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Enjeux et paradoxes du journalisme d’administration. Le cas de la Coordination de la Communication Sociale à Porto Alegre (Brésil)

21 Déc, 2006

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Louault Frédéric, « Enjeux et paradoxes du journalisme d’administration. Le cas de la Coordination de la Communication Sociale à Porto Alegre (Brésil)« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/21-enjeux-et-paradoxes-du-journalisme-dadministration-le-cas-de-la-coordination-de-la-communication-sociale-a-porto-alegre-bresil

Introduction

Le 31 octobre 2004, les électeurs de la ville de Porto Alegre choisissent comme nouveau maire José Fogaça, du Parti Populaire Socialiste (PPS), et mettent fin à un règne ininterrompu de 16 ans du Parti des Travailleurs (PT) sur la capitale de l’Etat du Rio Grande do Sul. Le changement de gouvernement municipal entraînera l’éviction et le remplacement de tout le personnel de confiance de l’administration, soit plus de 700 individus. Au Brésil, le phénomène d’éviction est particulièrement profond, et s’applique tant au niveau national qu’à l’échelle municipale. Il s’appuie sur une organisation couramment pratiquée et acceptée, qui s’apparente au spoil system instauré aux Etats-Unis par Andrew Jackson au début du 19ème siècle.  Selon le « système des dépouilles », un nouveau gouvernement doit pouvoir compter sur la loyauté partisane des fonctionnaires, et donc remplacer ceux qui sont en place par des « fidèles » : les femmes et hommes de confiance (appelés Cargos de Confiança, ou Cargos em Comissão).

Parmi ces exclus du pouvoir politique, une cinquantaine de personnes travaillaient pour le cabinet de la Coordination de la Communication Sociale (CCS). Spécialistes de la communication, les membres de la CCS constituent le lien entre l’administration et la population d’une part, le bureau du prefeito et les autres Secrétariats municipaux d’autre part(1). Leur rôle était donc hautement politique : justifier auprès des citoyens les actions mises en œuvre par les pouvoir publics. C’est ce que souligne Vera Spolidoro, ancienne Secrétaire municipale de la CCS : « la communication sociale est un domaine très politique, très sensible, elle est donc liée au prefeito » [entretien avec l’auteur, Porto Alegre, 23 avril 2005]. Créée à Porto Alegre en 1989 après la victoire du Parti des Travailleurs, la CCS rassemble en une seule structure toutes les ressources municipales de communication (humaines, financières, équipements).

Entre profession journalistique, action publique et action politique, les journalistes de l’administration municipale ont une position à la fois floue, instable et paradoxale. Comment définissent-ils leur fonction ? Sont-ils avant tout professionnels du journalisme ou de la politique ? Comment gèrent-ils l’instabilité de leur situation (et notamment les transitions électorales) ? Au-delà de simples récits de carrière, il s’agit à travers cette étude de cas de s’interroger sur les relations entre champ médiatique et champ politique au Brésil. Dans un contexte particulier marqué par une forte politisation et une bataille entre le parti au pouvoir et les principaux organes de la presse locale, cette problématique sera traitée dans une double acception : 1- une étude de la proximité entre journalisme et politique ; 2- une évaluation de l’impact que peut avoir le passage par un poste politique sur la carrière d’un journaliste. Cette étude a été réalisée à partir d’entretiens réalisés en 2005 avec des anciens membres de l’administration municipale de Porto Alegre.

Travailler pour la Coordination de la Communication Sociale

La Coordination de la Communication Sociale est un organe éminemment politique, qui n’existait pas à Porto Alegre avant la victoire du Parti des Travailleurs. En 1989, c’est sous l’impulsion de Daniel Herz, Guaraçi Cunha, et Maria Helena Weber que cet organe a été créé. Il prendra rapidement une place primordiale au sein de l’administration municipale. Assesseur de presse du banc PT à l’Assemblée Législative du Rio Grande do Sul, Luiz Carlos Barbosa da Silva considérait en mai 2005 que « le succès qu’a eu [le PT] à la prefeitura de Porto Alegre l’a été en grande partie en fonction de la politique de communication et de culture » [entretien avec l’auteur,  Porto Alegre, 6 mai 2005]. Le premier objectif de la CCS était en effet de promouvoir les actions du gouvernement en leur donnant de la visibilité.

La centralisation des moyens de communication.

