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Une campagne de relations publiques dissimulée. Le Monde, le pouvoir politique et les émeutes urbaines de novembre 2005

2 Août, 2007

Résumé

De leur pouvoir institutionnel à dire la position officielle de la nation, les hommes politiques ont la possibilité d’émettre un avis respecté et observé tant par l’opinion que par les médias. Construit autour des techniques éprouvées des relations publiques et du marketing politique, le discours des politiciens est destiné à être réfléchi favorablement par les organes médiatiques. De ce fait, pouvoir politique et pouvoir médiatique sont naturellement interconnectés ; dans une situation plus ou moins ambiguë d’étroite connivence, l’élite politique française concourt à prévoir et à annexer le discours de l’élite journalistique française – et principalement celui du quotidien de référence Le Monde. L’épisode des émeutes urbaines de novembre 2005 s’est inscrit dans cette logique.

Em português

Résumé en portugais

Graças ao seu poder institucional a dizer a posição oficial da nação, os políticos têm a possibilidade de emitir um parecer respeitado e observar por os meios de comunicação e pela opinião. Construído em redor das técnicas provadas das relações públicas eo marketing político o discurso dos políticos é destinado a ser reflectido favoravelmente pelos órgãos mediáticos. Conseqüentemente, poder política e poder mediático estão naturalmente interconectar ; numa situação onde afirma-se certa conivência médiaticopolítica, a elite política francesa concorre para prever e anexar o discurso da elite jornalística francesa – principalmente o discurso do jornal de referência Le Monde. O episódio dos motins urbanos franceses de novembro de 2005 inscreveu-se nesta lógica.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Béru Laurent , «Une campagne de relations publiques dissimulée. Le Monde, le pouvoir politique et les émeutes urbaines de novembre 2005», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/04-campagne-de-relations-publiques-dissimulee

Introduction

Dans une société de communication, une crise médiatique entraîne souvent, de la part des responsables politiques, une résolution de crise médiatique. Si les médias reconnaissent que leur capacité à informer sur l’action politique peut être contrecarrée par la capacité du pouvoir politique à communiquer (1) , il n’en demeure pas moins qu’ils sont la plupart du temps tributaires et même « otages » des multiples campagnes marketing et autres stratégies de relations publiques des politiques. L’une des prédispositions de base des relations publiques est de lier l’objectivité des nouvelles diffusées par le professionnel de l’information à la subjectivité des idées propagées par le professionnel de la communication (Ewen, 1996 : 171). Les conseillers en relations publiques œuvrent à construire un discours susceptible de normaliser les idées de ceux qui, les mandatant, espèrent voir leurs points de vue traduits en informations crédibles, voire même incontestables car officielles – et donc légitimes. La gouvernance politique postmoderne agit rarement sans une exposition régulière dans les médias. Les responsables politiques qui jouissent d’une visibilité médiatique tendent à influer sur l’agenda médiatique, et ce dans la perspective d’influencer l’opinion publique. Ainsi, les politiciens considèrent les médias comme une « extension naturelle » de leur stratégie de communication. De ce fait, les responsables du pouvoir politique, assistés de leurs conseillers en communication, « créent » des informations : d’une part, pour montrer qu’ils ne sont pas inactifs, d’autre part, pour démontrer qu’ils sont les hommes de la situation. D’après l’étude des articles du Monde, nous soulignerons la collision entre les lois de l’information objective et celles de la communication subjective.

Le discours journalistique patronné par le discours politique : entre zooms et occultations médiatiques

Codifiant et hiérarchisant les informations diffusées, l’agenda médiatique a tendance à déterminer le contenu de l’agenda public ; celui-ci questionne et conditionne l’opinion publique (McCombs, 2004 : 1-3). Du contenu de l’agenda médiatique sont définis, d’une part, les informations très sérieuses de premier plan, d’autre part, les informations peu sérieuses de deuxième – voire même de troisième – plan. En novembre 2005, les émeutes urbaines ont déclenché une profonde vague de peur diffuse et constante ; elles ont focalisé l’attention – et des médias et de l’opinion – sur la violence secrétée au sein de la société française, et plus particulièrement sur la violence exercée par les jeunes banlieusards d’origine maghrébine et subsaharienne. Ces violences, à la fois spectaculaires visuellement et exceptionnelles temporellement, ont infusé un sentiment de panique générale pendant un temps donné. La couverture médiatique de l’insécurité urbaine avant, pendant et après l’élection présidentielle française de 2002 illustre parfaitement le parti pris et la surenchère médiatique que peuvent opérer certains organes journalistiques lors de certains phénomènes sociaux (2) (Lemieux, 2003).

