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L’usage de l’Internet au service de la communication du parti

19 Jan, 2007

Résumé

Cet article propose une analyse de l’usage politique de l’Internet, et plus particulièrement de celui qu’en font les partis politiques. Les études menées sur les sites web nationaux des partis de différentes démocraties occidentales montrent que ceux-ci sont davantage utilisés comme un moyen supplémentaire de diffusion d’informations, plutôt que pour favoriser la participation des citoyens. Dans le cadre d’une approche communicationnelle, nous nous proposons ici de questionner plus spécifiquement la publicisation de paroles citoyennes « ordinaires » sur les sites web des partis politiques français, lorsque celle-ci est rendue possible. Comment la parole profane est-elle intégrée au processus de communication du parti sur l’Internet ? Et comment envisager cette intégration vis-à-vis du processus de communication du parti ?

Em português

Resumo

Este artigo propõe uma análise do uso político da Internet, e em particular daquele que é feito pelos partidos políticos. Os estudos realizados sobre os web sites nacionais dos partidos de diferentes democracias ocidentais mostram que estes são mais usados como um meio suplementar de difusão de informações do que para favorecer a participação dos cidadãos. No âmbito de um enfoque comunicacional, nossa proposta aqui é mais especificamente de questionar a publicização de falas « cidadãs » comuns nos web sites dos partidos políticos franceses, quando esta é tornada possível. Como a fala « profana » é integrada no processo de comunicação do partido na Internet? E como considerar esta integração em relação ao processo de comunicação do partido?

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Blanchard Gersende, «L’usage de l’Internet au service de la communication du parti», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/05-lusage-de-linternet-service-de-communication-parti

Introduction

Sites web de candidats, de partis politiques, de mouvements associatifs, de « simples citoyens ordinaires », l’Internet constitue aujourd’hui l’une des techniques de communication dont disposent différents acteurs, institutionnels ou non, pour faire connaître leurs idées et opinions, et tenter de rallier les citoyens à leur cause.

Cet article se propose d’analyser l’usage politique de l’Internet, et plus particulièrement de l’usage qu’en fait un type d’acteurs de la vie politique : les partis, dont les premiers « pas » sur le web, aux Etats-Unis, comme en Europe, datent d’un peu plus d’une décennie.

C’est à la lumière du contexte sociopolitique actuel, marqué par l’émergence de « nouvelles » formes d’engagement et de militantisme, en rupture avec le modèle qu’en proposent traditionnellement les partis, ainsi que par une demande citoyenne en faveur d’une participation plus directe et plus active dans le processus démocratique, témoignant d’une évolution du rapport des citoyens à la politique, que l’usage de l’Internet par les partis politiques, a pu être et sera ici interrogé. Il s’agit de voir dans quelles mesures la politique d’utilisation de l’Internet des partis participe d’un mouvement d’adaptation aux changements de la société. Face à la crise à laquelle sont confrontés les partis politiques dans les démocraties occidentales, et à l’évolution des pratiques politiques citoyennes, la question de l’utilisation de l’Internet par les partis politiques pour favoriser la participation des citoyens, et les échanges avec les citoyens, a été posée et a donné lieu à un certain nombre de travaux, dont nous présenterons les principales conclusions dans une première partie.

Par ailleurs, dans le cadre d’une approche communicationnelle, notre volonté est de questionner plus particulièrement la publicisation de paroles profanes sur les sites web des partis, lorsque celle-ci est rendue possible. Pour étayer l’analyse, qui sera exposée dans la seconde partie, nous nous référerons notamment à l’étude empirique menée dans le cadre d’une recherche doctorale sur les sites web officiels « nationaux » et permanents d’une dizaine de partis politiques français (1), en focalisant l’attention sur les dispositifs mis en œuvre sur ces sites afin de favoriser la prise de parole et les échanges avec et entre les citoyens « ordinaires ».

Classiquement, la notion de « parole profane » est définie et utilisée en opposition à celle de « parole d’experts ». Plus précisément, dans le cadre de cette recherche, les notions de « parole profane » ou encore de « parole citoyenne ‘ordinaire' », doivent être ici définies par rapport à la notion de militance, et doivent donc être entendues comme l’expression d’une parole non exclusivement produite par les citoyens captifs que sont les militants du parti. En effet, il sera ici question de la « version grand public » des sites web des partis politiques français, c’est-à-dire d’une version visible par tout internaute et dont l’accès n’est donc pas restreint aux seuls membres du parti.

