Le soutien aux expériences artistiques off : une rupture dans les politiques culturelles ?
Résumé
Dans de nombreuses villes du monde, des artistes ont investi des espaces délaissés de la ville (plus ou moins légalement), et inventent des lieux de travail, de création et de diffusion culturels différents, hors de tout carcan institutionnel ou commercial. En France, au début des années 2000, le Ministère de la Culture a diligenté une étude sur ces « Nouveaux Territoires de l’Art » dans le but de proposer de nouveaux modes de soutien à ces créateurs.
L’objet de cette communication est de montrer en quoi cette prise en compte par l’Etat d’expériences culturelles off s’inscrit dans la logique de l’évolution des politiques culturelles françaises depuis presque un demi-siècle. Si le soutien public d’acteurs des scènes culturelles off peut paraitre nouveau, cela ne signifie pas une remise en cause et une rupture de la doctrine de l’Etat en matière d’action culturelle. Il s’agira notamment de mettre en évidence que les enjeux d’un soutien à ces lieux culturels off dépassent le cadre de l’action culturelle. En effet, les politiques culturelles ont participé à la redéfinition du rôle de l’Etat, en permettant d’expérimenter la décentralisation et la contractualisation. Elles sont également instrumentalisées dans le cadre de stratégies urbaines afin de renforcer l’attractivité des territoires urbains, et non pas uniquement de soutenir la création, la pratique et l’accès à l’art. En quoi des lieux culturels off sont-ils des outils pour des politiques publiques ? Quels sont les modes de résistances mis en œuvre face aux tentatives d’instrumentalisation par la puissance publique ?
Mots clés
lieux culturels off, politique culturelle, développement urbain
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Vivant Elsa, « Le soutien aux expériences artistiques off : une rupture dans les politiques culturelles ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, 2006, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/34-le-soutien-aux-experiences-artistiques-off-une-rupture-dans-les-politiques-culturelles
Introduction
L’objet de cette communication est de mettre en évidence dans quelle mesure la prise en compte et les actions menées par les gouvernements (locaux et nationaux) vis-à-vis des pratiques culturelles off s’inscrivent dans la continuité des politiques publiques de la culture ; et en quoi ces engagements dépassent largement le cadre de l’action culturelle stricto sensu. L’instrumentalisation des pratiques culturelles off dans les politiques culturelles et urbaines met en évidence l’importance de la culture dans le développement économique local et comme avantage comparatif dans la concurrence entre les villes. Les pratiques culturelles off deviendraient-elles une niche pour les stratégies de communication des villes ?
Les milieux culturels off
Depuis une trentaine d’années, en France et ailleurs, se développent des expériences artistiques alternatives, initiées par des acteurs culturels associatifs, sans soutien public ou commercial. Nous les appelons pratiques culturelles off par analogie aux grands festivals où se côtoient le in et le off. Le in y est programmé et le off opportuniste et spontané ; le in s’enrichit par l’existence du off où, par une plus grande liberté, peuvent se produire les innovations ; le off a besoin du in pour justifier son existence, trouver une légitimité. Et peu à peu, le off prend le dessus sur le in, attire plus de spectateurs, devient le moteur populaire du festival. Cette notion de in/off évoque également la structure économique du monde de la production artistique, organisé en oligopole à franges.
