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L’internationalisation du droit d’auteur : une perspective en termes d’histoire économique et politique

22 Jan, 2007

Résumé

L’extension et l’harmonisation internationales du droit d’auteur ont toujours été marquées par le rôle moteur des nations dont les industries culturelles sont exportatrices et par, à l’inverse, les atermoiements des nations qui importent le plus. Ces processus sont donc mûs, avant toute chose, par des intérêts commerciaux que défendent les Etats lors de l’élaboration des traités internationaux. Ainsi, sous couvert de la mise en place d’un cadre juridique « supranational », l’internationalisation du droit d’auteur révèle-t-elle principalement les rapports de force des différents couples nationaux Etat-Industries culturelles au sein des organismes « mondiaux » de régulation.

Em português

Resumo em português

A extensão e a harmonização internacionais do direito autoral sempre foram marcadas pelo papel motor das nações cujas indústrias culturais são exportadoras e, ao inverso, pelas tergiversações das nações que mais importam. Esses processos são portanto movidos, antes de tudo, por interesses comerciais defendidos pelos estados durante a elaboração dos tratados internacionais. Assim, sob a cobertura da criação de um quadro jurídico “supranacional”, o que a internacionalização do direito autoral revela principalmente são as relações de força das diferentes duplas nacionais Estado-Indústrias culturais dentro dos organismos “mundiais” de regulação.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bullich Vincent, «L’internationalisation du droit d’auteur : une perspective en termes d’histoire économique et politique», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/08-linternationalisation-droit-dauteur-perspective-termes-dhistoire-economique-politique

Introduction

Le système de régulation international du droit d’auteur s’est construit en même temps que se sont développés transfrontalièrement les échanges commerciaux de biens culturels. Ce système se caractérise par les institutions successives d’organismes internationaux administrant et contribuant à l’élaboration de mesures d’harmonisation interétatique des droits d’auteurs. Bien que de nombreuses études aient finement analysé les implications de ces traités supranationaux quant à la souveraineté législative des Etats-nations ou aient mis en évidence l’importance prise par les intérêts privés au sein de ces organismes internationaux (entre autres Matthews, 2002 ; Sell, 2003), il s’agit cependant de ne pas envisager l’internationalisation du cadre juridique à l’unique aune de la contrainte ou de l’affaiblissement des Etats-nations. En effet, la régulation internationale se réalise dans un champ de relations – commerciales, politiques et symboliques – où les intérêts nationaux restent prépondérants et donc défendus en premier lieu par les Etats (Laing, 2003).

Ainsi, et tel est le point sur lequel cette communication insistera, l’internationalisation du droit d’auteur a-t-elle eu pour conséquence moins un retrait étatique qu’un renforcement du couple Etat-industries culturelles nationales au sein des organismes internationaux de régulation. Afin de justifier cette assertion, nous présenterons succinctement les trois principales étapes de l’internationalisation du droit d’auteur ; il s’agira pour chacune d’entre elles de présenter les stratégies conjointes des acteurs privés et des Etats et de mettre en évidence le rôle moteur de « l’intérêt national » quant à la constitution d’une régulation internationale.

Les traités bilatéraux : l’Etat au secours des auteurs et éditeurs

L’initiative des premiers textes concernant les droits d’auteurs dans une dimension extra-nationale revient à deux pays connaissant lors de la première moitié du dix-neuvième siècle une diffusion massive de leur production littéraire hors de leurs frontières : le Royaume-Uni et la France. Les situations des deux nations sont originellement très proches. En premier lieu, toutes deux sont confrontées à une industrie performante de la contrefaçon littéraire, au sein de nations de même langue, respectivement les Etats-Unis et la Belgique. Ensuite, au delà du manque à gagner, auteurs et éditeurs se plaignent respectivement du non respect de leurs œuvres (les textes étant souvent remaniés par les éditeurs réalisant les contrefaçons) et de la concurrence sur le marché domestique d’importations de ces contrefaçons à bas prix. Les auteurs anglais et français s’associent également avec leurs homologues des Etats-Unis et de Belgique afin de faire pression sur les législateurs de ces pays pour la reconnaissance des droits des auteurs étrangers ; ces revendications s’expliquent notamment par le fait que les éditeurs américains et belges sont réticents à imprimer les écrits nationaux parce que moins profitables (Samuels, 2000 ; Goldstein, 2003). Suite à une intense campagne de lobbying des éditeurs et auteurs de part et d’autre de la Manche, les Etats anglais et français vont procéder de manière similaire afin de lutter contre ce qu’on qualifie déjà de « piraterie ». Deux textes sont ainsi promulgués en vue de la reconnaissance des droits des auteurs et éditeurs étrangers sur les territoires anglais et français, sous condition de réciprocité. Par la ratification de conventions bilatérales, les législateurs pensent disposer d’un moyen d’incitation susceptible de porter un coup fatal à l’industrie étrangère de la contrefaçon. Cependant, si les méthodes sont proches, les résultats sont nettement différents.