A l’inverse d’autres structures municipales telles que le Secrétariat Municipal de la Culture, la CCS est très centralisée. Elle assure le lien entre l’administration municipale d’un côté, la population de Porto Alegre et les mouvements sociaux de l’autre. Le caractère centralisé de la communication a été maintenu pendant les 4 mandats du PT (1989-2004). Cette forme d’organisation ne faisait pourtant pas l’unanimité au sein de l’administration pétiste, comme le montre ce témoignage du Secrétaire sortant de la CCS, A. K :

« C’était une lutte permanente : certains comprenaient mieux la situation, d’autres moins, certains étaient même en désaccord avec cette situation de communication centralisée. C’était une lutte journalière. » [entretien avec l’auteur, Porto Alegre, 9 mai 2005]

Selon Maria Helena Weber [2006], la politique de communication de l’Administration Populaire « s’est structurée à partir de concepts de politique publique, communication sociale et relations établies par le projet politique, reposant sur un discours d’émancipation de la société et de qualification de l’opinion publique ». C’est donc bien un rôle d’intermédiaire que jouait la CCS. Pour João Verle (maire de Porto Alegre entre 2002 et 2004) la CCS était « un cabinet qui avait un statut de Secrétariat » [entretien avec l’auteur, Porto Alegre, 18 avril 2005]. De par son poids politique et son organisation interne, la Coordination de la Communication Sociale disposait d’un nombre élevé d’hommes et femmes de confiance : 25 en son sein, et une personne détachée dans chaque Secrétariat municipal. Soit un total de 50 postes politiques sur les 120 personnes exerçant au sein de cet organe. La grande majorité de ces cargos de confiança étaient membre du PT. Malgré son rôle de mise en relation directe entre le bureau du prefeito et les autres Secrétariats,  la CCS avait les statuts d’un Secrétariat à part entière. En dépit d’une forte diminution en termes de financement, les principales lignes de travail ont été maintenues sans discontinuité entre 2001 et 2004.

Qui travaille pour la Coordination de la Communication Sociale ?

Parmi les anciens membres de confiance de la CCS que nous avons rencontrés, six personnes constituent l’échantillon représentatif servant d’appui au présent travail : la Secrétaire entre 2001 et 2002, le Secrétaire sortant, le coordinateur du journalisme, l’assesseuse détachée au Secrétariat du Gouvernement, un éditeur d’informations, et la coordinatrice du programme de radio municipal (Cidade Viva). Certaines caractéristiques de ces anciens membres de la CCS sont synthétisées sous forme de données brutes dans les tableaux annexes. Malgré leurs différences d’âge, ces personnes étudiées ont connu des parcours universitaires étonnamment similaires. Toutes sont passées par les bancs des deux facultés de journalisme les plus réputées de Porto Alegre : celle de l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS) et celle de l’Université Catholique Pontificale du Rio Grande do Sul (PUC). Le niveau de formation de ce personnel est élevé : tous ont un niveau universitaire complet (contre 34% du total des militants pétistes). Les hommes et femmes de confiance ne sont donc pas, à l’origine, des militants comme les autres. La similarité de leur formation s’explique par les conditions que connaissait le marché journalistique du travail au Brésil lorsque les interviewés terminaient l’université. Il était alors facile pour les jeunes diplômés de se faire embaucher dans un journal, sans avoir de spécialisation. Il était même plus important de s’insérer rapidement sur le marché du travail afin d’accumuler les expériences pratiques, plutôt que de prolonger l’apprentissage théorique. Une ancienne Secrétaire municipale de la Communication Sociale nous avoue :

« Je n’ai pas fait de troisième cycle. Il y en avait mais ça ne m’intéressait pas, je suis rapidement allée vers le marché du travail, mettre en pratique ce que j’avais appris. » [entretien avec l’auteur, Porto Alegre, 23 avril 2005]

L’âge moyen d’entrée au gouvernement municipal est de 44 ans, et l’expérience administrative dans le secteur du journalisme est de 7,5 ans (les chiffres pour le Secrétariat municipal de la Culture étaient respectivement de 32 ans et de 8,5 ans). Notons que l’on rentre bien plus tard dans la Coordination de la Communication Sociale que dans les autres Secrétariats, et que l’on y exerce en moyenne moins longtemps.

