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Actions institutionnelles / alternatives d’éducation aux médias au Brésil et en France

19 Jan, 2007

Résumé

Si l’éducation aux médias est une action considérée comme urgente pour la formation du citoyen du 21ème siècle, si cela constitue un thème fédérateur qui rassemble chercheurs en communication et en éducation, et si de nombreuses initiatives se sont développées dans diverses parties du monde, leur statut, leur dimension, leurs enjeux théoriques et pratiques sont variables. On comparera la situation actuelle entre le Brésil où les actions sont prioritairement non gouvernementales et la France (et plus généralement l’Europe) ou les pouvoirs publics ont souvent soutenu des actions suivies : elles viennent d’aboutir, pour la France, à la reconnaissance de l’éducation aux médias comme une des dimensions du socle de connaissances dans la nouvelle Loi sur l’Education. En s’appuyant sur des travaux de recherche récents, on comparera les actions institutionnelles et alternatives réalisées au Brésil et en France en prenant en considération trois aspects de ces pratiques : les príncipes théoriques, les méthodologies, et les acteurs sociaux impliqués. Quelle relation entre mouvements sociaux et actions de l’Etat ? Et dans chaque cas, quel type de liens entre communication et éducation ?

Em português

Resumo

Se a educação para os meios é uma ação considerada urgente para a formação do cidadão do século XXI, se ela constitui um tema federal que reúne pesquisadores em comunicação, e se numerosas iniciativas estão sendo desenvolvidas em diversas partes do mundo, seu estatuto, sua dimensão, suas questões teóricas e práticas são variáveis. Este texto fará uma comparação da situação atual do Brasil, onde essas ações são prioritariamente não governamentais e a França (abordando também a Europa) onde os poderes públicos têm, freqüentemente, sustentado as seguintes ações: na França o recente reconhecimento da educação para os meios como uma das dimensões do conjunto de conhecimentos da Nova Lei sobre Educação. Fundamentando-se em trabalhos de pesquisa recentes, vai-se comparar através deste trabalho, as ações institucionais e alternativas realizadas no Brasil e na França, considerando três aspectos práticos: os princípios teóricos e metodológicos e os atores sociais envolvidos.  Qual a relação entre os movimentos sociais e as ações do Estado? E, em cada caso, qual o tipo de ligações entre comunicação e educação?

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Cardoso Dalla Costa Rosa Maria, Jacquinot-Delaunay Geneviève, «Actions institutionnelles / alternatives d’éducation aux médias au Brésil et en France», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/10-actions-institutionnelles-alternatives-deducation-aux-medias-bresil-france

Introduction

Note : cette partie du texte intervient après celle de Rosa Maria Dalla Costa mais a été revue par Geneviève Jacquinot

Si j’interviens avec Rosa Maria Delle Costa, ce n’est pas parce que j’avais dirigé sa thèse de doctorat comme elle l’a gentiment rappelé, mais inversement si je puis dire, parce que, compte tenu de mes engagements d’enseignante et de chercheur, au croisement des secteurs de l’éducation et de la communication médiatique,  je me suis toujours mieux trouvée en écho avec les préoccupations d’un certain nombre de collègues dans le contexte latino-américain, et notamment  au Brésil, que dans mon propre pays (1).

Je me retrouve tout à fait dans la caractérisation des 4 domaines constituant ce champ particulier d’intervention et de recherche qu’a rappelé Rosa Maria Cardoso Dalla Costa en utilisant constamment, et je dirais, naturellement cette expression  interrelation communication-éducation : j’ai d’ailleurs contribué par mes recherches et publications à alimenter chacun de ces domaines (2), que je recontextualiserai un peu en les renommant, pour un public francophone : on retrouvera l’éducation aux médias ou les médias comme objets d’étude critique ;  l’éducation par les médias et les TIC ou les médias comme supports et les problèmes de médiatisation des contenus qu’ils posent ; la gestion de l’environnement médiatique et de la communication dans et hors le groupe classe et le rôle de l’éducommunicateur, néologisme que j’avais introduit en 1998, lors d’une conférence à Sao Paolo comme l’a récemment encore rappelé Ismar de Oliveira Soarès (2004); enfin la réflexion de nature épistémologique (Jacquinot, 2001) sur les relations entre ces deux champs disciplinaires et ces deux terrains d’action que sont l’éducation et la communication.