Il importe de préciser que nous nous attacherons moins ici au contenu dont font l’objet ces prises de parole citoyenne, qu’aux modalités de leur existence sur les sites web des partis. Ce sont donc des conditions et des pratiques de médiations de ces paroles et de ces échanges dont il sera ici question. Comment la parole citoyenne est-elle intégrée au processus de communication du parti sur l’Internet ? Et comment envisager cette intégration vis-à-vis du processus de communication du parti ?

La publicisation de paroles citoyennes « ordinaires » sur le site web du parti, par l’intermédiaire de dispositifs tels que les chats ou les forums de discussion, manifeste selon nous une évolution de la communication partisane, caractérisée par une diversification – sous contrôle – de ses acteurs et dans le même temps par un allongement des chaînes de médiation (Neveu, 2000, p. 123) et une complexification des formes de médiation.

Un usage dominant : le site web comme moyen supplémentaire de diffusion de la communication du parti

La question de l’usage politique de l’Internet par les acteurs institutionnels dans les démocraties occidentales a suscité une vive production scientifique, portant notamment sur les usages du web par les parlementaires, les municipalités, les candidats aux différents scrutins ou encore les partis politiques. C’est d’ailleurs plus spécifiquement aux travaux s’intéressant à ce dernier type d’acteurs auxquels nous nous attacherons, ce avec un objectif double. Il s’agit non seulement de recenser les politiques d’utilisation de l’Internet des partis politiques repérées par les auteurs, mais aussi d’identifier la façon dont la question de l’usage politique de l’Internet est appréhendée par ceux-ci.

La question de l’usage politique de l’Internet

L’une des questions, posée de manière récurrente par les chercheurs s’interrogeant sur l’usage politique de l’Internet, est celle de l’évolution de la démocratie, ou plus exactement de la participation de cet usage spécifique à l’évolution de la démocratie (Hoff et al., 2000 ; Trechsel et al., 2004 ; Gibson et al., 2003b).

Au regard du contexte sociopolitique actuel des démocraties occidentales et des potentialités interactives de l’outil Internet, les auteurs cherchent à savoir si l’Internet est utilisé par les partis pour favoriser la participation politique des citoyens ainsi que les échanges entre ceux-ci et le parti d’une part, et entre le parti et ses membres d’autre part (Villalba in Gibson et al., 2003b), et s’il constitue un outil mis au service de l’amélioration de la démocratie (Cunha et al., in Gibson et al., 2003b).

Dans cette optique, les travaux, relevant de problématiques en lien avec les théories de la démocratie et la notion de démocratie électronique (Hoff et al., 2004 ;Trechsel et al., 2004 ; Gibson et Ward, 2000), interrogent la portée délibérative des sites web des partis politiques. L’usage de l’Internet par les partis est alors prioritairement appréhendé comme une opportunité nouvelle de délibération.

En outre, dans le cadre de questionnements reflétant les préoccupations de la discipline des sciences politiques, les études s’intéressent aux conséquences de l’usage de l’Internet par les partis sur la compétition partisane (Norris, 2001 ; 2003 ; Gibson et al., 2000 ; 2003a, 2003b), sur les partis politiques eux-mêmes, tant du point de vue de leur fonctionnement interne que de leur rôle au sein des démocraties représentatives (Gibson et Ward, 2000 ; Gibson et al., 2003b). Et lorsque la présence et l’usage de dispositifs d’interactions et d’échanges sur les sites web des partis politiques sont évalués, c’est dans l’intention de vérifier si ceux-ci relèvent d’une démarche de démocratie participative ; c’est-à-dire permettant aux citoyens la prise en compte de leurs avis dans le processus de décision du parti (Villalba, in Gibson et al., 2003b).

L’autre question principale à partir de laquelle l’usage de l’Internet par les partis politiques est envisagé, est celle de l’évolution de la communication politique, et ce notamment du fait des potentialités d’interactions qu’autorise cet usage.

L’analyse des sites web des partis politiques est ainsi l’occasion de s’interroger sur le rôle « distinctif  » assuré par les sites, par rapport aux médias de masse traditionnels, dans le processus de communication politique (Norris, 2003), ou encore sur l’émergence de nouvelles façons de faire campagne et de faire de la politique (politics) (Gibson et al., 2003b). Il s’agit donc de voir dans quelles mesures l’usage de l’Internet encourage des innovations en terme de communication politique (Gibson et al., 2003a ; 2003b).

