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Capitalisme et production immatérielle : les nouvelles modalités de régulation sociale et économique de l’information et de la connaissance

5 Fév, 2007

Résumé

Ce travail se propose d’analyser le développement qualitatif et quantitatif des activités immatérielles propres au capitalisme contemporain, et cela à partir de deux dimensions : la première a trait aux modifications de la nature et de la fonctions sociale et économique des droits de propriété intellectuelle (DPI), et la seconde aux manifestations des limites de la forme marchandise. Ainsi, dans une première partie, je montrerai pourquoi la théorie de la valeur travail ne correspond pas aux réalités propres à l’économie de la connaissance, et dans quelle mesure celle-ci se caractérise par la juxtaposition de deux logiques sociales, l’une directement marchande, et l’autre relevant d’une logique non marchande et coopérative ; à ce propos, j’analyserai les modifications relatives aux nouvelles formes de la concurrence et aux nouvelles modalités de valorisation des biens et des services Dans une seconde partie, à partir des travaux de Fernand Braudel, je montrerai pourquoi le capitalisme ne peut être assimilée à la généralisation de la production industrielle. Finalement, dans le cadre d’une approche anthropologique et culturelle, je montrerai en quoi il est possible de contester la légitimité des concepts d’auteur et de créateur et, en ultime instance, des DPI.

Mots clés

Droits de propriété intellectuelle – Concurrence – Forme marchandise – Logiques sociales – Non-marchand.

Em português

Resumo

Este trabalho propõe-se a analisar o desenvolvimento qualitativo e quantitativo das atividade imateriais no capitalismo contemporâneo, isto a partir de duas dimensões: a primeira se relaciona com as modificações da natureza e da função social dos direitos de propriedade intelectual (DPI), a segunda, com os limites da forma mercadoria na fase atual do desenvolvimento capitalista. Assim, numa primeira parte, mostrarei porque a economia do conhecimento não pode mais ser analisada a partir da teoria do valor trabalho, e porque esta economia se caracteriza por duas lógicas sociais, uma puramente mercantil e altamente especulativa, a outra ligada a lógicas sociais não mercantis e cooperativas. A este respeito, analisarei as novas formas da concorrência e as novas modalidades de valorização dos bens e dos serviços. Numa segunda parte, a partir dos trabalhos de Fernand Braudel, demonstrarei porque o capitalismo não pode ser mais assimilado à generalização da forma mercadoria. No âmbito de uma abordagem antropológica e cultural, mostrarei porque é possível questionar a legitimidade dos conceitos de autor e de criador e, em última instância, dos DPI.

Palavras-chaves

Direitos de Propriedade Intelectual – Concorrência- Forma mercadoria – Lógicas sociais – Setor não mercantil.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Herscovici Alain, « Capitalisme et production immatérielle : les nouvelles modalités de régulation sociale et économique de l’information et de la connaissance« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/19-capitalisme-et-production-immaterielle-les-nouvelles-modalites-de-regulation-sociale-et-economique-de-linformation-et-de-la-connaissance

Introduction

Les sociologues ont toujours eu des difficultés pour étudier la nature et les fonctions sociales et économiques des activités immatérielles liées à la Culture, à l’Information et à la Connaissance ; ils n’ont pas élaboré une construction théorique permettant d’analyser la nature et l’ampleur des ruptures sociales et économiques qui caractérisent ce capitalisme « cognitif » (Castels, 1988, p. 77). Il est possible de formuler le même type d’observations en ce qui concerne l’analyse économique : les économistes classiques qui raisonnent à partir de la valeur travail, ont toujours rejeté hors de leur champs d’analyse les activités immatérielles. Le développement des activités immatérielles permet de poser le problème suivant: dans quelle mesure l’économie classique liée à la valeur travail ne s’applique-t-elle pas uniquement au capitalisme industriel? Les évolutions historiques de long terme, notamment les travaux de Braudel, fournissent d’importants éléments pour répondre à cette question.

