage technique.
L’inconvénient perçu
Le premier élément qu’on a identifié dans le modèle de Ram et qui peut affecter le non-usage d’un objet technique est lié à son inconvénient tel que le perçoit l’individu. L’inconvénient peut être en relation avec le prix et les services proposés. Si une technologie apparaît excessivement chère à l’individu et si elle ne présente aucun avantage par rapport aux autres dispositifs existants au niveau des fonctions et services, elle risque de faire l’objet d’un non-usage. Toutefois, le prix intéressant et la valeur ajoutée des services proposés par le dispositif technique ne sont pas suffisants pour qu’il soit adopté et utilisé. Celui-ci doit être compatible avec le mode de vie du futur usager.
L’incompatibilité perçue
Pour Rogers (1995), la compatibilité renvoie au degré avec lequel une innovation est perçue comme conforme aux valeurs existantes, aux expériences passées et aux besoins du récepteur. Un dispositif technique risque d’être rejeté s’il exige un haut degré de changement et de réajustement de la part des usagers potentiels. Rogers l’a montré dans son livre Diffusion of innovations, les hommes semblent en effet attachés à leur habitude, à leur façon de faire, si bien qu’il n’est pas simple de leur faire accepter les changements. La perception de la part d’un individu de l’incompatibilité d’un objet technique avec son style de vie et ses besoins peut justifier son non-usage. En effet, comme le notent Bertier et Sohrabi (2004) plus la technologie est compatible avec les objectifs et les besoins de la personne, plus le taux d’usage et d’appropriation sera élevé. Par conséquent, plus la technologie est incompatible avec les besoins des individus plus le non-usage sera important.
Les risques perçus
Les risques relatifs à un objet technique, tels qu’ils sont perçus par les individus, peuvent déterminer aussi le non-usage. Ils peuvent constituer des freins, voire des sources de résistance. Dans ce contexte, Rogers parle du risque lié à la complexité de la technique. Ram identifie plusieurs niveaux composant le risque qui peuvent être des freins à l’usage d’un dispositif technique. Il parle du risque fonctionnel, social, physique et psychologique (Ram 1987).
Le risque fonctionnel peut être lié aux performances incertaines de la technologie (fragilité, risque de pannes…) et à la complexité de celle-ci. La complexité peut avoir selon Ram deux dimensions : « complexité de l’idée (est-elle facile à comprendre ?) et complexité de l’exécution (est-elle facile à mettre en application ?) » (Ram 1987, p. 210). Le médium n’est pas neutre. Si la nature de celui-ci est complexe et inaccessible alors cela constitue un frein à son adoption et à son utilisation.
Les risques physique et psychologique perçus peuvent être liés à une certaine appréhension d’être dominé par la technologie. La crainte d’être aliéné, d’être enchaîné par « les mille fils invisibles de la communication » selon l’expression de Dominique Wolton (2000), l’appréhension de devenir dépendant de la technique et de ne plus se contrôler, sont des types de risques physique et psychologique. Ces derniers peuvent déterminer le non-usage et constituer des freins à l’acceptation de certaines technologies de l’information et de la communication (TIC).
Le risque social peut être lié à la question de la détérioration du lien social. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à ce phénomène. Serge Latouche aborde dans ce contexte la perspective de la destruction du lien social causée par l’arrivée des nouvelles technologies. Selon lui, l’union de la technique à la « mégamachine techno-socio-économique » aura des conséquences destructrices sur les cultures nationales et sur le lien social aussi bien au Nord qu’au Sud (Latouche 1994). Certaines technologies de l’information et de la communication sont perçues comme des outils comportant un risque social. Ces dispositifs envahissent de plus en plus l’espace privé et professionnel et s’attaquent à l’espace relationnel. Ils sont ainsi rendus coupables de la dégradation du lien social et familial. On cite à titre d’exemple la télévision, le téléphone portable, Internet, etc. La communication passe désormais par ces outils. Ainsi, on oppose la communication interpersonnelle et directe à la communication froide et machinique véhiculée par les TIC. Le lien social est fragilisé, menacé. La perception d’un tel risque peut affecter le choix de certaines personnes de ne pas faire usage de certaines technologies.
