ARTE : une télévision de la « société civile » ?
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Utard Jean-Michel, « ARTE : une télévision de la « société civile » ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, 2006, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/33-arte-une-television-de-la-societe-civile
Introduction
Diverses tentatives de création d’une télévision européenne avaient déjà eu lieu quand se matérialise le projet d’une chaîne « culturelle » de service public au milieu des années quatre-vingt. Toutes se sont heurtées à la difficulté, voire l’impossibilité de rassembler des audiences significatives, susceptibles d’assurer leur viabilité financière. Ces freins ont leur origine dans les frontières linguistiques, mais plus fondamentalement culturelles, qui séparent les nations de la « vieille » Europe. Les publics transfrontières ne préexistent que dans les zones linguistiques plus vastes que les Etats , mais cette communauté de langue ne garantit pas la réception des émissions. Car c’est à l’intérieur de frontières culturelles que se sont construites des habitudes télévisuelles plus discriminantes que ne le laisse supposer la standardisation internationale du divertissement ou la circulation à l’échelle du monde de fictions en série.
Dans le contexte de la communauté européenne, cette fragmentation constitue un symptôme des résistances à la construction d’une entité politique et un handicap à sa réalisation. L’idée de créer une télévision à l’échelle de l’Europe apparaît alors, aux yeux des gouvernants, comme une nécessité. Et le service public, de tradition sur ce continent, se substitue au capitalisme défaillant. Mais les obstacles sont nombreux. Les instances de l’administration de la communauté européenne n’ont pas la légitimité politique pour initier une telle entreprise qui passerait pour un outil de sa communication. Et les Etats associés dans la construction communautaire n’ont pas que des intérêts communs, ni des visions unanimes de la perspective européenne.
Arte est donc la forme que prend le défi relevé par la France et l’Allemagne de construire une telle télévision. Cela suppose de trouver le terrain minimum commun d’entente aussi bien sur la question des missions de la chaîne que celles de son organisation, de son financement, de sa régulation, etc. Le cadre doit garantir à la fois l’indépendance par rapport aux puissances financières et l’indépendance politique par rapport aux Etats.
L’objectif global fixé à cette télévision est de contribuer à une meilleure connaissance et une plus grande compréhension réciproque des peuples qui constituent la mosaïque européenne. Or leur histoire est parsemée de conflits opposant leurs intérêts économiques et politiques. Le présupposé qui anime les initiateurs de la chaîne consiste dans l’idée que ces conflits cachent un fond culturel commun que les diversités apparentes recouvrent. Faire accepter les différences, mais surtout faire prendre conscience de ce fond commun est donc la mission fixée à la chaîne. Et les professionnels de la télévision chargés de la mise en œuvre d’Arte s’approprieront cet objectif comme une mission de service public. La culture y est alors définie moins comme un contenu, c’est-à-dire un ensemble d’objets symboliques déjà définis comme culturels : elle y est une démarche d’appréhension de l’ensemble de la vie sociale dans ses dimensions technologiques, politiques, idéologiques, artistiques, etc. Se dessine ainsi en creux, non pas forcément un regard unifié sur ces processus et productions culturelles, mais une même approche, en termes de culture, des réalités humaines.
Une télévision de service public européenne
Le projet d’une télévision commune s’inscrit dès l’origine dans la lignée des accords de coopération entre la France et l’Allemagne voulus par le Traité de l’Elysée, signé en 1963. C’est ainsi que se sont développés des échanges culturels dans le cadre de l’Office franco-allemand pour la jeunesse, ou des coopérations industrielles comme Airbus industries. Mais il prend une signification nouvelle dans une période où cette coopération franco-allemande se veut le moteur de la construction de l’Union européenne. La nouvelle étape d’intégration économique et politique de l’Europe se heurte aux résistances culturelles des peuples inquiets de voir remettre en cause les fondements de leur identité nationale.
La télévision, devenue le principal moyen d’information et d’accès à la culture, apparaît alors aux yeux de ses initiateurs comme pouvant jouer un rôle déterminant dans l’évolution des esprits vers une « conscience européenne ». A condition toutefois qu’elle s’attache à montrer la réalité sociale et culturelle dans la diversité de ses manifestations régionales, mais aussi à faire prendre conscience du patrimoine commun qui s’est constitué au fil des siècles en Europe.