Dans une première partie, je montrerai pourquoi la théorie de la valeur travail ne permet plus d’expliquer la réalité du capitalisme immatériel ; dans une seconde partie, j’étudierai les nouvelles modalités de création et d’appropriation sociale de la valeur et, à partir de l’analyse anthropologique et culturelle, je montrerai en quoi il est possible de contester la légitimité des Droits de Propriété Intellectuelle (DPI), tels qu’ils sont actuellement définis.

Valeur, travail et connaissance : la théorie de la valeur travail est-elle encore fondée ?

Les limites de la forme marchandise

Dans de nombreux passages de son oeuvre, Marx a mis en évidence les limites de la forme marchandise : ces limites proviennent de l’autonomie de la forme argent et de la forme prix. Cette autonomie se traduit par une déconnection partielle ou complète de la forme prix par rapport à la valeur, c’est à dire par rapport à la quantité de travail abstrait incorporée dans les marchandises (Marx, 1893, Livre I, p. 107). La forme prix peut se développer indépendamment de la loi de la valeur, et attribuer ainsi une expression monétaire à des biens qui n’ont pas de valeur, ç’est à dire à des biens qui ne se valorisent pas à partir de la quantité de travail abstrait nécessaire à leur production (Herscovici, 1994, p. 63).

La loi de la valeur, telle qu’elle est présentée par Marx, permet de transformer le travail concret, spécifique, qualitativement différent, en travail abstrait, quantitativement homogène. La marchandise, telle qu’elle est définie par Marx, se caractérise par le fait que le travail concret a été transformé en travail abstrait : la quantité de travail abstrait contenue dans les différentes marchandises constitue la mesure commune entre les différentes marchandises et permet ainsi de les comparer dans la relation de l’échange. La loi de la valeur agit de telle sorte que, pour pouvoir concrétiser l’échange de marchandises, elle fait abstraction des spécificités du travail nécessaire à leur production.

Le concept de valeur, tel qu’il est développé par Marx, est une forme historiquement déterminée : « La valeur est conçue comme une forme qui exprime l’égalisation sociale du travail, non seulement dans une société mercantile, mais aussi dans d’autres types d’économies » (Rubin, 1987, p. 133). Le travail peut être socialement égalisé en dehors de la forme marchandise. En d’autres termes, est-il possible de définir le système capitaliste en dehors de la généralisation de la marchandise ? Cette question est directement liée aux limites de la forme marchandise telles qu’elles sont décrites par Marx.

Bien que le capitalisme ne soit plus exclusivement industriel, la forme argent constitue toujours l’équivalent général et est toujours la représentation abstraite d’un droit que son détenteur possède sur la valeur socialement produite. Le capital financier, ainsi que toutes les autres formes de capital fictif, n’ en continuent pas moins de fonctionner selon la logique du capital : le capital argent représente la forme la plus abstraite du capital, en tant qu’équivalent général totalement dématérialisé, sans relation avec les activités productives. Finalement, nous sommes en présence d’une économie de rentes (Serfati, 2003, p. 184), dans la mesure où ces mécanismes concernent principalement l’appropriation et non la production de la valeur. Il est cependant possible d’analyser ce capitalisme post-industriel à partir des modifications concernant les modalités sociales de création et d’appropriation de la valeur. Dans ce cas, la problématique générale consiste à redéfinir les caractéristiques qualitatives du travail qui forme le contenu de la valeur.

Il s’agit, en ultime instance, de savoir si la généralisation du marché, conçu comme mécanisme qui permet d’assurer l’égalisation sociale des différents travaux privés, permet de définir le système capitaliste. Dans ce cas, l’argent, en tant qu’équivalent général, assure cette fonction et la production de valeur ne dépend plus, directement, de la production de marchandises.

