Les politiques publiques du livre face à l’internationalisation des marchés et à la décentralisation
Résumé
Depuis près de trois décennies, les politiques publiques du livre en France sont fondées sur l’idée que les œuvres culturelles ne peuvent être traitées comme n’importe quel produit commercial et ont pour objectif central d’assurer la diversité éditoriale. Ces objectifs généraux trouvent notamment leur traduction dans des mécanismes d’aides financières aux acteurs du livre et un dispositif de régulation du marché. Ces dispositions et plus particulièrement le système de soutien à la production ont jusqu’à présent peu ou prou rempli leur rôle. L’accélération de la concentration éditoriale et le positionnement des Régions comme acteurs à part entière des politiques culturelle conduisent aujourd’hui à ré-examiner les politiques publiques du livre, du double point de vue de l’internationalisation et de la décentralisation, en s’interrogeant sur leur capacité à redéfinir l’espace de l’action publique pour le livre.
Em português
Resumo
Depois de tres decadas, a Policas Publica do livro na Franca e foundada sobre a ideia de que as obras culturais nao podem ser tratadas como um produto comercial qualquer e tem por objetivo central de garantir a diversidade editorial. Esses objetivos gerais encontram em particular suas concretizacoes nos mecanismos de ajuda financeiras aos atores da filial do livro e um dispositivo de regulacao do mercado. Esses dispositivos e em particular o sistema de sustento à producao funcionaram de alguma forma ate o momento. A aceleracao da concentracao editorial e o posicionamento das Regioes como verdadeiras atoras das politicas culturais conduzem hoje à reexaminar a Politica do Livro, dentro de dois pontos de vista o da internacionalisacao e o da decentralizacao, se perguntando sobre a sua capacidade de redefinir o espaco da acao publica para o livro.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Cartellier Dominique, «Les politiques publiques du livre face à l’internationalisation des marchés et à la décentralisation», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, 2006, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/12-politiques-publiques-livre-face-a-linternationalisation-marches-a-decentralisation
Introduction
L’intérêt de l’État pour le livre apparaît comme une constante en France mais, si l’on s’en tient à l’époque contemporaine, c’est à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle qu’a commencé à émerger une véritable politique publique du livre (Surel, 1997, p. 31). Dans un contexte d’affirmation et de développement de la notion de politique culturelle, elle va se structurer, à partir des années 70, alors que l’édition entre dans une longue période de crise, autour du paradigme que « le livre n’est pas un produit pas comme les autres ». La traduction en a été la mise en place d’un ensemble de dispositions économiques, financières et juridiques.
Ces dispositions et plus particulièrement le système d’aide à la production ont jusqu’à présent rempli leur rôle. Toutefois, le mouvement de concentration et d’internationalisation qui s’est accéléré, a considérablement transformé le secteur de l’édition ces dernières années, posant notamment, à travers la question de l’indépendance éditoriale, celle des conditions de survie des petits éditeurs essentiels pour la diversité et le dynamisme de la filière. Par ailleurs, les lois de décentralisation de 1982 établissant le principe d’une compétence des régions en matière culturelle, sans toutefois en préciser la nature, ont incité celles-ci à développer des actions en faveur du livre et de l’édition.
Ces changements conduisent aujourd’hui à examiner la politique du livre du double point de vue de la mondialisation et de la décentralisation. Est-elle en mesure de concilier enjeux économiques et industriels et principe de diversité ? Comment se positionnent les politiques régionales, tributaires d’un tissu éditorial spécifique constitué pour l’essentiel de petites structures à la marge du secteur, face à ces enjeux ? Sont-elles en mesure de contribuer à redéfinir les principes de l’action publique pour le livre, articulant les différentes dimensions régionales, nationales et mondiales ?
Pour mener à bien cette analyse (1), nous avons rencontré ou interviewé par téléphone une dizaine de responsables de structures régionales pour le livre. Les entretiens ont porté plus particulièrement sur les aides à la publication et les actions de soutien au livre et à l’édition. Nous nous sommes appuyée par ailleurs sur des textes concernant les politiques culturelles de Conseils régionaux.