L’émergence de ces pratiques culturelles off est à prendre en compte dans le cadre plus général de l’évolution de la création culturelle, caractérisée par la rupture des codes esthétiques traditionnels, par le mélange des formes et des genres culturels, et des modes de consommation culturelle marqués par la transcendance des divisions entre culture légitime et culture populaire. Ces expériences constituent un réseau culturel et artistique parallèle et off au réseau institutionnel. Pour certains d’entre eux, cette position à l’écart des institutions culturelles est choisie ; d’autres aspirent à une plus large reconnaissance. Les milieux artistiques off ne bénéficient ni d’un soutien public pérenne ni d’une grande visibilité médiatique. Ils sont souvent marquées par une très grande précarité économique, matérielles, et juridique (par exemple,les raves techno, le théâtre de rue, le graff’, le hip-hop, les squats d’artistes…) : Ils s’appuient sur des réseaux de lieux de production et de diffusion spécifiques. Nous appellerons lieux off les endroits qu’ils s’approprient ou utilisent de façon durable et permanente, comme les squats d’artistes ou les friches requalifiées en lieux culturels off. Il est délicat de décrire ou de construire un idéal-type d’espaces qui, par nature, sont singuliers. Au mieux peut-on proposer quelques généralités. Ce type de lieu émerge dans des contextes urbains très variés, et que de nombreuses villes, aujourd’hui, abritent un ou plusieurs lieux off: Marseille (La Belle de Mai), Grenoble (et ses nombreux squats), Toulouse (Mix’art Myris). Ils sont à la fois des lieux de production et des lieux de consommation culturelle. La création d’un lieu off résulte souvent de la volonté d’un groupe qui souhaite défendre sa vision de la culture, ses pratiques et goûts culturels. Cette création répond à un manque. Le plus souvent, il s’agit de pallier l’absence de lieu de spectacle pour les musiques amplifiées. Cette création de lieux associatifs répond aussi au désintérêt des politiques culturelles locales pour ces pratiques et genres artistiques assez marginaux. Le désir d’expérimenter des modes de vie différents, comme l’organisation communautaire, l’autogestion, l’autosuffisance, les convictions écologiques et végétariennes, peut aussi être une motivation pour créer un lieu off. Dans ce cas, au projet culturel off, s’ajoute un projet social et politique off. L’organisation d’événements, concerts ou soirées, ancre ces lieux dans le paysage nocturne des villes. Ces lieux sont aussi des espaces de répétition ou de création, parfois de diffusion, voire de support à la production.
Mais, l’installation d’un lieu off ne se fait pas sans conflits. Les riverains leur reprochent de nombreuses nuisances : le bruit, la saleté, des graffitis et autres formes de marquage territorial, des activités nocturnes, des attroupements… L’intégration urbaine et l’acceptation du voisinage sont progressives et sont concomitantes d’un processus d’institutionnalisation du lieu off par les instances municipales.
L’instrumentalisation des lieux culturels off dans les stratégies urbaines
Les collectivités territoriales s’approprient les enjeux stratégiques portés par la culture. Dans le même temps, La doctrine du Ministère de la Culture a évolué en trente ans, infléchissant son « programme institutionnel » vers une plus grande prise en compte des formes culturelles émergentes tout en conservant un cadre de référence alliant démocratisation, décentralisation, contractualisation, et diversité culturelle. C’est à la lueur de ces deux évolutions (montée en puissance des acteurs culturels locaux et développement culturel vers les formes émergentes) que se comprend la prise en compte progressive des lieux culturels off par les institutions culturelles.
L’institutionnalisation des lieux off passe d’abord par une reconnaissance par les autorités locales, par exemple par l’octroi de subventions, dans un contexte d’externalisation et de délégation de la gestion d’un certain nombre de services publics, comme l’animation socioculturelle. Dans certaines villes (comme Genève), les lieux off sont utilisés comme des moyens de connaissance et de contrôle de pratiques déviantes par les autorités publiques. Si au début, le lieu est stigmatisé par les discours politiques, peu à peu, la puissance publique se l’approprie dans une optique gestionnaire : la territorialisation des pratiques déviantes facilite leur gestion sanitaire et policière. Enfin, les municipalités peuvent soutenir des lieux off selon une stratégie d’aménagement particulière. Par exemple, l’attitude de la municipalité genevoise vis-à-vis de l’Usine (squat dont elle est propriétaire) a affermi l’institutionnalisation du lieu. En 1992, la municipalité a soutenu l’association gestionnaire de l’Usine dans un procès qui l’opposait à un promoteur immobilier. Pour la municipalité, il s’agissait de stopper l’avancée du quartier d’affaires et de promouvoir un développement urbain par des équipements culturels. C’est aussi une façon de reconnaître le rôle d’animateur de l’Usine valorisant le secteur (Raffin, 1998).
