La Convention internationale de l’Unesco sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles d’octobre 2005 : tentative de reconquête d’une souveraineté culturelle ?
Résumé
La convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée à l’Unesco en octobre 2005, peut être analysée comme l’occasion politique pour les Etats-nations qui l’ont porté, de reconquérir une part de « souveraineté culturelle » ; celle-ci était perçue comme menacée par les accords commerciaux multilatéraux de l’Organisation mondiale du commerce. En s’appuyant sur le concept de souveraineté, à l’aide de Jaques Derrida, cette communication analyse l’action politique de l’Etat-nation, s’ouvrant un champ infiniment extensible par la culture, comme un entre-deux entre le discours sur la souveraineté et l’évocation de la souveraineté en tant que concept philosophique renvoyant à l’inconditionnel.
Em português
Resumo
A Convenção sobre a Proteção e a Promoção da Diversidade das Expressões Culturais, aprovada na Unesco em outubro 2005, pode ser analisada como uma oportunidade política, para alguns Estados, de organizar uma reconquista duma sobrenia cultural. Para esses Estados, este direito parecia ameaçada pelos acordos comerciais multilaterais da OMC. Usando o conceito da sobrenia de Jacques Derrida, esse texto analisa a ação política do Estado : abrido-se um campo infinitamente extensível pela cultura, entro o discurso sobre sobrenia e a sobrenia como conceito filosofico, voltando ao « incondicional ».
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Gagnier Sabine, « La Convention internationale de l’Unesco sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles d’octobre 2005 : tentative de reconquête d’une souveraineté culturelle ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, 2006, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/18-la-convention-internationale-de-lunesco-sur-la-promotion-et-la-protection-de-la-diversite-des-expressions-culturelles-doctobre-2005-tentative-de-reconquete-dune-souverainete-culturelle
Introduction
Si l’intégration de l’État dans des structures supra-étatiques peut être lue comme une perte de souveraineté, le concept de culture peut, quant à lui, ouvrir aux États-nations un champ infiniment large pour leur action politique. La Convention internationale sur la promotion et la protection de la diversité des expressions culturelles, adoptée en octobre 2005 à l’Unesco, semble un exemple caractéristique d’une tentative de reconquête politique des Etats sur la souveraineté. Cette convention, s’inspirant du concept vaste et flou de culture met en avant une potentialité pour les Etats qui le souhaitent de garder une marge de manœuvre sur la définition et la réalisation de leurs politiques culturelles. Cette marge de manœuvre aurait pu, selon certains des promoteurs de la convention, devenir impossible à cause des engagements commerciaux dans le cadre de l’Organisation Mondiale du commerce (OMC).
La culture serait-elle un des derniers bastions de la souveraineté ou la souveraineté se rouvrirait-elle le champ de la politique via la culture ?
Des engagements internationaux pris souverainement par des Etats-nations notamment dans le cadre de l’OMC peuvent paradoxalement présenter un certain nombre de caractéristiques qui semblent entamer leur souveraineté surleurs politiques culturelles (I). Après avoir avancé l’idée d’ « exception culturelle », un certain nombre d’Etats ont voulu défendre leur dite « souveraineté culturelle » devant une autre instance, l’Unesco dans un texte offrant une potentialité d’action politique dans le champ de la culture : la convention sur la diversité culturelle. L’Etat-promoteur de ce texte développe à cette occasion son double-jeu en utilisant le concept de souveraineté dans un discours sur la souveraineté en instrumentalisant par là le concept en vue d’une hégémonie politique, via la culture (II) ; la convention sur la diversité culturelle devenant représentative de cet entre-deux : entre action politique et incantation (III).
Les engagements commerciaux dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce menacent-ils la souveraineté des Etats-nations ?
Les principes généraux de l’OMC et leurs enjeux quant à la dite souveraineté
La Conférence ministérielle et le Conseil général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) confèrent à chaque Membre de l’organisation une voix aux réunions de celle-ci. La souveraineté des Etats membres pourrait paraître effective. Chaque membre ayant la possibilité théorique de décider de ses engagements.
Cependant, il est souvent signifié que l’Etat perd de sa souveraineté lorsqu’il prend des engagements internationaux. En effet, si l’on prend pour définition de la souveraineté que celle-ci est l’exclusivité des compétences de l’Etat sur son territoire, il est difficile aujourd’hui de distinguer un seul Etat absolument souverain dans le monde. Et les engagements multilatéralisés des Etats-nations dans le cadre de l’OMC peuvent paraître être des atteintes à la souveraineté de l’Etat quant à ses compétences totales et exclusives sur son territoire, ses échanges de marchandises et de services.