Cependant, seule une télévision restée fidèle aux idéaux du service public semble à même de remplir cette mission. A la date où le projet se dessine, les télévisions privées n’en sont qu’au début de leur règne. Mais les logiques commerciales qui les animent laissent présager que la production européenne d’émissions de télévision aura à souffrir de l’invasion de produits amortis sur d’autres réseaux, en particulier aux Etats-Unis. Dès avant sa naissance, la chaîne culturelle européenne se voit donc investie de la mission de préserver et défendre l’expression d’une « identité européenne » commune, mais dans toute la diversité de ses composantes.
Les préoccupations économiques ne sont évidemment pas absentes de ces réflexions. Elles répondent à la nécessité de développer une industrie de programmes européenne capable d’exporter à son tour des produits vers des pays où cette production ne réussit pas à satisfaire les besoins. Les changements politiques survenus dans les pays de l’Est européen au cours de cette période vont accroître la demande d’images par des télévisions en pleine mutation. Du même coup, les politiques visant à diffuser vers ces pays les modèles culturels de l’Ouest se trouvent revivifiées.
Face à ce défi, les télévisions publiques vont affronter une contradiction qui fragilise leurs stratégies. D’une part, pour répondre à leurs missions culturelles fondamentales, pour réduire les coûts croissants de la production, mais aussi pour acquérir des savoir-faire dans la réalisation d’émissions destinées à des publics différents, elles sont contraintes de multiplier les formes de leur coopération. D’autre part, pour satisfaire aux exigences d’expansion économique et culturelle de leurs pays respectifs, elles vont se trouver entre elles en situation de concurrence accrue.
La genèse d’Arte sera tout empreinte de cette logique de concurrence-coopération. La résultat des négociations politiques, mais aussi le choix des structures de l’organisation et des modalités de fonctionnement, en témoigneront.
Les fondements politiques du projet
La création d’Arte est souvent présentée comme le résultat d’une volonté politique, exprimée solennellement par le Président de la République française, François Mitterrand, et le Chancelier de la République fédérale d’Allemagne, Helmut Kohl, lors du cinquante-deuxième sommet franco-allemand, le 4 novembre 1988 à Bonn. La démarche est incontestablement inhabituelle et fait de cette chaîne culturelle bilingue, à vocation européenne, « le premier exemple au monde d’une chaîne bi-nationale, née d’un accord politique entre les chefs d’Etat de deux grands pays voisins de langue différente » . La formule cependant, dans sa concision, donne une vision trop restrictive des conditions qui ont présidé à sa formation.
Certes, on ne peut nier le rôle personnel du chef de l’Etat français et du chef de gouvernement allemand dans l’initiative de ce projet, ni leur détermination à le voir aboutir en levant les obstacles politiques à sa réalisation. Les controverses qui ont accompagné la genèse de l’entreprise et qui les désignent l’un et l’autre comme cible principale de ses détracteurs, en sont une preuve a contrario.
En Allemagne, les partenaires politiques et institutionnels du projet ont été présentés comme s’étant «depuis longtemps inclinés devant la pression politique de Kohl ». En France, c’est Dominique Wolton, théoricien de la télévision et opposant déclaré à la chaîne Arte, qui donne le ton : «Arte a été décidée sans consultation, sans débat parlementaire, sans avis du CSA, sans évaluation de La Sept, sans expérience sur le câble, sans tenir compte de l’échec de la Cinq. Bref, dans la tradition française où la télévision est le fait du prince (…) » (Wolton, 1990, p. 303).
Ce qui est en débat ici, c’est l’apparente prédominance des logiques des acteurs politiques, au plus haut niveau des Etats engagés dans le projet, sur les logiques économiques et culturelles des acteurs de l’industrie audiovisuelle. Mais un examen attentif de la genèse du projet permet de constater que le processus a été plus complexe et plus contradictoire qu’il ne semble à première vue.
Des actes politiques officiels à portée symbolique
L’idée d’une chaîne culturelle diffusée par satellite, captée donc au-delà du territoire national, est née dans les deux pays à la même époque, en 1984. Mais alors que les Français s’orientaient vers une solution nationale, les Allemands soumettaient leur idée à l’initiative de la Commission des communautés européennes et du Parlement européen. Le projet de création de la Sept en France donne l’occasion aux deux pays d’envisager leur collaboration. Les Français cependant excluent toute autre modalité qu’une participation allemande à leur chaîne en cours de constitution.
A partir de 1986 et jusqu’en 1990, date de la signature d’un traité entre les deux Etats, l’avancement des négociations sur ce projet de coopération sera examiné lors de chaque « sommet » qui réunit deux fois par an les chefs d’Etat et de gouvernement des deux pays, ainsi que les ministres compétents dans les domaines évoqués. Les principes de base devant régir le futur ensemble audiovisuel franco-allemand, son statut et ses perspectives de développement ont été énoncés dans des déclarations officielles communes le 4 novembre 1988 à Bonn et le 31 octobre 1989 à Paris, lors des consultations bilatérales habituelles.
