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La recherche sur le journalisme : apports et perspectives

Séminaire ouvert du Gresec du 1er février 2005

Les objectifs

Partant du constat que les travaux de recherche à l’heure actuelle sont parfois redondants, souvent importants mais peu connus, et qu’il y avait sans doute des pans entiers à développer, le Gresec a entendu contribuer à l’établissement d’un bilan collectif de l’activité scientifique sur le journalisme et les pratiques journalistiques.

C’est autour de trois axes proposés par Bernard Miège que la discussion s’est engagée : 1/ L’état de la recherche sur le champ journalistique (à savoir l’évolution des professionnels du journalisme et des activités professionnelles des journalistes ; les discours journalistiques et leur réception ; le journalisme dans l’espace public) ; 2/ Comment se valorisent les travaux de recherche pour les étudiants et pour les professionnels ; 3/ Les objectifs actuels prioritaires.

Note de l’éditeur

Le texte qui suit est la transcription des propos échangés lors de ce séminaire. L’intégralité des propos a été presque totalement conservée et simplement révisée pour donner un caractère plus écrit aux interventions, le texte étant constitué de deux parties : « L’état de la recherche », et « Journalisme et espace public » (transcription et révision : Bernard Miège et Hélène Romeyer).

L’état de la recherche

Valérie Duvillard

Je souhaite avant toute chose revenir sur les aspects lacunaires. On est dans une situation où on dispose d’éléments assez épars, dans la mesure où on a très peu de sources sur les journalistes, sur leur manière de s‘insérer dans le monde du travail et les évolutions correspondantes. On est face à une difficulté de sources même si est accessible une source essentielle, celle de la Commission de la carte des journalistes. Elle reste difficile d’accès. Elle comporte des aspects lacunaires dans la mesure où elle ne représente pas l’ensemble de la profession qui se reconnaîtrait dans ces activités journalistiques. L’approche purement statistique, qui est importante, ne serait-ce que pour évaluer les mutations tant sur la moyenne période que sur la courte ou longue période, fait donc quelque peu défaut.

Du coup, dans les enquêtes plus qualitatives on est parfois gêné parce qu’on peut adosser certains résultats mais sans pouvoir infirmer, confirmer, etc. Donc ça, c’est vraiment une difficulté qui est sans doute liée aussi à l’organisation professionnelle, à sa réticence à être un objet de recherche.

Autre difficulté qui touche plus aux pratiques et à leurs évolutions au sein des entreprises médiatiques. Là je trouve qu’il y a une lacune énorme. On manque de travaux historiques sur la longue durée qui permettraient de mieux saisir les évolutions structurelles récentes. On manque par exemple, très simplement, de monographies sur des quotidiens nationaux, ou régionaux, ou hebdomadaires régionaux, ou plus encore sur la presse technique et professionnelle. On a là un univers inconnu alors que c’est aujourd’hui le principal employeur, etc. Lorsqu’on envisage des évolutions on est bien en peine de mesurer si ce sont des évolutions ou si finalement ce sont des permanences sur la longue durée.

Fait défaut une histoire sociale et économique de ces entreprises sachant qu’il existe une partition très importante dans les champs de la recherche entre d’un côté l’analyse des structures de l’organisation et d’un autre côté la fabrication du journal mais simplement sous l’angle rédactionnel.

On a donc du mal à avoir une analyse en profondeur de ces deux aspects. C’est encore plus le cas de l’imprimerie et de la diffusion ; l’histoire matérielle des entreprises de presse reste à faire.

Bernard Miège

L’absence d’une histoire des pratiques n’aboutit-elle pas à ce que finalement se diffuse aussi facilement une image un peu mythique du journalisme ?

Valérie Duvillard

Oui, je le pense.

Yves Lavoinne

A propos d’une telle référence historique, on s’aperçoit qu’il s’est passé sans doute quelque chose mais, en même temps, ce qu’en disent les ouvrages historiques est en partie faux.

Vous avez l’exemple, tout au long du XIXème siècle, du discours sur le thème « Ceci tuera cela ». Ça ne veut pas dire qu’il ne se passe rien au moment indiqué mais il ne se passe pas nécessairement ce qui est rapporté. Il faut effectivement se donner des repères pour envisager les changements avec un minimum d’objectivité.

