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Médias d’opinions et crise ivoirienne

12 Mar, 2007

Résumé

La Côte d’Ivoire vit depuis le 19 septembre 2002 une situation difficile, à la suite d’un coup d’Etat manqué mais qui, néanmoins, a coupé le pays en deux. Comme cette étude se place dans une perspective sociopolitique, notre objectif est d’interroger les enjeux du dispositif journalistique ivoirien pour montrer comment et avec quels moyens, la presse a contribué au développement de la crise.

Mots-clés

presse, démocratisation, idéologie, tribalisme, guerre, crise, éthique.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Germain Blé Raoul, «Médias d’opinions et crise ivoirienne», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°O7/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/varia/01-medias-dopinions-crise-ivoirienne

Introduction

La Côte d’Ivoire vit depuis le 19 septembre 2002 une situation difficile, à la suite d’un coup d’Etat manqué mais qui, néanmoins, a coupé le pays en deux. Plusieurs ballets diplomatiques ont donné lieu à des négociations au Togo, Ghana, France, Nigeria et en Afrique du Sud, dont les résultats médiocres ont conduit le pays de Félix Houphouët-Boigny dans une situation de mi guerre, mi paix.

Cependant la guerre psychologique continue et la presse en est le principal instrument. Le pays étant divisé en deux, il faut noter que chaque camp possède ses journaux mais ce constat nécessite une précision car dans la zone sous contrôle gouvernemental, il existe des journaux proches de la rébellion. En revanche, dans l’autre partie, sous contrôle des forces rebelles, les journaux proches du pouvoir ne sont pas admis. Nous appelons « journaux proches de la rébellion », ceux qui n’ont jamais condamné les actes ni les positions des rebelles d’une part et ceux qui défendent leur thèse d’autre part. Les camps sont donc tranchés et les rédactions ont choisi clairement leurs sources idéologiques. La conséquence est immédiate avec une population désemparée, ne comprenant plus rien aux dérives d’une presse qui, en 1990, leur avait donné beaucoup d’espoir dans l’apprentissage de la démocratie. Les enjeux informationnels se sont transformés en une démarche mystificatrice d’une société où les journalistes d’opinion incarnent désormais les vérités que doivent absolument consommer une masse importante de personnes.

Comme cette étude se place dans une perspective sociopolitique, notre objectif est d’interroger les enjeux du dispositif journalistique ivoirien pour montrer comment et avec quels moyens, la presse a contribué au développement de la crise en Côte d’Ivoire. Quant à la méthodologie, elle se construit à partir des journaux d’opinion (Le Patriote, Le Nouveau Réveil et Notre Voie) qui accompagnent les partis politiques dans leur lutte, soit pour accéder au pouvoir d’Etat ou soit pour le garder. Il est clair que le corpus considéré part de septembre 2002 à décembre 2005. Nous avons également rencontré en Côte d’Ivoire un nombre important de journalistes, de directeurs de publications, d’intellectuels du monde universitaire et de la société civile pour échanger sur la question. Les responsables des instances de régulation et d’autorégulation de la presse nous ont éclairé sur bien des points. Enfin, quelques articles de presse et ouvrages sur la crise ivoirienne nous ont permis de comprendre un certain nombre de paramètres inhérents à ce genre de situation. Notre exposé va donc s’articuler autour de cinq points :
1 – un exposé théorique classique propre à un travail scientifique ;
2 – un essai de compréhension du concept de crise ;
3 – la présentation du paradoxe journalistique dans la presse ivoirienne ;
4 – un exposé synthétique des analyses effectuées ;
5 – un plaidoyer pour un journalisme professionnel en guise de conclusion.
Ce travail est une somme d’interrogations permanentes pour comprendre la situation ivoirienne car derrière les mots et les images, nous cherchons leurs charges sociales ou idéologiques pour comprendre la part ou le degré d’implication de certains médias.

La dimension théorique

Nous essayerons d’aborder ce thème en cernant les contours de cette réalité complexe à partir de plusieurs points de vue. Peut-être cette démarche risque-t-elle de ne pas paraître suffisamment unifiée, mais la problématique de la communication n’est pas une approche qui se laisse réduire à un schéma simple et étudier selon un seul modèle. Il ne sera guère possible en outre de faire plus qu’indiquer des pistes de recherche, sinon, il faudrait des volumes pour faire le bilan des travaux consacrés à la question.

L’étude du rapport entre crises, journalisme, éthique et changement des mentalités situe, entre autres, la présente réflexion dans le champ de la communication pour le développement, pour le recadrage du journalisme pour l’émancipation des populations et la cohésion sociale. Mais la production journalistique étant, de nos jours, marchande, elle ne se règle plus essentiellement sur les besoins réels des populations car le but de l’économie est de maximiser les bénéfices. Autrefois, en Afrique, les populations s’efforçaient de développer, de manière domestique ou culturelle, certaines productions de biens ou services. De nos jours, elles sont harcelées par la publicité en ce qui concerne les produits de consommation régulière (aliments, services, vêtements, etc.) et par les médias pour la propagande politique et idéologique. Du point de vue de l’analyse de contenu, on peut s’inspirer des réflexions d’Edgar Morin (1962). Dans les contenus des médias de masse, l’acteur principal est soit une vedette des sports, de la musique, soit une star de cinéma, ou soit encore un leader politique. Il s’agit d’individus qui servent de modèles aux personnes, en mal de repères socio-identitaires et qui récupèrent à leur compte, telle manière de réfléchir, de se vêtir, de parler, etc. Dans le cadre de cette étude, notons qu’en Afrique les leaders des partis politiques sont des « gourous » dont les modes de vie et de pensée sont véhiculés par les journaux qui leur sont proches afin d’atteindre massivement les populations qui leur sont acquises ou pour déstabiliser celles des autres camps. Quant au processus de compréhension des médias de masse, il peut être compris à partir de la démarche du sociologue canadien Marshall Mcluhan dont la pensée pourrait se résumer, à peu près, en ces termes : « Si la technologie d’une époque est l’œuvre de l’homme, on peut dire tout aussi justement que l’homme d’une époque est le produit de la technologie de son temps… ». Le mérite de Mcluhan est de nous inviter à porter une attention bien particulière aux médias eux-mêmes. Même si on n’accepte pas son intransigeance, il faut lui reconnaître la pertinence de ses idées qui constituent une contribution de qualité en sciences de l’information et communication.