Dans une première partie, nous rappellerons les principaux objectifs de la politique du livre en France en montrant à travers les différentes fonctions de l’Etat, comment l’intervention publique contribue à modeler l’activité éditoriale. Dans une seconde partie, nous examinerons le nouveau cadre de l’action publique transformé par le processus de mondialisation et la décentralisation en nous interrogeant sur la capacité des politiques publiques à contribuer à le redéfinir.
Des politiques publiques au service d’une « certaine économie du livre »
Les principes qui structurent les politiques du livre en France sont fondés sur l’idée que le livre en tant qu’œuvre culturelle ne peut être traité comme n’importe quel produit commercial et qu’il est nécessaire de le préserver des effets de la libre concurrence du marché. Les principaux objectifs sont d’assurer la diversité éditoriale, l’idée généralement admise étant que la diversité des produits suppose notamment la diversité des structures, tout en maintenant un certain équilibre dans la chaîne du livre et la qualité de la création.
Un dispositif législatif et financier
Ces objectifs se traduisent par un dispositif législatif dont le pilier est la loi sur le prix unique du livre votée en 1981. Celle-ci vise à préserver un réseau dense de librairies, soutenir le pluralisme dans la création et l’édition et permettre l’égalité des citoyens devant le livre vendu au même prix sur le territoire national. Depuis 2003, avec la loi Tasca « relative à la rémunération au titre du droit de prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs », la France se conforme à la directive européenne du 19 novembre 1992 et a trouvé une solution de compromis entre les différents partenaires, à la question du prêt des livres (2).
Ce dispositif est complété par un mécanisme d’aides financières dont la gestion relève de deux administrations dépendant du ministère de la Culture et de la Communication, le Centre national du livre (CNL), plutôt pour l’aide aux projets et la Direction du livre et de la lecture (DLL), plutôt pour l’aide aux structures. Le soutien à la publication, au moyen de prêts, d’avances ou de subventions, concerne des catégories d’ouvrages difficiles sur le plan éditorial car peu rentables (théâtre, poésie…) et vise plus généralement à aider la création et la traduction en français ou en langues étrangères. Il est relayé par une aide aux auteurs ainsi qu’un dispositif de soutien aux éditeurs, qu’il s’agisse d’une aide économique « au cas par cas » visant à permettre à de « petites et moyennes maisons d’édition dynamiques sur le plan culturel » de se développer ou d’une aide à l’accès au crédit bancaire. Le soutien à l’aval de la filière concerne d’abord la promotion du livre français à l’étranger et les échanges littéraires. Les exportations qui ont un poids économique non négligeable pour les éditeurs mais aussi les échanges de droits constituent un enjeu culturel et politique pour la présence de la France et de sa langue dans le monde. Par ailleurs, ce soutien vise à favoriser la promotion et la diffusion sur le marché français (salon, vie littéraire, manifestations autour du livre et de la lecture) et passe également par des aides à la librairie. Enfin, d’autres institutions, notamment le ministère des Affaires étrangères, développent des actions en faveur de la présence du livre français et francophone dans le monde. Cet ensemble de dispositions constitue les axes majeurs de l’intervention de l’Etat qui s’est vu complétée, au fil des années, par des mesures et des actions diversifiées concernant des domaines particuliers et mises en œuvre par de multiples acteurs.
Au niveau régional, les lois de décentralisation de 1982 ont établi le principe d’une compétence des Régions en matière culturelle, sans néanmoins qu’il soit possible de définir les domaines qui en relèvent clairement. Des dispositifs en faveur du livre et de la lecture relayant notamment les politiques distributives et re-distributives du CNL et de la DLL, ont été développés par les Conseils régionaux. La plupart d’entre eux mettent ainsi en oeuvre une politique d’aide à la publication. Ils co-financent également avec l’Etat, via les Directions régionales à l’action culturelle (DRAC), des structures régionales pour le livre (Centres régionaux du livre, Agences régionales du livre…) qui rassemblent, depuis 1988, les missions de coopération entre bibliothèques et celles qui concernent l’interprofession du livre (édition, librairie, vie littéraire).