Peu importe que ce soit les organes médiatiques et/ou les partis politiques qui mettent en avant une thématique sociale particulière, les journalistes, pratiquement à chaque moment sociétal critique, semblent œuvrer, consciemment ou inconsciemment, directement ou indirectement, comme une « petite aide en faveur du gouvernement » (Zaller et Chiu, 1996). Rappelons qu’à certaines périodes de la Vème République, les successifs directeurs du Monde ont ouvertement partagé et soutenu diverses positions et idées politiques des successifs présidents français : de Hubert Beuve-Méry avec Charles de Gaulle pendant la guerre d’Algérie (Sainderichin, 1990 : 63-77) à Jean-Marie Colombani avec Jacques Chirac au cours de la guerre du Kosovo (Poulet, 2003 : 71-78) en passant par Jacques Fauvet avec François Mitterrand lors de l’abolition de la peine de mort (Halimi et Vidal, 2002 : 116-118). Si elle ne disparaît pas totalement, l’attitude sceptique – et donc pour le moins critique – du producteur de l’information vis-à-vis de l’attitude confiante – et donc pour le moins persuasive – du détenteur du pouvoir politique a tendance à diminuer ; le journaliste-questionneur a tendance à reproduire tel quel le discours du politique-questionné. Si, lors des périodes sociales relativement calmes, les journalistes sont davantage prêts à s’interroger sur les positions – trop – autoritaires du pouvoir politique, dans les périodes de grande instabilité sociale, ils le sont moins mais plus prompts à admettre peu ou prou le discours de fermeté prôné par ledit pouvoir politique.

Pendant la crise de novembre 2005, la majorité des médias et des partis politiques, conscients de la fébrilité de la situation nationale et décidés à ne pas « jeter de l’huile sur le feu » (3), n’a pas excité les esprits avec des points de vue trop dérangeants – voire même compromettants -, c’est-à-dire avec des images et des paroles qui risqueraient d’envenimer la situation tendue. Le traitement médiatique des émeutes en banlieue n’a pas échappé à la routine des relations entre les journalistes et les politiques : les uns ont été les messagersen reprenant les informations préfabriquées par les autres (Schudson, 1989 : 81). Le très faible battage médiatique dans la presse française autour du retardement de la diffusion d’un reportage de France 2 – montrant le tabassage d’un homme à terre et sans arme par plusieurs policiers – est autant le signe d’une autocensure de journalistes assujettis que le signe d’une prudence journalistique vis-à-vis des agissements des pouvoirs publics (De la Haye, 1985 : 118-124). Cette réserve journalistique, conduisant à donner plus de crédibilité au pouvoir politique et à considérer son discours plus fiable (Chomsky et Herman, 1988 : 139), semble n’avoir d’autres volontés que celle qui, en taisant – et donc en couvrant – certaines exactions des forces de l’ordre, opte pour un retour à la normale ; dans la pratique, cette option ne peut que tendre à assister le pouvoir politique et prolonger les appels au calme des diverses personnalités politiques convoquées – et cela afin que le pouvoir politique parvienne à recouvrer l’expression de son autorité.

Le Palais de l’Elysée et l’Hôtel Matignon, confrontés à la multiplication des foyers d’émeutes sur une grande partie du territoire, a dû faire face à une difficulté sans précédent depuis le début de la Vème République avec le harcèlement quotidien subi par une partie des forces de l’ordre, la destruction d’emblèmes républicains – écoles, annexes de mairie… – et de petites et moyennes entreprises. Plus l’impact d’un événement (inter)national heureux – par exemple, une épreuve sportive (4) – ou malheureux – par exemple, lors d’un attentat meurtrier (5) – à des répercussions positives ou négatives sur l’opinion, plus l’objectivité du journaliste va en s’affaiblissant ; plus la confiance ou la méfiance en l’avenir est palpable au sein de la population électrice, plus le pouvoir politique doit en tenir compte pour ajuster son discours. Dans une situation où l’incertitude demeure quant à la capacité des forces de l’ordre à assurer une sécurité nationale effective, et dans la volonté à contribuer à garantir l’évaporation du danger qui guette la nation, les médias ont plutôt fait preuve d’un certain attachement « primaire » aux valeurs républicaines et démocratiques. Les journalistes français, ayant du mal se départir d’un patriotisme aveuglant mais également apeurés par la profonde humiliation que connaissait la France sur la scène internationale, ont eu tendance à minorer les espaces de réflexion dédiés à la compréhension des causes profondes de la crise. D’autant plus que les médias étrangers, déjà très critiques vis-à-vis du travail de leurs collègues français lors de la couverture de la campagne présidentielle de 2002 (6) mais surtout très marqués par les critiques des éditorialistes français pendant la catastrophe de la Louisiane, ont repris leurs « railleries » anti-françaises dès les premières nuits d’émeutes (7).