Ainsi, c’est en fonction de ces deux principales questions que sont effectuées l’analyse des stratégies d’utilisation de l’Internet par les partis politiques et celle des fonctions assumées par leur site web.

Une conception dominante de l’usage de l’Internet par les partis politiques

Les différents travaux menés sur l’utilisation de l’Internet par les partis politiques mettent en évidence la fonction dominante de diffusion et de mise à disposition d’informations – de la communication du parti – assurée par les sites web nationaux des partis des différentes démocraties occidentales (Gibson et Ward, 2000 ; Gibson et al., 2003b ; Greffet, 2001 ; Löfgren ; Tops et al. in Hoff et al., 2000). L’analyse du contenu des sites web sur lesquels portent notre étude confirme d’ailleurs ce constat (Blanchard, 2005) et la tendance remarquée à l’homogénéisation de l’utilisation du web par les partis politiques (Gibson et al., 2003a, p.48 ; 2003b).

L’analyse des sites web des partis et celle des entretiens réalisés par les auteurs auprès des webmestres de ces sites, montrent que l’objectif prédominant de l’utilisation de l’Internet par les partis est de fournir des informations aux électeurs (Smith in Hoff et al., 2000, p. 75), aux militants ou encore aux journalistes (Gibson et al., 2003a, p. 49 ; Margolis et al., in Gibson et al., 2003b). Les partis voient en l’Internet une opportunité de communiquer « directement » leurs messages aux citoyens, c’est-à-dire sans l’intervention de la médiation journalistique (Hoff et al., 2000 ; Gibson et al., 2003b). Et comme le souligne Karl Löfgren, l’une des motivations principales à l’origine de la création d’un site web pour les partis politiques danois consiste dans « the production of nice-looking ‘shop-windows’ for the party to present mainly standard party information to the electorate and citizens » (Löfgren in Hoff et al., 2000, p. 68). En effet, l’un des autres constats qui peut être établi est que l’Internet, avec le site web du parti, est surtout conçu comme un outil supplémentaire de diffusion de la communication du parti (Tops et al. In Hoff et al., 2000), comme « an additional element to party’s repertoire of action » (Gibson et al., 2003b, p. 236), et dont le contenu est déjà disponible et diffusé par d’autres moyens (Gibson et al., 2003b ; Greffet, 2001). Ce qui conduit d’ailleurs certains auteurs à conclure que « parties are not providing much that is new but more of the same in a different format » (Gibson et al., 2003b, p. 235) et que la communication électronique des partis reproduit davantage les formes classiques de la communication politique plutôt qu’elle ne propose de nouvelles formes de relations entre le parti et les citoyens (Gibson et al., 2003b, p. 236).

Selon Pieter Tops, Marcel Boogers et Gerrit Voerman, les sites web des partis reflètent dans l’ensemble la culture et les procédures des partis politiques néerlandais (Tops et al. In Hoff et al., 2000, p. 98). La recherche et le développement d’interactions avec les citoyens dans une visée délibérative ne sont pas, avec et sur les sites web, la priorité des partis (Gibson et al., 2003a ; Margolis et al., in Gibson et al., 2003b), et certains auteurs considèrent que « if there is a deliberative strategy behind the development of websites, then it is mainly inspired by the search for new information channels between politicians and the electorate controlled by party elites » (Tops et al. in Hoff et al., 2000, p. 176). Dès lors, la façon dont est envisagé et utilisé l’Internet par les partis politiques ne confirme pas les visions optimistes de ceux qui pronostiquaient et voyaient en lui l’instrument de la revitalisation démocratique (Gibson et al., 2003a ; Norris, 2003).

Toutefois, certaines initiatives, certes marginales, méritent d’être signalées ; notamment celle remarquée par Karl Löfgren sur deux des sites web de partis politiques danois, qui proposent, avec leurs forums de discussion, une nouvelle plate-forme d’échanges aux membres du parti (Löfgren in Hoff et al., 2000, p.69). Nouvel espace d’échanges dont l’auteur souligne néanmoins les limites, comme le faible nombre de participants aux débats, l’absence de participation des dirigeants du parti ou la prédominance de ce qu’il nomme « ‘the old guard’ of the parties », et surtout l’absence d’influence sur le processus de décision du parti (Löfgren in Hoff et al., 2000, p. 58).