Le capitalisme « cognitif » : un essai de définition

La dynamique de la concurrence s’effectue, de plus en plus, en dehors du système de prix : la valeur d’échange de la marchandise dépend de la quantité et de la qualité de l’information incorporée en elle (Herscovici, 2005). La valeur d’usage est déterminée par la quantité de l’information incorporée dans le bien; l’utilité dépend (a) des connaissances tacites dont dispose le consommateur (b) des résultats de l’application de ces connaissances tacites concernant le décodage de l’information contenue dans les biens. La valeur d’échange dépend donc de la quantité d’information que le consommateur/utilisateur peut potentiellement utiliser. Les implications ont les suivantes :

  • Ces marchandises sont l’objet de modalités d’appropriation cognitive socialement différenciées, les processus socialement différenciés d’acquisition des connaissances tacites expliquant ce phénomène.
  • Cette logique correspond aux processus de segmentation de la demande qui caractérisent le post-fordisme et l’accumulation intensive qui lui est liée (Herscovici, 2000).
  • Les coûts d’apprentissage ne sont plus assurés par le producteur, comme cela était le cas durant l’époque fordiste ; ces coûts sont assurés hors du marché. Les différentes modalités concrètes de réappropriation des TIC et de construction des modalités d’usage (demand push ou user driver) peuvent être analysées à partir d’une telle perspective.

Enfin, il est possible d’avancer l’hypothèse suivante : dans le cadre de ce capitalisme immatériel, le travail abstrait est substitué par la connaissance codifiée, et le travail concret par la connaissance tacite. En fonction du degré de complexité de l’information que les travailleurs doivent « manipuler », la connaissance tacite de ces travailleurs est un élément important relatif à la valorisation du capital. En fonction des formes spécifiques de la concurrence, la transformation de la connaissance tacite en connaissance codifiée est intrinsèquement limitée ; de la même manière, l’analyse économique des industries culturelles montre que (a) la concurrence entre les différents producteurs culturels s’opère à partir des spécificités du travail artistique (b) et que les processus de transformation du travail concret en travail abstrait sont, par nature, limités.

Enfin, la concurrence actuelle se définit également par l’accélération du progrès technique, ç’est à dire par l’intensification des processus d’obsolescence; les variables liées au temps de circulation constituent une dimension importante de cette concurrence. La liquidité des différents actifs permet de s’approprier les rentes de monopole liées aux innovations technologiques ; le différentiel du temps de circulation du capital permet ainsi d’expliquer la dynamique concurrentielle et les modalités concrètes de la concurrence.

La Science et ses applications technologiques directes constituent un facteur de production : dans la mesure où elle est abondante, elle peut être incorporée au capital fixe, et cela sans coût pour le capitaliste. Le système des DPI crée ainsi une rareté, en ce qui concerne la Science et la connaissance : la privatisation de ce type de production immatérielle permet de construire socialement cette rareté, et rend ainsi possible la marchandisation de ces biens immatériels et des droits qui leurs sont liés. La rareté créée par le système actuel de DPI permet ainsi d’expliquer les rentes de monopole temporaire liées à ces capitaux immatériels.

Dans les Grundisse, Marx évoque la possibilité d’un capitalisme post-industriel fondé sur la connaissance et, plus particulièrement, sur des formes pleinement socialisées de connaissance : « Le développement du capital fixe indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la connaissance, est devenue force productive immédiate et, par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général […] » (Marx, 1857-1858, II, p. 194) (à ce propos, voir également Marx, 1895). D’autre part, le travail appliqué dans la production de connaissance est, par nature, cumulatif et fortement socialisé (Herscovici, Bolaño, 2005). Il est donc impossible de quantifier le travail passé nécessaire pour produire un certain capital connaissance; il est donc impossible d’exprimer la valeur des biens en fonction de la quantité totale de travail nécessaire à leur production. De la même manière, il n’est pas possible d’évaluer la productivité locale ou sectorielle du travail : cette productivité est, par nature, « globale », étant donné qu’elle dépend (a) des connaissances héritées du passé (b) des externalités propres à la production de la connaissance.