Mutatis mutandis et pour en revenir à d’autres débats méthodologiques, on a affaire avec certaines pratiques journalistiques au même problème que celui évoqué par Le Goff dans son livre sur Saint Louis à propos de l’individu. Quand est-ce que se crée l’individu ? Il y a dix pages dans ce livre que je trouve merveilleuses sur le sujet. Et nous en sommes exactement au même point avec les connaissances historiques sur le journalisme.

Sur le journalisme, on connaît encore très mal l’histoire concrète, matérielle du journalisme même si on a des collègues historiens qui s’investissent de plus en plus (ainsi, la société pour l’histoire des médias regroupe aujourd’hui environ 100 personnes). Il existe des travaux mais vous évoquiez l’absence de monographies, je donnerai un exemple : c’est celui du Figaro. Il n’y a pas de monographie sur le Figaro.

Valérie Duvillard

Ni pour Combat ou Libération.

Yves Lavoinne

Mais pour Le Monde on dispose d’une multitude de livres. A ma connaissance, il n’y a aucune monographie, aucun ouvrage portant sur l’évolution du Monde, en tant que journal, en tant que produit, et avec les changements pourtant assez considérables à observer et analyser entre le vieux Monde et celui d’aujourd’hui.

Ce n’est pas simplement une opposition avant/après 1995. Il y a des changements extrêmement importants qui se sont produits à la fin des années 60 et au début des années 70. Il n’y a pas à ma connaissance de travaux plus précis sur ce sujet. Donc reprenant sur une durée même relativement longue (les 60 ans du Monde). Rien que ça, ça nous donnerait une vision très intéressante : dans Le Monde de 1944 (je ne sais pas si cela vous a frappé lors de la publication récente d’un fac similé), vous avez encore des traces de choses qui renvoient presque à l’univers de la Gazette, avec les annonces.

Et même les dépêches de Londres. Il y a quand même des façons de faire qui sont extrêmement anciennes. Et la rupture s’est produite finalement très tardivement. Pour en savoir plus, cela supposerait que l’on ait une bonne connaissance de ce qui s’est passé dans la construction du journal au cours du XIXème siècle d’abord, ce qui est encore très mal connu. Aussi lors du grand tournant du début du XXème siècle, sur lequel il y a un certain nombre de travaux mais pour lequel il n’y a pas encore de travaux exhaustifs et synthétiques relatifs à la création du journal moderne, dans les années 1900-1910.

Donc, je souscris totalement aux propos de Valérie Duvillard. A été évoquée la Commission de la carte. Or, il se trouve que je suis l’un des plus âgés dans cette salle, et pour avoir été directeur du CUEJ et avoir tenté de discuter avec la Commission pour que l’on ait une possibilité d’accès aux données, à des fins de travaux, on a toujours essuyé des refus, au nom de la confidentialité.

Ainsi, avons-nous eu des débats jamais clos, sur la place des anciens des écoles de journalisme dans la profession, puisque les résultats que donnent les enquêtes et ceux que donne le suivi des étudiants, nous fournissent, reconnaissons-le, des visions assez éloignées. Il n’a jamais été possible d’obtenir une coopération pour avoir des données enfin fiables. De mon point de vue, il y a donc une stratégie d’entretien du flou, y compris sur le rôle des écoles de journalisme. On ne souhaite pas savoir ce qu’il en est, ce qui permet de tenir des discours complètement hallucinants soit éventuellement à propos du surnombre des gens que forment les écoles de journalisme en disant : « mais vous formez des chômeurs », soit, au contraire du genre, « il y a un marché effectif qui permettrait et qui rendrait nécessaire d’ailleurs d’augmenter à une époque en tout cas, les effectifs de la formation ».

On est dans l’univers du flou, mais un flou à mon avis assez sciemment entretenu.