Enfin, les trajectoires militantes divergent fortement en fonction du niveau hiérarchique des postes alloués. Les deux anciens Secrétaires ainsi que le Coordinateur sortant du journalisme ont (ou ont eu) un militantisme très intense. Les trois ont eu une activité au sein du Syndicat des journalistes. La première a été élue deux fois présidente du Syndicat des journalistes du Rio Grande do Sul. Le second a joué un rôle de premier ordre dans l’évolution du Syndicat des journalistes de Santa Catarina (Etat voisin du Rio Grande do Sul). Il avait même brigué la présidence de ce dernier en 1985 mais n’avait pas été élu. Le troisième, plus jeune, a été coordinateur du Syndicat des journalistes du Rio Grande do Sul. Monter dans la hiérarchie de la CCS nécessite une expérience militante forte et variée. Mais cette condition ne semble pas discriminante pour les postes de niveau inférieur, leur rôle étant plus technique que politique. En effet, les trois autres membres de notre sous-échantillon ont un capital militant faible ou nul. La différence entre les parties supérieure et inférieure de notre tableau est flagrante.

Journalisme et politique : enjeux et paradoxes d’une proximité

Personnel de confiance: une alliance éreintante de la technique et de la politique

Pour Guy Thuillier [1992, p. 163], « entrer en politique, c’est entrer en servitude ». Bien que ses responsabilités politiques soient le plus souvent encadrées, l’homme de confiance travaille pour une cause à laquelle il adhère. Cette alliance entre les compétences techniques et le volontarisme politique le pousse à donner le meilleur de lui même, afin de produire un travail de qualité. La plupart des personnes de confiance politique estiment que leur action au sein du gouvernement municipal revêtait la forme d’un militantisme technique rémunéré. De nombreux interlocuteurs ont par ailleurs insisté sur les difficultés liées à l’intensité du travail qu’elles devaient et voulaient produire. Le témoignage d’une ancienne Secrétaire de la CCS semble même traduire une saturation vis-à-vis du rythme de vie qu’elle devait mener en tant que femme de confiance :

« Toute ma vie, à l’exception d’une période de 15 ans, j’ai mélangé ma profession avec la politique. C’est exhaustif. Ca m’a tiré l’âme. Je travaillais beaucoup plus. Tu fais un travail auquel tu crois, dans lequel tu places ta vie, ta foi, tes objectifs de vie. C’est épuisant. C’est très pesant. » [entretien avec l’auteur, op.cit.]

Les fonctions de confiance requièrent une disponibilité totale, un lourd investissement personnel. En plus d’occuper beaucoup de temps, le travail de confiance politique est physiquement éprouvant. Le rythme de travail oblige le personnel à faire des choix, des sacrifices.

Des points communs entre travail journalistique et vie politique

« Faut-il découvrir dans certaines professions des proximités naturelles à l’univers politique reposant sur des savoir-faire professionnels immédiatement convertibles en savoir-faire politique ? », interroge Michel Offerlé [1999, p. 23]. Parmi les 12 membres d’un échantillon plus large (incluant des membres de la CCS et du Secrétariat Municipal de la Culture), 8 ont commencé leur carrière dans le journalisme (soit les deux tiers). Il y a donc une proximité forte entre sphère journalistique et sphères politiques à Porto Alegre . Les journalistes sont surtout représentés à des postes politiques, tandis que les professions représentées aux postes plus techniques sont variées. Notons que Les journalistes sont surtout représentés à des postes politiques, tandis que les professions représentées aux postes plus techniques sont variées. Une explication pourrait être le caractère lui aussi instable du métier politique. Par ailleurs, les journalistes brésiliens sont amenés à travailler dans des conditions proches de celles du métier politique : ils sont en lutte permanente avec le temps, et doivent produire leurs articles, reportages, documentaires dans l’urgence. Il faut agir vite. Ce métier est prenant et ne permet pas une fixité des horaires de travail. Cette similitude est soulignée par un ancien membre de la CCS :

« Le journaliste, c’est plus ou moins comme [le politique]. Il travaille 24h/24, il n’arrête jamais, au moins de penser. Tu es toujours en train de penser aux erreurs, aux sujets etc. En politique je crois que c’est pire encore, c’est un travail également très dur. Tu n’arrêtes jamais, tu es toujours en train de courir. » [entretien avec l’auteur, Porto Alegre,  mercredi 27 avril 2005]