Je voudrais revenir dans mon intervention sur trois points en écho de l’intervention de Rosa Maria :

  • de quoi parle-t-on, lorsqu’on évoque le champ d' »interrelation communication – éducation » ?
  • quelles sont les principales différences entre les contextes éducatif socio-politique et théorique brésiliens et français qui expliquent à la fois cette moindre mobilisation sur ce champ et les orientations différentes des actions qui s’y consacrent ;
  • comment s’est déroulé, dans ses grandes lignes, le jeu croisé des instances publiques  (Etat, Région, Institutions européennes et internationales) et des groupes de pression (associations, groupes de recherche, structures d’expertise…) dans les actions qui s’inscrivent dans ce champ : particulièrement dans celui traditionnellement appelé l' »éducation aux médias » dont je montrerai, en conclusion, qu’il gagnerait, comme les autres,  à prendre en compte le changement de paradigme qui exclue désormais qu’éducation et communication soient pensées sur un mode dichotomique.

De quoi parle-t-on quand on évoque le champ d' »interrelation communication-éducation » ?

On pourrait considérer que j’ai répondu à la question en citant les 4 domaines généralement reconnus comme structurant ce champ. C’est en partie vrai, mais ce qu’il me semble important de souligner en amont, c’est que ces deux secteurs d’activité l’éducation et la communication – comme les deux domaines disciplinaires qui y consacrent leurs enseignements et leurs recherches, soit les Sciences de l’éducation (Sed) et les Sciences de l’information et de la communication (SIC)  –  ont de plus en plus besoin l’une de l’autre pour faire face aux logiques de médiatisation qui imprègnent les modes de transmission des informations et des savoirs (comme en témoigne la notion d’edutainement) (3) et pour échapper, ce faisant, à une conception managériale des organisations éducative comme médiatique et plus largement sociale. Elles ont par ailleurs à sortir des paradigmes trop restrictifs ou exclusifs de la communication comme de la transmission, d’une conception trop souvent instrumentale du support et de la médiation. Ceci est d’autant plus difficile que, traditionnellement, a été sous-estimé le rôle des dispositifs technologiques communicationnels dans la production du lien social et particulièrement dans le champ éducatif où a longtemps prévalu une conception « neutralisante » du support, entendu comme véhicule.

Or les outils pour apprendre   comme les  médias à apprendre (au double sens d’enseignement et d’apprentissage), ainsi que les dispositifs dans lesquels ils s’insèrent aussi diversifiés et hétérogènes soient-ils, sont des produits de l’industrialisation de la culture, mais des produits spécifiques, qui ne s’infiltrent pas dans les pratiques éducatives comme dans les autres. Ce sont par ailleurs des systèmes signifiants qui adaptent et intègrent les diverses modalités d’expression et de communication rendues possibles par les avancées technologiques (le multimodale, l’hypertextualité, l’interactivité, etc.) : ils caractérisent un nouveau régime communicationnel, au service de la relation d’apprentissage, que ce soit pour apprendre un contenu ou pour analyser sa mise en forme, qui présupposent un certain nombre de compétences cognitives complexes (dont la capacité à rechercher de l’information dans le cas d’Internet notamment, à maîtriser divers systèmes techno-sémiotiques dans le cas des ressources multimédia, à communiquer selon des temporalités et modalités, individuelles ou collaboratives extrèmement diversifiées..etc) qui doivent être maîtrisées par tous (Jacquinot, 2007). De là leur ambivalence et leur complexité. De là la nécessité d’étudier très précisément à la fois les enjeux et les valeurs dont ils sont porteurs et les modalités d’apprentissage qu’ils permettent ou favorisent et à quelles conditions, tout ceci entrant dans les 4 sous-domaines repérés précédemment

Des principales différences entre la France (l’Europe ?) et le Brésil du point de vue des contextes éducatif, sociopolitique  et théorique.

Je ne remonterai pas, moi non plus, aux origines de les interrelations  communication et éducation , sinon pour dire qu’elles sont aussi anciennes que les médias eux-mêmes, qu’il s’agisse de s’inquiéter de leur influence néfaste, d’y investir les plus grandes utopies de démocratisation ou, plus rarement d’en faire l’occasion de pratiques pédagogiques constructives.  Je soulignerai comme Rosa Maria qu’il faudra attendre le début des années soixante pour voir commencer à s’expliciter, toujours dans des aires limitées, quelques unes des problématiques issues de ces interrelations.