Dans la perspective d’apaiser les esprits, l’objectif premier de la communication politique était de réduire le pluralisme idéologique et de mettre en relief un point de vue consensuel. Pour créer un consensus autour de l’instauration d’une mesure d’exception qui a suscité des remous chez une partie de l’opinion – c’est-à-dire l’introduction du couvre-feu – ou de l’entrée en vigueur d’un texte de loi décrié – c’est-à-dire celui portant sur les bienfaits de la colonisation -, le pouvoir politique a dû adapter sa communication en tenant compte du paysage social du pays. Une partie de la communication politique a été destiné aux classes modestes résidant dans les quartiers populaires ; l’autre partie a ciblé les classes sociales aisées habitant les faubourgs fortunés. Le pouvoir politique, s’exposant et s’exprimant à la télévision et dans la presse, a tenté d’imposer un consensus généralisé au sein de l’opinion en bénéficiant de la possibilité de segmentation et de personnalisation du discours que promeut la télévision de masse (Miège, 1997 : 117-118). Ainsi, par exemple, l’allocution de Jacques Chirac pendant les émeutes de novembre 2005 reflète ces deux types de communication. D’abord, étant donné que la crise a principalement touché les cités dites sensibles, qu’elle a essentiellement mis sous pression les foyers les plus précaires, et qu’elle a particulièrement souligné les difficultés d’insertion sociale des communautés non-blanches, une portion du discours du Président a visé à parler particulièrement à ceux « qui vivent dans les quartiers difficiles » pour leur dire qu’ils « sont toutes et tous les fils et les filles de la République » (8). Ensuite, étant donné que les décideurs politiques et économiques français appartiennent essentiellement à la communauté blanche dite de souche et vivent dans les quartiers cossus, le discours du Président a introduit des expressions générales sur les discriminations socio-spatiales et ethnico-raciales que connaît la France en affirmant que le pays ne construira « rien de durable sans assumer la diversité de la société française » (9).

Dès mars 2006, la sur-médiatisation du transfert du journaliste Harry Roselmack – du journal télévisé de la chaîne cryptée Canal Plus à celui de la chaîne gratuite TF1 – s’est inscrite dans la publicisation de l’action présidentielle et gouvernementale au sujet de la diversité. Si Roselmack n’est pas le premier journaliste Noir à présenter un grand JT national, son intronisation a été la plus médiatisée (10). En septembre 2004, quand la journaliste Audrey Pulvar a animé un des JT de France 3, la médiatisation était présente mais loin d’être aussi forte (11). Même la présence du journaliste d’origine maghrébine Rachid Arhab au JT de France 2 entre 1998 et 2000 a été relativement peu médiatisée par rapport à l' »affaire » Roselmack – cela s’est pratiquement arrêté à la brève. Idem pour les remplacements que Rachid Arhab a effectué au poste de présentateur des JT de la seconde chaîne pendant les étés 1992, 1993 et 1994. D’ailleurs, avant les années 2000, la question des minorités visibles dans les médias a été très peu traitée dans la presse (12). La sur-médiatisation du coup médiatique réalisé par TF1 avec l’arrivée de Roselmack a accompagné les propos de Jacques Chirac, et cela en donnant une nouvelle dimension et une large visibilité à la question de la représentation médiatique des minorités ethniques (13).

Diversions politiques et digressions médiatiques : la crise sociale mise entre parenthèses

Dans une société française où ségrégation spatiale et discrimination ethnique sont loin d’être des situations inexistantes, la représentation qu’offrent les médias d’information et de divertissement n’est que le fidèle reflet de cette relégation (Macé, 2006 : 65-81). L’aveuglement républicain, nourri de non-dits, a tendance à produire d’importants tabous. Les médias français, tout comme les médias américains, sont à l’image du manichéisme ethnico-racial qui gangrène la société française : en effet, le discours médiatique ordinaire se construit autour de la binarité ethnico-raciale, et introduit la relation entre le « Nous », les Blancs, et les « Autres », les non-Blancs (Allan, 1999 : 157-183). Ainsi, quand Jacques Chirac convoque les présidents des principales chaînes de télévision pour leur demander de mettre en avant plus d’individus – journalistes, présentateurs et acteurs – issus des minorités visibles pour « lutter contre toutes les formes de discrimination » (14) , il leur demande de faire en sorte de rompre avec leurs habitudes de recrutement, et cela afin qu’une place effective soit faite.