Les journalistes membres ou proches du PT qui ont travaillé pour le gouvernement municipal de Porto Alegre disposaient par ailleurs d’une qualité très importante pour le métier d’hommes ou femmes de confiance : l’adaptabilité. L’affirmation de Mattéi Dogan, selon qui « le journalisme au niveau local et la carrière politique au même niveau font bon ménage » [1999, p. 175] semble se vérifier à la lumière de l’exemple portoalegrense, par delà la CCS. L’ancien président du PT municipal Pilla Vares en est un bon exemple. Journaliste de profession, il a été Secrétaire Municipal de la Culture entre 1988 et 1994, puis Secrétaire Etatique de la Culture en 1999 et 2000. Il travaille aujourd’hui au sein de l’Assemblée Législative du Rio Grande do Sul. Par ailleurs, l’étude des formes de reclassement au sein de notre échantillon vient confirmer cette proximité entre journalisme et métier politique. Sur douze personnes d’un échantillon représentatif élargi (CCS et Secrétariat Municipal de la Culture), six ont retrouvé un poste dans l’espace du pouvoir politique. Parmi ces 6 personnes, on retrouve 5 journalistes de profession.

Le statut des hommes et femmes de confiance est difficile à définir puisqu’ils sont le plus souvent dans l’entre-deux. Entre responsabilités politiques et compétences techniques tout d’abord. Entre espace public et espace privé ensuite. Dépendant des échéances électorales et du bon vouloir des dirigeants, une personne de confiance est sur un siège éjectable. Elle risque à tout moment d’être exclue des sphères du pouvoir. Le risque d’un décalage entre les ambitions personnelles et les réalités liées à la conjoncture est donc fort. A l’image des autres professionnels de la politique, l’homme de confiance doit se limiter à une vision de court terme. En plus de l’instabilité professionnelle, il est sujet à une certaine instabilité financière. Il doit penser au présent, gardant toujours à l’esprit la probabilité de difficultés futures. En politique, on vit dans la peur de l’avenir, dans le brouillard. On bâtit « sur du sable – avec du sable » [1992, p. 117].

Au lendemain des résultats électoraux d’octobre 2004, certains acteurs fortement dotés en capital n’ont pas éprouvé de difficultés à retrouver un emploi non politique. Mais de nombreux individus se sont retrouvés « sur la touche ». Nous allons maintenant étudier les conditions de ce retour des journalistes dans l’espace privé, après leur expérience dans les sphères du pouvoir politique municipal.

Sortir du journalisme d’administration : coups de sortie et difficultés de réinsertion dans l’espace privé

Faire face aux évolutions du marché du travail

L’étude de la réinsertion professionnelle soulève une problématique réelle dans le domaine du journalisme, qui est également valable pour d’autres métiers : l’expérience gouvernementale comme facteur de désapprentissage professionnel. C’est ce que le sociologue allemand Dietrich Herzog nomme la « théorie des ciseaux » : « Plus longue est la carrière politique et plus elle mène à des postes de haut niveau plus elle tend aussi à rejeter la profession originaire dans l’oubli » [1999, p. 176]. Cette théorie a été confirmée et précisée par Michel Offerlé dans l’ouvrage qu’il a dirigé sur la profession politique :

« La professionnalisation de la politique est […] ce long mouvement séculaire durant lequel les acteurs politiques, se spécialisent en politique, se consacrent à plein temps à cette activité. Du point de vue des carrières individuelles, cela implique dans le cours d’une vie, un lent ou brusque détachement (tout dépend des ressources au sens sociologique et de la trajectoire antérieure) de la première activité professionnelle ; si tant est qu’il y ait eu une activité professionnelle antérieure. » [1999, p. 15]

Plusieurs de nos interlocuteurs considèrent le passage par l’Administration Populaire comme un frein à la réinsertion professionnelle. Le décalage technique croissant entre l’individu et sa profession d’origine pose parfois problème. Un vétérinaire ou un chirurgien perd la main par manque de pratique. Un ouvrier métallurgiste passe à côté des formations permettant de s’adapter aux évolutions technologiques dans sa filière. Une longue expérience gouvernementale est donc synonyme de handicap pour la réintégration dans de nombreuses professions. De plus, les réseaux professionnels n’ont souvent pas été entretenus pendant cette période, et se sont détendus. Ce qui réduit leur efficacité. Un ancien membre de l’administration municipale  insiste sur les difficultés que soulève le passage dans l’Administration Populaire :