Par conséquent, même si certaines disparités entre les partis, mais aussi entre les pays (Cunha et al., in Gibson et al., 2003b) peuvent être signalées, les différentes analyses des sites web des partis politiques témoignent le plus souvent, selon les auteurs, de l’attitude réservée des partis face à l’utilisation de l’Internet (Schalken in Hoff et al., 2000, p. 159 ; Gibson et al., 2003a, p. 66), et d’une sous-exploitation des dispositifs d’interaction avec et entre les internautes (Gibson et Ward, 2000).

Dans le cadre d’une approche communicationnelle, n’est-il pas possible d’envisager la publicisation « élargie » (Villalba in Gibson et al., 2003, p. 131) des échanges entre internautes, militants ou non, sur les sites web de partis, comme une caractéristique de la communication politique électronique du parti ? Comme le souligne justement Karl Löfgren, « the members [of the party] in a small scale among themselves are utilising the new technology to create their own political discourses through the interactive forms of new technology » (Löfgren in Hoff et al., 2000, p. 58). Aussi, c’est dans cette perspective que nous nous proposons à présent de questionner la présence de dispositifs de prise de parole citoyenne « ordinaire » sur les sites web des partis politiques français.

L’intégration de la parole citoyenne « ordinaire » dans le processus de communication du parti

Si comme Pippa Norris nous envisageons que le site web peut jouer un rôle « distinctif » dans le processus de communication politique (Norris, 2003), nous ne pensons pas que cette « distinction » puisse être appréhendée uniquement à partir des possibilités d’interactions entre les partis et les citoyens ainsi que de la plus grande visibilité pour les « petits » partis, que permet le site web, par rapport aux médias de masse traditionnels (ibid.). En effet, il nous semble qu’au-delà, c’est dans l’intégration de paroles profanes sur des sites web de partis, du fait de la publicisation de productions autres que celles réalisées par le parti, que réside, à certains égards, l’une des caractéristiques de la communication électronique des partis, et dans laquelle nous identifions une manifestation de l’évolution de la communication partisane. Il s’agit donc ici d’interroger la présence de paroles citoyennes « ordinaires » sur les sites web des partis politiques, au regard du processus de communication des partis et de l’objectif prioritaire du site web tel que ceux-ci le conçoivent.

Les possibilités de la prise de parole citoyenne « ordinaire » et les enjeux de sa publicisation sur les sites web des partis

L’analyse des sites web des dix partis politiques français du corpus sur lequel porte notre étude a permis d’identifier, en janvier 2004, la présence, certes inégale, de différents dispositifs permettant la publicisation de la parole des internautes sur les sites : dispositifs tels que les forums de discussion (UMP, UDF, PS, PRG, PCF et LCR), les chats (UMP et PS) mais aussi, de manière marginale, les emails (PRG). En effet, si dans la majorité des cas, les paroles citoyennes exprimées dans le cadre d’une communication « one to one  » (Dahlgren, 2000) au moyen des courriers électroniques n’atteignent pas le domaine de la sphère publique, et dont le « visiteur » n’a donc pas connaissance à la consultation du site, il est à noter que certains emails envoyés par les internautes peuvent être publiés sur le site web du PRG. Ceux-ci sont effectivement invités à réagir, par courriel, sur l’article d’actualité quotidien rédigé pour le site à partir d’un sujet traité par les titres de la presse ; courriel dont le contenu peut être rendu visible aux yeux de tout internaute consultant le site web du PRG. Aussi, considérons nous les dispositifs autorisant, – sous certaines conditions -, la publicisation de paroles de citoyens « ordinaires » sur le site web du parti, comme un moyen pour tout internaute-citoyen d’être et d’apparaître comme l’un des producteurs de la communication du parti sur le web (Cunha et al., in Gibson et al., 2003b ; Miani in Serfaty, 2002), c’est-à-dire d’être destinateurs « autant que » destinataires de la communication politique.