Enfin, pendant de nombreuses années, la discussion sur les effets sociaux des médias s’est focalisée autour des « manipulations » dont ils seraient les outils d’appui. A l’ère de la propagande politique, et de la publicité commerciale, le modèle des stratégies d’influence, entre « bourrage de crâne » et « persuasion clandestine », paraît d’actualité. Mais on s’aperçoit que les incidences profondes des médias de masse, à l’heure des hautes technologies de l’information, ne se situent sans doute pas là où on les attend. Ils agissent peut-être moins sur les idées des acteurs sociaux qu’ils ne changent les conditions de leur identité. Si dans les pays riches, les médias de masse exercent une influence davantage dans le sens du renforcement des opinions préexistantes, en Afrique noire, la situation n’est pas tout à fait identique, si bien qu’on peut faire l’hypothèse qu’ils influencent plutôt dans le sens d’une orientation des opinions à cause (encore) de l’analphabétisme mais surtout à cause de la coloration tribale des journaux et des partis politiques.

En ce qui concerne notre problématique, les questions se posent – et surtout pour la presse d’opinion de façon dramatique : d’où vient que ces médias qui, dès 1990, combattirent le pouvoir du parti unique d’alors, paraissent subitement atteints aujourd’hui de dérive dans leurs productions quotidiennes ? Qu’il y ait non respect de la déontologie de la presse ou absence d’éthique, plus personne n’en peut douter, mais de quelle crise s’agit-il ? Et comment les journalistes en sont-ils arrivés à cette dégradation du tissu social ? La presse ivoirienne pourrait-elle guérir de ses propres « crises » ?

Notre hypothèse avance que le journalisme en Côte d’Ivoire, ni par son orientation, ni par son contenu, ne peut favoriser la paix. Astreints aux lois du marché et aux champs idéologiques, les journalistes véhiculent des informations fantaisistes qui en font des « poisons humains » de conditionnement social. Il faudrait en finir avec la mystification où la diffusion permanente de l’idéologie occulte les réalités sociales, anesthésiant toute pensée critique. Dans ce sens, il est possible de sauver la presse si les journalistes acceptent une « thérapie » citoyenne et éthique qui favorise l’émergence d’un professionnalisme. Il est clair que l’ordre éthique souhaité ne relève pas de la seule conscience des journalistes mais également de celle des principaux acteurs politiques et des patrons de presse.

Essai de compréhension du concept de crise

On pourrait avancer que la crise indique avant tout la faillite d’un système et la dégradation d’une société en instaurant des zones d’incertitudes. Si l’on s’en tient, dans le cas de la Côte d’Ivoire, depuis décembre 1999, à l’ampleur de ses effets et à la fréquence de son utilisation dans toutes les conversations et discussions sérieuses, nous pouvons dire que la crise est une notion significative parce qu’elle est la forme par laquelle s’expriment naturellement à la fois les rapports pensés de l’homme à la nature, de l’homme à lui-même et aux autres hommes et des hommes entre eux. Ils est en effet significatif que l’on puisse aussi bien parler de crise individuelle (somatique ou psychologique), de crise de société, de crise économique, de crise politique, de crise des valeurs, de crise du couple, de crise de l’environnement, etc. réduit à l’immanence, l’individu des sociétés modernes ne signifie plus que lui-même, mais il utilise avec une sorte d’ivresse une notion qui souligne qu’il n’ y a au fond, alors que « tout va mal », aucune solution de continuité entre ordre collectif et ordre individuel, entre ordre naturel et ordre humain, entre ordre des dominants et ordre des dominés.

La notion de crise devient alors l’élément structurant d’un système intellectuel qui investit tous les niveaux de la réalité humaine et permet d’exprimer l’ensemble de cette réalité. Le succès de la notion tient donc au fait que, en dépit de l’écroulement des relations causales et hiérarchiques entretenues entre les grandes organisations et entre celles-ci et les individus, elle est un principe qui unifie les représentations des différents rapports de l’homme et des hommes au monde. Elle contribue ainsi à miner les théories fragmentaires classiques qui n’expliquaient que des secteurs partiels du réel ou contraignaient aux dichotomies : l’individu et le social, l’homme et Dieu (les dieux), l’infrastructure et la superstructure.

Nous ajouterons que la crise est un repère à partir duquel il est possible de lire le tableau d’une société dans sa globalité afin de mieux saisir les enjeux qui en découlent. Dans cet univers de sens, il est possible de distinguer deux ordres de perception d’une situation de crise, selon que l’on se situe en position d’observateur extérieur ou selon que l’on se trouve à l’intérieur en tant que sujet touché et/ou impliqué d’une manière ou d’une autre par le phénomène.