« Quand tu sors tu as perdu du temps. C’est un bilan que je fais aujourd’hui. Maintenant. Nous, de gauche, du PT, on a beaucoup donné pour le projet. On a perdu [la municipalité], et on y a laissé tout un travail, toute une carrière. Et quand tu retournes vers le marché, tu es en-dehors du marché, tu es un intrus, tu as désappris, tu as perdu de l’espace, tu as perdu du temps. Et tu as du mal à réintroduire le marché. » [entretien avec l’auteur,Porto Alegre, jeudi 28 avril 2005]

L’expérience dans une administration publique permet parfois d’acquérir une réputation, des savoirs et savoir-faire susceptibles d’être mobilisés lors des stratégies de reclassement (capacités de gestion, travail dans l’urgence, le contact avec de nombreux groupes et entreprises etc.). Un ancien Secrétaire Municipal de l’Habitation pense toutefois qu’en ce qui concerne des personnes très spécialisées et pour lesquelles il n’existe pas un marché privé construit, le reclassement génère une certaine difficulté (urbanistes etc.). Les journalistes sont-ils dans cette situation ? Guénolé Marchadour considère qu’actuellement « les logiques d’institutionnalisation de la profession doivent faire face aux logiques du marché médiatique » [2004, p. 52]. De ce fait, une sortie prolongée de l’espace journalistique privé  au profit de l’administration publique génère un décalage sensible, qui sera difficile à combler lors des tentatives futures de réinsertion. De plus, l’âge d’entrée et de sortie de l’administration publique peut amplifier ce phénomène d’exclusion du marché médiatique. C’est ce que semble vouloir montrer A.C, ancien coordinateur du journalisme de la CCS :

« Il y a eu une génération entière de professionnels de la communication qui s’est formée au sein de l’Administration Populaire. C’étaient des journalistes jeunes. Certains oui avec une certaine expérience, d’autres non. C’est justement une période pendant laquelle le professionnel apprend et occupe son espace. Et ils ont occupé un espace qui maintenant a cessé d’exister… » [entretien avec l’auteur, Porto Alegre, 24 avril 2005]

L’évolution du marché médiatique semble être le principal facteur empêchant les journalistes interrogés de se réinsérer  dans le secteur privé. Il est vrai que depuis la fin des années 1960, les postes offerts par la profession dans le Rio Grande do Sul augmentent moins que proportionnellement par rapport au nombre de journalistes formés. En 1969, le Rio Grande do Sul comptait deux centres principaux de formation journalistique : l’un public (au sein de l’Université Fédérale) et l’autre privé (dépendant de la PUC). Puis deux nouvelles structures se sont créées dans les villes de Santa Cruz et Pelotas. Chaque année, ce sont entre 500 et 600 nouveaux journalistes qui se forment dans les quatre facultés de journalisme gaúchas Parallèlement, de nombreuses évolutions technologiques sont venues réduire le besoin de main-d’œuvre dans la profession : dictaphones, matériel vidéo, Internet etc. Selon le journaliste Sérgio Becker, ce goulet d’étranglement génère un réel drame professionnel dans le domaine du journalisme. Un autre facteur handicape les journalistes ayant travaillé dans l’Administration Populaire dans leur stratégie de réintégration leur métier d’origine, à savoir la « marque pétiste » laissée par cette expérience.

La marque de l’étoile rouge : ambivalences de l’expérience gouvernementale municipale

L’ensemble des journalistes rencontrés lors de notre travail de terrain insistent sur un facteur discriminant dont ils seraient victimes, et qui rendrait leur retour sur le marché journalistique privé encore plus difficile. Le fait d’être militants du Parti des Travailleurs et/ou d’avoir participé à l’Administration Populaire sous la bannière du PT leur fermerait les portes des groupes de communication gaúchos. Cette caractéristique a été confirmée par des professionnels n’ayant aucune attache avec le PT. Elle peut s’expliquer par une forte polarisation de la vie politique locale, héritée de la culture et de l’histoire du Rio Grande do Sul. C’est principalement à travers le conglomérat RBS (Rede Brasil Sul) qu’à Porto Alegre la presse est en lutte avec le PT. En 2005, ce groupe contrôle six journaux, vingt-deux stations de radio et un portail Internet. A Porto Alegre, deux journaux sont directement contrôlés par la RBS : Zero Hora et le Diário Gaúcho. Une des répercussions empiriques de cette tension entre pouvoir politique et espace médiatique est la stigmatisation des journalistes membres ou du PT. C’est ce qu’a ressenti l’ancienne Secrétaire de la Communication Sociale, V. S., comme tous ses collègues :

« Qui a travaillé au sein du gouvernement pétiste a comme un timbre. On a une étoile sur la poitrine. Dans mon cas par exemple, si j’étais allée demander un emploi à Zero Hora, ou au Correio do Povo, ils ne m’en auraient pas donné, parce que j’ai une étoile marquée sur la poitrine. » [entretien avec l’auteur, op.cit.]