De ce fait, Chirac a sommé les principaux organes audiovisuels à être des symboles « avant-gardistes » d’une société qui souhaite montrer son vrai visage. Et le lendemain de l’allocution du Président de la République et le lendemain de sa rencontre avec les responsables des chaînes de télévision, les principaux commentaires des médias – et particulièrement ceux de la presse quotidienne – n’ont pas émis de véritables critiques dérangeantes lorsqu’ils ont eu à exposer les propos de Jacques Chirac, et cela alors qu’en soulignant directement la réalité ségrégationniste et discriminatoire de la société française, celui-ci affirmait indirectement son propre échec politique depuis sa prise de fonction – en 1995. Pendant la période des émeutes, les médias français, qu’importe leur tendance politique, ont plus ou moins servi d’agences de relations publiques dans la perspective de délivrer un message aux « deux Frances » (15). Dans le but de ne pas envenimer une situation déjà tendue, les médias, comme lors d’autres événements (inter)nationaux précédents, ont fortement souligné les conséquences néfastes qu’engendrerait une radicalisation des violences ; ils n’ont pas poussé trop loin les analyses critiques des causes de ces émeutes (16).

Dès la fin du mois d’octobre 2005, la communication de crise de certains membres de la majorité politique avait pour objectif d’orienter de désigner des coupables devant l’opinion publique, et par-dessus tout des « fautifs consensuels ». Reposant autant sur des faits réels et des valeurs normatives (Libaert, 2005 : 10-13), la communication de crise des responsables du pouvoir politique a contrôlé le fond du débat : l’objectif était de saturer les canaux d’information en introduisant des points de vue dominants, et donc en tentant d’orienter les nouvelles offerte à l’opinion publique. La communication politique de novembre 2005 n’a pas seulement été construite pour persuader qu’une action effective allait être menée, mais aussi pour liguer l’opinion contre des maux antirépublicains officiellement pointés du doigt depuis longtemps : c’est-à-dire l’insécurité ou encore le vandalisme. La stratégie de communication de crise a reposé, d’une part, sur une tactique discursive tendant à éviter certains dossiers compromettants – car, jusqu’à présent, non traités à leur juste valeur – et, d’autre part, sur une tactique discursive tendant à prendre en compte des dossiers moins compromettants. Au-delà de la création de pseudo-événements médiatiques censés en produire d’autres (Boorstin, 1967 : 31), des discours politiciens défendant les valeurs et les lois républicaines ont été introduit dans l’agenda médiatique.

Ainsi, un nombre conséquent de propos a été produit dans les médias pour stigmatiser les débordements de l’expression artistique du rap – certains politiques ont parlé de racisme communautaire de Français non-Blancs fomenté contre les Français Blancs – et à blâmer certaines coutumes africaines interdites en France – en l’occurrence, la polygamie et le mariage forcé ou arrangé. Les petites phrases produites par la majorité politique visaient à mettre en doute le désir d’intégration nationale des immigrés et la volonté d’insertion sociale des Français d’origine africaine. L’important n’était pas d’entamer une réflexion critique afin de savoir pourquoi de tels événements violents se produisent de manière cyclique, mais plutôt de mettre en place un discours de crise qui consistait à réveiller et à entretenir un ethnocentrisme peu dissimulé et un racisme latent – le but était donc de fédérer la majorité des citoyens. Comme l’expliquent Eric Macé et Angelina Peralva (2002 : 97), « le discours autour du « réalisme » qu’il y aurait à qualifier en termes « ethniques » les fauteurs de trouble ne pourrait avoir de sens qu’en le réinscrivant dans le cadre d’une interprétation historique et sociale des phénomènes de discrimination et des conflits liés à l’immigration ».