Un autre exemple est celui de la Ville de Paris qui affiche une position conciliante vis-à-vis des squats d’artistes depuis l’élection d’un maire socialiste en 2001. L’action la plus symbolique est la pérennisation du squat Chez Robert, Electron libre. Ce squat, situé rue de Rivoli, dans le 1er arrondissement, un des secteurs les plus commerçants de la capitale, est occupé depuis novembre 1999 et accueille un public large et hétéroclite. Grâce à sa localisation stratégique, ce squat bénéficie d’une visibilité et d’une médiatisation sans précédent. Devenu véritablement la figure de proue du « mouvement squat », la médiatisation semble l’avoir protégé des expulsions. En 2001, pendant la campagne électorale municipale, le candidat socialiste, Bertrand Delanoë, a proposé, dans le cadre du volet culturel de son programme électoral, d’« organiser des conventions d’occupation de friches avec des collectifs d’artistes ». Une fois élu, il a tenu parole et la Ville a racheté le bâtiment (4,5millions euros) en mai 2002, dans le but d’établir une convention d’occupation avec les artistes. Cette action s’inscrit à la fois dans le cadre de l’action culturelle de la ville mais aussi dans le cadre de la stratégie de communication de la Ville qui vise à promouvoir l’image d’une ville créative, dynamique et agréable à vivre, à travers des événements comme Nuit Blanche et Paris Plage, ou par la création de nouveaux lieux culturels. Malheureusement, le nouveau propriétaire se trouve confronté à de graves problèmes de sécurité et de remise aux normes du bâtiment, nécessitant des travaux longs et coûteux (ils sont estimés 4,4 millions d’euros). En effet, le bâtiment ayant vocation à accueillir du public, les contraintes de sécurité sont plus importantes. On atteint ici une des limites du processus de pérennisation des squats et autres lieux off: la légalité de l’occupation oblige le propriétaire à un confort et une sécurité minimum nécessitant des investissements parfois importants, sous peine d’engager sa responsabilité en cas d’incident.
Ainsi, les acteurs culturels off locaux profitent de l’appropriation par les collectivités locales de l’action culturelle et de la mise en œuvre de politiques culturelles municipales ambitieuses, qui sont de plus en plus imbriquées dans des politiques urbaines globales. La scène culturelle off est parfois instrumentalisée dans des projets urbains, comme un outil de valorisation des territoires.
En effet, dans de nombreuses villes, il apparaît aujourd’hui une nouvelle orientation vis-à-vis des lieux culturels off. L’autorité aménageuse ne tolère plus la présence d’artistes dans un lieu en friche dans une logique attentiste, où l’occupation d’un espace permettrait d’éviter sa dégradation et où la friche constituerait une réserve foncière à faible coût et la présence d’artiste répondrait à une demande sociale à court terme. Cette logique opportuniste fait place à une logique de commande publique à visée stratégique. L’occupation de friches par des artistes se fait suite à une commande, dans le cadre d’un programme à plus long terme dont l’objectif est la revalorisation du lieu. Même temporaire, l’occupation du lieu par des artistes lui confère une dimension symbolique, une valeur emblématique, qui contribuera à la régénération de cet espace. Il apparaît une nouvelle demande de programmation d’équipements culturels de la part de la puissance publique, prenant modèle sur les lieux off. Par exemple, à Paris, le projet de requalification des Pompes Funèbres en lieu culturel s’inspire des lieux off pour créer un lieu culturel innovant. Il s’inscrit dans un quartier où les pratiques culturelles off ont été utilisées pour pacifier le secteur. En particulier, la présence d’un cirque off (le Cirque Electrique) sur le site d’un futur jardin a permis d’animer le secteur et de le promouvoir auprès d’une population extérieure au quartier, consommatrice culturelle mais qui ne se serait jamais déplacée dans ce quartier (Stalingrad) très stigmatisé par le trafic de crack, sans les nombreux spectacle produits par le cirque. La culture alternative est instrumentalisée dès l’origine du projet comme élément de valorisation et de légitimation des opérations. Elle est un outil de sécurisation du secteur, par la présence de ses acteurs. D’un autre coté, l’institution se donne des allures de off produisant des ambiguïtés sur son rôle et son impact sur le secteur.