Dominique Marchetti

Je complèterai en faisant observer qu’on dispose des seules statistiques de la commission de la carte puisque l’INSEE ne fournit pas de données sur les journalistes ; ou plutôt elles sont dispersées. Ce qui me frappe dans les carences, c’est le fait qu’on travaille souvent autour de la même presse, avec une sorte d’ethnocentrisme intellectualiste et parisien. On travaille toujours sur la PQN, ce qui fait que la presse populaire est écartée, et notamment celle qui forme la vraie presse populaire en France, la presse magazine. Il est certain qu’on ne dispose pas de travaux à son sujet, alors que c’est la presse la plus diffusée. Et effectivement l’un des problèmes que l’on rencontre dans le maquis des travaux sur le journalisme, c’est qu’il y a peu d’éléments sur les pratiques, que ce soit d’un point de vue historique ou même contemporain ; certains s’intéressent aux contenus, puis d’autres à la sociologie du travail journalistique au sens strict. On a du mal à faire les deux à la fois et c’est dommage.

Parmi les quelques acquis, on peut faire état de l’histoire de la profession (ainsi pour l’Entre-Deux-Guerres où Denis Ruellan est bien placé) et aussi de quelques travaux sur les pratiques journalistiques avec un regard historique, notamment sur le journalisme spécialisé. Ainsi en est-il des études de Sandrine Levêque sur les journalistes sociaux même si cela concerne surtout la sociologie des professions. Plus récemment, le travail de Julien Duval sur le journalisme économique avec des renseignements assez précis. Personnellement j’ai travaillé sur le journalisme médical. Sur le journalisme politique, deux doctorants sont en train d’achever une thèse : l’un travaille plutôt sur les chroniqueurs du Parlement, il s’agit de Nicolas Kaciaf ; et l’autre, qui est à Rennes, Eugénie Saïta, travaille sur l’évolution du journalisme politique des années 70 à nos jours. On va donc bientôt disposer de travaux qui portent sur des pratiques journalistiques. Ainsi commence-t-on à disposer de petites « photographies » sur le journalisme spécialisé.

Mais le vrai problème, c’est cette espèce d’illusion de l’âge d’or et je rejoins tout à fait votre diagnostic. C’est un des vrais problèmes que l’on a dans la recherche, d’autant plus que les journalistes en jouent ; quand on a fait des entretiens avec des journalistes qui ont vécu un autre état du journalisme, ils insistent sur cet âge d’or. Il ne faut pas se laisser piéger par cela. Et on se laisse d’autant plus piéger que malheureusement on est en présence d’un point aveugle dans les enquêtes sur le journalisme du fait des découpages disciplinaires, à savoir l’évolution des entreprises et de l’économie de la presse. A part la thèse de Christian Pradié, essentiellement historique, et le travail de Béatrice Damian sur le marketing, sur tous ces aspects qui sont essentiels aujourd’hui, on est peu informé.

On a réalisé une enquête sur Euronews, et quand on travaille sur Euronews, il faut certes aller voir les journalistes mais aussi les responsables du marketing, les gens de la distribution, etc. C’est une évidence mais c’est rarement envisagé à ma connaissance.

Patrick Badillo

Ce qui est paradoxal quand même c’est l’écart monumental qu’il y a entre le discours sur l’importance des médias et dans le même temps, l’absence de financement pour la recherche ou son caractère marginal. Et je suis assez d’accord avec ce que disait M. Lavoinne. Probablement c’est assez volontaire. Donc il y a un écart et ce n’est pas pour rien que vous avez commencé par les lacunes parce que les lacunes sont monumentales si on met d’un côté les moyens et de l’autre côté les enjeux.

Il est vrai qu’on peut faire un état de la recherche mais on pourrait faire un état de la non recherche. Non pas qu’on ne travaille pas les uns et les autres… on fait ce qu’on peut. C’est un fait que l’INSEE devrait produire des statistiques sur les médias et qu’on devrait disposer de bases de données. Tout cela fait défaut et ce serait un objectif que de combler ce vide.

Yves Lavoinne

Pour rebondir sur ce que Dominique Marchetti a dit sur l’âge d’or qui est une catégorie qu’utilisent parfois les historiens, Zola, en 1877, disait déjà que l’âge d’or du journalisme était le journalisme de la Monarchie de Juillet. Et de ce point de vue, je trouve que le titre du livre de Christophe Charles, L’âge de la presse, et qui va de 1900 à 1939 est quelque part ambigu, cela ne me satisfait pas totalement.