Effets et limites de l’intervention publique
Ces dispositifs mettent en évidence d’une part, l’importance de la fonction régulatrice de l’Etat à travers le pilier de sa politique que constitue la loi sur le prix unique et d’autre part, avec la montée en puissance des régions, le passage d’un « Etat tutélaire » à un « Etat-partenaire qui encourage et institutionnalise peu à peu les formes de partenariat » (Poirrier, 2003, p. 6). Sur le plan économique, l’édition est un secteur dans lequel le montant global des aides publiques est faible, notamment par comparaison avec d’autres secteurs culturels. Le constat d’un désengagement de l’Etat effectué notamment par des responsables de CRL est à replacer dans l’évolution globale de la dépense culturelle, le plafonnement des dépenses ministérielles ne pouvant guère être contrebalancé par la montée des dépenses culturelles des collectivités locales (Benhamou, 2004, p. 91). Les aides apparaissent toutefois comme un recours non négligeable. Elles ont un effet un incitatif dans la mesure où elles constituent une prise en charge par l’Etat d’une partie des financements et des risques liés à l’activité éditoriale et peuvent s’inscrire en complémentarité avec des sources de financements privé (3) .
Plus généralement, les limites que connaît l’intervention publique aujourd’hui sont liées d’abord à des caractéristiques et des évolutions propres au secteur du livre. L’édition, en France, est un secteur historiquement très centralisé, géographiquement, économiquement et intellectuellement. Un mouvement de décentralisation avait commencé à se développer lentement dans les années 70 mais il ne s’est pas prolongé et l’édition en régions est encore souvent assimilée, à tort, à de l’édition régionale. Les politiques publiques ont de fait été élaborées, à partir des années 80, en partenariat étroit avec une frange spécifique d’acteurs, des éditeurs « au cœur des dynamiques du champ » (Surel, 1997, p. 243)et « tournées vers le maintien d’une certaine économie du livre, idéalisée autour des figures de l’éditeur et du libraire traditionnels » (Surel, 1997, p. 309). A cette centralisation, s’est ajoutée ces dernières années une accentuation de la concentration qui a transformé le secteur de l’édition. Bertrand Legendre (Legendre, 2005, p. 104) souligne ainsi qu’il ne peut plus guère être décrit comme un « duopole à frange ». A sa tête, se trouve un nombre un peu plus élevé d’acteurs avec Hachette dont le CA est plus du double de celui d’Editis qui arrive en 2ème position, ainsi qu’un ensemble de 6 groupes intermédiaires (Gallimard, La Martinière-Le Seuil, Flammarion, Albin Michel, Médias Participations et Lefèvre-Sarrut). La frange elle-même semble plus hétérogène avec notamment un ensemble de petites maisons qui seraient dans une logique de rupture plutôt que d’intégration par rapport à la filière. Le risque est que ces petits éditeurs, pour beaucoup installés en région, soient de moins en moins en mesure de faire entendre leur voix et d’accéder au marché d’autant que ce qui a prévalu jusqu’à présent dans les politiques publiques est l’aide à la production alors que la fonction de médiation semble de plus en plus mise à mal (Legendre, 2005, p. 114).
Ces limites sont dues aussi à la capacité même de l’Etat de définir des orientations. Luc Pinhas (Pinhas, 2005, p. 143) souligne ainsi qu’ « à l’heure présente, bien éloignée du temps des grands discours qui ont marqué le début des années 1980, l’impression qui domine dans la profession est toutefois celle d’une absence de positions librement affichées de la part du ministère de la Culture (…). » A sa suite, on peut souscrire au constat d’une politique « en panne », manquant d’un « grand dessein » pour le livre. Sans doute faut-il y voir, entre autres, les effets d’une certaine complexité administrative, qu’illustre par exemple la répartition des compétences entre le CNL et la DLL et la pluralité des mesures et des acteurs qui interviennent. Surtout, le thème de la diversité, souvent repris dans le discours politique et semblant se substituer à celui de l’exception n’a pas un contenu très précis. Françoise Benhamou (Benhamou, 2004, p. 112) souligne ainsi qu' »il présente l’avantage d’être consensuel, d’offrir la promesse d’un vaste programme en réponse à la globalisation, source de la standardisation des biens culturels » mais il ne peut suffire à l’orientation de la politique culturelle.