Ce type de processus n’est pas unique. De nombreuses villes européennes pourraient illustrer le propos. L’instrumentalisation de la culture alternative dans les politiques urbaines n’est pas une spécificité parisienne. Le schéma de développement culturel de l’agglomération toulousaine en cours d’élaboration tente d’intégrer les lieux culturels off, comme le squat d’artistes Mix’Art Myris. La Belle de Mai est aujourd’hui le cœur du pôle culturel et multimédia du projet EuroMed à Marseille. A Genève, les squats sont considérés comme un outil de gestion de la crise du logement des jeunes adultes. Ces exemples illustrent comment les lieux culturels off peuvent instrumentalisés dans le cadre de stratégies de valorisation des territoires, poursuivant ainsi l’évolution des politiques culturelles locales. En effet, les responsables locaux ont progressivement pris conscience que la culture est porteuse d’enjeux nouveaux pour leur territoire ; leurs politiques culturelles évoluent en conséquence vers une instrumentalisation de la culture pour promouvoir le développement économique local et construire une image de marque positive de la ville. Il ne s’agit plus seulement d’offrir des services aux habitants, mais de rendre la ville attractive pour attirer de nouveaux habitants, dans ce qui s’apparente à une politique ciblée de peuplement. Dès les années 1980, en France et en Europe, la culture devient un outil de communication pour les villes. En 1983, les premières campagnes de promotion de villes ou de régions vantent leur dynamisme culturel. Au niveau local, la vitalité des milieux culturels est comprise comme un moteur de dynamisme économique, pourvoyeur d’emplois. La culture est une activité économique en plein essor (Scott, 1999). Promouvoir les industries culturelles est un élément de la politique économique locale de promotion de nouveaux secteurs économiques. Elle est aussi un outil de marketing territorial. Les stratégies culturelles permettent de donner une image dynamique et créative d’une ville dans un contexte de concurrence internationale pour les choix de localisation des entreprises et en particulier les sièges sociaux et les services de recherches et développement. C’est également un outil pour le développement touristique dont les retombées économiques sont très importantes, les investissements dans la culture ayant de forts effets multiplicateurs.
En termes d’aménagement, inspirées par les grands travaux Mitterrandiens et quelques opérations réussies, toutes les villes importantes souhaitent accueillir un équipement culturel prestigieux, créé par un architecte de renom. Ces équipements sont instrumentalisés dans le cadre plus vaste de stratégies de développement urbain et économique pour de nouvelles opérations urbaines. La culture est l’outil, et non pas la finalité, de plusieurs projets. La création d’équipements culturels a été longtemps une composante d’une politique culturelle destinée aux habitants, mais en devenant l’élément central d’une stratégie urbaine, elle change de nature et de cible : elle a pour objectif non pas de répondre aux besoins et pratiques des habitants, mais de rendre la ville attractive. La scène alternative, par son caractère changeant et ses évolutions imprévisibles, permet de satisfaire ces deux injonctions : répondre à des besoins locaux et construire une image internationale, car les lieux culturels off sont le plus souvent déjà reconnus par les milieux artistiques lorsqu’ils remarqués par les institutions. La promotion ou le soutien des lieux culturels off participe à cette logique en élargissant l’offre culturelle d’une ville à destination d’un public supposé créatif et friand de nouveauté et d’expériences culturelles originales.
Un nouveau mode d’action pour le Ministère de la Culture ?
Longtemps, les institutions culturelles publiques et les lieux off ont cohabité sans vraiment se regarder. Le laisser-faire était l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de l’undergroundartistique. Récemment, le Ministère de la Culture s’est penché sur ces expériences pour mieux les connaître, élaborer des pistes pour le redéploiement de sa politique et poser les jalons d’ « Une nouvelle époque de l’action culturelle » (comme le propose le titre du rapport de Fabrice Lextrait). Quelles doivent être les ambitions d’une politique culturelle au XXIème siècle ? Comment concevoir de nouvelles formes d’action culturelle ? En s’intéressant aux lieux off émergeant depuis vingt ans dans le paysage artistique français, les pouvoirs publics espèrent-ils trouver de nouvelles pistes ? L’Institution puise-t-elle dans le off inspiration, manières de faire, et formes nouvelles de délégation de l’action culturelle ?