A chacune de ces occasions, le scénario a été le même : les déclarations sont faites préalablement par les ministres de la Culture et de la Communication du gouvernement français, et du côté allemand, par le plénipotentiaire de la République fédérale d’Allemagne pour les relations culturelles franco-allemandes et par des chefs de gouvernement de Länder. Le Président français et le Chancelier fédéral sont ensuite amenés à saluer officiellement le projet et à encourager les parties prenantes à accélérer sa réalisation.
Loin d’être simplement protocolaires, ces déclarations ont des significations politiques et symboliques importantes. Elles représentent des engagements bilatéraux des gouvernements et rendent plus difficiles d’éventuelles remises en cause liées aux aléas politiques.
Un traité diplomatique garantissant l’indépendance
La consécration de cette volonté politique trouvera son plein effet dans la signature, le 2 octobre 1990 à Berlin d’un traité interétatique sur la chaîne culturelle européenne (voir). Contrairement à ce qui est souvent écrit, ce traité ne décide pas la création de la chaîne commune : il a uniquement pour objet « d’établir un environnement juridique et des conditions techniques favorables à son fonctionnement et à son développement ». Le choix de cette forme juridique peut sembler disproportionné à ses objectifs : une simple déclaration commune aurait pu servir de base contractuelle entre les parties prenantes. Mais le traité devant être ratifié par les parlements des Etats contractants, sa signification politique et sa portée diplomatique vont être d’une tout autre ampleur.
Premièrement, dans son préambule, il attribue aux sociétés publiques de télévision – la Sept, l’ARD et la ZDF – la paternité du projet de « société de télévision commune et indépendante à vocation culturelle et européenne ». Il est ainsi implicitement reconnu que sa genèse est le résultat de la coopération d’opérateurs de télévisions publiques des deux pays, tenant compte de leurs logiques propres et de leurs spécificités.
Deuxièmement, il garantit expressément l’indépendance de gestion et de programmation de la chaîne qui exerce ses responsabilités « sous la surveillance et le contrôle des deux seuls sociétaires et, partant, à l’exclusion de toute intervention d’autorités publiques, y compris d’autorités indépendantes chargées de la régulation de l’audiovisuel dans le pays du siège ». Cette clause est la principale raison d’être du traité. Présentée comme une exigence de la partie allemande, elle sera périodiquement dénoncée par le parlement français comme une véritable exception juridique qui lui interdit d’exercer son pouvoir de contrôle.
Le second article du traité fait obligation aux Etats contractants de fournir à la chaîne les moyens de diffusion suffisants afin « de parvenir à une capacité de réception aussi équilibrée que possible ». Cette exigence que la chaîne dispose d’un potentiel d’audience équivalent dans chaque pays peut s’expliquer par la crainte des partenaires allemands que la chaîne commune ne constitue le « cheval de Troie » de la stratégie européenne de l’audiovisuel français, sans contrepartie sur son propre territoire. En France, cette clause sera invoquée par le gouvernement socialiste en 1992 pour attribuer à Arte le réseau hertzien libéré par la Cinq.
Dans son ensemble, le traité confèrera à la chaîne culturelle européenne une légitimité diplomatique qui rendra difficile sa remise en cause dans l’un ou l’autre pays. Et ce traité, comme toutes les déclarations politiques qui l’ont précédé, a joué un rôle décisif dans le renforcement des positions des différents acteurs, en Allemagne comme en France.
Une logique d’opérateurs de télévision
Les « membres fondateurs » du GEIE-Arte sont, du côté français, Arte France, et du côté allemand, Arte TV Deutschland GmbH, filiale à part égale des deux chaînes de télévision publiques, la ZDF et l’ARD. Chaque membre est tenu de participer à part égale au financement du GEIE. Ces ressources, qui proviennent quasi exclusivement de la redevance, servent à financer aussi bien l’activité du groupement proprement dit, que celle de ses membres.