En adhérant à l’OMC, un Etat s’engage en effet, sur un certain nombre de principes qui entament sa capacité d’action politique ultérieure et sa possibilité de revenir sur des engagements pris. L’OMC vise une ouverture des marchés de ses Etats membres selon des principes de multilatéralisation et de consolidation. La multilatéralisation signifie que les droits résultants des négociations entre partenaires commerciaux sont étendus automatiquement à l’ensemble des participants, impliquant de ce fait qu’un Etat ne choisit pas directement ses partenaires commerciaux. Quant à la consolidation, elle implique que lorsqu’un droit de douane a été réduit par exemple, celui-ci ne peut plus être relevé, sauf à accorder au partenaire lésé une compensation. Ce principe de la libéralisation progressive peut entraver la marge de manœuvre politique des Etats dans leur capacité de faire et défaire leurs politiques. Cette marge de manœuvre est d’autant plus réduite que les Membres doivent s’engager à « ouvrir » toujours plus leur territoire. L’article XIX de l’Accord général sur les services stipule en effet que : « Les Membres engageront des séries de négociations successives, qui commenceront cinq ans au plus tard après la date d’entrée en vigueur de l’Accord sur l’OMC et auront lieu périodiquement par la suite, en vue d’élever progressivement le niveau de libéralisation. Ces négociations viseront à réduire ou à éliminer les effets défavorables de certaines mesures sur le commerce des services, de façon à assurer un accès effectif aux marchés ».
La culture et l’OMC à travers l’Accord général sur le commerce des services
La polémique entre culture et commerce qui a eu lieu au sein de l’OMC, s’est déroulée pendant les négociations de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) en 1993. L’AGCS est l’accord qui intègre les services au sein des négociations multilatérales mondiales. Il repose sur trois principes par lesquels la souveraineté de l’Etat peut apparaître entamée dans la mesure où celui-ci n’est plus exclusivement maître de son territoire et des marchandises ou services qui y circulent ni sous quelles conditions. L’un des premiers principes est d’ordre général et les deux autres résultent d’engagements spécifiques. L’obligation générale est la « clause de la nation la plus favorisée » qui implique que toute concession commerciale faite par un Etat à un autre doit être automatiquement étendue à tous les Etats membres. Il est formulé comme suit : « en ce qui concerne toutes les mesures couvertes par le présent accord, chaque Membre accordera immédiatement et sans condition aux services et fournisseurs de services de tout autre Membre un traitement non moins favorable que celui qu’il accorde aux services similaires et fournisseurs de services similaires de tout autre pays […] » (Article II.1 de l’AGCS). Le « traitement national » et « l’accès au marché » sont des engagements spécifiques. Cela signifie que l’Etat membre formule une liste de secteurs précis qu’il propose à la libéralisation commerciale. Concernant le traitement national, l’article XVII de l’AGCS stipule : « dans les secteurs inscrits dans sa Liste, et compte tenu des conditions et restrictions qui y sont indiquées, chaque Membre accordera aux services et fournisseurs de services de tout autre Membre, en ce qui concerne toutes les mesures affectant la fourniture de services, un traitement non moins favorable que celui qu’il accorde à ses propres services similaires et à ses propres fournisseurs de services similaires. » Concernant l’accès aux marchés, il est indiqué à l’article XVI : « en ce qui concerne l’accès aux marchés suivant les modes de fourniture identifiés à l’article premier, chaque Membre accordera aux services et fournisseurs de services de tout autre Membre un traitement qui ne sera pas moins favorable que celui qui est prévu en application des modalités, limitations et conditions convenues et spécifiées dans sa Liste. »
Ainsi chaque Etat semble pouvoir prendre des engagements souverains (car « un Etat = une voix ») qui remettent durablement en cause la maîtrise systématique et exclusive de son territoire, et donc, ce qu’on appelle communément sa souveraineté.
Dans le cadre des négociations de l’AGCS, des Etats ont pu s’abstenir de faire des offres de libéralisation et ont pu conserver théoriquement une maîtrise étatique sur les secteurs de leurs choix. Les Etats qui ne souhaitaient pas faire d’engagement de libéralisation ont avancé l’idée d’ « exception culturelle » en 1993. Celle-ci n’a cependant pas d’effectivité juridique. C’est un argument qui a permis de suspendre une libéralisation, dans certains secteurs précisés dans une annexe spécifique, tel que formulé par l’article II.2 : « un Membre pourra maintenir une mesure incompatible avec le paragraphe 1 pour autant que celle-ci figure à l’Annexe sur les exemptions des obligations énoncées à l’article II et satisfasse aux conditions qui sont indiquées dans ladite annexe. » Cette suspension de libéralisation était théoriquement possible pour dix ans. Les communautés européennes et le Canada notamment n’ont pas fait d’offre de libéralisation dans le secteur de l’ « audiovisuel ». Mais au bout de dix ans, les Etats-promoteurs de l’idée d’ « exception culturelle » ont voulu pérenniser celle-ci et ont décidé d’amener l’idée de la protection des biens et services culturels devant une autre instance : l’Unesco. Depuis, a été adopté le texte de la convention sur la diversité culturelle.