En ce qui concerne cette étude, en tant que citoyen ivoirien, résidant et travaillant en permanence dans et pour le pays, nous sommes impliqué de l’intérieur. Les réalités de la crise sont présentes dans les discours économiques et politiques que charrient les médias en Côte d’Ivoire. Mais, plus on tente d’approfondir l’analyse de la crise de notre pays, plus on est amené à constater qu’il existe une carence conceptuelle concernant sa nature véritable. On ne peut pas s’empêcher d’éprouver l’impression désagréable que les classes intellectuelle et politicienne censées élucider cette notion clé, l’escamotent plutôt. Elles s’en emparent pourtant dans les meetings ou dans les journaux qui leur sont proches pour démontrer des thèses partielles ou partiales ou encore, elles les récupèrent pour justifier ou condamner une position. Deux visions diamétralement opposées tentent d’appréhender la crise actuelle en Afrique :

  1. la première école de pensée propose une explication sociologique affirmant qu’il s’agit d’un phénomène inhérent à toute société en pleine mutation. La crise annoncerait donc un changement car elle n’est qu’une période d’apprentissage ou d’adaptation. On peut ainsi entendre qu’il s’agit d’un passage obligé.
  2. La seconde vision est beaucoup plus pessimiste car il s’agit de signes annonciateurs d’un continent incapable de se prendre en charge.

Entre ces deux tendances se situe l’idée de plus en plus admise que la crise est structurelle. Pour pouvoir la résorber, on devrait procéder à des restructurations politiques, économiques et culturelles. Mais quand on se penche sur la manifestation et le sens de la crise, on peut remarquer qu’elle a un statut sociologique particulier. Elle n’est donc pas synonyme d’expressions comme le blocage, la récession, le ralentissement ou le désordre dans le fonctionnement des institutions. Elle est tout à la fois cela et davantage. La crise est donc un épisode social authentique dont les caractéristiques sont multiples.

Les caractéristiques d’une crise globale énumérées ici ne cadrent pas forcément avec les crises que nous connaissons en Côte d’Ivoire. En tout cas, l’amoncellement des signes menaçants nous invite à l’examen des racines des crises ivoiriennes et à poser des questions fondamentales sur le fonctionnement de notre société. En ce qui concerne le paradigme de la crise, il faut noter qu’on ne peut la réduire aux seules explications économiques car elle apparaît aujourd’hui en Côte d’Ivoire dans sa globalité, gagnant peu à peu les compartiments de la vie sociale et individuelle. Cependant, bien que l’on constate de nombreuses et fréquentes manifestations de divers symptômes que l’on associe, faute de mieux, à la crise, son étiologie reste à l’état embryonnaire. Ce flou reflète en fait la difficulté de conceptualisation du fonctionnement de notre société.

Depuis octobre 2000, les crises successives sont démobilisantes pour les Ivoiriens qui les subissent. Des vies humaines disparues, des villes et villages détruits, des plantations abandonnées, des familles disloquées, des emplois perdus, etc. La crise est donc angoissante mais pire, elle invite à l’abandon de la critique sociale car elle réduit la pensée « alternative » au silence. Pour comprendre ce qui arrive à la Côte d’Ivoire, nous nous proposons d’interroger les productions journalistiques nationales.

Le paradoxe journalistique en Côte d’Ivoire

L’origine du terme « paradoxe » vient du grec para-doxa qui signifie ce qui est contre l’opinion communément admise. Dans le cadre de ce travail, nous faisons l’hypothèse qu’un journaliste doit absolument se fonder sur la véracité des faits. Mais à observer les médias et les journalistes ivoiriens, on se rend compte qu’ils travaillent dans le sens contraire à leur éthique professionnelle. L’opposition réside ici entre « faux » et « éthique ». L’idée communément admise est que tout journaliste doit être guidé dans son travail par le seul souci de la sincérité et de l’objectivité. Comment alors ce paradoxe a accéléré la crise ivoirienne, entraînant ainsi les journaux vers une dérive totale ?

La crise actuelle en Côte d’Ivoire remet en cause les acquis de la presse dont la crédibilité devient de plus en plus douteuse du fait de son détachement des attentes des publics,à savoir la construction des écoles, des hôpitaux, des puits, etc. La crise ici n’est pas seulement journalistique mais celle du journalisme ivoirien qui tourne dans le vide.Les journaux deviennent alors à la fois des lieux de rencontre, de consommation de nouvelles et des terrains idéologiques d’actions, d’éducation, d’embrigadement et de conformisation des publics. Pourtant en 1960, les médias sont nés d’un projet éducatif en faveur du peuple. Dès son origine, en Côte d’Ivoire, la presse était liée aux collectivités qui se constituent et aux formes de sociabilité qui se mettent en place dans le passage du monde colonial au monde de l’indépendance et de la souveraineté. On y magnifie les valeurs de la nation, les vertus du civisme, etc. Les médias d’Etat (Fraternité-Matin, Radio et Télévision nationales) ont gardé l’empreinte de ce travail de « formatage » de la conscience des Ivoiriens vers la culture de (la) nation, au sens noble du terme.