Les contextes tant éducatif, que sociopolitique et théorique sont évidemment très différents. Comme le souligne Rosa Maria s’il est vrai  « que chaque nouvelle technologie d’information ou de communication porte en elle l’espoir d’un usage éducatif » il est vrai aussi que cette attente est encore plus grande dans les pays aux plus forts taux d’analphabétisme : ce qui explique sans doute la plus grande sensibilité à cette préoccupation d’interrelation et la plus grande urgence ressentie dans les pays latino-américains : « chez nous », à tort sans doute – on ne tardera pas à s’en rendre compte – c’est une problématique qui a très peu mobilisé la communauté éducative, et je me dois d’ajouter, d’une façon paradoxale, les Sciences de l’Education.

Par ailleurs la forte tradition française de l’école républicaine, laïque qui, si elle n’exclue pas les écoles privées y compris d’inspiration religieuse les soumet, pour la plupart, à des contrats (leur permettant un soutien financier moyennant un alignement des programmes du service public) se distingue fortement de la situation latino-américaine et notamment brésilienne où les mouvements religieux sont souvent à l’initiative d’actions pour l’éducation, y compris pour l’éducation aux médias (4).

Le contexte sociopolitique est plus différent encore : dans les années 60-70 côté français, ni dictature, ni (encore) d’impérialisme nord-américain, les radios locales privées ne sont pas encore officiellement autorisées, la télévision n’est que publique – et ses missions apparemment claires – « informer, éduquer, distraire » – trilogie du service public, incluse pour la première fois dans la charte de la BBC de 1926 et  qui « va parcourir l’Europe, avec des variations notamment autour du deuxième terme » (Bourdon, MédiaMorphoses, 2005, p. 11).

Modèle de monopole public, à l’époque, cette « paléo-télévision » comme Umberto Eco la qualifiera plus tard est pédagogique et culturelle et contrôlée par le pouvoir politique (période du gaullisme de 1958 à 1969). La crise de mai 1968 qui entraînera une forte critique de ce contrôle politique, puis l’apparition de la publicité en 1969,  ainsi que quelques projets de chaînes privées n’entameront pas cependant le statut de service public de l’ORTF.

Le développement de ce service public fait important à souligner, s’est fait parallèlement avec l’extension du plus grand des services publics celui de l’éducation : le système éducatif se saisit alors du problème de la « massification » de l’éducation, mais il faudra attendre 1966 pour qu’une première voix s’élève (5) – longtemps restée sans écho dans le milieu éducatif – et tente de mobiliser l’opinion publique pour souligner le rôle d' »école parallèle » jouée par les médias. La crise de mai 1968 secouera également ces deux « appareils idéologiques d’Etat » que sont l’école et les médias, au nom d’un appel à plus d’égalité et de démocratie.

Certes il existe alors en France une télévision éducative, mais elle n’est suivie que par moins d’un pour cent du public potentiel ; certes c’est l’époque du développement des circuits fermés de télévision où le Ministère de l’Education nationale crée des établissements audiovisuels expérimentaux, dont le CES expérimental de Marly-le-Roy : à la fois vitrine politique, au nom de la démocratie par l’image, mais en même temps  véritable « laboratoire pédagogique » où l’emploi des moyens audio-visuels, comme on le disait et l’écrivait alors, était conçu comme « contrainte au changement dans la relation professeur/élève » ; certes certains groupes d’ enseignants et de chercheurs ont déjà initié des actions d’éducation aux médias – l’opération ICAV « initiation à la culture audiovisuelle » – débutée en 1965 avec le soutien du sémiologue Christian Metz – dans l’Académie de Bordeaux et le collège audio-visuel de Marly-le-Roi pour le service public, « Langage total » à l’initiative dans l’enseignement catholique.  Mais ces opérations bien que développées dans le cadre scolaire restent marginales et sont le fait de quelques pionniers.

Les théories de la communication en présence sont diverses et suivent les évolutions mondiales, mais deux modèles ont influencé négativement la réflexion générale sur la relation des médias et de l’éducation :

  • Le modèle mathématique de l’information de Shannon en réduisant le savoir à de l’ information  qui a eu pour conséquence  l’assimilation  la communication pédagogique à une communication unidirectionnelle, de l’émetteur, vers le récepteur: il s’agit toujours encore de « faire passer le message ».
  • L’autre modèle inspiré du néo-marxisme de l’Ecole de Francfort sur les effets idéologiques des médias, loin de susciter, comme au Brésil un mouvement de « conscientisation », a contribué à « diaboliser » la relation école/télévision et a fortement cimenté l’hostilité des enseignants vis à vis des médias en général et de la télévision en particulier.

Ce caractère nocif des médias, redoublé par l’effet du modèle globalisant de la « reproduction » cher à Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron (1970), a occulté, pendant longtemps, la singularité des pratiques de consommation médiatique, notamment des jeunes publics et figé dans des positions conflictuelles la relation entre le monde des médias et celui de l’éducation.