Le double-jeu de l’Etat utilisant le concept de souveraineté dans le discours sur la souveraineté : instrumentalisation du concept en vue d’une hégémonie politique via la culture
Culture et souveraineté
Dans un ouvrage intitulé, Cinéma et marché, Laurent Créton indique : « le culturel apparaît comme un des espaces dans lesquels les pouvoirs publics peuvent continuer à intervenir et à montrer qu’ils le font […] Les politiques culturelles apparaissent de plus en plus comme les porte-drapeaux d’une action régalienne peau de chagrin comme s’il s’agissait d’accompagner et de compenser par des discours et des investissements culturels nationaux les pertes de souveraineté. » (Créton, 1997, p. 98).
Les États-nations s’étant engagés dans le cadre de l’OMC de manière générale, mais refusant de soumettre leurs produits culturels, de manière particulière aux règles (ou dérèglements) de l’OMC, tentent aujourd’hui de dire qu’ils reconquièrent une « part de souveraineté », via la culture. En effet, les États-promoteurs de l' »exception culturelle » puis de la « diversité culturelle » présentent leur souveraineté sur leurs politiques publiques culturelles et leurs capacités à les financer comme menacées dans le cadre de l’AGCS. Ils ont donc tenté de réinvestir le champ de la souveraineté par la convention sur la diversité culturelle. Celle-ci revendique un « droit souverain » de chaque État à prendre des mesures de politique culturelle. Elle a pour objectif la reconnaissance du « droit souverain des États de conserver, d’adopter et de mettre en œuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles sur leur territoire » (1) .
La souveraineté comme concept philosophique ; le Discours sur la souveraineté comme marge de manœuvre politique
La souveraineté pure n’existe pas. En tant que concept, elle renvoie à un principe indivisible et absolu qui ne supporte aucune limite, ni aucun autre pouvoir. Le concept est né au XIIIe siècle d’une compétition effrénée entre jeunes Etats où chacun voulait retrouver à son profit la totalité des pouvoirs jadis dévolus à l’empereur. De concept absolu et renvoyant à l’inconditionnel, il est passé aujourd’hui à une notion relative, juxtaposant les pouvoirs des Etats nations au niveau international. Du fait que chaque Etat-Nation soit postulé souverain au niveau international dans la charte des Nations Unies, chaque pouvoir est en fait, limité par celui des autres. La dite « égalité souveraine » des Etats est de plus infirmée par le conseil de sécurité et le droit de veto des cinq Etats, vainqueurs du second conflit mondial. En réalité donc, la souveraineté s’auto-légitime en permanence par un discours sur la souveraineté qui invoque le concept absolu, mais celui-ci ne s’accapare pas et n’appartient à personne. Comme l’indique Jacques Derrida dans son ouvrage sur les Etats dits « voyous », « la souveraineté postule elle même son existence ontologique ».
L’action de l’Etat se dédouble, par le biais de la culture qui est un champ extensible, entre le concept de souveraineté que l’Etat invoque, de type philosophique et évoquant l’inconditionnel et un discours sur la souveraineté, de type juridique et conditionnalisant. Dans cet entre-deux et ce double-jeu l’Etat s’offre une marge de manœuvre en vue de reprendre légitimité dans le champ politique et hégémonie sur le plan international.
En revendiquant une « souveraineté culturelle », l’Etat joue entre l’incantation et l’action politique dans la convention sur la diversité culturelle.
La convention sur la diversité culturelle : entre action politique et incantation
La mise en question de l’effectivité du texte de la convention et la marge de manœuvre des Etats
Quelle serait la marge de manœuvre politique des Etats ayant adopté la convention sur la diversité culturelle, à la veille de l’entrée en vigueur de la convetion ? En effet, trente ratifications étaient nécessaires pour son entrée en vigueur. Depuis le 18 décembre 2006, trente-cinq Etats ont déposé leurs instruments de ratification auprès du Directeur général. La convention « rentra en vigueur » le 18 mars 2007, selon l’expression consacrée. Reste à analyser l’effectivité juridique potentielle du texte.