Puis, en 1990, naît, avec le multipartisme, le paradoxe journalistique qui voit fleurir un nombre considérable de titres, malheureusement sans moyens pour évoluer qualitativement sur le plan de leur existence professionnelle. Il y a, déjà, au commencement, pluralité sans pluralisme. L’Etat a permis la création des journaux sans pour autant prendre des dispositifs nécessaires pour les rendre suffisamment autonomes et responsables. Du coup, ces nouvelles et nombreuses rédactions sont récupérées par les pouvoirs politiques et les pouvoirs d’argent. On assiste alors à une pluralité (qui ne participe pas vraiment à la démocratisation du pays) déréglée d’un ordre des choses qui se détruit et qui ouvre la voie à une anarchie sous la marque des partis politiques qui les récupèrent. Tout un pan des journaux d’opinion est en vogue. C’est dans ce sens que les observateurs de la Côte d’Ivoire peuvent avancer que la presse dans ce pays a connu une liberté illimitée. Indéfinie, la démocratisation de la société a ouvert les portes à la presse en liberté. Entre les voix divergentes existe un vaste no man’s land où les puissants du jour, hommes de pouvoir ou de contre-pouvoir, hommes de foi exclusive ou d’idéologie unique, potentats économiques ou serviteurs zélés d’autres obédiences, pensent et rêvent les médias sous le prisme unique de leur propre reflet. Cette mise en scène médiatique permanente a d’abord pour premier effet idéologique d’occuper massivement le champ des journaux et d’embrigader certains individus pour en faire des membres d’un clan politique. L’actualité politique, économique, sociale et culturelle est ainsi de plus en plus occultée par la litanie routinière ou enchantée des faux événements que sont les commentaires des journalistes.

Nous observerons ici la Côte d’Ivoire à partir de la Une de quatre journaux, dont trois d’opinion, et le quatrième, ayant un statut de média d’état, dans leur publication du lundi 10 octobre 2005, relative à la qualification de l’équipe nationale de football, à la coupe du monde 2006, en Allemagne. Le samedi 08 octobre 2005, avant, pendant et après le match, dans les dix communes d’Abidjan, dans les villes de l’intérieur, dans les villages situés en zones rurales et même dans la zone sous contrôle de la rébellion armée (à en croire les médias étrangers), l’ambiance était consensuelle pour cette qualification. On peut dire que le football consolide le patriotisme des ivoiriens. Premier spectacle dans le pays, les hommes politiques s’attardent sur ses vertus humanistes, son message d’amitié, de fraternité et sa mission pacificatrice. Le peuple, qui l’a bien compris, était dans cette logique citoyenne, en supportant massivement l’équipe nationale. Cependant, quelle signification faut-il donner aux mobilisations chauvines des journaux, à la diffusion massive de l’idéologie dans les articles du lundi 10 octobre 2005, consacrés à cet événement sportif ? Dès lors, interrogé la presse, c’est analyser « l’idéologique » en formation, c’est-à-dire cet ensemble de représentations qui commande la vie de tous, sans qu’on en ait une conscience claire. Comme le dit Marc Augé (1975, p. 411), « elle [l’idéologique ou, dans le cadre de notre argumentation, la crise, ndla] est dans la pratique de tous. De ce fait, elle ne manifeste jamais dans un discours concret que partiellement : l’explication d’un événement, le choix d’une conduite n’exigent jamais, à eux seuls, la prise en compte de tous les ordres de représentation, de l’idéo-logique dans son ensemble ».

Fraternité matin du lundi 10 octobre 2005

Média d’état, Fraternité Matin est l’organe officiel de la Côte d’Ivoire. Dans la mise en scène de sa UNE du 10 octobre 2005, on peut voir et lire les éléments suivants : au-dessus du surtitre, on a la publicité du groupe Loko et du jack pot TV. Le surtitre est le suivant : « Les Eléphants au mondial » (dix pages consacrées à l’événement). Le titre : HIS-TO-RI-QUE ! En bas de page, on peut lire, en éditorial, « Dieu ne dort pas ». On voit l’avion présidentiel, au-dessus de la foule en liesse, sur fond bleu. Quel regard connotatif en tirons-nous ? Les publicités du groupe Loko et du jack pot TV mettent en évidence l’unité de style de mise en page de ce journal. Le surtitre « Les Eléphants au Mondial », en caractères classiques nous invite à comprendre la dimension institutionnelle de Fraternité Matin. Le style italique vient ici insister sur l’importance de l’événement. Quant au titre « HIS-TO-RI-QUE » construit sur la base de quatre syllabes montre qu’il s’agit d’un événement à couper le souffle. L’environnement de ce titre est composé de couleur rouge et d’un corps gras pour marquer le caractère exceptionnel de cette qualification, d’où l’éditorial suivant : « Dieu ne dort pas », suggérant ainsi la main du Seigneur Tout Puissant dans cette victoire, signe que le pays est béni, en dépit de la crise qu’il subit depuis longtemps. Cette façon de voir les choses reste tout de même polysémique car on pourrait dire que les Eléphants n’ayant plus leur destin en main ont bénéficié d’une chance inouïe grâce à un miracle de Dieu. Cette lecture doit donc inviter les dirigeants, les joueurs, le gouvernement et l’encadrement technique à l’humilité afin de réviser les stratégies mises en place pour aller de l’avant.

Sur le plan iconique, on remarque dans le territoire de l’aéroport international Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, les laborieux joueurs descendant de l’avion présidentiel (affecté à la cause) et accueillis par une foule en liesse. L’avion présidentiel marque la dimension hautement nationale, républicaine et politique de l’événement. La foule en joie traduit le bonheur de tout le peuple ivoirien dans une espérance de paix et de sérénité marquée par le ciel bleu azur. Après donc Fraternité Matin, qu’en est-il du contenu des autres journaux ?