L’enjeu de la publicisation, ou non, des paroles citoyennes « ordinaires » sur le site, autrement dit de la modération, est donc celui de la publicisation d’une parole non officielle – autre que celle produite par l’instance partisane ou l’un de ses représentants – sur le site web du parti. Nous avons pu effectivement constater que le site web « national » officiel et permanent du parti est avant tout utilisé et appréhendé comme un moyen – supplémentaire – de mise en valeur du discours politique du parti. Dès lors, comme le soulignent Rachel Gibson, Stephen Ward et Paul Nixon, le recours aux forums ou aux chats, pour les partis politiques, reste une opération « risquée » pour ceux-ci : « why allow one’s opponents the opportunity of free access to advertise their party or abuse your party on your site ? » (Gibson et al., 2003b, p. 19). Et comme le rappelle Bruno Villalba, avec l’utilisation des forums, « parties are concerned, above all, about maintaining control over the content of debate, avoiding offensive language and also allowing too much public criticism to appear on their site » (Villalba in Gibson et al., 2003b, p. 133). Aussi, la volonté pour les partis de garder le contrôle sur l’information diffusée sur leur site web, et celle de ne pas s’exposer – ou plutôt y exposer – des opinions critiques à leur égard, peuvent expliquer la faible présence de dispositifs de publicisation de la parole profane sur les sites web des partis (Villalba in Gibson et al., 2003 ; Cunha et al. in Gibson et al., 2003), ainsi que la fragile pérennité de cette présence sur les sites web des partis français, comme nous avons pu le constater sur la période de notre étude. En effet, comme signalé précédemment, si six des sites web officiels « nationaux » et permanents de notre corpus proposaient des forums de discussion au mois de janvier 2004, ils n’étaient plus que deux à le faire en février 2005 (UDF et PRG).

Mais surtout, la présence de tels dispositifs est dépendante de l’action de modération (Villalba in Gibson et al., 2003 ; Cunha et al. in Gibson, 2003) qu’exerce une tierce personne qui assure une fonction de filtre, c’est-à-dire de sélection et de validation, entre la parole citoyenne et la sphère publique. Pour le PS, par exemple, les messages envoyés par les internautes, avant et pendant les chats, font l’objet d’une sélection de la part des personnels qui ont en charge la gestion du site web. Ce sont donc uniquement les messages de cette sélection auxquels les responsables politiques sont invités à répondre, et qui sont de ce fait rendus publics sur le site web du parti. Les forums de discussion dont la modération s’effectue a priori (notamment pour les forums de l’UMP, du PS ou de la LCR) sont régis selon une même logique. C’est-à-dire que la publication des messages est dépendante de la validation préalable du modérateur. Enfin, pour ce qui est des forums dont la modération se fait a posteriori, même si les messages sont « instantanément » publiés sur le forum, les entretiens réalisés auprès des modérateurs de l’UDF et du PCF permettent de constater que ceux-ci font preuve d’une surveillance accrue du contenu du forum ; ceux-ci pouvant intervenir, c’est-à-dire supprimer un message, s’ils le jugent nécessaire.

Ainsi, l’intégration de la parole citoyenne « ordinaire », sur les sites web des partis politiques, est largement conditionnée par l’intervention d’un nouveau type de médiateur (Wojcik, 2005), le plus souvent incarné par les professionnels de la communication en charge de la gestion de ces sites. L’émergence de ces intermédiaires, garants du contrôle de la publicisation de la parole citoyenne sur les sites web des partis, et dont dépend également la « remontée » de cette parole jusqu’aux dirigeants du parti, participe, selon nous, à la tendance remarquée par Erik Neveu à l’allongement des chaînes de médiation (Neveu, 2000) au profit de « communicateurs » (Miège, 1996, p. 214), et constitue l’un des aspects du phénomène par ailleurs remarqué de complexification des formes de médiation de la communication du parti (Blanchard, 2005).

L’utilisation de l’Internet par les partis politiques : une hybridation des modèles de communication de l’espace public ?

Cherchant à saisir les caractéristiques de l’espace public créé par l’utilisation des TIC par différentes organisations publiques, privées et associatives, Eric George (2001 ; 2005) a mis en évidence l’intérêt d’appréhender les usages sociaux de l’Internet à partir des modèles de communication – ou plutôt « modèles d’action communicationnelle » (Miège, 2004, p. 155) –  de l’espace public tels qu’ils ont été identifiés et définis par Yves de La Haye et Bernard Miège. Selon une même approche, nous considérons que les pratiques communicationnelles des partis politiques, dans le cadre de l’utilisation de l’Internet, notamment marquées par l’autonomisation de la diffusion du discours et la professionnalisation, participent au modèle des « relations publiques généralisées » (Miège, 1995).