Premièrement, il s’agit de préciser que la convention ne contient pas de définition de la « culture » proprement dite. L’Unesco a pourtant adopté en 1982, à Mexico lors de la conférence mondiale sur les politiques culturelles une définition reprise par l’organisation depuis et stipulant que la culture est « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». L’intégration ou non d’une définition de la culture a été un des points épineux des négociations sur le texte. Les premiers projets de convention contenaient la définition de l’Unesco, mais celle-ci n’a pas été retenue dans la version finale. Cette absence de définition offre, entres autres, une grande marge de manœuvre aux Etats qui veulent pouvoir orienter leur propre politique culturelle, puisqu’elle permet à ceux-ci de dire ce qui est contenu ou non dans leurs secteur culturel, celui-ci risquant d’être différent d’un Etat à un autre. La culture est par tant définie par l’Etat lui-même, et risque d’en être limitée à une culture nationale. L’occasion est donnée à chaque Etat de délimiter le champ de son action. Comme le concept de culture est infiniment vaste et renvoie, lui aussi, comme la souveraineté à un inconditionnel, les marges de manœuvres sont potentiellement grandes. Restent à analyser les conflits entre Etats quant à leurs définitions respectives de la culture : à titre d’exemple, dans son livre, Diversité culturelle et mondialisation, Armand Mattelart cite le cas de Londres qui continue à bondir à la seule évocation du mot « culturel » appliqué à l’audiovisuel, ce qui est pourtant l’enjeu du texte que la Grande Bretagne a contribué à faire adopter.
Deuxièmement, la marge de manœuvre des Etats ayant adopté ce texte et désirant s’en servir, repose non seulement sur le discours politique et le sens donné à la diversité culturelle, mais aussi en garde partie sur l’effectivité du texte et dans les droits et obligations faites aux Etats d’une part et dans l’agencement du texte de la convention par rapport aux accords signés dans le cadre de l’OMC d’autre part. En ce qui concerne les obligations faites aux Etats dans la convention de l’Unesco, les verbes utilisés sont peu contraignants voire faibles. A titre d’exemple : « chaque partie peut adopter des mesures destinées à protéger et à promouvoir la diversité des expressions culturelles sur son territoire » (2) . Le positionnement de la convention sur la diversité culturelle par rapport aux autres instruments internationaux a été un des points les plus discutés. De l’article 20 portant sur les relations aux autres instruments découle l’effectivité juridique et la réelle marge de manœuvre que les États-promoteurs ont voulu s’octroyer et celle qu’ils revendiquent dans le discours sur la « souveraineté culturelle ». Cet article pose à la fois un principe de complémentarité et de non-subordination qui sous-entend que les États ne peuvent renoncer à des engagements internationaux précédemment pris et qu’en même temps, lorsque ceux-ci prennent de nouveaux engagements, ils doivent tenir compte de la convention Unesco. En cas de conflit entre des mesures de l’OMC et des mesures nationales en matière culturelle, aucune anticipation n’est possible quant à savoir quel organe de règlement des différends sera compétent. En effet, le texte de l’Unesco ne dispose que d’une seule procédure de conciliation qui n’est pas obligatoire. Cette absence d’anticipation possible peut créer un flou juridique favorable aussi bien aux États-promoteurs de la convention qu’à ses adversaires et ne manquera pas de créer des conflits de normes, favorables aux positionnement et re-positionnement hégémoniques des États.
Le paradoxe de la revendication culturelle : la minimisation du pouvoir de celui qui s’invoque « souverain »
Jean-Jacques Rousseau avait développé l’idée de la loi du plus fort comme une loi silencieuse : c’est au moment où l’on proclame que l’on est le plus fort que l’on ne l’est précisément plus, sinon, nous n’aurions pas eu besoin de le dire. Le concept de souveraineté est du même ordre. La souveraineté, elle aussi, est silencieuse, faute de sens, selon Jacques Derrida. C’est au moment où le plus fort ou le souverain revendique ce qu’il veut être, qu’il ne l’est précisément plus. Justifier la souveraineté, « lui trouver une raison », c’est entamer son « exceptionnalité décisoire, [et la soumettre] à des règles, à un droit ». Mais la souveraineté est toujours un abus de pouvoir et c’est toujours l’exception qui décide de la souveraineté. Celle-ci « ne peut que tendre à l’hégémonie impériale » (Derrida, 2003, p. 146). Soulignons que les États qui ont revendiqué l’adoption du texte de la convention comme une victoire pensant se reconnaître et être reconnus comme souverains, incarnent peut-être moins cette dite puissance qu’ils appellent de leurs vœux et dont ils jouent dans leur double jeu entre le concept lui-même et le discours sur la souveraineté, que les États-Unis par exemple qui ont refusé d’adopter le texte, et qui restent puissants, voire hégémoniques.