Le Royaume-Uni promulgue ainsi dès 1838 l’International Copyright Act, complété en 1844, qui garantit aux ayants-droits étrangers en faisant la demande la même protection que celle garantit aux éditeurs et auteurs anglais sur le territoire de l’empire britannique. Au cours des années qui suivent la promulgation de ces textes, le Royaume-Uni ratifie de multiples accords de respect mutuel des droits d’auteur avec la plupart des nations européennes mais échoue quant à son objectif premier qui est d’enrayer la production illicite d’ouvrages anglais aux Etats-Unis. En effet, les vifs débats outre-Atlantique opposant les tenants, principalement les auteurs, d’un élargissements du copyright aux ouvrages étrangers et ceux « défendant les intérêts de la nation », compris comme à la fois les intérêts des éditeurs américains mais aussi du bien général en vertu de la conception selon laquelle le faible prix des livres ne respectant pas le copyright favorise la dissémination du savoir et de la culture, donc la croissance économique et morale, tournent systématiquement à l’avantage de ces derniers (Samuels, 2000 ; Meardon, 2004). De fait, toute production littéraire étrangère reste considérée comme un « bien commun » sur le sol américain, ce qui contribue sensiblement à la croissance du pays à cette époque (Khan, 2004).

L’Etat français opte pour un dispositif législatif un peu différent. Le décret des 28 et 30 mars 1852 relatif à la propriété des ouvrages littéraires et artistiques publiés à l’étranger garantit le respect des droits d’auteurs pour toutes les œuvres étrangères commercialisées en France, c’est à dire interdit toute contrefaçon d’ouvrages étrangers sur le sol français. Parallèlement à ce décret, l’Etat français ratifie une vingtaine de conventions bilatérales avec les principaux Etats européens fondées sur le principe de réciprocité : chaque pays doit accorder aux ayants-droits du pays cosignataire une protection équivalente à celle existante dans ce même pays.

Suite à ces initiatives, les traités bilatéraux vont se multiplier en Europe et ouvrir la voie à l’élaboration de ce qui aboutira en 1886 au premier traité multilatéral du droit d’auteur : la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques.

Les traités administrés par l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle : régulation interétatique et affirmation des intérêts privés

Le développement du commerce de biens culturels ainsi que le sacre de la figure de l’auteur par le romantisme crée au sein de la plupart des métropoles européennes une atmosphère propice aux révisions du droit d’auteur au cours de la seconde moitié du 19ème siècle.

En France, écrivains et poètes s’engagent avec passion dans le débat sur la nature du droit d’auteur, débat qui aboutit à une loi de 1866 garantissant le droit d’auteur de façon post mortem. De même, il apparaît indispensable que le statut auctorial soit reconnu internationalement. A cet effet Lamartine propose dès 1841 d’oeuvrer dans le sens d’une loi qui étend dans le monde entier la protection dont jouissent déjà les auteurs français, mais c’est Victor Hugo qui reste l’écrivain auquel on attribue une action décisive dans l’internationalisation des droits d’auteur du fait de sa présidence de « l’association littéraire et artistique internationale ».