L’erreur d’un certain nombre d’analyses consiste à assimiler la socialisation des modalités de production de la connaissance à une socialisation de ses modalités d’appropriation social (Gorz, 1997, p. 39, Negri et Lazarrato, 2001, p. 30) : le système social serait entré dans une phase post-capitaliste et son économie serait, dans son intégralité, coopérative et solidaire. L’hypothèse centrale de ce travail est différente : la phase actuelle du capitalisme se caractérise par d’autres modalités de création et d’appropriation de la valeur, par d’autres formes d’exclusion et d’exploitation qui ne sont plus liées à la production de marchandises et de plus-value.

Capitalisme immatériel, nouvelles formes de la valeur et Droits de Propriété Intellectuelle

Les nouvelles formes de la valeur

Les modalités de régulation du fordisme étaient fondées sur des modalités de distribution des revenus qui, à partir de certaines formes institutionnelles, permettaient de comptabiliser demande et production. En ce qui concerne la période actuelle, les modalités de régulation sont fondées sur une liquidité croissante et géographiquement différenciées (Chesnais, 2001) : les crises actuelles sont essentiellement des crises de liquidité.

En ce qui concerne le capitalisme post-industriel, la création de valeur s’effectue à partir d’une dimension qualitative liée à la complexité de l’information contenue dans les biens ainsi produits. Toutefois, en 2000, pour l’ensemble des pays industrialisés, les secteurs liés aux TIC ne représentaient pas plus de 8% du PIB (Petit, 2002) ; les modifications sont essentiellement qualitatives. Etablissant un parallèle avec l’analyse économique des industries culturelles, on constate que, dans le capitalisme immatériel, la valorisation économique des biens ne s’explique pas à partir du coût lié à la production des supports matériels, mais à partir des caractéristiques qualitatives de l’information contenue dans ces biens. Finalement, en fonction du système de DPI en vigueur aujourd’hui, la création de valeur dépend directement des possibilités d’appropriation privée de la production sociale de connaissance; sa réalisation dépend da liquidité de ces actifs immatériels, le caractère spéculatif de cette économie s’expliquant à partir de cette liquidité croissante.

Le capitalisme industriel se caractérisait par l’abondance des connaissances scientifiques et par la rareté du capital matériel. A ce propos, les économistes classiques considéraient, explicitement ou implicitement, que la connaissance et la science étaient des biens libres, au même titre que les ressources naturelles; par contre, la rareté du capital matériel explique l’existence du profit. En ce qui concerne le capitalisme post-industriel, le système de DPI permet de construire une rareté des connaissances, alors que le capital matériel devient abondant. D’un capitalisme fondée sur la loi de la valeur travail et sur la production de marchandises, le système a évolué vers un capitalisme immatériel où la valeur dépend des possibilités d’appropriation privée de connaissances produites socialement, et des rentes de monopole qui correspondent à ce type de situations.

Alors que le capitalisme industriel est régulé par le coût en travail social, la logique spéculative et l’instabilité particulièrement forte du capitalisme immatériel s’expliquent par l’absence d’un tel régulateur. Dans le même ordre d’idée, l’opposition entre capital constant et capital variable est substituée par l’opposition entre connaissance codifiée et connaissance tacite : le travailleur doit décoder une quantité croissante d’informations. C’est l’application de cette connaissance tacite à la connaissance codée contenue dans le capital, qui permet de valoriser le capital.

L’analyse de Braudel : vie matérielle, marché et capitalisme

Les différentes études historiques, et plus particulièrement les travaux de Fernand Braudel, montrent qu’à la Renaissance, le capitalisme se développe dans les activités liées au commerce et à la finance internationale, et non pas dans les activités relevant de la production matérielle. Dans sa genèse, le capitalisme n’est donc pas industriel ; ce n’est qu’au XIXème siècle qu’il s’étend, de manière systématique, aux activités de production matérielle. D’autre part, Braudel distingue deux types de structures économiques (Braudel, 1985, p. 54) : le premier se caractérise par l’échange transparent, et par son caractère local et discontinu. Il s’agit de marchés concurrentiels où le volume des transactions est peu important. Le second, au contraire, est « opaque », les informations qui y circulent sont asymétriques, il fonctionne en flux continu et se rapporte au commerce de longue distance. Il s’agit d’une économie spéculative et oligopolistique.