Au delà du mouvement d’antipétisme, la fermeture des organes de presse aux anciens membres de l’Administration Populaire traduit une problématique qui déchire la presse brésilienne : la quête de la neutralité. Nous avons vu que le métier de journaliste est, sous certains aspects, proche des métiers politiques. Mais engagement politique et journalisme seraient incompatibles d’un point de vue professionnel. Un journaliste qui à côté de son emploi milite dans un parti ne pourrait être un bon journaliste, quel que soit ce parti. On lui préfèrera un professionnel apparemment « neutre et objectif ». Un journaliste ayant travaillé pour le gouvernement municipal aura donc encore plus de difficultés à effacer cette marque de subjectivisme. Mais est-il devenu pour autant incapable de neutralité ? Est-il moins bon professionnel que d’autres journalistes dont les convictions politiques sont masquées ?

Il est intéressant de noter que certains journalistes qui ne sont pas membres du PT ont également une marque pétiste qui leur colle à la peau. Dans le cas de l’ancien éditeur d’informations, elle semble résulter directement de sa participation au gouvernement municipal :

« J’ai travaillé douze ans à Zero Hora. Je travaille dans le journalisme depuis plus de trente ans. […] Bien que sympathisant du PT, je n’en suis pas membre. Je ne suis jamais entré dans le militantisme. […] Mais il y a toujours une marque, parce que j’ai travaillé à la prefeitura, j’étais homme de confiance. Mon travail à la prefeitura était un travail plus politique, bien sûr que ça ferme quelques portes, ça réduit encore plus un marché qui est déjà compliqué. » [entretien avec l’auteur, op.cit.]

Cet homme a tenté de réintégrer le journal Zero Hora, au sein duquel il avait longtemps travaillé, mais n’y a pas été accepté…  La réinsertion du marché professionnel privé n’est donc pas sans poser des difficultés pour les anciens membres de confiance de l’Administration Populaire. Néanmoins, il serait hâtif d’en tirer des conclusions générales concernant le rapport entre profession d’origine, profession politique et profession de reconversion. Comme le notait Pierre Bourdieu dans le cadre de reclassements du domaine privé vers une autre sphère du domaine privé, il existe un « travail de reconversion, plus ou moins réussi, que réalisent des agents particuliers, selon des logiques dépendant en chaque cas de leur situation singulière » [1978, p. 7] De même, les conditions de réinsertion dépendront en chaque cas de la conjoncture locale du marché du travail pour une profession donnée ; ainsi que des particularités politiques et culturelles historiquement constituées qui régissent les relations public/privé en un lieu donné.

Tableaux annexes

Tableau n°1 : Profil socio-démographique du personnel de confiance de la CCS portoalegrense

Dernière fonction exercée

Âge en 2005

Sexe

Origine sociale

Origine géographique

Secrétaire Municipale

60 ans

Femme

Père médecin

Ville proche de Porto Alegre (Veranópolis)

Secrétaire Municipal

61 ans

Homme

Père professeur dans une école évangélique

Intérieur du Rio Grande do Sul

Coordinateur du journalisme

37 ans

Homme

Père médecin

Porto Alegre

Assesseuse détachée

60 ans

Femme

Père gérant d’un magasin de quartier (réparation de voitures)

Ville proche de Porto Alegre (Pelotas)

Editeur d’informations

54 ans

Homme

Père député fédéral (PDT)

Porto Alegre

Coordinatrice du programme de radio

42 ans

Femme

Père chauffeur routier

Intérieur du Rio Grande do Sul

Tableau n°2: Formation scolaire et professionnelle du personnel de confiance de la CCS portoalegrense

Dernière fonction exercée

Niveau d’études

Type d’études

Premier emploi

Premier poste administratif de confiance

Secrétaire Municipale

Graduação achevée (UFRGS)