L’initiative des auteurs rencontre la volonté politique, et notamment celle du Royaume-Uni. En 1875, une commission royale insiste une nouvelle fois auprès du législateur sur l’importance économique d’un traité bilatéral de respect du copyright avec les Etats-Unis. Malgré de nouvelles pressions diplomatiques ainsi que celles d’écrivains de renom (dans le sillage des critiques audacieuses énoncées par C. Dickens quelques années auparavant), la commission ne dépassera jamais le stade du travail préparatoire face à un refus catégorique des Etats-Unis. Le Royaume-Uni va donc soutenir sans ambages le projet d’un accord multilatéral en espérant que la pression internationale soit à même de contraindre les Etats-Unis à sa ratification.

Après plus de deux ans de travaux et de réunions à l’initiative notamment de la Confédération Helvétique, auteurs, éditeurs, universitaires et diplomates s’entendent sur un texte qui devient en 1886 le premier traité multilatéral de protection des droits d’auteurs, ratifié par huit Etats. Contrairement aux souhaits anglais, le représentant des Etats-Unis refuse le traité, alors que quelques mois plus tard, les Etats-Unis rallieront les signataires de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle.

La convention de Berne repose sur trois principes : le traitement national, la protection automatique (la protection des œuvre produite dans les pays membres n’est subordonnée à aucune formalité), l’indépendance de la protection (la jouissance et l’exercice des droits sont indépendants de l’existence de la protection dans le pays d’origine de l’œuvre). Elle sera complétée et révisée six fois au cours du vingtième siècle, en raison des développements technologiques (révisions de Berlin en 1908, de Rome en 1928, de Bruxelles en 1948, et de Genève en 1996 incluant respectivement les photographies, phonogrammes, les œuvres cinématographiques puis les œuvres radiophoniques, puis télévisuelles, et enfin numériques dans le domaine des œuvres susceptibles d’être protégées), de considérations quant au statut de l’auteur (révision de Rome reconnaissant l’existence de droits moraux de l’auteur mais instituant la licence légale ; révision de Bruxelles de 1948 permettant une extension de la durée des droits), de considérations en termes de politiques économiques (révision de Stockholm en 1967 et de Paris en 1971 stipulant certaines restrictions en faveur des pays en développement).

La conclusion de ce premier accord multilatéral s’accompagne de l’établissement à Berne d’un secrétariat intergouvernemental, l’union internationale pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, ayant pour objet l’administration du traité, qui consiste principalement en l’organisation des réunions entre Etats membres. Après un regroupement en 1893 avec le Bureau international pour la protection de la propriété industrielle, créé dix ans plus tôt concomitamment à la ratification de la convention de Paris, pour former les bureaux internationaux réunis pour la protection de la propriété intellectuelle (le Birpi), ce secrétariat devient l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en 1967 et s’installe à Genève en tant qu’institution spécialisée des Nations-Unies. Cette administration devient le lieu privilégié de développement du droit d’auteur : les textes proposés puis, pour certains, ratifiés sont en effet souvent beaucoup plus exigeants que les lois nationales. Ces écarts manifestes entre les niveaux de protection internationaux et nationaux s’expliquent principalement par les efforts continus des associations internationales d’ayants-droits visant à imposer leurs intérêts. Pour exemple, la convention de Rome de 1961 pour la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, traité « périphérique » à la convention de Berne, résulte d’une campagne de lobbying performante de la fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), créée près d’une trentaine d’année auparavant par les principaux producteurs anglais, allemands, français et italiens en vue précisément d’une augmentation du niveau de protection juridique internationale. Outre la reconnaissance internationale des droits des producteurs phonographiques, l’IFPI obtient le droit, en cas de non statut d’un Etat membre, de décider avec la fédération internationale des musiciens (fondée en 1948 afin de « représenter et de défendre les intérêts des artistes interprètes de la musique au plan international ») de la répartition entre ayants-droits des rémunérations perçues au titre des droits « voisins » (i. e. voisin au droit d’auteur). Dix années plus tard, l’IFPI obtient que l’OMPI organise une série de réunions intergouvernementales sur le problème de la contrefaçon phonographique alors en pleine expansion du fait du succès des cassettes analogiques. En 1971 est ainsi ratifiée la Convention pour la protection des producteurs de phonogrammes contre la reproduction non autorisée de leurs phonogrammes, interdisant toute importation et commercialisation de contrefaçons de phonogrammes dont les droits sont détenus par un producteur des Etats signataires (Laing, 2004). Plus récemment, l’IFPI ainsi que nombre d’autres associations internationales représentant des ayants droits a contribué à l’élaboration d’un addenda à la convention de Berne publié sous le titre de « traité de l’OMPI sur le droit d’auteur » (Traité de Genève) et obtient un texte complétant la convention de Rome appelé « traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes ». Ces deux textes ont pour principal objet d’encadrer la numérisation et les utilisations sur Internet de contenus « protégés » par le droit d’auteur. En outre, le second vise à renforcer les droits voisins (moyens légaux de protection, durée de la protection, etc.).