En ce qui concerne les activités matérielles des différentes sociétés, Braudel distingue trois niveaux (1979, p. 264 ; 1985, p. 23) : (a) La vie matérielle qui est constituée par les différentes pratiques sociales et qui est le domaine de la valeur d’usage (b) L’économie de marché, au sein de laquelle s’effectuent les échanges, sur la base de relations concurrentielles (c) L’économie capitaliste qui constitue l’infrastructure, qui se caractérise par la dimension internationale des échanges, par sa dominante financière et spéculative, et par l’existence de positions dominantes. Si l’existence d’une économie de marché est une condition nécessaire au développement de l’économie capitaliste, elle n’est pas une condition suffisante; en d’autres termes, pour qu’une société devienne, de fait, capitaliste, à partir de l’existence de marchés dynamiques, elle doit constituer et développer ce troisième niveau, lequel constitue l’élément régulateur de l’ensemble des activités matérielles et économiques.

D’un autre côté, l’économie de marché, dans le sens défini par Braudel, connaît deux types de limites : d’une part, la vie matérielle, liée à la valeur d’usage, limite son importance sociale : toutes les formes d’autoconsommation ou bien d’économie coopérative constituent autant de manifestations de logiques économiques gouvernées par la valeur d’usage. D’autre part, cette économie de marché peut être limitée par les structures spécifiquement capitalistes qui détruisent les structures concurrentielles (Idem, p, 262). Ainsi, la logique de la valeur d’usage ou bien, au contraire, la logique marchande liée à la spéculation financière, peut détruire le fonctionnement des marchés concurrentiels. Cela s’applique parfaitement à l’économie de la connaissance, actuellement, dans la mesure où cette économie est l’objet d’une contradiction permanente entre les logiques liées à l’économie solidaire, donc à la valeur d’usage, et, d’autre part, les logiques économiques liées à la spéculation opérée par certaines firmes dominantes.

L’analyse de Braudel se situe au coeur de la problématique développée dans ce travail, dans la mesure où elle permet de poser le problème relatif à la nature et aux spécificités du capitalisme. Le capitalisme se développe lorsque quand il parvient à imposer la primauté sociale du troisième niveau, tel qu’il a été défini par Braudel. Cette analyse permet de formuler les résultats suivants :

  • Le capitalisme ne se définit pas en fonction de la production de marchandises, dans le sens défini par Marx ; le capitalisme n’est donc pas, intrinsèquement, industriel.
  • Le capitalisme post-industriel est proche du capitalisme pré-industriel ; primauté des activités purement spéculatives, internationales et financières, contrôle du capitalisme spéculatif sur l’économie de marché et sur la production matérielle, une part importante de la production sociale se situant hors de la sphère du marché et de l’échange.
  • La phase actuelle du capitalisme peut donc se définir à partir de l’existence du capital argent ; il n’est pas nécessaire que ce capital soit directement lié à la production de marchandises.

Les logiques anthropologiques et culturelles

Le concept de culture mondiale, de la manière dont il a été défini par Lévi-Strauss (1987), met en évidence le fait que celle-ci est le produit de la collaboration entre les différentes cultures. La dynamique de la culture mondiale est un processus intrinsèquement cumulatif au sein duquel il n’est pas possible d’identifier l’apport individuel d’une culture donnée. Les caractéristiques d’une culture sont à rechercher dans les modalités d’appropriation spécifique des éléments communs qui appartiennent à la culture mondiale (Levi-Strauss, 1978 ; Herscovici, 1994).