Ces interrogations concernant les politiques du livre se posent avec d’autant plus de force que le cadre de l’action publique s’est considérablement transformé, d’une part au niveau des marchés avec le processus de mondialisation qui concerne l’ensemble des industries culturelles dont l’édition et d’autre part au niveau politico-administratif avec le processus de décentralisation. Si les marges de manœuvre des politiques publiques semblent restreintes face à des évolutions lourdes comme la mondialisation qui introduit de nouvelles logiques, il convient de se demander quels changements induit la décentralisation en terme d’action publique et dans quelle mesure les politiques au niveau national et régional sont susceptibles de définir un nouvel espace pour l’intervention publique.
Un espace de l’action publique transformé
En tant qu’industrie culturelle, l’édition se situe dans le cadre mondial et les éditeurs doivent compter avec les acteurs du marché international. Même si cette internationalisation connaît des limites, le territoire ou le cadre national conservant une pertinence en ce qui concerne le livre notamment parce que la langue en est un élément essentiel, les logiques de valorisation de la production semblent aujourd’hui de plus en plus passer par les marchés mondiaux. Elles accompagnent ce qui est souvent perçu comme un processus d’homogénéisation et de standardisation de la production culturelle en contradiction avec le maintien de l’exigence qualitative et de la diversité ainsi que la préservation d’identités culturelles nationales. C’est notamment une des raisons pour lesquelles la notion d’exception culturelle qui met en avant le fait que les produits culturels ne peuvent être réduits à leur seule dimension marchande, ni, à ce titre soumis aux seules lois du commerce international, se trouve au centre des tensions commerciales entre l’Europe et plus particulièrement la France, et les USA. Les politiques publiques se trouvent de fait confrontées à des enjeux tout à la fois industriels, financiers, politiques et culturels qui, s’ils ne sont pas nouveaux, ont pris une importance accrue et peuvent être contradictoires.
Les logiques de la mondialisation
Le rachat de Vivendi Universal Publishing (VUP) par Hachette en 2003, à la suite des difficultés de Vivendi, en constitue un premier exemple. Seuls les deux groupes dominants de l’édition française, Hachette et VUP étaient en mesure de se positionner sur le marché international. Lorsqu’il s’est posé comme repreneur, le groupe de Lagardère était soutenu par l’Etat. Outre ses liens particuliers avec le pouvoir politique, divers arguments ont pu justifier un tel soutien, parmi lesquels celui d’ordre économique de permettre l’émergence d’un champion national susceptible de rivaliser avec les acteurs du marché mondial. Ce faisant, le degré de concentration de l’édition française atteignait un niveau inédit, avec une position quasi-monopolistique dans le secteur scolaire et majoritaire dans celui du poche et la distribution (Rouet, 2003, p. 45) et risquant de mettre en péril nombre de petits éditeurs. A la suite d’Edith Avril (Avril, 2003, p125), on peut ainsi considérer que cette position de la puissance publique heurtait de front les axes majeurs de la politique du livre française : la diversité puisque le nouveau groupe aurait représenté entre la moitié et les deux tiers des titres produits, la solidarité dans la chaîne du livre avec notamment les effets de la concentration verticale accrue édition-distribution-librairie, la qualité enfin dans la mesure où le noyau d’éditeurs garants d’une certaine exigence éditoriale et partenaires de l’action publique se trouvait fortement fragilisé.
Un second exemple a trait au marché des échanges de droits dont la professionnalisation, au cours de la dernière décennie, a accompagné le processus de mondialisation. L’internationalisation de la production résulte en effet de plus en plus de stratégies mobilisant des acteurs (responsables de droits, « scouts », agents littéraires…) ainsi que des moyens qui ne sont à la portée que d’un groupe restreint d’entreprises et dans lesquelles les médias (presse, télévision, cinéma…) jouent un rôle de plus en plus déterminant. Les éditeurs anglo-saxons et notamment américains y sont en position dominante, étant les plus à même d’imposer leur production. En ce qui concerne les achats de droits par les éditeurs français (4), on constate ainsi une forte domination de l’anglais qui se retrouve sur les tables des librairies où les meilleures ventes de littérature étrangère se concentrent sur les écrivains anglo-saxons, surtout américains.