L’action de l’IFPI illustre parfaitement la redistribution des compétences au sein de ce paradigme juridique international. Outre l’inter-gouvernementalité et l’inéluctable perte de souveraineté qui lui est liée, ce paradigme est marqué par le rôle actif d’organisations représentant des intérêts privés au sein du processus législatifs. Même si en dernière instance il appartient aux Etats de ratifier puis d’appliquer ou non de nombreuses dispositions optionnelles, le fonctionnement du Birpi puis de l’OMPI a favorisé l’émergence d’acteurs nouveaux fédérant des intérêts particuliers (auteurs, producteurs, artistes-interprètes, etc.), ayant bien souvent l’initiative des traités et/ou apportant une expertise fatalement biaisée. Ainsi, le passage d’un système d’accords bilatéraux à un système d’accords multilatéraux gérés par une administration indépendante a-t-il eu pour conséquence une réduction des prérogatives et moyens d’actions étatiques au profit d’une gouvernance interétatique au sein de laquelle s’affirment les intérêts privés. Cependant, il serait fallacieux de considérer d’une part une opposition de principes entre les Etats et ces mêmes intérêts privés, et d’autre part que ce système de régulation puisse s’abstraire des relations interétatiques, ainsi que va le confirmer un examen du rôle des Etats-Unis dans la constitution du plus important traité garantissant le respect des droits d’auteur au niveau international : l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle (ADPIC) de 1994.

L’accord sur les ADPIC et le rôle moteur du gouvernement des Etats-Unis

La situation des Etats-Unis vis-à-vis de l’internationalisation du droit d’auteur est à la fois ambiguë et très claire. Sa clarté vient du pragmatisme dont fait preuve l’Etat américain conduit par le seul intérêt national. Son ambiguïté vient du fait que ce principe extrêmement simple le conduit à adopter des positions délicates à justifier auprès des Etats avec lesquels ses ressortissants commercent. En effet, la conception utilitariste du copyright, prépondérante aux Etats-Unis, va conduire le pays à ignorer dans un premier temps tout droit d’un auteur étranger, et considérer son œuvre comme un bien commun (cf. supra). Sous la pression des gouvernements étrangers, au premier rang desquels le gouvernement anglais, ainsi que sous la pression des éditeurs et imprimeurs nationaux qui craignent pour leurs intérêts, les Etats-Unis adoptent en 1891 une loi accordant aux auteurs étrangers le respect de leurs droits mais sous des conditions particulièrement contraignantes comme, entre autres, le fait que leurs œuvres soient imprimées aux Etats-Unis. Dès lors la conception utilitariste cherchant à maximiser l’intérêt général s’efface au profit d’une logique que l’on pourrait qualifiée en paraphrasant G. Stigler de « capture de la réglementation ». Ainsi, malgré des pressions internationales répétées, les Etats-Unis refusent-ils par la suite de ratifier la convention de Berne en raison premièrement de la « manufacturing clause« , garantissant aux éditeurs et imprimeurs américains l’exclusivité de la production de biens culturels liés aux travaux des auteurs étrangers désireux d’avoir leurs droits reconnus ce territoire, qui disparaîtrait en cas d’adhésion, et deuxièmement parce que les éditeurs américains vont très vite trouver une faille majeure dans la convention de Berne qui consiste à faire publier simultanément leurs ouvrages aux Etats-Unis et dans un pays membre de la convention, le Canada le plus souvent, pour bénéficier des avantages accordés par le traité aux auteurs dans tous les pays membres (Samuels, 2000 ; Goldstein, 2003).