Pendant la mandature du gouvernement Jospin (1997-2002), le Ministère de la Culture a commandé une enquête approfondie sur ces lieux à Fabrice Lextrait. Ce travail était basé sur de nombreuses monographies d’expériences, parmi lesquelles : les squats Alternation (Paris), Mix Art Myris (Toulouse), l’« Archipel des squats » grenoblois, le 49ter (Lille), les expériences de l’association Usines Ephémères à Saint Ouen (Mains d’œuvres) et Pontoise (La Caserne), la Belle de Mai à Marseille. Cette enquête avait pour objectif de dresser un état des lieux de la diversité de ces expériences pour ensuite poser les premières bases d’une nouvelle politique d’action culturelle. La dénomination de ces expériences reste volontairement vague, le Ministère souhaitant surtout ne pas créer de nouveaux labels ou normes. Toutes les expériences sont singulières et que c’est dans cette singularité que se trouvent leur originalité et la source de leur créativité. L’enquête ne pouvant être exhaustive, il faut construire un cadre suffisamment flou pour que les expériences non étudiées puissent également s’y retrouver. De nouveaux espaces et types de lieux apparaissent sans cesse, et toujours différemment : créer un label ou un modèle trop contraignant ne pourrait permettre la prise en compte des évolutions de ces lieux. Ainsi, sur la couverture du rapport s’entrecroisent des termes comme : squats, laboratoires, espaces, interstitiels, improbables, ouverts, expériences, projets, fabrique, lieux, aventures, démarches, off, friches, transculturels, pluridisciplinaires.
Tout ce travail réalisé par le Ministère pose une question nouvelle en terme d’action publique : comment intervenir et aider ces initiatives sans en restreindre les capacités d’expérimentation ? Pour cela, l’aide à ces lieux doit elle-même être expérimentale. La volonté du Ministère n’est pas de construire un nouveau référentiel pour une politique publique, mais de proposer un ensemble de mesures de soutien. Les pouvoirs publics ne doivent pas encadrer (c’est-à-dire rigidifier) ces initiatives mais les accompagner. Ce terme « accompagnement » est mis en avant dans les documents. Il rappelle un adulte qui « accompagne un enfant » : l’adulte fait attention à ce que l’enfant respecte des règles de sociabilité et de sécurité, lui transmet un savoir et une expérience, mais c’est l’enfant qui construit sa propre personnalité et sa propre vie. Ici, les pouvoirs publics doivent agir pour permettre l’épanouissement de ces initiatives, sans les inhiber. Pour cela, les propositions seraient adaptables selon les contextes locaux et permettraient l’expérimentation. Cette notion renvoie à un vocabulaire scientifique où l’innovation résulte d’expériences diverses mais dans un cadre et un protocole réfléchis. De plus, l’expérimentation comme mode d’action publique est moins institutionnalisante que les politiques publiques, donc plus acceptables par les acteurs des scènes off. Cette exhortation à l’expérimentation concernant l’accompagnement des lieux off permet aussi de promouvoir une nouvelle conception de la décentralisation, s’appuyant davantage sur les initiatives locales.
S’engager dans une politique de soutien à ces expériences, c’est faire confiance aux acteurs locaux, en les libérant des cadres administratifs, en accompagnant distinctement chaque porteur, qu’il soit artiste, opérateur ou collectivité locale.
Lextrait, 2001 : vol.2, p. 66
Cela reste dans le prolongement de la politique culturelle qui constitue un champ expérimental de la décentralisation et de la contractualisation, accentué par la mise en place de la Réforme de l’Etat. En effet, la politique culturelle est un domaine d’expérimentation pour l’Etat en termes de décentralisation et de contractualisation de l’action publique. La territorialisation de l’action culturelle prend plusieurs formes : la déconcentration administrative (Direction Régionale d’Action Culturelle), la décentralisation artistique (la décentralisation théâtrale), le transfert de compétences (dans le cadre des lois de décentralisation de 1982-83), et la contractualisation. La décentralisation culturelle est marquée par le développement de nouveaux modes de coopération et de contractualisation entre l’Etat et les collectivités territoriales. Par l’encouragement du mécénat, l’Etat souhaite également associer les acteurs privés et les entreprises à une politique publique de la culture. Toutefois, la décentralisation, ou plutôt la municipalisation, des compétences culturelles se heurte aux inégalités entre les collectivités territoriales. Il s’agit plutôt d’une appropriation par les collectivités locales des enjeux d’une politique culturelle locale et de la poursuite de la politique contractuelle et partenariale avec l’Etat. Même si les transferts de compétences ne sont pas achevés et si l’Etat souhaite conserver le pilotage des politiques culturelles, la décentralisation culturelle pose les jalons d’une nouvelle organisation de l’action publique ; elle met en évidence une montée en puissance du rôle des villes dans l’action publique et marque le retrait de l’Etat. Elle s’inscrit aujourd’hui pleinement dans la réforme de l’Etat. Ce droit à l’expérimentation locale est aujourd’hui promu dans d’autres domaines d’action publique. Beaucoup de syndicats s’opposent à cette réforme de l’Etat, ou du moins la craignent. On peut supposer que la culture est un domaine où l’expérimentation est plus acceptable que dans d’autres secteurs publics àa cause des spécificités du mode de production artistique. Ici, le vocabulaire utilisé détonne, mais il est progressivement intégré dans le champ lexical de l’action publique et s’applique à d’autres domaines, en particulier l’économie, où il révèle une conception libérale.