Les aides à l'(in)traduction jouent indéniablement leur rôle pour des titres qui n’ont pas vocation à devenir de fortes ventes (auteurs difficiles, langues rares…). C’est également une incitation pour de petits éditeurs qui n’ont que peu de moyens et ce, d’autant qu’une des façons de se positionner sur le marché de la littérature semble passer par une politique de traduction, comme le montrent des exemples tels qu’Actes Sud, les éditions Philippe Picquier ou plus récemment La Fosse aux ours. Toutefois, ce soutien à la production est insuffisamment relayé en aval et la majeure partie des traductions appartient à cette catégorie d’ouvrages qui a souvent les plus grandes difficultés à trouver un public. On retrouve au demeurant, cette même question en ce qui concerne les exportations (et les cessions de droits), l’intérêt à l’étranger pour la production française supposant un soutien actif à la diffusion (présence de librairies françaises par exemple) et à la médiation. Les données publiées par le Syndicat national de l’édition et la Centrale de l’édition sur le commerce extérieur, montrent de fait en 2004 un « décrochage » de la francophonie par rapport au marché national et un repli des ventes du livre français dans les pays non francophones sur l’Union européenne (notamment l’Europe du sud). Mis à part quelques actions ponctuelles du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Culture, les propositions formulées en 1994 dans le rapport Présence du livre français dans le monde estimant notamment que les aides publiques n’étaient plus adaptées, n’ont pas été suivies d’effets (Pinhas, 2005, p. 143).
Force est de constater à travers ces deux exemples, les difficultés des politiques publiques du livre à prendre en compte les évolutions de cet espace mondialisé d’autant qu’il s’agit d’évolutions qui dépassent la filière et qu’elle ne maîtrise pas. Quant au cadre européen, il ne semble pas non plus se présenter comme une réelle alternative lorsqu’il s’agit de définir une politique soucieuse de la nécessité de préserver la diversité éditoriale. Tel est en tout cas le constat d’Anne-Marie Autissier estimant que « le livre et la traduction (sont) les parents pauvres de la coopération culturelle européenne » (Autissier, 2005, p. 239). Elle observe également que les éditeurs français se sont faiblement mobilisés, vis-à-vis du programme Culture 2000 d’aide à la traduction. Parmi les explications d’une éditrice, figurent ainsi le fait que les dossiers de demande à la Commission sont plus axés sur les aspects budgétaires que sur les aspects proprement éditoriaux (raisons des choix, politique éditoriale…).
Les régions : émergence de nouveaux acteurs
Si l’espace de l’action publique se trouve ainsi modifié du fait de la mondialisation, d’autres changements interviennent également, au niveau politico-administratif avec la montée en puissance des collectivités territoriales comme acteur de la politique culturelle. Peut-on ainsi considérer que de véritables politiques du livre se mettent en place en région, ne se contentant pas d’être purement re-distributives ou d’accompagner la politique du ministère ? Si nous ne sommes pas en mesure de proposer une analyse précise de ces politiques, les régions ne s’étant au demeurant saisies que relativement récemment des questions ayant trait au livre et à l’édition, au moins pouvons-nous tracer quelques tendances permettant d’appréhender leur positionnement.
L’organisation du soutien au livre et à l’édition, passe le plus souvent, comme nous l’avons mentionné, par une structure régionale type Centre régional du livre. Ce sont généralement des associations loi 1901, rassemblant les partenaires publics ou privés du livre (bibliothèques, associations professionnelles et littéraires, éditeurs, libraires…). Toute une partie de leurs activités concernent la vie littéraire et l’économie du livre. Il s’agit généralement d’aides au développement par des actions de conseils et d’expertise et à la professionnalisation par l’organisation de journées de formation et d’information. Elles ont aussi pour but de favoriser la médiation et l’accès au marché avec la publication de répertoires d’éditeurs et de bulletins d’information, la réalisation de base de données de publications ou encore en organisant la présence des éditeurs à des salons.