Les « faibles » possibilités d’essai et de transfert
Les deux dernières caractéristiques identifiées par Rogers, qui peuvent expliquer selon Ram la résistance à l’innovation et selon nous le non-usage d’une TIC, sont les « faibles » possibilités d’essai et de transfert de celle-ci. La possibilité de tester renvoie selon Ram (1987) à deux éléments : la façon dont la technologie peut être facilement essayée par l’individu avant l’adoption et aux impacts du risque perçu. Pour Rogers (1995), la possibilité de transfert renvoie à la facilité et à l’efficacité avec lesquelles les résultats d’une innovation peuvent être communiqués par les adoptants aux non-usagers. Ram ajoute que cette caractéristique a deux composantes : la tangibilité des avantages et la capacité des adoptants à les communiquer (Ram 1987, p. 210).
Dans cette perspective, Udo Zander et Bruce Kogut (1995) ont déterminé des critères pour évaluer la communicabilité d’une technologie. On cite à titre d’exemple : sa « complexité », son « observabilité » et son « enseignabilité ». Ce dernier critère renvoie aux possibilités d’apprentissage et de formation à l’usage du dispositif technique en question. Le transfert d’une innovation peut être décrit de ce fait comme un processus de communication de connaissances. L’utilisation de chaque objet technique repose en effet sur un ensemble de connaissances et de savoir-faire. La technologie ne peut pas être imposée, la possibilité d’examiner ses conséquences, de la tester et d’être formé à son utilisation facilitent le processus de l’usage, le contraire peut l’inhiber.
Enfin, malgré les critiques adressées à l’encontre de Rogers, sur le fait que les attributs de la technique déterminent ses usages, nous avons trouvé adéquat de penser que ces mêmes caractéristiques peuvent affecter le non-usage. Cette thèse a été défendue aussi, comme on vient de le voir, par le chercheur américain Ram qui parle de résistance à l’innovation. Nous avons essayé de nous réapproprier les éléments identifiés par Rogers et Ram, de les approfondir et les mettre en relation avec le non-usage des TIC et pas seulement avec la non-adoption.
D’autres caractéristiques propres à chaque technique peuvent faire blocage et affecter le non-usage. Chaque dispositif peut comporter des spécificités différentes et être perçu différemment d’un individu à l’autre. Les éléments identifiés en haut peuvent expliquer le non-usage. Toutefois, celui-ci dépend aussi des individus confrontés aux objets techniques. Il peut dépendre de l’attitude de la personne envers la technologie, de sa personnalité, ses croyances et ses représentations. Autrement dit, les caractéristiques même de l’individu peuvent déterminer son non-usage.
Les caractéristiques de l’individu permettant de déterminer le non-usage
Les caractéristiques propres aux usagers potentiels sont également importantes pour Rogers. Elles peuvent affecter l’adoption ou la non-adoption. Ce sont notamment le statut socioéconomique, la personnalité et le comportement social des individus qui sont considérés par Rogers. Les facteurs humains apparaissent comme des éléments clés de l’implantation d’une technologie. Ces facteurs s’avèrent aussi importants quand il s’agit d’expliquer non pas l’implantation et l’adoption d’un objet technique mais leur absence. Ram explique également la résistance aux innovations technologiques par certaines caractéristiques propres aux individus (2). Ces caractéristiques sont : le manque de confiance en soi, l’absence de motivation, les attitudes et les croyances négatives de l’individu à propos de la technologie.
L’idée de manque de confiance en soi face à la manipulation d’un objet technique, dont parle Ram, peut être rapprochée de la notion d' »auto-efficacité » d’Albert Bandura. La perception de « l’efficacité de soi » à utiliser un outil par un individu peut affecter le non-usage.