Notre Voie du lundi 10 octobre 2005

Il s’agit d’un quotidien proche du président de la République, Laurent Gbagbo, et de sa famille politique le Front Populaire Ivoirien (FPI). Le tableau de la UNE considérée comporte quatre parties :

– En haut, on peut voir et lire, en bandeau « Notre Voie », puis un encart publicitaire du groupe Gecos-Formation ;
– En surtitre, est écrit « Dieu, Gbagbo et la Côte d’Ivoire » ;
– Le titre indique « A nous le monde ! »
– En bas de page, on peut lire « Déclics pour l’Afrique en fondations ».

Sur le plan iconique, on voit, tout comme dans Fraternité-Matin, une foule immense en joie et, en médaillon, Didier Drogba, l’attaquant vedette, descendant de l’avion présidentiel. Le discours connotatif donne à comprendre que l’allure générale du journal n’a pas dérogé à son unité habituelle de style. Le surtitre « Dieu, Gbagbo et la Côte d’Ivoire » est une hiérarchisation d’éléments dont l’existence a contribué à la victoire des Eléphants. « Dieu » est écrit en rouge, couleur qui véhicule la passion, l’action et la puissance. La présence de Dieu montre que la Côte d’Ivoire vient d’échapper de justesse à une situation difficile. Dans l’ordre, après Dieu, Laurent Gbagbo est annoncé en bleu, couleur de la paix, de la sérénité et de la satisfaction. Le bleu est également la couleur du quotidien « Notre Voie », comme pour montrer le sentiment d’appartenance de Gbagbo Laurent au journal ou pour indiquer que « Notre Voie » et Gbagbo mènent le même combat. Après « Dieu » (en rouge), Gbagbo (en bleu), vient la Côte d’Ivoire (en orange, blanc et vert), les couleurs nationales de la Côte d’Ivoire. Cette coloration indique que le pays, en dépit des crises successives, a encore son mot à dire sur l’échiquier international. C’est donc ici l’image d’un drapeau qui flotte fièrement bien haut pour la dignité et la gloire de son peuple.

En ce qui concerne le titre « A nous le monde ! », il est écrit dans un code typographique classique à empattement quadrangulaire pour signaler le dynamisme et l’importance de cette équipe dans ses aspects de cohésion, d’unité et de solidarité dans cette aventure où les meilleures équipes du monde vont s’affronter. L’environnement de ce titre est composé d’une couleur jaune accompagnée d’une ombre noire. Le jaune véhicule la gaieté, la lumière, le soleil, la jeunesse et l’action. Il faut rappeler que dans le contexte spécifiquement ivoirien, le jaune et le noir sont les couleurs de l’Association Sportive des Employés de Commerce (ASEC) qui est, depuis une dizaine d’années, le meilleur club de football du pays. La marque d’une ombre jaune et noire informe implicitement sur l’ossature de l’équipe nationale dont les 3/4 des joueurs proviennent de l’ASEC.

Sur le plan iconique, l’avion présidentiel est ici le signe de l’implication personnelle du chef de l’Etat qui ne lésine pas sur les moyens pour mettre le onze national dans les meilleures conditions. Le journal met ainsi l’accent sur la démystification et la démocratisation du patrimoine ivoirien et surtout des attributs de la fonction de président de la République. Il y a là une rupture avec une certaine conception de la fonction présidentielle (Félix Houphouët-Boigny 1960-1993) et (Henri Konan Bédié 1993-1999). Un nouveau management plus citoyen rend accessible tout le patrimoine de l’Etat. Ainsi Laurent Gbagbo utilise le positionnement d’un président qui se veut d’abord l’homme du peuple pour le peuple. Quant à Didier Drogba (star du ballon rond) descendant de cet avion, il est montré comme le citoyen exemplaire dont les efforts pour qualifier l’équipe nationale ont été constants et décisifs, et cela dans une humilité totale. Dans une période difficile et de crises successives, l’image de Drogba invite la jeunesse ivoirienne à comprendre que la patrie est au-dessus de tout et sa survie commande tous les sacrifices possibles. Il faut rappeler que Drogba, qui joue à Chelsea en Angleterre dans des conditions meilleures, a toujours spontanément accepté de défendre les couleurs de son pays au risque de perdre des primes importantes en Europe ou de se briser une jambe sur les pelouses des stades africains dont l’état laisse à désirer. Le champion devient ainsi le dépositaire des vertus nationales. Ici, Notre Voie a récupéré cette qualification pour donner un meilleur positionnement au président de la République. Il est courant que les politiques mettent à profit les victoires sportives pour attirer l’attention sur leur cause.

Le Nouveau Réveil du lundi 10 octobre 2005

Il s’agit d’un quotidien proche du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), parti politique créé par Félix Houphouët-Boigny et qui, aujourd’hui, appuie les activités de Henri Konan Bédié. Ce journal, comme son nom l’indique, a été créé récemment après la chute de ce dernier, en décembre 1999, lors d’un coup d’état orchestré et réussi par la junte militaire. Ce journal naît donc pour redonner un nouveau souffle au PDCI et à ses militants dont il demeure le meilleur moyen d’information. Il est très hostile au pouvoir de l’actuel chef de l’Etat, Laurent Gbagbo.