En revanche, dans le milieu de l’éducation populaire les médias et en particulier la télévision est vite apparue comme un moyen  privilégié d’animation et de culture : on citera notamment, pour  ses actions de formation en direction des jeunes, les  CEMEA, Centres d’Entrainement aux Méthodes d’Education Active, association reconnue d’utilité publique, qui, « en référence aux valeurs de l’éducation nouvelle et de ses pratiques actives, de l’éducation populaire et de son projet d’émancipation »  propose, souvent en partenariat,   des activités d’analyse et de production sur différents médias (Christian Gautellier,  MédiaMorphoses, avril 2004).

Si dichotomie il y a dans le contexte français, c’est bien déjà entre une conception de la « culture d’élite » qui continue d’inspirer, du moins en principe, le système scolaire et les pratiques des enseignants, et la « culture de masse » qui est dévalorisée et ignorée par l’école.

Des changements importants marqueront les années 70-80, aussi bien dans le monde médiatique que dans celui de l’éducation et en conséquence dans celui des interrelations communication-éducation.

La loi de 1974, en écho à la crise de 1968, procède à l’éclatement de l’ORTF  et les raisons qui y ont poussé sont diversement interprétées : difficultés budgétaires, lourdeur et corporatisme, émergence d’un pré-libéralisme, poids des syndicats… Mais le service public n’est pas pour autant remis en question, même si, en interne, commencent à se faire sentir des intérêts privés et s’il est de plus en plus difficile de concilier un service audiovisuel public et une pluralité démocratique des forces politiques. A la fin des années 70 la critique à l’égard du système audiovisuel s’amplifie au nom du pluralisme et des besoins locaux.

Dans le système scolaire la réforme qui instaure le collègue unique, dans un esprit égalitaire (Haby, 1975), mais dans le contexte socio-économique d’un début de crise, s’accompagne d’une élévation des taux d’échecs scolaires, alors même que la réussite scolaire semble de plus en plus indispensable à la réussite sociale. On voit se dessiner les risques d’une école – et d’une société –  à deux vitesses, et l’ opinion publique commence à en rendre responsables les médias et notamment la télévision.

La télévision éducative et les autres dispositifs de formation par l’audiovisuel, continuent à diffuser des programmes jusque dans les années 80, mais sous l’influence de la pression publicitaire, de l’éclatement de l’ORTF et de la montée de l’informatique, ce secteur de l’interrelation communication-éducation  commence à décliner. On croit moins aux « technologies modernes de l’éducation » comme on les appelle à l’époque etla télévision n’est plus au service d’une politique de promotion sociale. Les actions d’éducation aux médias, non officialisées, continuent de leur côté à se développer, animées par des enseignants pionniers, souvent en liaison avec les enseignements et les recherches en sémiologie puis en communication qui commencent à se développer dans l’université.

C’est alors qu’on voit apparaître une sorte de « schizophrénie de l’audiovisuel éducatif » où deux courants, au lieu de se renforcer, se distinguent : celui de l’éducation « aux » médias et celui de l’éducation « par » les médias », tous deux proposant des activités très scolaires, souvent sans grand impact parce que sans grand rapport avec l’évolution du paysage médiatique et notamment l’importance prise par la télévision dans la vie cognitive et sociale des jeunes.  l’image, quand elle est étudiée, est cinématographique – maintenant que le cinéma est devenu un 7ème art ! – ou publicitaire dont le corpus se prête bien à la mise à l’épreuve des outils forgés par les récents travaux de la sémiologie. Mais il faut bien reconnaître que c’est ce courant  de recherche qui a sans doute le plus contribué, en France, à sensibiliser enseignants et élèves à la revalorisation de l’image longtemps considérée comme la préhistoire du concept et à soutenir les pratiques d’éducation aux médias.

Ce qui caractérise la décennie 80-90 c’est la rapidité avec laquelle la radio-télévision française va être profondément réorganisée et, de la position de quasi monopole qu’elle avait jusqu’en 1986, va devenir un secteur public marginalisé. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, va s’amorcer une dérégulation « contrôlée », respectueuse d’un service public fort, qui verra successivement l’adoption d’un régime de dérogation pour les radios privées, l’abrogation, en 1982, du monopole de la programmation qui sera suivi en 1986 de celui de la diffusion. Signalons qu’une nouvelle loi sur l’audiovisuel est actuellement en préparation qui aura à statuer sur « la télévision de haute définition » et la TNP « la télévision numérique personnelle » ou télévision sur mobile.