Une structure pour une coopération limitée
Le souci de conserver leur indépendance hante avec la même force les partenaires français et allemands. Chacun redoute d’être soumis aux pressions des politiques de l’autre pays, et cherche à préserver ses propres intérêts d’opérateur de télévision. Le choix raisonné de réaliser un projet commun n’a pas supprimé leur concurrence économique et culturelle. C’est ce qui les conduira à retenir le statut de Groupement européen d’intérêt économique (GEIE) pour leur entreprise commune. D’une part, l’activité de chacun des membres de se dissout pas dans celle du groupement et elle ne s’y limite pas. Chacun d’entre eux conserve la possibilité de développer, sous d’autres formes, sa propre activité. D’autre part, l’activité du groupement est distincte et complémentaire de celle de chacun de ses membres : il peut donc assurer des fonctions qui lui sont propres. Le choix d’un GEIE comme forme juridique montre bien que chacun des membres s’est soucié de préserver son autonomie et de protéger ses intérêts propres. Le projet se développe bien plus vers une coopération sur des objectifs limités que vers la construction d’une structure favorisant l’intégration des activités communes. Les trois-quarts du budget rémunèrent la fourniture de programmes par les pôles français et allemand. La structure commune ne dispose que du reste. Cette répartition reflète le caractère limité des activités de production de ce qu’il est convenu d’appeler « la centrale ». Dans le domaine de la production de programmes, les activités propres de celle-ci sont en effet très limitées en volume : elles concernent la conception des séquences de présentation des programmes, la production des émissions d’information, de magazines et de certaines soirées thématiques.
Le groupement apparaît donc beaucoup plus comme une structure dont la fonction consiste à faciliter la diffusion d’émissions par dessus les frontières, que comme une véritable chaîne de télévision. Il semble fonctionner non comme une entreprise, mais comme un centre distributeur de ressources destinées à l’activité autonome de ses membres. Cependant, si son activité de production de programmes est quantitativement limitée, le groupement assume les responsabilités d’un opérateur de télévision en matière de programmation.
C’est à l’Assemblée générale qu’appartiennent « la définition des principes en matière de programmes [et] l’adoption de la grille présentée par le Président ». La politique générale et les orientations étant fixées, la responsabilité de sa mise en œuvre revient à la « Conférence des programmes ». Celle-ci répartit, pour une période d’un an, les plages de diffusion entre les membres, au prorata de leurs parts dans le groupement, soit aujourd’hui la moitié pour chacun.
Chaque mois, la conférence des programmes décide de la réalisation des propositions qui lui sont présentées : une fois la décision prise, « les membres réalisent les programmes en toute indépendance » (article 15.1 des statuts du GEIE). Ainsi, si les pouvoirs de décision de cette instance sont réels concernant les orientations générales et la définition des contenus des émissions, et si elle a la possibilité de refuser une proposition et même une émission achevée, la conception et la réalisation cependant sont confiées à chacun des membres du groupement, sous leur seule responsabilité.
La forme juridique retenue par les deux partenaires de la chaîne et les modalités de son fonctionnement conduisent à y voir plus une forme d’association-coopération facilitant la réussite des objectifs respectifs de chacun des partenaires, qu’une véritable entreprise intégrée dont l’objectif serait la réalisation d’un « produit » commun.
Cette vision restrictive nous semble cependant être le résultat d’une analyse trop exclusivement juridique de l’entreprise ou d’une conception exclusivement stratégique de l’intervention des acteurs. Etant donné la nature symbolique des productions et les enjeux politiques et culturels d’une part, l’importance des différences et des oppositions entre les acteurs en présence d’autre part, il aurait été probablement prématuré de chercher à figer d’emblée les formes de la coopération.
Il apparaît au contraire que la forme choisie est suffisamment ouverte pour permettre aux acteurs en présence d’avancer vers toujours plus d’intégration au fur et à mesure que leur travail commun en fera émerger la possibilité. Le caractère limité de la coopération permet alors de considérer Arte moins comme le modèle achevé d’une chaîne de télévision européenne, qu’un moment d’expérimentation nécessaire devant l’importance des enjeux culturels.
Il est évident que la responsabilité qui pèse sur eux est d’autant plus lourde qu’il s’agit d’une activité sociale dont l’influence, même si elle est mal mesurée, est probablement très grande. Se posent ainsi la question des contenus symboliques qui seront diffusés et celle des formes de régulation sociale qui les détermineront.
Une mission culturelle élargie
Si l’organisation ainsi présentée peut apparaître comme une réduction des ambitions initiales du projet de chaîne culturelle européenne, il nous semble plus juste d’y voir les conditions qui ont rendu possibles la naissance et la survie d’Arte. Cette situation a fini par laisser aux prises des acteurs professionnels de la télévision et par leur permettre de dégager les bases d’une action commune, puisque le projet éditorial présenté devant l’assemblée constitutive du GEIE Arte définit sa politique européenne de programme comme visant à présenter « la diversité et la richesse culturelle des régions d’Europe, qui apparaissent insuffisamment sur les chaînes nationales », et à dégager « leurs aspects communs, leurs liens avec les cultures extra-européennes et les influences réciproques » (document interne au GEIE Arte, 30 avril 1991).