Au sortir de la seconde guerre mondiale, la balance commerciale des produits concernés par le copyright devient largement excédentaire. Outre le secteur de l’édition, qui a bénéficié de mesures protectionnistes favorisant son développement, les industries phonographiques, radiophoniques et surtout cinématographiques exportent déjà largement leurs productions. Ce changement de situation, conduit les Etats-Unis à reconsidérer la question d’une protection internationale des copyrights de ses ressortissants. Cependant, nombre d’industriels des branches sus-nommées s’opposent vigoureusement à l’idée d’un droit moral, en vigueur dans la convention de Berne, qui renforcerait le contrôle des auteurs sur leur création et diminueraient ipso facto le leur sur leurs productions (Samuels, 1990). Dès lors, les Etats-Unis profitent de l’effervescence autour de la création de L’Unesco pour proposer en 1947 au sein du nouvel organisme un traité multilatéral garantissant suivant le principe du traitement national le respect des copyrights mais sans mention de droits moraux. Malgré l’opposition franche de nombreux industriels de l’édition et de l’imprimerie qui voient là la fin de leur privilège lié à la « manufacturing clause« , les Etats-Unis ainsi que près d’une quarantaine d’autres Etats ratifient la « convention universelle sur le droit de l’auteur » en 1952. Cependant le faible niveau d’exigence de ce traité, malgré une révision l’élevant en 1971, réduit nettement son efficience sur le plan international : aucun Etat ne le considère comme une alternative valable à la convention de Berne (Bettig, 1996). De fait, la non-adhésion à la convention de Berne reste un handicap majeur pour le développement du commerce extérieur des produits culturels américains : considérés comme ressortissants d’un pays ne se conformant pas à réglementation internationale, les diplomates, agences officielles ainsi que les professionnels américains peinent à convaincre leurs homologues étrangers de lutter activement contre la contrefaçon. C’est donc le secrétaire au commerce américain, et non un « officiel de la culture », qui milite au début des années 1980 le plus ardemment auprès du Congrès américain pour l’adhésion des Etats-Unis au traité de Berne. Malgré les protestations d’une partie des industriels de la culture et de la communication mais soutenu efficacement par l’administration Reagan, il obtient gain de cause et les Etats-Unis rejoignent la convention de Berne en 1989. Cependant, le Congrès prévoit dans la loi d’application du traité une clause selon laquelle la justice ne considérera pas l’existence des droits moraux sur le territoire national, façon habile de contourner la disposition morale largement décriée par les industriels, et ce, sans réaction visible de la communauté internationale (Bettig, 1996).