La crise du système éducatif s’aggrave dont les médias et la télévision en particulier sont rendus de plus en plus responsables ; et alors que le gouvernement affiche son objectif d’amener 80% de la population scolaire jusqu’au baccalauréat, le besoin se fait de plus en plus sentir de la nécessaire évolution de l’école, notamment dans la relation entre les enseignants et élèves et dans celle des élèves avec les conditions et les processus d’apprentissage : car tous les enfants ne sont pas égaux devant la télévision parce qu’elle ne donne pas accès à la culture « normée » de l’école et défavorise donc ceux qui n’ont pas accès à d’autres alternatives d’accès à la-dite culture (Jacquinot, 1995). Un certain nombre d’actions institutionnelles sont alors engagées pour rapprocher le monde de l’éducation et celui des médias. l’opération interministérielle JTA (1980-82) visant à articuler le monde de l’école, le milieu familial et le milieu socioculturel au service d’une véritable formation au média télévision ; l’année suivante, la création du CLEMI, Centre le Liaison de l’Education et des Moyens d’information – qu’un arrêté ministériel charge de « promouvoir, notamment par des actions de formation, l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement, afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure tout en développant leur sens critique. », qui est géré par le Cndp, Centre National de Documentation Pédagogique, et s’appuit fortement sur les associations de journalistes de la presse écrite (Gonnet, 1997, p 34) : ce qui freinera brusquement l’avancée que représentait JTA dans le domaine audiovisuel. Le Clemi va peu à peu structurer un réseau national, en formant des représentants/enseignants au niveau académique, et en multipliant les actions de formation tant locales que régionales, nationales puis internationales – environ 10.000 enseignants « volontaires » par an sont formés en France à l’utilisation de l’information dans l’enseignement par le réseau. La référence pédagogique n’est pas Paolo Freire mais Célestin  Freinet – tous deux se ressemblent sur un point, inscrire les actions pédagogiques dans le vécu des individus, adultes pour l’un, jeunes pour l’autre –  les « techniques Freinet » reposant sur une conception de l’apprentissage par le travail avec les techniques et outils disponibles – à son époque l’imprimerie. Du point de vue médiatique, ce qui est considéré comme prioritaire, c’est la place de l’information  dans la démocratie.  Le Clemi devient la référence nationale dans le champ de l’éducation aux médias, même si d’autres initiatives, notamment en liaison avec les universités, développent des actions plus ou moins ponctuelles et locales, selon diverses inspirations théoriques.

Deux mouvements dans la recherche en communication ont en effet ouvert de nouvelles perspectives et accompagné le changement de paradigme pédagogique de la « transmission » vers la « médiation »:

  • l’intérêt pour le travail du « récepteur » devenu co-constructeur du message, caractéristique des nouvelles recherches centrées sur le récepteur, à la suite de l’intérêt porté sur la communication au quotidien (de Certeau, 1980).
  • le mouvement interactionniste de l’école de Paolo Alto qui substitue au schéma « émetteur-récepteur » de la communication, celui de l' »orchestre »: on rejoint ici l’idée que, dans la communication éducative, la connaissance construite par le sujet résulte avant tout de ses interactions avec les autres acteurs humains mais aussi, avec toutes les composantes de son contexte social, y compris le contexte médiatique.

Par ailleurs, le mouvement international, initié et soutenu par l’Unesco dès les années 70, notamment par l’organisation de séminaires internationaux, se développe et contribue à l’élargissement de la réflexion sur le sens et les modalités de ces actions d’éducation aux médias, dans des contextes sociopolitiques et culturels différents : il est symptomatique qu’au cours de la rencontre internationale de 1992 à Toulouse,  les représentants venus d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine aient proposé une nouvelle définition de l’éducation aux médias comme « une pratique et un processus éducatifs destinés à permettre aux membres d’une collectivité de participer de façon créative et critique (au niveau de la production, de la distribution et de la présentation) à l’utilisation des médias technologiques et traditionnels, afin de développer et libérer les individus et la collectivité et de démocratiser la communication » – en remplacement de celle trop lié au contexte occidental qui avait été stabilisée en 1979.