Par ailleurs, il est rappelé que les partenaires « entendent la culture au sens large, comprenant les disciplines considérées habituellement comme culturelles – littérature, théâtre, musique, arts – mais aussi l’histoire, les sciences exactes et humaines, la vie quotidienne, la politique et l’économie, les institutions et les mouvements de société ». Mais la démarche ne se réduit pas à énumérer des contenus définis d’un commun accord comme culturels : c’est la pratique même de l’activité de télévision qui est définie comme telle « parce qu’elle présentera, produira et coproduira des programmes exemplaires de télévision, qui dépasseront les barrières nationales et linguistiques en recourant aux possibilités d’expression propre au langage de la télévision. Elle encouragera ainsi la constitution d’une véritable culture audiovisuelle européenne ». La télévision ne doit donc pas être considérée comme un simple vecteur de diffusion d’œuvres produites en dehors d’elle et auxquelles elle offrirait une audience plus large. Elle doit au contraire être promue elle-même au rang d’activité culturelle. Et pour qu’il soit bien clair qu’il ne s’agit pas de s’enfermer dans les catégories traditionnellement légitimées de la création culturelle, il est précisé que les créateurs auxquels il sera fait appel dans l’Europe tout entière seront des « auteurs, concepteurs, producteurs, réalisateurs, animateurs, etc… ». Un tel « programme » laisse entrevoir que ce qui anime les fondateurs d’Arte, c’est la croyance au potentiel encore inexploité de la télévision publique et on peut penser que ceux qui se sont engagés croient encore qu’il y a place pour une télévision de la création certes, mais surtout pour une télévision de création.
Une forme de télévision en devenir
Arte, pas plus que l’Europe, ne peut se réduire à un projet juridico-politique : elle doit être fondée sur des valeurs et sur une ambition partagée. Malgré les apparences, son organisation n’est ni le transfert, ni l’application d’un modèle juridique ou culturel : elle n’est le résultat ni du triomphe ni de la soumission de l’une ou l’autre partie. Ni fédérative, ni centralisée, la forme de coopération choisie manifeste la nécessité de créer des conditions politiques et juridiques prudentes d’une coopération inédite entre acteurs aux cultures professionnelles différentes.
La décision politique d’accorder à la chaîne culturelle l’indépendance de gestion et de programmation constitue une exception dans l’univers de la télévision qui la place dans « un troisième espace qui viendrait s’intercaler entre les logiques intermarchés et les logiques interétatiques, médiatisant ainsi le pragmatisme du marchand et la Realpolitik du prince » (Mattelart, 1992, p. 287).
La forme juridique et les statuts qu’elle s’est donnés, s’ils peuvent paraître contraignants et sembler limiter le jeu des acteurs, constituent pourtant des garde-fous contre les tentatives d’interventions externes, qu’elles soient politiques ou économiques. Ce privilège cependant, qui place Arte au rang d’une entreprise de la « société civile », confère à ceux qui en ont la charge, la responsabilité de n’être pas les vecteurs involontaires ou non, de ces logiques extérieures. Peut-être est-ce là ce que certains ont appelé « l’utopie télévision » ?
Références bibliographiques
Chaniac, Régine ; Jezequel, Jean-Pierre (1993), « Une chaîne culturelle : pourquoi ? », in Dossiers de l’audiovisuel, n° 48, Paris, INA/Ed. La Documentation française.
Gräßle, Inge (1995), Der Europäische Fernseh-Kulturkanal ARTE, Deutsch-französische Medienpolitik zwischen europäischem Anspruch und nationaler Wirklichkeit [La chaîne de télévision culturelle européenne Arte : la politique des médias franco-allemande entre exigence européenne et réalité nationale], Campus Verlag, Frankfurt / Main.
Mattelart, Armand (1992), La communication-monde, La Découverte.
Utard, Jean-Michel (1997), « Arte : Information télévisée et construction d’un point de vue transnational. Etude comparative d’un corpus franco-allemand », Thèse soutenue à l’Université Robert Schuman de Strasbourg. (Publication en cours)
Wolton, Dominique (1990), Eloge du grand public, Flammarion.
Auteur
Jean-Michel Utard
.: Prisme-GSPE, UMR 7012, CNRS-Université Robert Schuman, Strasbourg