Bernard Miège

Ce qu’il faut constater c’est une production importante, et même très importante de laquelle il faut enlever tout ce qui est de l’ordre de l’essai, etc. Cependant, chaque année je n’ai pas de mal à trouver une bonne dizaine d’ouvrages qui ont à peu près une méthodologie scientifique pour faire travailler les étudiants de niveau master. Ce ne serait absolument pas le cas si j’avais voulu faire autre chose dans d’autres domaines tels que la communication des organisations, la publicité, le multimédia, etc.

Autrement dit, dans la mesure où le journalisme a une importance socio-politique décisive, il se publie beaucoup d’ouvrages qui en grande partie, entrent dans la catégorie des travaux de recherche. Il existe des ouvrages historiques mais qui relèvent d’une certaine histoire et c’est plutôt là que se situe le problème. C’est une histoire politique, événementielle, factuelle, faite du point de vue des intentions, en réalité normative, ce n’est pas une histoire des pratiques journalistiques, ce n’est pas une histoire des rapports aux lecteurs et cela fait problème. Il n’y a d’ailleurs pas que l’histoire qui se situe ainsi. Cette vision historique se retrouve dans l’approche actuelle dominante du journalisme.

Evidemment, si on portait intérêt aux lecteurs, on trouverait de l’intérêt à faire de la recherche sur les magazines populaires par exemple. C’est pour cette raison qu’on ne s’intéresse pas aux magazines populaires. Il y a donc une multitude de choses qui à mon avis entretiennent une certaine vision du journalisme, des journaux et des journalistes sur lesquels il convient aujourd’hui de s’interroger. Il n’est que temps.

Dominique Marchetti

Je crois qu’on est victime là de la même dérive que celle qui frappe les rédacteurs en chef dans le choix des thèmes d’articles. Ce technocentrisme parisien très partagé fait considérer comme illégitime de travailler sur un sujet tel que la presse magazine. Cela relève d’une espèce de mépris, précisément à l’adresse de ceux qui s’intéressent aux lecteurs. On peut même dire un grand mépris.

Yves Lavoinne

Plus que de technocentrisme, je pense que c’est une forme de sociocentrisme. Précisément ce qui est populaire est complètement déprécié et cela explique en partie la situation de la presse en France.

Dominique Marchetti

Et je trouve que le débat sur les gratuits est intéressant à cet égard. On voit bien les lignes de clivages notamment chez les étudiants dans les Ecoles de journalisme, certains méprisant les gratuits en disant que ce n’est pas de l’information, etc. et inversement…

Yves Lavoinne

A propos des gratuits, un recul éditorial de Ramonet dans Le Monde Diplomatique, qui n’est certes pas un texte scientifique, est intéressant. Il explique la crise des médias par des facteurs externes au champ de la presse. Et parmi ces facteurs externes, il place la presse gratuite qui selon lui, n’a rien à voir avec la presse. Elle est totalement extériorisée. Je trouve cela assez fascinant.

Bernard Miège

Il a fallu longtemps pour reconnaître que les JT et certains magazines d’information gratuits, ou pas, étaient de l’information de presse.

Luiz Busato

Une réflexion incidente à propos de la presse populaire. Je pensais en vous écoutant au contexte latino-américain, on a ce que l’on a appelé par un terme générique la « folk communication » dans laquelle beaucoup de journalistes sont entrés pour analyser la presse populaire. Ce sont des attitudes inversées par rapport à ce qui se passe en France. A part quelques grands médias, comme Globo, la recherche s’est plutôt focalisée sur la presse populaire à travers cette « folk communication ». Et les chercheurs ont intégré… très tardivement la presse traditionnelle.

Bernard Miège

Ta remarque est très intéressante. Il faut en conclure qu’il y a en France, une espèce de doxa dominante sur ce qu’est le journalisme, et sur ce qu’est la presse.

A l’évidence en Amérique Latine, et au Brésil en particulier, l’intérêt pour la culture populaire est très fort et cela rejaillit sur la presse. En France, le modèle dominant serait encore celui de l’espace public politique.