Depuis 1990 les évolutions sont connues. Le secteur de l’audiovisuel s’est complètement transformé sous l’influence, des télévisions privées, de l’offre élargie y compris à la télévision payante, de la montée des programmes thématiques au détriment de programmation généraliste, des évolutions techniques et de la diversification de supports de diffusion, sans parler de l’évolution des réglementations notamment en matière de production, de programmation ou de concurrence, dans le cadre européen : que sont devenus le service public et sa triple fonction, informer, éduquer, divertir  ? Ni les politiques, ni la tutelle, ni le débat public ne semblent s’être emparé de la question sauf à l’occasion de la sortie de quelque rapport ou événement défrayant la chronique sur le problème récurrent de la violence et de l’insécurité.

Plus généralement le développement d’Internet et de ses dérivés, y compris nomades, ont complètement modifié les pratiques médiatiques des jeunes dont la sociologue des médias, Dominique Pasquier (2005) vient de  montrer qu’elles mettent en question les théories de Bourdieu sur la reproduction des modèles culturels.  Les données qu’elle a recueillies, dans une enquête qualitative en profondeur auprès de lycéens de divers milieux, montrent que « la transmission culturelle verticale dans les milieux favorisés n’est absolument pas automatique » ;  que l’école « a perdu sa capacité à agir comme instance de légitimation culturelle au profit de deux modes concurrents », soit les médias et la société des pairs ;  qu’on assiste au déclin du modèle de l’homme cultivé, un des fondements de l’école républicaine, au profit de la valorisation d’une culture de l’authenticité qui s’accompagne d’une difficulté à définir un « horizon normatif qui soit accepté par les élèves » : comment dans ce cas continuer à dissocier l’éducation et la communication ?

Le jeu croisé des instances institutionnelles et alternatives dans l’élaboration d’une interrelation communication-éducation.

La part respective des actions des autorités publiques et de diverses structures privées dans l’évolution des interrelations entre éducation et communication, en France, est difficile à évaluer quantitativement. En nous focalisant sur le seul secteur dit d’éducation aux médias, on ne peut se référer qu’à une étude européenne [en ligne] réalisée et financée dans le cadre du programme de la Commission européenne « e-learning » (Media and Digital Literacy call for proposals 2002-2004) qui a porté sur 39 projets  financés et 108 organisations observées. Elle permet de conclure : qu’en Europe cette éducation est prise en charge majoritairement par des petites structures non commerciales (69 contre 25 du service public et 19 de statut divers), qu’elles sont supportées en majorité par des fonds publics (86, les  autres fonds provenant ensuite de la cotisation des members 24, de  fonds privés 22, voire de dons…) ; que leur budget annuel, quand il est connu – ce qui n’est pas le cas pour 29 d’entre elles – oscille entre 20.000 et 50.000 euros, 19 ayant moins de 20.000 ou plus de 100.000 euros et 20 d’entre elles entre 100 et 500.000 euros; que le nombre de personnes employées est variable allant de plus de 100 (dans très peu de cas)  à moins de 5 dans la grande majorité et que l’on y retrouve une proportion légèrement inférieure de bénévoles; que leurs principales activités sont en général la formation et la conduite de projet et les moins importantes la publication et surtout la recherche.

Ce tableau correspond assez bien à la situation française, la seule structure officielle importante étant le CLEMI qui regroupe plus d’une vingtaine de personnes employées dans le centre national et un réseau de représentants bénévoles ou semi-bénévoles (avec décharge de services) dans chacune des académies, fonctionne essentiellement sur des fonds publics,  et publie depuis 1990, un certain nombre d’ouvrages en liaison directe avec ses actions de formations.

Pour intéressante qu’elle soit, cette étude n’est pas indiquée comme représentative, reconnait la diversité des conceptions de l’éducation aux médias qu’elle recouvre, et indique les mouvements que semble vouloir dessiner la commission, soit:  faire passer de « l’éducation aux médias » à l' »éducation digitale »,  développer la recherche appliquée et la publication des « bonnes pratiques », élaborer une charte européenne de l’éducation aux médias et constituer un réseau européen de chercheurs dans le champ.
l’éducation aux médias, après une année d’activités  préparatoires – qui a donné naissance au programme Educaunet- n’est donc entrée officiellement dans les actions soutenues par la commission européenne qu’en 2002-2003.

En France, c’est seulement en 2006 que les médias et les problématiques qui y sont liées apparaissent officiellement dans le socle commun de connaissances prévu par la nouvelle loi d’Orientation : plus précisément dans deux des sept « piliers » qui décrivent l’engagement de l’Etat:  celui des technologies de l’information et de la communication et celui qui concerne les compétences sociales et civiques – notamment « savoir distinguer réel et virtuel, être éduqué aux médias et avoir conscience de leur place et de leur influence dans la société » –  cet ajout sur les compétences médiatiques et communicationnelles ayant été suggéré par le Haut Conseil de l’Education (HCE) pour prendre en considération « l’ambition de culture humaniste ».