La Une de « Le Nouveau Réveil » du 10 octobre 2005 nous livre les informations suivantes :

– Le tableau annonce d’abord un bandeau, « Le Nouveau Réveil, journal de choix des Ivoiriens ». A droite, « Bédié à Dahoukro depuis samedi ».
– Le surtitre : « Les Eléphants qualifies pour le mondial 2006 ».
– Le titre : « historique, miraculeux ! »

A la différence de Fraternité Matin et de Notre Voie, le Nouveau Réveil compte
plusieurs sous-titres :

– « Retour triomphal des héros sans Henri Michel »
– « Les félicitations de Bédié aux Eléphants »
– « Gbagbo a gâté la fête »

En bas de page, on compte également plusieurs sous-titres :
– « Abidjan : folle ambiance »
– « Le RHDP face à la presse à 17 H »

La Une, sur le plan iconique, montre l’ancien président de la République Henri Konan Bédié gai et visiblement heureux de retrouver les siens, dans son village natal de Dahoukro, après 5 ans d’exil en France. La deuxième image est consacrée à une foule immense à Abidjan manifestant leur joie à l’annonce de la qualification des Eléphants. En médaillon, on voit des manifestants sur des mini cars, quelques joueurs de l’équipe nationale et enfin le président Gbagbo. Quelle lecture en dégageons-nous ? Le « Réveil Nouveau » utilise la couleur verte qui évoque l’espoir, la renaissance et la vie. Le surtitre, en noir et en blanc, évoque la confirmation de la qualification évidente des Eléphants pendant que le titre, en caractère bâton de style classique, gras, marque l’importance de l’événement. Le sous-titre « Retour Triomphal des héros sans Henri Michel » met en ombre l’entraîneur français comme pour signifier qu’il a atteint son objectif final. Le second sous-titre « les félicitations de Bédié aux Eléphants » est inscrit en caractère bâton classique qui évoque le plus souvent les sujets profonds, sérieux, voire institutionnels. Il y a ici une tentative de récupération (politicienne) à vouloir coûte que coûte associer Henri Konan Bédié, à cette victoire. D’ailleurs, quand on regarde bien la disposition des images à la Une, on a l’impression que la foule immense est là pour réserver un accueil triomphant à l’ex-président Bédié de retour de son exil. Pourtant, il s’agit de supporters venus accueillir les héros du onze national. Cette façon de disposer les photos participe de la valorisation de Bédié en quête de légitimité et de notoriété par un procédé subtil de manipulation. Le troisième sous-titre « Gbagbo a gâté la fête » est écrit en caractère classique (times new roman) en couleur bleue. Ici, le bleu qui incarne la sérénité (de Gbagbo) est perturbé, mettant ainsi en évidence l’obsession de ce journal à vouloir disqualifier toutes les actions et activités de ce dernier. Mais dans le contexte actuel, le chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, en dépit du ton irrespectueux de la presse (d’opposition) en son endroit n’a jamais accepté qu’un journaliste soit pénalisé, quelle que soit la gravité de ses propos. Pourtant, on pourrait rappeler des situations analogues. Par exemple, en Côte d’Ivoire, à Abidjan le 16 décembre 1995, Henri Konan Bédié (alors chef de l’Etat) était au Stade Félix Houphouët-Boigny, quand la meilleure équipe du football ivoirien, l’Asec d’Abidjan perdit le match (0-1) contre les Orlando Pirates de Soweto, lors de la finale retour de la 31e coupe d’Afrique des clubs champions. Un journaliste du quotidien Notre Voie a écrit, à peu près, en ces termes : « Bédié était présent, la poisse aussi »! Immédiatement, le journaliste et son directeur de publication furent condamnés le 26 décembre 1995, à deux ans de prison ferme, et trois millions de francs cfa (4500 Euros) et leur journal écopa de trois mois de suspension irrévocable. On doit comprendre qu’à cette époque, le pouvoir en Côte d’Ivoire, à l’instar du continent africain, était d’autant plus naïf et autoritaire qu’il pouvait se targuer de la complicité du destin. On peut en conclure que comme la guerre, le sport est aussi la continuation de la politique par d’autres « armes plus élégantes ». Exécutoire des tensions sociales et nationales, il peut être aussi le théâtre de pires enjeux politiques.
Enfin, en bas de page, en encadré, on note la conférence de presse du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et pour la Paix (RHDP) qui est un mouvement dans lequel se retrouvent les principaux partis politiques d’opposition.

Le Patriote du lundi 10 octobre 2005

Le Patriote est un quotidien proche du Rassemblement des Républicains (RDR) de l’ex-premier Ministre Alassane Dramane Ouattara, parti politique (d’opposition) très hostile au pouvoir du Président Laurent Gbagbo. Ce journal, en sa UNE de lundi 10 octobre 2006, présente quatre niveaux de lecture :

D’abord, en haut, en bandeau, on peut lire « Le Patriote » et voir juste à côté, à droite, un dessin humoristique qui accroche le président Gbagbo présenté de manière irrévérencieuse. Le texte qui accompagne ce dessin annonce en deux parties distinctes les phrases suivantes : d’abord « le compte à rebours » et ensuite « dans 20 jours, le mandat de Gbagbo prend fin ».

Ensuite, le surtitre est annoncé en trois parties :
– « Les pharaons domptent les lions »
– « Les Eléphants s’imposent au Soudan »
– « Enfin, la Côte d’Ivoire qualifiée pour le mondial  »

Puis le titre en rouge et en allemand : « Guten Tag Deutschland ». Quatre sous-titres accompagnent ce titre :
– « Le Cameroun en deuil : le récit complet de notre envoyé spécial à
Yaoundé ».
– « De Bouaké à Abidjan, la Côte d’Ivoire salue le miracle » !
– « Le retour triomphal des héros, hier » ;
– « Une nouvelle chance pour le retour à la paix » !