L’utilisation de l’Internet par les partis politiques poursuit donc le phénomène remarqué de l’emploi des « techniques de gestion du social et des techniques de communication » par les Etats, les entreprises, les organisations politiques et sociales, pour renforcer leur domination (Miège, 1997, p. 121). En outre, le recours généralisé des partis politiques à l’Internet s’inscrit dans la tendance à la médiatisation des échanges, au moyen de dispositifs techniques mais aussi de nouveaux types d’intermédiaires, témoignant de la diversification des médiateurs (Miège, 1996, p. 214). Echanges – « interactions communicationnelles » (Miège, 1997, p. 125) – dont nous avons pu souligner le possible caractère public, ou tout au moins dans les espaces publics partiels (Miège, 1995) que constituent les sites web des partis.

Aussi pouvons-nous nous demander si le modèle des « relations publiques généralisées », tel que nous pouvons l’analyser ici, emprunte aux logiques de l’action communicationnelle d’un autre modèle : celui de la presse d’opinion. Bernard Miège a par ailleurs signalé cette probabilité d’hybridation, de mélange avec les autres modèles (Miège, 1996, p. 215). En effet, n’est-il pas possible d’envisager que les dispositifs de publicisation des échanges entre et avec les citoyens, sur les sites web des partis, assument (rejoignent) le rôle traditionnellement assuré par la presse d’opinion ? Une presse qui, telle que l’a définie Jürgen Habermas, se révélait comme « l’institution d’un public dont elle reflétait les discussions » (Habermas, 2000, p. 192) et dont le rôle était « d’être un médiateur et un stimulant des discussions publiques » (Habermas, 2000, p. 190). Toutefois, les dimensions conflictuelle (Miège, 1997) et critique (Habermas, 2000, p. 192) des échanges publicisés sur les sites web des partis posent question. En effet, comme l’a signalé Fabienne Greffet, les partis politiques, sur leurs sites web, proposent l’exposition d’une « image unifiée » de leur organisation (Greffet, 2002), cherchant donc à privilégier une communication sans aspérité et consensuelle. La communication avec les sites web des partis pourrait alors davantage être rapprochée de celle d’un autre type de presse d’opinion, celui de la presse de parti, qui date, en France, de la première moitié du XIX° siècle, et qui a connu un déclin durant le XXe siècle (Habermas 2000 ; Labé in Charron, 1991). Dès lors, une analyse du contenu des paroles citoyennes « ordinaires » publicisées sur les sites web des partis se révèle nécessaire afin d’évaluer dans quelle mesure celles-ci participent (ou non) à la construction de cette communication consensuelle. Autrement dit, la polémique et l’expression de la critique à l’égard du parti ont-elles droit de cité sur le site web des partis ?

Au-delà de la question de l’usage de l’Internet, par les partis politiques, pour favoriser la participation et l’expression des citoyens et tenter de « renouer » avec ceux-ci afin de s’adapter aux évolutions sociétales, nous avons essayé de montrer ici que l’enjeu « problématique » de l’usage de l’Internet, pour les partis politiques, est aussi celui de l’intégration de la parole citoyenne « ordinaire » dans le processus de communication du parti. Aspect problématique dont rendent d’ailleurs compte la faiblesse et la fragile pérennité de la présence des dispositifs de publicisation des interactions, telles que constatées sur les sites web des partis constituant notre corpus. Les enjeux de la publicisation de la parole citoyenne « ordinaire » et ceux du contrôle de la communication politique du parti apparaissent donc étroitement liés ; car avec l’intégration de paroles profanes dans le processus de communication du parti sur l’Internet, se pose la question de la légitimité des discours diffusés par et sur le site web du parti.

Note

(1) Dans le cadre de cette recherche en cours, portant sur l’appropriation de l’Internet par les partis politiques, nous avons procédé à l’analyse du contenu de dix sites web « nationaux » et permanents de partis politiques français, effectuée entre le mois de janvier 2004 et le mois de février 2005, et à la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs de la communication partisane de ces organisations politiques. Les sites web du corpus de l’étude sont ceux de : l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), du Parti Socialiste (PS), du Parti Radical de Gauche (PRG), duFront National (FN), de l’Union pour la Démocratie Française (UDF), du Parti Communiste Français (PCF), des Verts, de Chasse Pêche Nature et Traditions (CPNT), de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), et de Lutte Ouvrière (LO).

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Auteur

Gersende Blanchard

.: Gersende Blanchard est doctorante en Sciences de l’information et de la communication au sein du Gresec à l’université Stendhal Grenoble 3. Elle réalise sa thèse sous la direction d’Isabelle Pailliart, sur le thème de la communication politique sur l’Internet. Elle occupe actuellement un poste d’ATER à Infocom, université Charles de Gaulle, Lille 3.