Quant à l’axe consacré aux TIC, il cantonne la question de la communication à des compétences opératoires, liées à l’usage des outils sans prévoir d’ enseignements spécifiques mais un apprentissage « par l’usage » : ce qui serait pertinent quand on sait que ces technologies demandent des savoirs-faire procéduraux, où apprendre et faire sont intimement liés, mais l’est moins quand on sait que ces usages prescrits seront « scolaires » et diffèreront notablement de ceux élaborés par les jeunes dans leur sphère privée. Sans compter que rien n’est dit sur les moyens qui seront affectés à ces nouveaux objectifs.

Si l’on rapproche ces deux informations et si on les compare à ce que nous avons essayé de montrer dans les deux parties précédentes, on pourra en conclure:

  • que si en France, – comme au Brésil et dans la plupart des pays au monde – les pouvoirs publics n’ont pas été à l’origine des activités pédagogiques sur les médias, ils ont cependant peu à peu développé, en étroite relation avec les alternances politiques,  en liaison avec l’évolution du paysage médiatique et l’action de divers groupes de pression,  des structures susceptibles d’articuler le monde de l’éducation et celui de la communication et de soutenir les actions dans ce champ qui ont servi d’exemples à certains pays. Le caractère centralisé et public de l’enseignement en France, rend ces actions essentielles, du moins pour leur légitimation.
  • qu’en revanche, ces structures ont toujours eu très peu d’impact sur le système éducatif dans son ensemble et les pratiques enseignantes, pour diverses raisons, mais notamment du fait du statut expérimental des opérations menées souvent sans continuité, sans assez de moyens et dont les résultats ne sont pas, de plus, capitalisés.
  • que très tôt, sans attendre l’imprimature officielle, et avec plus ou moins de moyens, se sont développées des initiatives locales (issues des mouvements pédagogiques (Groupes Freinet, Education Nouvelle, Ligue de l’enseignement), d’ associations professionnelles de la presse notamment Gonnet, 1997, p. 52), d’ associations de la société civile… ou simplement d’un groupe d’enseignants militants… voire des médias eux-mêmes). Ces actions s’insèrent dans les activités extrascolaires ou scolaires, notamment dans les brèches laissées ouvertes par les différentes réformes (l’enseignement du français, l’étude du milieu, les plans d’action artistiques…) ou par l’implicite des recommandations officielles. Ces initiatives ont constitué à la fois des « laboratoires pédagogiques » pour expérimenter  une diversité de pratiques et des groupes de pression pour modifier les représentations et faire avancer les institutions : il n’est pas inutile de rappeler qu’ avant 1976 (lettre du Ministre René Haby au doyen de l’Inspection générale) l’utilisation de la presse en classe pouvait donner lieu à sanction », (Gonnet, 1997, p 52).
  • que, paradoxalement, ces problèmes d’interrelation entre les mondes de l’éducation et de la communication en tant qu’un débat de fond, ont très peu concerné la société civile, celle-ci se limitant à l’expression de craintes récurrentes surgissant à l’occasion d’un fait divers, entretenues par les médias eux-mêmes qui ont rarement clarifié les débats.
  • que les théories qui ont influencé les pratiques d’éducation aux médias en France sont plus les théories liées aux sciences de l’information et de la communication – selon des paradigmes différents en fonction des époques et des groupes d’action – , alors qu’au Brésil et d’une façon générale en Amérique latine, ce sont plutôt « les théories socio-politiques, culturelles et religieuses ». En fait, comme l’a souligné José Martin Barbero (1997), l’une des grandes références théoriques en communication pour l’Amérique latine contrairement à un pays comme la France dans lequel l’éducation républicaine fut un pilier de la construction nationale, la terre brésilienne faite d’indigènes, de noirs, d’immigrants et de métisses, gouvernée dans l’intérêt des oligarchies a donné aux moyens de communication un rôle prépondérant de « médiateur culturel » dans l’élaboration  du processus de formation nationale. Il n’est pas certain, actuellement, que cette fonction de « médiateur culturel » ne soit pas celle des moyens de communication en France comme ailleurs.