L’impact du sentiment d’auto-efficacité sur le non-usage
La notion d’auto-efficacité est définie par Robert Wood et Albert Bandura (1989) comme la croyance des individus dans leurs capacités à mobiliser la motivation, les ressources cognitives et les actions nécessaires afin de contrôler des évènements qui apparaissent dans leurs vies. Autrement dit, l’auto-efficacité renvoie à la perception qu’a une personne d’elle-même, de ses capacités à exécuter une activité et à réagir face à un évènement ou un objet. Cette perception influence son niveau de motivation et son comportement.
Dans le contexte des TIC, certaines personnes peuvent se retrouver face à des incertitudes concernant leur croyance d’efficacité personnelle pour utiliser ces dispositifs, mais aussi des incertitudes concernant leur capacité d’apprentissage. Cela peut déterminer le non-usage.
Bandura (1997) met en relation cette notion d’auto-efficacité avec celle de l’apprentissage vicariant : c’est-à-dire l’occasion de pouvoir observer un individu similaire à soi-même accomplir une activité donnée. Face à un dispositif technique, il est possible d’apprendre par soi-même ou par observation comparative des conduites d’autres personnes. Si un individu prend modèle sur la réussite de personnes semblables à lui, il s’estimera lui-même apte à apprendre en utilisant des tactiques d’apprentissage similaires. Cela permettrait de conforter son sentiment d’efficacité personnelle. Cependant, la confrontation à l’échec de ses congénères peut engendrer un affaiblissement de ce sentiment et l’amener à rejeter l’objet technique en question. L’apprentissage vicariant représente de ce fait une source d’information qui peut influencer la perception d’efficacité personnelle.
L’auto-efficacité perçue est un facteur qui a été pris en considération dans plusieurs études sur les conduites à l’égard de la technique. On cite à titre d’exemple celle de Jean-Claude Marquié et al. (2002) sur les personnes âgées et les ordinateurs, qui a pu montrer que le degré de confiance en soi face à la technologie affectait fortement l’adoption ou le refus. Il s’avère en effet que la perception d’une faible efficacité de soi face à la manipulation d’un objet technique peut déterminer le non-usage. Dans ce contexte, Mark Dishaw et al. (2002) postulent que l’intention d’utiliser ou non une technologie est influencée par des facteurs tels que la perception de l’auto-efficacité, la facilité d’utilisation et l’utilité.
La caractéristique « efficacité de soi » relève de l’ordre de la psychologie. Plusieurs chercheurs ont essayé de l’intégrer dans leurs études sur les comportements des personnes à l’égard des TIC. Il nous semble toutefois prudent de se méfier de ce qui est de l’ordre de la psychologie. Celle-ci ne tient pas compte en effet, de l’état social de la personne. Nous ne pouvons affirmer que cette caractéristique d’auto-efficacité détermine obligatoirement le non-usage. Elle peut dans certains cas et chez certaines personnes expliquer cet acte face à un tel ou tel objet technique notamment si ce dernier est perçu comme nouveau. Mais cela ne peut pas concerner tous les non-usagers et toutes les TIC qui ne font pas l’objet d’une utilisation (3). Il est toutefois intéressant de tenir compte de ce facteur en étudiant le non-usage. Par ailleurs, ce phénomène peut dépendre d’autres caractéristiques propres aux non-usagers.
Autres caractéristiques
Les sociologues de l’usage insistent sur le rôle des représentations dans la formation des pratiques. Celles-ci ont aussi un rôle dans la détermination du non-usage des TIC. En effet dans l’esprit des utilisateurs, il y a souvent des représentations positives qui favorisent l’usage d’une technologie ; à l’opposé, il y a éventuellement des représentations négatives qui peuvent engendrer le non-usage. Les représentations ne reposent pas sur une base dépourvue de tout contenu. Les médias, l’entourage, les discours critiques et technophobes peuvent alimenter les représentations négatives des non-usagers qualifiés de réfractaires. Le non-usage peut donc être un refus idéologique où les individus peuvent afficher une tendance technophobe et une hostilité envers la technologie.