Les autorités et industriels américains sont cependant conscients que l’adhésion à la convention de Berne n’est qu’une étape sans doute indispensable mais loin d’être suffisante dans l’extension internationale du copyright. En effet, la convention de Berne, à l’instar de la convention universelle sur le droit de l’auteur, ne dispose pas de moyens efficaces de pressions ou de sanctions à l’encontre des pays membres de respectant pas les accords. Seul est possible de porter l’affaire devant la cour internationale de justice mais la complexité, la durée et l’issue hasardeuse de l’entreprise font qu’une telle procédure n’a jamais eu lieu (Goldstein, 2003). Le copyright a toujours été perçu par les législateurs américains sous son aspect lié au commerce international. Destiné originellement à favoriser les importations de biens culturels considérés comme indispensables au développement d’une jeune nation (Kretschmer, Kawohl, 2004), le législateur accentue par la suite son potentiel protectionniste (Meardon, 2004), avant de le considérer, à juste titre, comme un facteur de croissance du commerce extérieur. Ce lien conceptuel profondément ancré entre copyright et commerce extérieur, l’intensification de la production de contrefaçons au cours des années 1970 ainsi qu’une efficace campagne de pression de la part des industriels et notamment de la puissante association des producteurs cinématographiques (Motion Picture Association of America – MPAA) (Sell, 2003) conduisent le législateur américain à intégrer aux lois commerciales des dispositions (principalement l’amendement 301 de 1974 à l’U. S. Trade and Tariff Act et son renforcement en 1988) visant à sanctionner commercialement tout Etat ne respectant pas les propriétés intellectuelles des industries américaines, créant juridiquement la possibilité de répondre à ce non-respect par la mise en place de barrières commerciales. En outre, les Etats-Unis parviennent au cours des années 1980 à inclure une disposition garantissant le respect des copyrights dans les accords régionaux de libre-échange (Alena et Caribbean Basin Economic Recovery Act) ou dans des traités commerciaux bilatéraux avec les nations considérées comme hauts-lieux de la contrefaçon (Taïwan et Singapour notamment) (Bettig, 1996). Pour les industriels dont les revenus proviennent essentiellement de l’exploitation de droits de propriété intellectuelle, la situation reste néanmoins insatisfaisante au regard de l’important manque à gagner lié à une industrie mondiale de la contrefaçon en expansion continue. En outre, nombre de pays en voie de développement manifestent leur refus depuis la fin des années 1960 de voir s’étendre les droits de propriété intellectuelle considérés comme bénéficiant uniquement aux pays exportateurs, soient principalement les pays d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale. Ce refus prend la forme de positions politiques, légitimées par les théoriciens de la dépendance (F. H. Cardoso, notamment) et de l’impérialisme culturel (H. I. Schiller, notamment), qui aboutiront notamment aux révisions de Stockholm en 1967 puis de Paris en 1971 de la convention de Berne, ainsi que par l’affimation à l’Unesco de la volonté de constitution d’un « nouvel ordre mondial de l’information et de la communication » à la fin des années 1970. L’atmosphère est donc peu favorable, et ce, jusqu’à la fin des années 1980, aux intérêts des industriels qui réclament un renforcement du dispositif juridique international anti-contrefaçon au sein des deux organisations censément compétentes, l’Unesco et l’OMPI. C’est ainsi lors des cycles de négociation du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), traité multinational par excellence, que ceux-ci vont intensifier la pression sur leur gouvernements respectifs afin d’inclure des mesures prévenant du commerce internationale de contrefaçons. Après un échec lors du cycle de Tokyo en 1979, un groupe d’industriels américains créent une coalition avec leurs homologues européens et japonais afin d’inclure lors du cycle d’Uruguay un ensemble de dispositions sur la propriété intellectuelle, qui deviendrait dès lors l’équivalent commercial d’un bien tangible (Bettig, 1996 ; Sell, 2003). Malgré une vive opposition menée par le Brésil et l’Inde et regroupant les pays les moins riches, et certaines dissensions au sein de la « coalition » au sujet du traitement souhaité particulier des biens culturels par nombre de pays européens (suivant la fameuse doctrine de « l’exception culturelle »), un « accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » est ratifié en 1994 et administré par la nouvellement créée organisation mondiale du commerce (OMC). Cet accord scelle la dimension commerciale de la propriété intellectuelle, dont la violation est désormais passible de sanctions multilatérales.

Si le processus aboutissant à cet accord a indéniablement révélé le pouvoir des intérêts privés au sein des instances de négociations et délibérations internationales (Sell, 2003), il a également mis en lumière le rôle de l’Etat américain. Outre les compétences d’expertise et de négociation de l’Office of the United States Trade Representative (USTR) lors des réunions du cycle d’Uruguay, qui justifia l’urgence d’une telle disposition en dressant précisément un tableau général de la contrefaçon dans le monde grâce à des données récoltées, entre autres, par les ambassades américaines (Bettig, 1996), le gouvernement américain s’employa à multiplier les sanctions commerciales envers les ressortissants des pays récalcitrants, et en premier lieu le Brésil (Sell, 2003), l’objectif explicite de libéralisation des échanges commerciaux mondiaux se réalisant paradoxalement par une intensification des relations interétatiques.