L’État-nation, promoteur de la convention, et notamment la France et le Canada tentent d’incarner la souveraineté dans leurs discours. Cependant l’ « incarnation » au sens d’Ernesto Laclau est une distorsion et désigne quelque chose que se rapporte à une plénitude absente (ici les concepts de souveraineté et de culture) qui se sert d’un autre objet (le discours sur la souveraineté et le pouvoir) en tant que moyen de représentation ». Cependant, l’articulation de l’inconditionnel et du conditionnel, c’est-à-dire du concept de souveraineté par exemple et la nécessité juridique d’une organisation étatique à l’échelle internationale résume l’histoire de la Raison. L’inconditionnel et le conditionnel sont indissociables et l’incarnation par le langage de concept absolu est incontournable. Cependant, cette distinction et cette « déconstruction » au sens de Jacques Derrida aide à distinguer les tentatives hégémoniques. Cet auteur indique dans Voyous que : « la mesure calculable permet l’accès à l’incalculable et à l’incommensurable, un accès qui reste lui-même indécidé entre le calculable et l’incalculable, voilà l’aporie du politique et de la démocratie » (Derrida, 2003, p. 80).
Ainsi l’Etat-nation s’appuie sur l’évocation du concept philosophique de souveraineté renvoyant à l’infini et à l’inconditionnel pour poser son discours conditionnalisant qui lui permet de mener ses actions et conférer du sens à son pouvoir. La convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, évoquant la « souveraineté culturelle » est une revendication d’action politique majeure des Etats-nations l’ayant promue, sur leurs politiques culturelles. La culture, renvoyant à un autre infini que la souveraineté est un « possible » politique au sens de Jacques Derrida, permettant aux Etats de s’offrir une marge de manœuvre en vue de reprendre légitimité dans le champ politique en général et puissance dans le champ international en particulier. Ce conflit d’hégémonies politiques au niveau international pose dès lors la question de savoir dans quelle mesure les Etats peuvent-ils institutionnaliser la « culture » au niveau international sans risquer de l’accaparer ? Il semble que la souveraineté des Etats soit incompatible avec l’universalité. Pour autant c’est aussi l’enjeu de la souveraineté « d’articuler ensemble la juste incalculabilité de la dignité avec l’indispensable calcul du droit ».
Même s’il est nécessaire de limiter une logique de la souveraineté nationale et d’entamer son principe d’indivisibilité, il est aussi nécessaire de laisser J. Derrida préciser : « la souveraineté état-nationale peut elle-même, dans certains contextes, devenir un rempart indispensable contre tel ou tel pouvoir international, contre telle hégémonie idéologique ou religieuse ou capitalistique, etc. voire linguistique qui, sous couvert de libéralisme ou d’universalisme représenterait encore, dans un monde qui ne serait qu’un marché, la rationalisation armée d’intérêts particuliers ».
Notes
(1) Unesco, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, 20 octobre 2005, CLT-2005/ CONVENTION DIVERSITE-CULT REV., article 1, (h), p. 3 [en ligne].
(2) Unesco, Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, article 6.1, p. 6.
Références bibliographiques
Créton, Laurent (1997), Cinéma et marché, Paris : Armand Colin, 354 p.
Chemillier-Gendreau, Monique (2006), « L’Europe est-elle fondée à être une communauté politique ? », communication faite à la Maison de l’Europe le 25 avril.
Derrida, Jacques (2003), Voyous, Paris : Galilée, 216 p.
Frau-Meigs, Divina (2002), « Exception culturelle, politiques nationales et mondialisation : les enjeux de démocratisation et de promotion du contemporain », Quaderni, n° 14, p. 4-17.
Mattelart, Armand (2005), Diversité culturelle et mondialisation, Paris : La Découverte, 122 p.
Laclau, Ernesto (2000), La guerre des identités, grammaire de l’émancipation, Paris : La découverte/M.A.U.S.S, 144 p.
Saint Pulgent (de), Maryvonne ; Benghozi, Pierre-Jean ; Paris, Thomas (2003), Mondialisation et diversité culturelle, Les notes de l’Ifri, n° 51, Paris : Institut français des relations internationales, 81 p.
Warnier, Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, La Découverte, Paris, repères n°260, 2003, 110 p.
Auteur
Sabine Gagnier
.: Politologue, doctorante au SEDET, université Paris-Diderot (Paris VII)