Après avoir souligné, le 11 novembre 2005, que certains textes de rap datant de plus de dix ans ont des « allures prémonitoires » (17) et que les rappeurs sont considérés comme de véritables « média et haut-parleur des cités » (18), Le Monde a relayé, quelques jours plus tard – soit le 25 novembre, l’information de l’action judiciaire menée par des élus pour faire condamner les propos de certains rappeurs pour incitation au « racisme « anti-blanc » et à la haine de « la France » » (19). Devant la pression des accusations des députés et l’exposition de certains extraits de textes de rap agités par lesdits députés, Le Monde a publié un article où il a clairement dit que, si les « dispositions liberticides du Patriot Act » appliquées par le pouvoir américain n’apparaissaient pas comme des solutions enviables pour la France, il n’en demeure pas moins que les rappeurs étaient décrits comme étant les auteurs de certaines « dérives » déplorables car tous les « chants de haine sont inadmissibles » (20). En ce qui concerne le rôle qu’a joué le regroupement familial et la polygamie, plus que pour celui joué par le rap dans les violences, le quotidien laisse transparaître une certaine incompréhension quant à savoir s’ils ont eu un rôle clair et avéré dans le déclenchement des émeutes (21). Toutefois, dans de très nombreux articles, Le Monde laisse libre cours aux explications – souvent alambiquées – de certains ministres et autres députés de la majorité (22). Ainsi, nous nous apercevons que, pour opérer une diversion politique et orienter le débat vers des digressions médiatiques sur la menace que personnifie l' »Autre » – c’est-à-dire celui qui possède une origine et une culture différentes du « Nous » (Simmel, 1908) -, le pouvoir politique a mis en exergue une représentation alarmiste des « classes dangereuses » à surveiller de près (23) – en insistant sur les jeunes banlieusards non-Blancs et non chrétiens (Rigouste, 2004).

L’élite politique dispose d’un rôle non négligeable quand il s’agit de créditer les événements de centraux ou de secondaires, les idées d’intéressantes ou d’inintéressantes ; comme l’explique Paul Beaud, le média s’apparente à un « tribunal des mots et des idées [à l’intérieur duquel sont instruits] des procès de connivence, [et non des] procès de rupture » (1984 : 292). Quand un pouvoir politique est confronté à une situation sociale critique qu’il n’a pas su maîtrisé et à une crise sociale qu’il n’a pas pu éviter, peu importe que certains médias remettent en cause – partiellement ou entièrement – une partie de son discours ; l’important est de créer l’événement en produisant l’information – cela passe souvent par la création de l’illusion de la maîtrise politique. Pour le pouvoir politique qui (ab)use des relations publiques, repousser l’instant de crise – puis le gérer lorsqu’il éclate – est une fin en soi. De son côté, le système médiatique français, composé de firmes économiques dont la raison d’être est de faire circuler un flux d’informations continu et conséquent, a accueilli les propos des responsables politiques comme des matériaux de travail permettant de faire fonctionner à plein régime la « machine médiatique ».

Lors des émeutes de novembre 2005, la stratégie de communication du pouvoir politique a autant profité du formatage professionnel des journalistes que du mimétisme éditorial qui s’exprime dans un tel secteur économique ultra concurrentiel (Ruffin, 2003 : chap. 7 et 8). La stratégie des politiques a tenu compte de la concurrence que se livre les médias : par exemple, dès que Le Figaro et Libération se sont penchés sur le rôle joué par le rap dans le développement des émeutes (24) – en développant certes des points de vue opposés -, Le Monde, engagé à séduire le même lectorat que ces deux quotidiens (Duval, 2004 : 141-148, 209-222), pouvait difficilement ne pas entrer dans ce débat. Pendant que les médias débattaient sur certains propos, ils débattaient moins d’autres, notamment ceux très controversés du Ministre de l’Intérieur (25). Ainsi, en novembre 2005, le pouvoir politique s’est appuyé sur l’écho – positif ou négatif – que leur ont procuré les médias français afin d’accaparer les canaux d’information pour promouvoir et imposer leur parole, aiguillonner et monopoliser le débat.

Notes

(1) « La communication fait-elle l’élection ? » (Le Monde du 22 Mars 2002) et « L’image des présidents » (Le Monde du 12 Mai 2002).

(2) « La télévision accru sa couverture de la violence durant la campagne » (Le Monde du 28 mai 2002).

(3) « Le Parti socialiste stigmatise l' »impuissance » du gouvernement » (Le Monde du 4 novembre 2005) ; « A cran avec le petit écran. T’aurais vu la gueule de la bavure » (L’Humanité du 19 novembre 2005).

(4) « Zidane, roi du monde » (Le Monde du 14 juillet 1998).

(5) « Nous sommes tous Américains » (Le Monde du 13 septembre 2001).