Jean-Claude Abric définit la représentation comme « un ensemble organisé d’opinions, d’attitudes, de croyances et d’informations se référant à un objet ou une situation » (in Jodelet 1989, p. 206). Pour Serge Moscovici (1988), une représentation est avant tout sociale, elle est aussi mentale, cognitive et elle a une dimension pratique dans le cadre où elle précède l’action. Les représentations sont considérées comme un vecteur de nos actions dans la mesure où elles « nous guident dans la façon de nommer et définir les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre une position à leur égard et la défendre » (Jodelet 1989, p. 47).
Les représentations ont donc une influence sur nos actes. De ce fait, elles peuvent être déterminantes dans les positionnements de chaque individu à l’égard d’une TIC et affecter ses choix quand à l’usage ou non de celle-ci. Par ailleurs, les expériences de l’individu, c’est-à-dire l’utilisation de techniques proches, peuvent aussi influencer ses perceptions face à une technologie donnée. Les expériences antérieures négatives, ou l’absence d’expérience d’un individu dans le domaine des technologies d’information et de communication peuvent l’amener à rejeter un autre dispositif du même registre. De même, les attitudes négatives de l’individu peuvent déterminer son non-usage. Les attitudes dépendent généralement des croyances de la personne à propos d’une technologie. Si les croyances associent l’objet technique à un attribut favorable, l’attitude sera positive ; si elles l’associent à un attribut défavorable, l’attitude sera négative.
Dans le cadre de son modèle d’analyse CAUTIC, Philippe Mallein a établit une segmentation des individus confrontés à une innovation selon quatre grands profils d’attitude face à la nouveauté technique et au changement engendré par celle-ci. Il distingue d’abord les passionnés qui prônent le changement technique et acceptent la prise des risques. Deuxième profil : les pragmatiques, il s’agit des opportunistes qui recherchent l’efficacité maximale et n’admettent le changement que dans le cas où celui-ci leur apporte quelque chose. Les suiveurs (ou encore les pragmatiques de la continuité) préfèrent et recherchent la continuité dans l’innovation en acceptant un certain degré de changement. Enfin, les objecteurs affichent eux une résistance face au changement et refusent l’innovation. En utilisant cette typologie et grâce à l’anticipation, très en amont, des attitudes des premiers utilisateurs, ce modèle essaye de prévoir et de réduire les risques d’échec des innovations.
La typologie de Mallein suscite de notre part des critiques. Il nous semble en effet insuffisant de classifier les usagers et les non-usagers en se basant uniquement sur des types d’attitudes, dont on ne sait d’ailleurs pas sur quelles bases, notamment empiriques, elles ont été définies. En outre il importe de bien positionner cette typologie, car les attitudes, les croyances et les représentations n’affectent que la volonté des individus d’adopter et d’utiliser ou non les technologies. Une personne qui a cette volonté peut ne pas avoir la capacité de faire usage d’un certain objet technique. Il faut prendre en considération les caractéristiques qui déterminent cette capacité qui sont les variables sociodémographiques comme : l’éducation, le revenu et l’âge (Ram 1987, p. 211).
Les individus qui ont une volonté de faire usage d’une TIC peuvent ne pas l’adopter et ne pas l’utiliser parce qu’elle est bien au-delà de leur moyen financier ou trop compliquée pour qu’ils comprennent son fonctionnement. L’âge apparaît aussi comme une caractéristique importante pour expliquer le non-usage de certaines nouvelles technologies. La nouveauté est généralement associée à la jeunesse et les personnes âgées se sentent souvent exclues. Des recherches spécifiques ont montré l’existence d’une relation négative entre l’âge et certaines technologies comme l’ordinateur, Internet ou encore le magnétoscope et la télévision câblée (Zeithaml et Gilly 1987 ; Rouet 2003). Il s’avère que les personnes âgées sont celles qui se montrent les plus résistantes face au changement technologique.