Le tissu éditorial particulier de la filière du livre dans les régions, formé essentiellement de toutes petites voire micro-structures de création récente et pour beaucoup aux marges du marché, détermine les orientations des politiques de soutien à différents niveaux. Outre la notion de professionnalisation, au demeurant difficile à définir mais supposant l’organisation au moins a minima des principales fonctions, notamment pour la diffusion-distribution (et le refus du compte d’auteur !), les questions ayant trait à l’économie du livre apparaissent de plus en plus au centre des préoccupations comme en témoigne la réalisation d’études sur la filière du livre (Aquitaine, Bourgogne, Bretagne, Rhône-Alpes…). Cependant, si un glissement plus marqué de l’intervention publique sur le terrain de l’économie a semblé se dessiner (par exemple avec un dispositif d’aides dont les maisons d’édition pourraient bénéficier en tant que petites entreprises), peu de mesures concrètes, mis à part sur les volets formation, semblent avoir été mises en place. Les logiques des services culturels des régions ne sont pas celles des services économiques qui, par exemple, ne reconnaissent pas les micro-maisons d’édition comme de véritables entreprises.
Cette approche, accordant plus de poids à l’économie est sans doute liée à la volonté de certaines régions « d’accompagner les politiques qui sont au cœur de leur compétence (le développement économique, l’aménagement du territoire, la formation des jeunes) par des volets culturels » (Saez, 2003, p. 17). Elle est aussi à mettre en relation avec « le recul de la vision politique de leur rôle » que B. Legendre a identifié chez les nouveaux éditeurs donnant la priorité à la place de l’économique et de la professionnalisation dans leur représentation (Legendre, 2005, p. 106). Les enjeux sous-jacents à ces questions sont d’autant plus importants qu’ils portent sur le renouvellement de la filière dans un contexte d’accélération de l’industrialisation.
Ce qui caractérise toutefois ces politiques (et en rend complexe l’analyse), c’est leur diversité, à différents niveaux, d’une région à l’autre. L’organisation du soutien au livre n’est pas la même dans toutes les régions et certaines n’ont pas de CRL. Ceux-ci, dont les périmètres d’action diffèrent, n’ont pas tous le même statut. De très fortes disparités existent en terme de moyens (Pedot, 2003, p. 18). Les enquêtes de la Fédération française de coopération des bibliothèques (FFCB aujourd’hui Fédération interrégionale du livre et de la lecture) montrent que les budgets des structures régionales pour le livre peuvent aller de un à dix. Enfin, si l’atout des acteurs régionaux intervenants dans les politiques publiques du livre réside dans la proximité et la connaissance du terrain, cette proximité peut aussi être source de difficultés et en tout cas d’orientations divergentes, du fait de la dimension politique de l’activité éditoriale.
Les aides à la publication sont une illustration intéressante de ces disparités dans les orientations et les actions des politiques régionales. Elles n’existent pas dans toutes les régions, et lorsqu’elles existent, leur organisation peut être prise en charge directement par le Conseil régional ou déléguée au CRL. Les sommes attribuées sont aussi très variables. En ce qui concerne leurs effets, on peut noter là aussi, des aspects spécifiques à la dimension régionale. Ces aides peuvent ainsi avoir pour objectifs de soutenir des secteurs de production particuliers liés par exemple au patrimoine régional, historique, linguistique. Elles peuvent aussi contribuer à maintenir ou attirer des éditeurs dans des régions où ils se sentent plus visibles qu’à Paris. Cette tentation de privilégier des enjeux locaux, identitaires ou économiques, au risque d’être en contradiction avec l’objectif de diversité et de qualité éditoriale, rend d’autant plus centrale la question des critères de sélection des structures aidées.
Conclusion
Si les politiques publiques du livre ont prouvé une certaine efficacité, elles montrent aujourd’hui leurs limites face à différentes évolutions dont les enjeux peuvent être contradictoires. Elaborées, on l’a vu, en référence à un certain modèle historique de l’édition et structurées par le principe fondateur de l’exception du livre comme produit, elles sont confrontées aux mutations du secteur dont la recomposition récente et sans doute non encore achevée et l’industrialisation modifient la représentation de la filière, les rapports entre les acteurs (notamment éditeurs dominants et marge) et certains modes de fonctionnement. Ces transformations s’inscrivent dans le processus plus global d’internationalisation introduisant de nouvelles logiques, remettant en question les notions de diversité éditoriale et d’exception du livre et de ce fait les principes des politiques françaises du livre.