En ce qui concerne les techniques, la science et les arts, l’Histoire est cumulative lorsqu’un certain nombre de découvertes et d’inventions sont cohérentes et « vont dans le même sens » : lorsque celles-ci permettent d’atteindre une valeur critique, en terme de stock de connaissances disponibles, apparaissent des synthèses qui créent un processus dynamique. Une fois ce seuil atteint, la production de nouvelles techniques et de nouvelles connaissances croît de manière exponentielle. A partir d’un calcul en terme de probabilités, Lévi-Strauss montre que plus la civilisation et la culture sont diversifiées, plus est importante la probabilité d’atteindre le seuil à partir duquel l’Histoire devient cumulative (Lévi-Straus, 1987, p. 69 et suivantes). Cette diversification s’effectue à deux niveaux : au niveau interne, à partir d’une diversification sociale en caste ou classes sociales, et au niveau externe, à partir de l’incorporation d’éléments provenant d’autres cultures (Idem, p. 81). Le fait qu’une culture donnée devienne cumulative s’explique à partir des éléments provenant des autres cultures.

D’une part, cette analyse met en évidence le caractère intrinsèquement cumulatif de la culture, au sens anthropologique du terme. D’autre part, le développement des techniques, des sciences et, d’une manière plus générale, de la connaissance, est le produit d’un double héritage : celui qui provient des connaissances accumulées dans le passé et celui lié à l’incorporation des éléments provenant d’autres cultures.

En ultime instance, l’analyse de Lévi-Strauss montre qu’il est impossible de déterminer les contributions respectives des différentes cultures en ce qui concerne le développement et l’accumulation de connaissances. Dans ce sens, la paternité culturelle d’une technique particulière (alphabet, système décimal, etc.) est un faux problème ; d’autre part, cela remet en cause le principe même de création, celle-ci n’étant que relative, dans la mesure où les différentes découvertes ne peuvent s’expliquer qu’à partir d’un stock de connaissance déjà constitué.

L’histoire culturelle permet de formuler des conclusions analogues ; jusqu’à la fin du Moyen-Age, il n’existe pas d’auteur, au sens moderne du terme. L’auteur n’apparaît qu’à la fin du Moyen-Age, et ne s’affirme sociologiquement qu’au XIXème siècle, lorsque l’autonomisation du champs culturel est partiellement achevée (Bourdieu, 1970 ; Herscovici , 1994). Durant la période précapitaliste, les différents « producteurs culturels » disposent d’un stock culturel qu’ils peuvent utiliser et modifier à leur guise.

Les productions musicales sont particulièrement représentatives d’une telle logique sociale : les troubadours utilisaient un patrimoine commun, celui-ci n’étant l’objet d’aucun droit de propriété. Les Folias du XVIIème siècle s’inscrivent dans cette tradition : à partir d’un thème donné, les différents compositeurs développent des variations. On retrouve ces Folias dans les oeuvres d’Henri Purcell, de Gaspar Sanz et de Marin Marais, par exemple, chaque compositeur composant des variations à partir d’un même thème. D’une manière plus générale, la musique baroque, du XVII au XVIIIème siècle, se caractérise par des échanges importants entre les compositeurs des différentes cours européennes : Haendel, par exemple, est allemand, il est au service du roi d’Angleterre et compose des opéras de style italien.

Le jazz fonctionne à partir de mécanismes analogues : les interprètes choisissent un thème (un standard) et improvisent à partir de ce thème. La création se situe plus au niveau de l’interprétation qu’à celui de la composition du thème. Finalement, la bossa-nova, née au Brésil à la fin des années 60, peut être interprétée comme une appropriation particulière des figures harmoniques propres au jazz américain, ce qui confirmerait la thèse de Lévi-Strauss.

Il est intéressant d’observer qu’une partie de activités technologiques et culturelles liées à l’Internet s’inscrit dans une logique semblable. Les creative commons et les programmes libres comme Linux mettent en évidence des modalités de production et d’appropriation sociale des informations et de la connaissance qui se caractérisent par des mécanismes solidaires et semi-coopératifs, mécanismes dont la dynamique s’explique justement par la contribution de chacun des membres de la communauté considérée.

En fonction de ce caractère cumulatif, toute restriction limitant les modalités d’appropriation sociale tend à entraver la dynamique du système. D’autre part, le caractère intrinsèquement cumulatif de ce type d’activités permet de remettre en question la légitimité sociale, économique et culturelle, du concept d’auteur et de droits de propriété qui lui sont attachés.