(6) « Le regard critique des correspondants étrangers sur les médias français » (Le Monde du 30 avril 2002).

(7) « Les médias étrangers stigmatisent l’échec de l’intégration à la française » (Le Monde du 6 novembre 2005).

(8) « Chirac diagnostique une « crise d’identité » » (Le Monde du 16 novembre 2005).

(9) « Chirac dianostique une « crise d’identité » » (Le Monde du 16 novembre 2005).

(10) Voir les articles du Monde suivants : « Harry Roselmack, premier journaliste noir au 20h de TF1 » (8 mars 2006), « Harry Roselmack assurera l’intérim de PPDA au « 20 heures » de TF1″ (8 mars 2006), « Le journaliste Harry Roselmack quittera Canal + pour TF1 le 23 juin » (23 mars 2006), « Plus qu’un symbole, j’espère être un signal qui va entraîner la machine » (1er juillet 2006).

(11) « Avec l’arrivée d’Audrey Pulvar à « Soir 3 », France 3 veut susciter « une mixité des regards » » (Le Monde du 7 Septembre 2004).

(12) La fin de l’année 1999 est à considérer comme un tournant dans le traitement médiatique du non-dit portant sur la représentation ethnico-raciale. Consécutivement au fait que le Collectif Egalité – représenté par Dieudonné ou encore Manu Dibango – ait été reçu par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) le 5 octobre 1999 pour évoquer la question de la représentation des minorités à la télévision, Le Monde et l’ensemble des médias ont commencé à accorder une place de plus en plus importante à cette question. Le 10 – « Calixthe Beyala : « Il n’y a pas de Navarro ou de Julie Lescaut noirs » » – et le 17 du même mois – « La télé monochrome en question » -, Le Monde a pris en considération la réalité du problème.

(13) Voir les articles du Monde suivants : « Discrimination sans frontières » (2 décembre 2005), « Au-delà des « coups médiatiques », comment lutter contre les discriminations » (31 janvier 2006), « Quand télé-réalité rime avec diversité » (21 mai 2006), « La publicité tarde à prendre en compte la diversité » (10 Juin 2006).

(14) « Les télévisions devront accueillir les minorités » (Le Monde du 24 novembre 2005).

(15) « Manifestations de lycéens : le spectre des violence « anti-Blancs » » (Le Monde du 16 mars 2005).

(16) La liaison entre les émeutes de novembre 2005 à Clichy-sous-Bois avec celles d’octobre 1990 à Vaulx-en-Velin et de décembre 1998 à Toulouse a très peu été réalisée par les médias, si ce n’est par les spécialistes et autres experts appelés à s’exprimer médiatiquement. De plus, la cause du décès des adolescents clichois – ces derniers ayant été étrangement poursuivi par des policiers avant leur électrocution – a rarement été développé comme étant une répétition des accusations de bavure dont a fait l’objet la police, lors des années 1990, après les morts controversées d’un Lyonnais – renversée par une voiture de police – et d’un Toulousains – tué sous les balles d’un policier -, et qui ont donné lieu aux soulèvements précédemment cités.

(17) « Rap de France, chronique de banlieue » (Le Monde du 11 Novembre 2005).

(18) « Les cris du ghetto » (Le Monde du 11 Novembre 2005).

(19) « Des parlementaires réclament des poursuites contre des rappeurs » (Le Monde du 25 Novembre 2005).

(20) « Le rap à l’index » (Le Monde du 25 Novembre 2005).

(21) « Il n’y a aucun lien avec les violences » (Le Monde du 18 Novembre 2005).

(22) Voir les articles du Monde suivants : « La polygamie et le regroupement familial au centre de la polémique » (18 Novembre 2005) ; « M. Larcher fait le lien entre polygamie et violences urbaines » (17 Novembre 2005) ; « Le ministre de l’emploi fait de la polygamie une « cause possible » des violences urbaines » (16 Novembre 2005).

(23) Cf. les termes « sauvageons », « caïds » et « racailles », respectivement introduits médiatiquement par Jean-Pierre Chevènement (en 1998), Jacques Chirac (en 2002) et Nicolas Sarkozy (en 2005).

(24) « Quand le rap dérape, les élus se mobilisent » (Le Figaro du 25 novembre 2005) ; « Les rappeurs l’avaient bien dit » (Libération du 14 novembre 2005).

(25) « Azouz Begag, principal opposant de Nicolas Sarkozy » (Le Monde du 2 novembre 2005)

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Auteur

Laurent Béru

.: Université Paris III, CHRIME