Journalisme

Assesseuse de presse (Fédération des Industries du Rio Grande do Sul)

Responsable des « projets spéciaux » – CCS (1989)

Secrétaire Municipal

Graduação achevée (PUC) – Spécialisation en journalisme (Navarra, Espagne)

Journalisme

Journaliste au Jornal da Tarde (São Paulo)

Secrétaire de la CCS (2004)

Coordinateur du journalisme

Graduação achevée

Journalisme

Reporter – CCS (1993)

Reporter – CCS (1993)

Assesseuse détachée

Graduação achevée (UFRGS)

Journalisme

Journaliste à Folha da Tarde (Porto Alegre)

Assesseuse de presse au Secrétariat d’Education du Rio Grande do Sul (1999)

Editeur d’informations

Graduação achevée (UFRGS)

Journalisme

Journaliste à Zero Hora (Porto Alegre)

Editeur d’informations – CCS (2000)

Coordinatrice du programme de radio

Graduação achevée

Journalisme

Reporter à Radio Guaíba (Porto Alegre)

Prestataire de services – Reporter de radio (1993)

Tableau n°3 : Trajectoires militantes du personnel de confiance de la CCS portoalegrense

Dernière fonction exercée

Héritage militant familial

Intensité du militantisme

Formes de militantisme

Postes de responsabilité militante

Secrétaire Municipale

Faible

Forte

Militantisme syndical, puis politique et électoral (préparation de campagnes

Trésorière, puis deux fois présidente du Syndicat des journalistes du RS

Secrétaire Municipal

Faible

Forte, puis faible

Militantisme politique, puis syndical actif au Syndicat des journalistes de Santa Catarina

Coordinateur du journalisme

Fort

Forte

Militantisme politique (au PSB puis au PT), électoral actif et syndical

Coordination du Syndicat des journalistes du RS

Assesseuse détachée

Faible

Nulle

Editeur d’informations

Forte

Nulle

Coordinatrice du programme de radio

Faible

Faible

Militantisme électoral (préparation de campagnes)

Tableau n°4 : Trajectoires politiques du personnel de confiance de la CCS portoalegrense

Dernière fonction exercée

Date d’adhésion au PT

Participation à une tendance partisane

Postes de confiance occupés dans l’administration publique

Secrétaire Municipale

1987

Pas de tendance. Eloignée de la DS et proche de Tarso Genro

4 (Responsable des « projets spéciaux » – CCS ; Assesseuse du Prefeito ; Coordinatrice de la publicité au gouvernement du RS ;  Coordinatrice de la CCS)

Secrétaire Municipal

1981

Pas de tendance. Proche de Tarso Genro

1 (Coordinateur de la CCS)

Coordinateur du journalisme

1995

Pas de tendance. Proche de Tarso Genro

4 (Reporter, journaliste détaché dans 4 Secrétariats, Editeur de journal, Coordinateur du journalisme)

Assesseuse détachée

2004

Pas de tendance

2 (Assesseuse de presse au Secrétariat d’Education du Rio Grande do Sul, Assesseuse détachée au SMG)

Editeur d’informations

Pas adhérent au PT

2 (Journaliste du banc PT à la Câmara dos Vereadores, Editeur d’informations à la CCS)

Coordinatrice du programme de radio

Ne se souvient pas

Pas de tendance

6 dans le même secteur (Reporter, Rédactrice, Locutrice, Productrice, Editrice, puis Coordinatrice du programme de radio Cidade Viva)

 

Note

(1) Comme le note Olivier Dabène, « le système fédéral brésilien fait des municipalités des régimes de type présidentiel, avec des maires élus au suffrage universel direct qui composent leur équipe comme un gouvernement, et une assemblée municipale élue », in Dabène Olivier, Exclusion et politique à São Paulo. Les outsiders de la politique au Brésil, Paris : Karthala, 2006, p.31 (note de bas de page n°20). Dans les grandes villes brésiliennes, les administrations municipales se composent en général d’une vingtaine de secrétariats municipaux, jouant le rôle de ministères locaux.

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Weber Max, Le Savant et le Politique, Paris : Plon, éd. 2004, (1959)

Auteur

Frédéric Louault

.: Centre de Science Politique Comparative (CSPC), Institut d’Etudes Politiques Aix-en-Provence