L’analyse historique montre clairement que les droits de propriété intellectuelle et les droits d’auteur naissent et se développent dans le cadre du système capitaliste. A partir des années 90, on observe une intensification de ce mouvement : augmentation de la durée des licences, extension du champs d’application de ces droits en fonction des nouvelles activités qui, aujourd’hui, peuvent être l’objet de tels droits, et des acteurs qui peuvent s’en bénéficier (Herscovici, 2005). Le paradoxe est le suivant : dans la mesure où la production de connaissance est un mécanisme de plus en plus cumulatif, il est de plus en plus difficile d’identifier la contribution spécifique des différents ayant droits. Mais, d’autre part, le système de DPI s’intensifie, en limitant les modalités d’appropriation de ces connaissances et en privatisant ces dernières.

Le développement actuel des DPI est à interpréter comme une extension de la logique marchande à des activités qui se situaient hors de la sphère marchande : connaissance, biosphère et combinaisons génétiques, entre autres. Ce mouvement représente une appropriation privée d’un patrimoine produit collectivement et menace le caractère cumulatif, et donc le développement futur de telles activités.

Enfin, à partir de ces éléments, il est possible de réfuter la thèse soutenue par la théorie économique traditionnelle, thèse selon laquelle la rente de monopole correspondant à ces droits est un élément qui incite le producteur de connaissance à poursuivre son activité. Cette thèse peut être partiellement réfutée à partir des arguments suivants :

  • En fonction du caractère cumulatif propre à ces activités, il n’est pas possible d’identifier un producteur individuel.
  • La logique de la création ne s’explique pas uniquement à partir d’une incitation économique. Bourdieu a démontré que l’accumulation d’un capital symbolique et/ou social est, dans certains champs sociaux, un élément fondamental, peut-être plus important que le propre capital économique. D’autre part, l’exemple des programmes libres montre clairement que la motivation de l’innovateur n’est pas uniquement financière

Conclusion

Malgré le caractère exploratoire de ce travail, il est possible de formuler certains résultats significatifs : les évolutions actuelles du capitalisme se traduisent par des modifications profondes des mécanismes de création et d’appropriation de la valeur économique. Dans la phase actuelle du capitalisme, se révèlent les limites de la forme marchandise, à partir de l’exacerbation de tendances amorcées lors du capitalisme industriel : la nature et les déterminants du capital se sont radicalement modifiés, ainsi que la nature de la concurrence.

La logique du capital, au travers de la généralisation de la forme argent, s’est étendue à des activités sociales qui, jusqu’alors, se situaient hors de la sphère marchande. La phase actuelle du capitalisme va bien au-delà de l’abstraction représentée par la généralisation de la forme marchandise : la forme prix ne se définit plus en fonction d’objets matériels produits socialement, ni en fonction d’un coût de production « moyen » à partir duquel graviterait le prix de marché, ce coût étant aujourd’hui impossible à quantifier, comme je l’ai montré.

Il est également important d’observer que, sous des formes historiques différentes, le système reproduit une de ses principales contradictions: alors que les modalités de production de la connaissance sont de plus en plus socialisées, ses modalités d’appropriation sociale sont progressivement privatisées. Finalement, les analyses anthropologiques et historiques permettent de remettre en question la légitimité sociale et économique des DPI.

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Auteur

Alain Herscovici

.: Alain Herscovici est Docteur en Economie, des universités de Paris I Panthéon-Sorbonne et d’Amiens. Il est coordinateur du Groupe de Recherche en Macroéconomie (GREM) du Département d’Economie de l’Université Fédérale do Espírito Santo (UFES), Brésil, Professeur et Coordinateur des Enseignements de Troisième Cycle, Directeur de l’ Associación Latina de Economia Política de la Información, Cultura y Comunicación (ULEP-ICC) et chercheur associé au programme « Mutations des industries de la culture, de l’information et de la communication » à la Maison des Sciences de l’Homme, Paris Nord