Enfin, en bas de page, sur la partie gauche, on peut lire deux sous-titres : « Gbagbo fait de la récupération politicienne », plus le titre de l’interview qu’un ministre (PDCI) Adjoumani Kobenan a accordé à ce journal : Adjoumani Kobenan : « Gbagbo doit comparaître avec moi à la barre ». Sur la partie droite, il est écrit : Les jeunes de RHDP : « Nous ferons partir Gbagbo du pouvoir le 30 octobre 2005 ». Cette Une sur un plan iconique présente en image centrale l’équipe nationale de Côte d’Ivoire. En médaillon, nous avons une foule de jeunes ivoiriens en joie et juste en dessous, le joueur camerounais Rigobert Song, malheureux de la défaite de son équipe face à l’Egypte.

Enfin, les dernières images, en bas de page, montrent un groupe de jeunes du RHDP (Rassemblement des Houphouétistes Démocrates pour la Paix). Dans la même surface, à gauche, en médaillon, le ministre Adjoumani Kobenan dont la photo accompagne le titre, ci-dessus, de l’interview.

Quelle lecture faisons-nous de cette Une ? L’image à côté du bandeau de « Le Patriote » est un icône qui fait partie de l’unité de style, de la mise en page de ce journal. Les deux surtitres « les pharaons domptent les lions » et « les Eléphants s’imposent au Soudan » nous indiquent qu’il a eu ce samedi 08 octobre 2005, deux rencontres décisives (Cameroun / Egypte et Soudan / Côte d’Ivoire) avant que l’équipe ivoirienne n’obtienne son ticket pour l’Allemagne. Ainsi le troisième surtitre (Enfin la Côte d’Ivoire qualifiée pour le mondial) nous fait comprendre que le parcours des Eléphants n’a pas été facile. Quant au titre « Guten Tag Deutschland », il s’agit d’un clin d’œil qui montre que la Côte d’Ivoire sera bel et bien en Allemagne, dans la cour des grands.

Le sous-titre : »De Bouaké à Abidjan la Côte d’Ivoire salue le miracle » est révélateur de leur position idéologique. C’est la seule rédaction qui associe Bouaké (ville sous contrôle de forces rebelles) à la victoire. En plus l’ordre des mots dans ce sous-titre est explicite de l’intérêt accordé aux espaces. La preuve, « Le Patriote » part d’abord de Bouaké avant Abidjan (ville sous contrôle gouvernemental). C’est intéressant parce que l’ordre participe de la mise en scène, or toute mise en scène dans l’espace public est idéologique. Pour ce quotidien la victoire des Eléphants est un facteur de réconciliation et de retour à la paix.

Les sous-titres en bas de page, (tels que : « Gbagbo fait de la récupération politicienne », puis « Nous ferons partir Gbagbo du pouvoir le 30 octobre 2005 » et « Gbagbo doit comparaître avec moi à la barre » mettent très bien en relief la ligne éditoriale de ce journal farouchement opposée à toutes les actions du Président Laurent Gbagbo.

Comme dans les conflits armés, les coalitions se pratiquent également au sein des médias d’opinions. C’est le cas de Le Patriote et de Le Nouveau Réveil qui, malgré la joie du peuple, face à la qualification de son équipe nationale, ont à leur Une des sous-titres qui sortent de l’événement sportif pour s’attaquer au Chef de l’Etat. La conviction d’écorcher coûte que coûte ce dernier les a poussés à surcharger leur Une, en débordant dans le champ politicien.

L’information qui en ressort pourrait être interprétée de manière polysémique. Cependant, notre entendement tend vers l’explication suivante : la qualification de l’équipe nationale est une bonne nouvelle pour le peuple mais se situant dans un contexte socio-politique spécifique, elle ne saurait occulter le combat politique et les réalités quotidiennes, permanentes.

Synthèse

Dans ce contexte de crises ivoiriennes, la presse n’est plus seulement un simple support d’information et d’éducation, mais elle est surtout une vision pernicieuse de la société et elle se réfère à une anthropologie centrée sur le tribalisme. Miroir aux alouettes, elle dissimule son identité sous le manteau des lieux communs pour mieux se faire accepter par des citoyens déjà perturbés par tant de crises.

Les 3/4 des journalistes, à la fois vassalisés et « mercenarisés », s’approprient les discours des « hommes-politiques-employeurs » qu’ils reconstruisent dans un calibre précis pour toucher la cible indiquée. L’espace public se transforme ainsi en un immense territoire d’informations savamment distillées qui fonctionne comme une véritable agence de publicité, avec ses rituels et ses slogans stéréotypés, ses terrains de manœuvres et d’affrontements, sa théâtralité factice. La crise idéologique de l’espace public s’est déjà vérifiée en Côte d’Ivoire par la tendance à l’accumulation indéfinie de gros titres, de couleurs et d’images fortes qui participent de la captation des citoyens-clients.

D’ailleurs, à travers les trois quotidiens Notre Voie, Le Nouveau Réveil et Le Patriote, on découvre leur fonction de production, de reproduction et de diffusion de l’idéologie. A cet effet, il nous a été donné de constater quelques facteurs discursifs totalisateurs d’une extrême virulence. Par exemple, la dénégation de la réalité profondément partisane de ces médias qui ne respectent aucune règle élémentaire de leur profession ; ensuite, une forte présence de la propagande et de la manipulation ; puis l’occultation des préoccupations réelles des populations, à savoir la fin de la guerre et l’amélioration de leurs conditions de vie ; enfin la maximisation de l’affairisme car la presse compte une dimension économique avec ses réseaux de financement, ses parrains douteux, ses militants (abonnés inconditionnels du parti qui l’achètent). Quant à Fraternité-Matin, il a respecté son caractère de média d’Etat, en restant fidèle à son idéologie de « Voix de la Côte d’Ivoire » et non d’un gouvernement dans sa manière patriotique et professionnelle de commenter l’événement, dans le sens de son slogan « ni neutre, ni partisan ».

Aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, il est clair que la scotomisation des fonctions de la presse montre bien la rupture de son idéologie fondée sur la véracité des faits. Ce faisant, la presse d’opinion maintient un nombre important de clients (appelés militants de base) dans un ghetto (appelé parti politique) dans lequel ils sont canalisés, « formatés », donc prêts à consommer des « ingrédients » savamment « cuisinés » par des journalistes-militants dont ils partagent les mêmes colorations ethniques ou idéologiques.

Avec le multipartisme, l’exaltation mystificatrice du rôle civique de la presse (de développement) que toutes les forces sociales présentaient comme un remède miracle d’accélération du processus démocratique, s’est avérée négative. Depuis la mort du président Houphouët-Boigny en 1993, il n’y a plus eu de pensée unique en Côte d’Ivoire, mais des pensées (à lire les différents éditoriaux) qui se masquent et, du coup, se brouillent. C’est un paradoxe d’avancer que la pluralité de la presse alimente les crises ivoiriennes actuelles. Elle ajoute à l’angoisse individuelle (devant les mutations de la société) une incertitude collective profonde.

Conclusion

Avec le multipartisme, le journalisme d’opinion porte aujourd’hui un nom : l’absence de crédibilité qui domine dans le métier, quand la vraie réponse aux mutations du pays devrait être la démocratie, c’est-à-dire la paix sociale pour tous. Rompre avec une telle pratique journalistique exige de l’audace. Un pays ne peut durablement vivre avec une presse mutilée et cantonnée dans un jeu de rôle qui, en fait, empêche les journalistes de respecter leur propre déontologie.

Depuis l’indépendance en 1960, la presse en Côte d’Ivoire aurait pu jouer un rôle de catalyseur de la démocratie. Quel peut donc être son rôle dans ce pays en crise depuis septembre 2002 ? Nous laissons Kristin Helmore (2001, p. 1) répondre : « la presse est un élément indispensable de la démocratie, car elle constitue le lien principal, la voie de communication entre les citoyens et leur gouvernement, entre l’Etat et l’homme et entre les citoyens eux-mêmes. Sans cette communication, aucune démocratie ne peut vivre. Le bon fonctionnement de la démocratie dépend de la participation des citoyens, et cette participation ne pourra être réelle et valable que si ceux-ci sont bien informés. Seul un public renseigné par une presse active et conscience pourra exercer ses droits et privilèges d’électeur et participer efficacement à la vie politique » de la nation.

Pour cela, il faut espérer un Etat fort dans lequel chaque individu doit se comporter, selon les règles civiques de la République, sans distinction.

Quand la presse bafouille et se rabaisse devant les pouvoirs politiques et les pouvoirs d’argent, on peut confirmer l’hypothèse, que dans les pays en développement, elle devient l’instrument de sa propre contestation et de sa décadence. Faite pour alimenter la démocratie, elle doit éviter à tout prix d’en apparaître comme une entrave. Lorsqu’elle n’y parvient pas, elle laisse le champ ouvert à la complaisance et à la récupération par les politiques et par des « bailleurs » de fonds de presse dont l’objectif est de la contrôler.

Si l’on veut donc conclure à l’essentiel, on peut dire que le journalisme en Afrique au Sud du Sahara doit chercher à répondre à deux grandes finalités :
– On attend qu’il favorise la réactivité citoyenne individuelle pour que chaque ivoirien apporte, dans la paix, sa contribution à l’œuvre de la construction de la nation ;
– On attend également qu’il renforce la solidarité collective. Ce sont là des changements que l’environnement national et la communauté internationale attendent.

Références bibliographiques

Akindes, Francis (1996), Les mirages de la démocratie en Afrique subsaharienne Francophone, Paris : Karthala.

Bedie, Henri Konan (2002), « Crise ivoirienne et ivoirité », Le Nouveau Réveil, n°313 du 25 novembre.

Blé, Raoul Germain (2005), « Journalisme civique et réconciliation nationale » in En-Quête n°14, Université de Cocody, Abidjan.

Conseil de Sécurité des Nations Unies (2003), Rapport sur la Côte d’Ivoire, janvier.

Habermas, Juergen (1987), Théorie de l’agir communicationnel, Paris : Fayard.

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Kabo, Axelle (1991), Et si l’Afrique refusait le développement, Paris : Harmattan.

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Miège, Bernard (1989), La société conquise par la communication, Grenoble : PUG.

Miège, Bernard (2005), La pensée communicationnelle, Edition augmentée, Grenoble : PUG.

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Roux-Dufort, Christophe (2004), La gestion de crise, Editions De Boeck.

Sery, Bailly (2003), Deux guerres de transition, Abidjan : Educi.

Auteur

Raoul Germain Blé

.: Diplômé de la Faculté de journalisme et communications sociales de l’Université de Fribourg en Suisse et Docteur en Sciences de l’information et communication de l’Université de Grenoble 3, Raoul Germain Blé est enseignant-chercheur en communication à l’Université de Cocody-Abidjan, où il dirige le Centre d’études et de recherche en communication (CERCOM). Il s’intéresse à la problématique de la communication et des médias aux fins de développement dans la perspective des enjeux sociaux. Dans ce sens, il a publié une quinzaine d’articles scientifiques et a participé à plusieurs colloques et séminaires internationaux.