Les variables sociodémographiques apparaissent essentielles lorsqu’il s’agit d’étudier le non-usage technique. Cependant, elles ne permettent pas non plus une véritable compréhension de ce phénomène. Analyser le non-usage suppose la prise en considération de toutes les caractéristiques du non-usager mais aussi celles de la technique.
Conclusion
Nous avons essayé d’identifier dans le cadre de ce travail certains éléments explicatifs du non-usage technique. Par ailleurs, il serait faux de dire qu’ils sont les seuls pouvant expliquer ce phénomène. Sudha Ram évoque par exemple un autre facteur lié à l’inefficacité des mécanismes de propagation de l’innovation. Il postule qu’un mécanisme de diffusion clair, crédible, informatif et attractif facilite l’adoption d’une technologie et que le contraire l’inhibe. Il semble en définitive que le non-usage n’est pas univoque, il recouvre une multitude de paramètres.
La question que nous avons essayé d’aborder, sous un angle théorique, reste largement à étudier et appelle à une reconsidération des approches et des travaux empiriques qui se sont beaucoup intéressés aux usages en laissant dans l’ombre le non-usage.
Dans l’univers des TIC, il n’y a pas que des « braconnages » et des détournements des modes d’emploi mais il y a aussi des formes de non-usage voir des résistances à ces technologies. Il semble donc nécessaire de comprendre les raisons de ces phénomènes. Les réflexions théoriques sont indispensables et constituent une base au sujet auquel nous nous intéressons. Toutefois, il est très important d’étudier concrètement sur le terrain le non-usage technique pour mieux l’appréhender. C’est là un des sujets qui doit faire davantage l’objet de recherches empiriques en science de l’information et de la communication.
Notes
(1) Voir Fishbein Martin, Ajzen Icek, Belief, attitude, intention and behaviour : an introduction to theory and research, Reading, Mass, Addison-Wesley Pub. Co., 1975 Les études de Fishbein et Ajzen ont pour objectif de comprendre le comportement des individus. La théorie de l’action raisonnée considère que la majorité des actions est sous le contrôle de l’individu. Autrement dit, les choix comportementaux des individus sont des choix pensés et la raison et la volonté sont les moteurs du comportement. Les intentions d’adopter tel ou tel comportement forment un déterminant direct de l’action. Dans l’élaboration de ces intentions se mêlent plusieurs facteurs cognitifs, affectifs et sociaux. Cette approche constitue la base du modèle développé par Davis pour expliquer l’acceptation ou non des technologies dans les organisations.
(2) Sudha Ram parle de consommateurs. Il est important de noter ici que la majorité des approches concernant l’adoption et la résistance aux technologies est étudiée dans le cadre d’une sociologie de la consommation.
(3) Dans ce contexte, on peut citer l’exemple de l’étude qualitative actuelle qu’on est en train de réaliser dans le cadre de notre travail de thèse portant sur le non-usage de l’Internet. Les premiers résultats ont montré que la perception d’une faible efficacité de soi face à Internet est un facteur qui induit le refus d’usage de cet outil seulement chez les personnes âgées et aucunement chez l’ensemble des non-usagers interrogés.
Références bibliographiques
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Auteur
Feirouz Boudokhane
.: Feirouz Boudokhane est doctorante en Sciences de l’information et de la communication au sein du Grem (Groupe de recherche et d’étude sur les médias) à l’université Michel de Montaigne, Bordeaux 3. Elle prépare actuellement une thèse intitulée « L’Internet refusé : étude sur le non-usage du réseau » sous la direction d’André Vitalis.