Patrick Badillo

Il est vrai que c’est un certain type de journaliste professionnel qui est au cœur du système. Et quand on observe le fonctionnement des Ecoles, il est vrai qu’elles sont organisées par rapport à une certaine approche de la profession et non par rapport à une analyse ou une recherche sur la profession. Donc comment cela s’est produit historiquement, ce serait intéressant à envisager.

On voit bien que la reconnaissance de la commission joue un rôle central et de ce fait, tout s’organise à partir d’elle et c’est probablement pour cette raison que des phénomènes de contournement apparaissent inévitablement quand il y a une trop forte centralisation. Mais tout s’enchaîne ensuite : ainsi, la pédagogie est organisée par rapport à cet élément. Par exemple la presse magazine, à l’Ecole de journalisme de Marseille, n’est pas enseignée. On a seulement un diplôme universitaire de presse magazine, mais c’est tout. Cela montre bien ce que vous disiez : ce type de presse est encore tenu pour marginal alors que c’est le principal employeur. Et ensuite on retrouve le même phénomène au niveau de la recherche ; la recherche arrive en dernier lieu parce qu’on a une causalité, qui serait à étudier autour de la profession de journaliste avec son mythe – PPDA et tout ce qui s’ensuit – le métier lui-même, et le reste s’organise ainsi autour de la profession sans qu’on réfléchisse aux métiers, aux enjeux économiques et à leurs conséquences.

Denis Ruellan

Sur la structuration de la recherche en journalisme, sur le journalisme, sur le rapport avec les écoles, etc., je voudrais y revenir pour essayer de souligner qu’on fonctionne beaucoup entre ce qui est légitime à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur. D’où des effets qui peuvent être assez contradictoires. Si on prend par exemple à la fois l’histoire de la formation et de la recherche, il y a eu manifestement une autonomie prise par le secteur de la formation en journalisme, dès les années 50-60, mais cette autonomie a été conservée alors que les SIC montaient en masse. Je pense que c’est une évidence de dire que les écoles de journalisme, même quand elles sont dans une UFR ou une université, ont un statut et une autonomie dans le champ de l’information et de la communication. S’est ainsi largement construite – à mon avis – cette polarité entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui est paradoxal, à mon sens, c’est que cette polarité a relativement piégé les écoles de journalisme. Parce qu’une fois cette autonomie prise, elle s’est accompagnée d’un rapprochement très fort avec la profession et du coup d’un abandon du terrain de la recherche. Cet abandon est dû aussi à l’histoire des personnes et aux rôles assumés par certaines. C’est pour ça que je pense que la socio-histoire que fait Yves Chupin peut être intéressante. Si vous regardez autour de cette table, je serais assez intrigué de savoir qui sort d’une école de journalisme et a eu ensuite une carrière universitaire en étant passé par une école de journalisme, avec des productions scientifiques. [Après vérification, deux personnes sont dans ce cas].

L’essentiel des travaux scientifiques sur le journalisme sont réalisés non seulement en dehors des écoles, mais même en dehors de l’information-communication. Car une des conséquences de cette autonomie prise, c’est qu’il était illégitime d’enseigner et de chercher sur le journalisme. Et cette illégitimité d’enseigner et de chercher en dehors des écoles, elle a été à la fois construite par cette autonomie prise par les écoles mais aussi d’une certaine manière par l’université qui a adopté cette position et laissé faire.

Et quand vous comparez le nombre de formations en communication qui ont pu se monter dans les années 80 et, à côté, celui des formations en journalisme, vous observez qu’il s’est passé quelque chose. De mon côté, j’aurais tendance à dire que ce phénomène de contournement se retourne relativement contre les écoles de journalisme ; à partir de là, il n’est plus aussi illégitime de faire de la recherche sur le journalisme en France, et notamment en dehors des écoles.

Alors, pèse sur l’activité scientifique ce rapport entre ce qui est légitime et ce qui est illégitime.

Bernard Miège

Il est dommage que Bertrand Delforce ne soit pas présent car il est participe activement à une UFR de Communication à côté de laquelle fonctionne une école de journalisme privée et les deux travaillent ensemble, mais non sans difficultés récentes. Et il avait envie de parler de cela. Le processus est allé un peu plus loin qu’ailleurs avec une revue, des colloques, des séminaires, mais cela n’a pas empêché le processus que tu indiques, c’est-à-dire cette espèce de caractérisation comme illégitime de ce qui se faisait en recherche sur le journalisme à côté, à l’UFR Communication, et en dépit des collaborations. Lille est le lieu où il y a le plus de tentatives d’interactions.