Reste que le milieu de l’enseignement et de la recherche universitaire, ne semble pas avoir joué le même rôle en France qu’au Brésil, comme nous le disions en commençant, car s’il existe actuellement de par le monde, y compris en Europe (en Espagne, en Italie…) des master en « Education et Communication », il n’en existe pas encore en France, tant les disciplines sont soucieuses de sauvegarder ce que, selon les points de vue, on appellera leur pureté épistémologique ou leur territoire. Pourtant, comme le soulignait Armand Mattelart, dès 1982, dans la préface au Rapport au Ministre de la Recherche et de l’Industrie, ce qui fait à la fois le défi et la chance des disciplines « transversales » quand elles s’intéressent à un « objet » nouveau, c’est qu’elles sont moins encombrées que d’autres par des traditions paralysantes et peut-être, « moins prétencieuses que d’autres à proposer des réponses à des questions mal posées ».

Il est vrai que les questions posées sont d’envergure et ne se limitent pas à l’équipement des établissements ni à l’introduction de tel ou tel atelier optionnel d’analyse ou de production de tel ou tel média. Le mouvement d’industrialisation progressive de l’éducation et de la formation ne doit pas échapper à une étude critique que l’analyse empirique aussi bien des pratiques que des produits – le multimédia éducatif par exemple – et des systèmes – ceux notamment de la formation à distance et des divers dispositifs de formation technologisés – rend chaque jour plus urgente. A ne pas la mener, on risque fort de légitimer, sans le vouloir, des visées dérégulatrices touchant au statut du service public. Par ailleurs, dépassant la querelle entre culture d’élite et culture de masse, il s’agit de repenser l’éducation en commençant par prendre au sérieux, les  médiacultures (Maigret, Macé, 2005) des élèves, sinon on court le risque d’une « disjonction », de plus en plus grande, entre les générations d’enseignants et celles des élèves (Jacquinot, 2006). Finalement, il s’agit toujours d’étudier le champ disciplinaire dans son inscription sociale pour comprendre comment les avancées de la connaissance s’articulent aux pratiques sociales et professionnelles et les transforment tout en étant réciproquement modifiées par elles. Si l’université a un rôle à jouer, y compris par rapport aux besoins de professionnalisation, c’est bien en maintenant un lieu de réflexivité sur les logiques à l’oeuvre dans le monde du travail – dans notre cas celui de l’éducation – et des activités de recherche interdisciplinaire.

Notes

(1) En particulier dans le « nucleo communçao e educacio » de l’université de Sao Paolo crée en 1998, proche des préoccupations du groupe de recherche GRAME, Groupe de recherches sur les médias en éducation que j’avais crée à l’Universitéde Paris 8.

(2) La recherche en éducation aux médias, European SummerSchool, Université de Rhéthymnon, Crète, 11-18 septembre 2005, Les médias en actes, INA/l’Harmattan, à paraître ; « Médiation, médiatisation, un entre-deux », Notions en question, n°7, ENS Editions, avril 2003 ; « Qu’est-ce qu’un éducommunicateur ? La place de la communication dans la formation des enseignants »1er Congrès International sur Communication et Education,Sao Paolo, Mai 1998. Paru dans IN-novation, revue de l’innovation pédagogique, » Diversifier les pratiques de l’image », Académie de Paris, n°4, hiver 2004.

(3) L’edutainement contraction de l’anglais education et entertainmemnt correspond approximativement à ce que l’on désigne en français sous le nom de ludo-éducatif comme les cédéroms en vente dans le commerce qui sont sensés permettre aux enfants d’apprendre en s’amusant.

(4) En Amérique latine « les organismes promoteurs de l’éducation aux médias ont été les églises chrériennes, les centres de recherche en communication, les centres d’éducation populaire, les associations corporatives investies dans la communication et l’éducation et d’autres organismes privés. C’est pourquoi les expériences d’éducation aux médias sont plus présentes dans les écoles privées confessionelles et dans les groupes sociaux liés aux initiatives chrétiennes et privées » , Valerio Fuenzalida, in  l’éducation aux médias dans le monde : nouvelles orientations, 1992, p 147-165.  En Europe, c’est aussi le cas de l’Italie par exemple où l’Association d’éducation aux médias, MED, qui vient de fêter ses 10 ans  en 2006 est issue d’une initiative salesienne.

(5) Celle de Georges Friedmann, qui publie une série d’articles dans Le Monde des 7, 8, 11 et 12 janvier, sur le « cinéma et la télévision principaux éléments de l’école parallèle (selon le mot d’un instituteur) ».

Références bibliographiques

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Auteurs

Rosa Maria Cardoso Dalla Costa

.: Rosa Maria Cardoso Dalla Costa enseigne à l’Université de Curitiba (Brésil)

Geneviève Jacquinot-Delaunay

.: Geneviève Jacquinot-Delaunay enseigne à l’Université de Paris 8 (France)