A la faveur des lois de décentralisation, les régions ont pris le relais de l’Etat et tendent à mettre en place des politiques du livre prenant en compte le contexte territorial. La diversité et l’hétérogénéité très grande d’une région à l’autre dans l’organisation des aides, les moyens alloués, les caractéristiques politiques, identitaires, propres à chaque région apparaissent comme autant de facteurs déterminant les conditions de l’action publique et de ce fait, les effets de la décentralisation dans le secteur de l’édition historiquement très centralisé. Un des enjeux, dans le contexte actuel de l’édition, est de permettre aux éditeurs en région de continuer à participer au renouvellement de la filière dans des conditions propices à la créativité et à l’exigence éditoriale. En ce sens, au-delà des problématiques purement locales, l’élaboration de politiques du livre en région pourrait contribuer à la définition d’un nouvel espace de l’intervention publique.
Notes
(1) Elle ne porte pas sur l’ensemble de l’économie du livre en régions et ne concerne ni les actions des autres collectivités territoriales telles que les conseils généraux et les communes qui interviennent peu en matière d’édition (mis à part par des marchés publics pour les achats de livres par les bibliothèques ou les établissements scolaires), ni la politique de la lecture. Il s’agit de premières pistes de réflexion dans le cadre d’un travail à plus long terme que nous venons d’engager sur les politiques publiques du livre face aux mutations de l’édition.
(2) D’autres textes, bien sûr, encadrent différents aspects des activités liées au commerce du livre et à l’édition.
(3) C’est ce que nous avions constaté en région Rhône-Alpes (Cartellier Dominique, Chartreux Brigitte, L’édition en Rhône-Alpes 2000-2002. Etude commandée par la région Rhône-Alpes à l’Agence Rhône-Alpes du livre et de la documentation (ARALD), 112 p., février 2003, p. 24).
(4) Les éditeurs français vendent plus qu’ils n’achètent (6637 titres cédés, 1672 acquis en 2004), tous secteurs et toutes langues confondus. Les cessions se font essentiellement vers les marchés d’Europe du sud ou hispanophones, d’Europe centrale et orientale. Les Etats-Unis et le Royaume Uni fournissent plus des 2/3 des acquisitions de droits des éditeurs français (source SNE/Centrale de l’édition, Les échanges de droits étrangers en 2004).
Références bibliographiques
Autissier, Anne-Marie (2005), « L’Europe de la culture. Histoires et enjeux », Internationale de l’imaginaire n° 19, Maison des cultures du monde-Actes Sud (Babel), 440 p.
Avril, Edith (2003), « Incertitude sur la politique du livre et l’impartialité de l’Etat », Esprit, p. 121-133.
Benhamou, Françoise (2004), « L’exception culturelle. Exploration d’une impasse », Esprit, p. 85-113.
Legendre, Bertrand (2005), Note de travaux en vue de l’habilitation à diriger des recherches.
Pedot, Béatrice (2003), « Les structures régionales pour le livre. Evolution et tendances », Bulletin des bibliothèques de France, t. 48, n° 2, p. 18-23.
Pinhas, Luc (2005), Editer dans l’espace francophone, Alliance des éditeurs indépendants, 284 p.
Poirrier, Philippe (2003), « L’Etat et la dimension culturelle », Culture, Etat et marché, Cahiers français n° 312, p. 3-11.
Rouet, François (2003), « Industrie du livre et concentration », Culture, Etat et marché, Cahiers français, n° 312, p. 42-49.
Saez, Guy (2003), « L’action des collectivités territoriales en matière culturelle », Culture, Etat et marché, Cahiers français, n° 312, p. 12-18.
Surel, Yves (1997), L’Etat et le livre. Les politiques publiques du livre en France (1957-1993), L’Harmattan, 362 p.
Auteur
Dominique Cartellier
.: Maître de conférences à l’Université Pierre Mendès France (Grenoble 2). Chercheur au Gresec