Yves Lavoinne

Moi je voudrais revenir sur les propos de Denis Ruellan et les nuancer quelque peu. Vous dites que les écoles se sont organisées en tout cas dans le secteur universitaire à la fin des années 50 puisque c’est Strasbourg qui a commencé de façon non autonome car c’était sous l’égide de l’Unesco. C’était alors le Centre de formation de l’Unesco.

Et formellement je ne dirais pas qu’il y a eu abandon du terrain de la recherche, il n’y a pas eu investissement du terrain de la recherche par les écoles. Et il n’y avait pas dans l’université de travaux de recherche sur le journalisme. Il est devenu un objet de recherche mais les écoles ont-elles investi la recherche ?

Denis Ruellan

C’est plus qu’une tension.

Yves Lavoinne

Je ne le remets pas en cause. Je dis simplement que les écoles ont vécu pendant un long moment dans un univers où il n’y avait aucune production scientifique sur le journalisme. Elles ont eu beaucoup de mal à se raccrocher à quelque chose dans laquelle elles pouvaient se reconnaître un tant soit peu, qui était en train d’émerger et qui s’est appelé relativement tardivement les sciences de l’information et de la communication.

Luiz Busato

Dans cette histoire du désinvestissement du terrain de la recherche, j’ajouterai intuitivement que les professionnels qui interviennent dans nos formations ont une sensibilité aux questions de recherche, une écoute, un intérêt avoué pour ces questions, que je ne trouvais pas antérieurement.

De là, à dire qu’ils comprennent ce que c’est que la recherche en journalisme, c’est un pas que je ne franchirai pas tout de suite. Et là, je me retourne vers les universitaires et chercheurs, nos méthodologies en sciences humaines et sociales donnent lieu à des pratiques que les professionnels purs et durs ont un peu de mal à suivre. Les questions de la méthodologie de la recherche sur le journalisme sont pour eux, un vrai problème. Il y a d’un côté des professionnels habitués au langage journalistique et d’un autre côté, des méthodologies de recherche avec leur langue propre. Et les deux n’ont pas trouvé de convention d’entente. Est-ce un problème de notre part ? Est-ce un problème de formation de ces professionnels ? C’est pour cette raison que la recherche est peu reconnue dans les écoles de journalisme, mais néanmoins je constate qu’il y a un intérêt.

Bernard Miège

Est-ce que les médecins généralistes en formation trouvent légitime la recherche médicale, y trouvent de l’intérêt, ou ont-ils un rapport à la recherche seulement à travers la vulgarisation qu’en font les labos ?

Dominique Marchetti

Les pratiques professionnelles sont aux antipodes des apports de la recherche et c’est bien ça le problème. Le journalisme est caractérisé par la vitesse de production, alors que nous, on est plutôt lent, enfin… on réfléchit. A cet égard, on est en opposition méthodologique.

Et je pense que ce qu’il faudrait arriver à trouver, c’est des professionnels qui ont expérimenté cela mais qui savent et qui s’interrogent. Personnellement, jusqu’à présent je n’en ai pas rencontré qui dirait : « Bon je vais faire un travail sur trois ans », etc.

Donc, toute la différence c’est que les professionnels sont investis dans des choses rapides, brèves et ne s’intéressent pas à ce qu’on fait. Ils ne reconnaissent pas nos méthodes, et ne comprennent pas vraiment le rôle des universitaires.

Yves Lavoinne

A la suite de ce que disait Denis Ruellan, je signalerai que les écoles ont eu deux problèmes en se construisant : conquérir une légitimité par rapport à la profession et de même par rapport à l’université. Elles ont essayé laborieusement de construire cette légitimité par rapport à la profession, ce qui ne se limite pas à la reconnaissance par la commission de la carte. J’évoquais hier cet article du Monde des années 80, avec ce grand titre, « Le journalisme, une profession qui s’enseigne ». Il fallait donc se battre sur deux fronts et celui de la profession a sans doute été privilégié.