Conclusion

Le cas du droit d’auteur est donc exemplaire du rôle (toujours) nécessaire des Etats dans la réalisation des conditions sine qua non à l’internationalisation des marchés et des capitaux. Le secteur capitaliste de la culture a en effet besoin des Etats pour que les droits d’auteurs soient renforcés (rapprochement avec les droits de propriété « classiques ») et garantis sur l’ensemble des marchés mondiaux (intensification de lutte contre les contrefaçons). Bien que le droit d’auteur se soit étendu et harmonisé internationalement principalement par la ratification de traités multilatéraux qui ont impulsé des modifications quelques fois radicales pour les lois nationales, le rôle des Etats considérés a été décisif en ce qu’ils restent les acteurs principaux des procédures de négociations et que la constitution d’un régime international ne se substituent pas forcément à leur action pour garantir internationalement les intérêts de leurs ressortissants (ainsi que l’illustre le recours encore fréquent des Etats-Unis à l’amendement 301 de sa loi sur le commerce).

D’autre part, cette communication a privilégié le rôle des Etats « moteurs » dans l’internationalisation du droit d’auteur. Il s’agissait de mettre en évidence la prépondérance de la dimension commerciale du processus, le droit d’auteur devenant dans le cadre d’un marché mondialisé un avantage compétitif ou un argument en faveur de mesures protectionnistes, et la convergence de certains intérêts privés et étatiques aboutissant à la constitution de couples Etats-industries culturelles nationales se substituant au cours du vingtième siècle au couple Etats-auteurs. Cette étude renforce donc la conception selon laquelle le qualificatif de « globales » ou « multinationales » qu’on accole souvent aux industries culturelles ne doit pas occulter le fait qu’elles restent profondément marquées par des caractéristiques nationales et un ancrage territorial.

Enfin, au terme de cette courte présentation, il s’agit d’insister sur deux principaux points quant aux modalités de constitution du régime international. Premièrement, celles-ci s’apprécient dans les interactions de 3 niveaux analytiques :

  1. le niveau actionnel : les stratégies mises en œuvre par les acteurs (acteurs privés et Etat)
  2. le niveau structurel : l’état des rapports de pouvoir inter et intra-étatique (rejet d’une conception d’un Etat « monolithique » comme calculateur rationnel).
  3. le niveau institutionnel : les effets sur ces rapports de pouvoir résultant de la médiatisation des stratégies mises en œuvres par les institutions internationales (comprises comme à la fois les règles et les organisations qui les administrent).

Deuxièmement et dernièrement, il ressort de cette étude que le régime international doit être envisagé dans un double rapport aux Etats, à la fois contraignant (perte de souveraineté) et habilitant (effet levier lié au contrôle du régime). Ce point a déjà été mis en avant par plusieurs travaux (notamment Palan et alii, 1999), mais mérite d’être rappelé car il contribue fortement à la compréhension des enjeux liés à la constitution d’un régime international.

Références bibliographiques

Bettig, Ronald V. (1996), Copyrighting Culture. The Political Economy of Intellectual Property, Oxford : Westview Press.

Goldstein, Paul (2003), Copyright’s Highway. From Gutenberg to the Celestial Jukebox, Stanford : Stanford University Press.

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Kretschmer, Martin ; Kawhol, Friedemann (2004) « The History and Philosophy of Copyright », in Frith, Simon ; Marshall, Lee (Eds.), Music and Copyright, Edinbourg : Edinburgh University Press.

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Palan, Ronen ; Abbott Jason ; Deans Phil (1999), State Strategy in the Global Political Economy, Londres : Continuum.

Samuels, Edward B. (2000), The Illustrated Story of Copyright, New York : Thomas Dunne Books.

Sell, Susan K. (2003), Private Power, Public Law. The Globalization of Intellectual Property Rights, Cambridge : Cambridge University Press.

Auteur

Vincent Bullich

.: Vincent Bullich est doctorant en Sciences de l’information et de la communication au sein du laboratoire Gresec de l’université Stendhal Grenoble 3, et réalise sa thèse sous la direction de Bernard Miège sur l’histoire du secteur phonographique et sa structuration par le droit d’auteur. Il occupe actuellement un poste d’ATER à l’université Stendhal Grenoble 3.