Le soutien aux expériences off peut aussi être compris comme le prolongement d’une politique ministérielle prônant la diversité (par la reconnaissance des arts dits mineurs depuis une vingtaine d’années) et l’exception (par des mesures protectionnistes dans le domaine des industries culturelles) culturelles. La reconnaissance institutionnelle des pratiques et lieux off participe également a la démocratisation culturelle, non pas par la mise en présence des grandes œuvres avec le public mais par la diversification et l’élargissement de la conception de la culture, correspondant également à l’évolution des pratiques culturelles vers un plus grand éclectisme.
Le rapport propose des interventions, selon trois registres : les conditions d’occupation des lieux, l’accompagnement des projets et des acteurs, et la production artistique. Concernant les lieux, constatant que beaucoup de ces expériences se déroulent dans des lieux vacants, et que les conditions de ces occupations sont marquées par une grande précarité (illégalité, problème de mise aux normes de sécurité, confort, durée d’occupation incertaine), Fabrice Lextrait propose « une gestion différente du patrimoine immobilier en attente d’affectation, en soutenant l’utilisation provisoire de bâtiments à des fins culturelles, en réinscrivant fortement le développement culturel au cœur des problématiques de développement local » (Lextrait, 2001 : vol.2, p.67). Il s’agirait, par exemple, d’établir des contrats de confiance ou des conventions entre squatters et propriétaires, de soutenir les propriétaires pour la mise en conformité, aider au financement d’une partie des coûts de fonctionnement, développer la contractualisation entre les acteurs.
Dans les exemples que nous avons étudies, l’idée de permettre l’occupation d’espaces vacants par des artistes est déjà à l’œuvre. Elle est même une modalité de gestion de la vacance et de l’incertitude pour certains opérateurs (comme la Sncf). Mais ces initiatives se heurtent parfois au refus des occupants de partir à la fin de leur contrat. En effet, tous les acteurs de ces lieux off ne se reconnaissent pas dans l’action ministérielle, qu’ils interprètent comme une forme de récupération des expériences alternatives. Ils résistent et s’opposent à l’instrumentalisation dont ils sont l’objet.
A l’inverse, selon Uitermark (Uitermark, 2004), non seulement certains squats sont instrumentalisés, mais quelques squatters se seraient appropriés le discours sur la compétition interurbaine, qu’ils instrumentalisent dans leurs discours et négociations. Ainsi, tout en proposant un mode de vie alternatif et en dénonçant les travers du néolibéralisme global, les squatters, et en particulier les artistes squatters, mobilisent les discours actuels sur la créativité comme moteur de développement des villes pour justifier et légitimer leurs pratiques. Par exemple, des squatters d’Amsterdam ont « menacé » de partir s’installer à Rotterdam si la municipalité n’était pas plus compréhensive à leur égard. A Paris, Yabon, squatter médiatique, a ravi les journalistes en déclarant demander « l’asile artistique » à New York.
Références bibliographiques
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Zukin S. (1995) The Cultures of Cities, Cambridge, Blackwell Publisher.
Auteur
Elsa Vivant
.: Docteur en Urbanisme. Laboratoire Théories des Mutations Urbaines – Institut Français d’Urbanisme, Université Paris 8