Denis Ruellan

Je trouve significatif que Bernard Miège ait présenté les choses en parlant d’évolutions des journalismes. Parce que je crois que l’expression permet de marquer une rupture de la manière de penser le journalisme. Je pense qu’il y a 10 à 15 ans, on aurait dit l’évolution de la profession. Alors ce pluriel il a été ajouté par plusieurs chercheurs qui ont voulu marquer un processus apparemment d’éclatement. Je pense en particulier à Jean-Marie Charon qui avait écrit Cartes de presse avec un pluriel.

Moi je crois que cette interrogation, elle est intervenue à ce moment mais elle a été largement marquée par le discours professionnel sur l’éclatement de la profession. Là encore, je crois qu’un certain nombre de choses ont été formées à partir des perceptions de ce qui était dedans et ce qui était dehors.

Même si toutes les professions sont plus ou moins marquées par ce rapport dehors-dedans, les travaux qui ont pu être menés sur l’histoire des professions journalistiques montrent bien à quel point cet aspect (l’arbitrage entre ce qui est dedans et ce qui est dehors) a été central, crucial.

Il est intéressant de poser le problème de l’éclatement, mais cela nous ramène toujours à l’idée qu’il y a quelque chose qui est au centre, qui est plus fort, qui est plus légitime. Cela nous ramène toujours à cette considération, alors qu’à mon sens, on devrait au contraire inverser la proposition et se préoccuper intellectuellement davantage de ce qui se passe autour. Si le journalisme se transforme, c’est là qu’il faut aller regarder, non pas à partir d’un processus de dilution mais un processus de transformation. Il y a là peut-être un processus d’enrichissement, permettant de lutter contre l’idée que les choses sont en train de se désagréger.

Faisons le lien avec un autre thème. Quand on travaille sur les transformations du journalisme, et afin d’éviter le médiacentrisme, aujourd’hui on doit se préoccuper de l’irruption de la parole du public dans les médias ; il faut prendre en compte toute la polyphonie au sein des discours. Les discours au sein des médias, c’est de moins en moins ceux qu’on a toujours analysés, c’est beaucoup plus complexe que ça. Cela passe à la fois par une présence de plus en plus structurée des sources au sein des écrits journalistiques, au sens le plus classique du terme, mais cela passe aussi par des formes beaucoup plus autonomes comme les blogs.

Récemment on a fait un travail assez exhaustif sur les blogs des adolescents. Il faut s’en préoccuper. La pratique du blog est devenue une pratique prégnante, que les médias intègrent. Je vous rappelle ce qui s’est passé il y a un mois avec le tsunami, et à quel point les gens qui se sentaient concernées ont fabriqué des blogs, et à quel point les médias s’en sont servi pour alimenter leurs articles.

Évidemment, ce disant, je ne suis plus dans les problématiques de la profession mais dans une problématique de transformation du journalisme en ce sens que le journalisme est en quelque sorte adopté par d’autres.

Bernard Miège

Je vais te surprendre mais je suis complètement d’accord avec toi. C’est la raison pour laquelle je mettais un « s » aux activités de journalisme. Par exemple, c’est tout ce qui est le hors-média, tout ce qui est en train de se faire et que les médias reprennent, qui me parait important. Il faut y faire référence à la communication, mais pas la communication permettant à des journalistes de faire des ménages et de l’argent facile, mais, cette communication qui est de plus en plus investie par les stratégies du corps professionnel des journalistes. C’est ainsi qu’il faut envisager le problème.

Ce qui me frappe dans les travaux d’étudiants et qui reflète une vision dominante dans ce que deviennent les écoles de journalisme, c’est qu’il y a d’un côté un discours virulent contre la communication (on ne veut pas se mélanger à la communication, on refuse toute base commune y compris scientifique à la formation des communicateurs et des journalistes ; on développe même une vision quasi terroriste contre tout ce qui est en rapport avec la communication et finalement une vision assez irréfléchie), et d’un autre côté, certains des travaux qui sont traités par ces mêmes étudiants en journalisme relèvent complètement de la communication (ils relèvent par exemple de l’information des collectivités territoriales, ou de l’information scientifique). Cette dichotomie, il faut l’analyser comme une réaction peut-être inconsciente, en tout cas comme une stratégie d’un corps professionnel qui tente d’occuper les espaces de médiation qui émergent. Et pour les blogs c’est le même processus. Ces personnes entendent s’imposer comme des nouveaux professionnels du journalisme ; on connaît cette tendance depuis l’affaire Lewinski.

Je suis effectivement d’accord avec le fait que ce ne sont plus les médias légitimes qui cadrent les professions, et l’activité des journalistes. Et en plus, cette activité-là, on ne peut pas la centrer autour du travail du journaliste, classiquement développée dans un média, cela se déroule également en dehors des médias. Ce que la recherche met en doute c’est l’équation média = presse = journalisme = journalistes. En tout cas, notre activité de chercheur doit prendre en compte cette complexité assez nouvelle.

Dominique Marchetti

Le biais dans les écoles, c’est-à-dire des écoles historiques qui ont été formées pour des médias généralistes et avec le modèle de la presse quotidienne, c’est que tout ou presque passe par le prisme de la presse quotidienne.

Pour Sciences Po Paris, que je connais quelque peu, s’est rajouté le fait que l’on s’est intéressé surtout au journalisme jugé comme légitime c’est-à-dire le journalisme politique. Cela fait beaucoup de biais et les lacunes constantes tiennent à ces trajectoires. Et le médiacentrisme, c’est un vrai problème. On vient de lancer un travail sur la sécurité routière et cette recherche a à peine débuté que l’on s’aperçoit que ce qui est intéressant ce n’est pas le journalisme – les marronniers, on en dispose – c’est plutôt le travail de communication de l’Etat notamment en direction des journalistes, lesquels sont pour une large part pris dans leurs sources, notamment avec l’accélération du rythme de production de l’information.

Patrick Badillo

Le problème que nous identifions restera présent tant que les journalistes ne se définiront pas comme des professionnels de l’information, ou même de l’information et de la communication.

Bernard Miège

L’une des catégories de professionnels.

>Patrick Badillo

Je veux dire comme faisant partie des professionnels de l’information et de la communication. Il est vrai que les blogs amènent des changements, etc. mais mon impression, c’est que de toute façon, le mécanisme reste réapproprié par les journalistes, même si l’information est produite ailleurs et qu’on change la base de production. Hermès avait écrit « Les journalistes ont-ils encore du pouvoir ? », je ne sais pas s’ils ont encore du pouvoir mais en tout cas, ils gardent leur pouvoir symbolique. Les journalistes sont toujours présents.

Yves Lavoinne

Ce que j’avais entendu de l’intervention de Denis Ruellan me semble quelque peu différent à moins que je me sois trompé. Je voulais insister sur ce qu’il appelait la parole du public dans les médias. C’est un aspect essentiel qui remet en cause notre regard média-centré et ethno-centré, etc. sur la circulation, (…) je ne peux pas dire de l’information, donc je vais dire la circulation de nouvelles, sans que l’on sache si elles sont vraies ou fausses… et sur la place du journaliste dans ce processus. Auparavant, il y a longtemps, au XVIIème ou au XVIème siècle, une partie de ce que l’on appelait les Occasionnels était des publications de correspondances des gens, etc. On avait bien affaire au public. Mais en même temps ça pouvait être des marchands qui s’écrivaient et qui publiaient, et ces textes sont devenus des sources pour les Gazettes. Et cela va durer longtemps, jusqu’au XIXème siècle ou même à la moitié du XXème siècle : le journal va publier, je ne dis pas des courriers des lecteurs mais par exemple une lettre de la Martinique lorsqu’il y a une irruption volcanique. De même pour le tsunami, il n’y avait pas de journalistes, on a donc utilisé des vidéos amateurs.

Ce qui m’intéresse c’est comment se configure l’information, la circulation des nouvelles et quelle est la place que l’on accorde finalement à ce que disait Renaudot dans sa jeunesse : « On est là pour tuer la rumeur » ? C’est ce qui a été repris par Marc Guillaume dans les années 1980, mais de Girardin aussi dans les années 1830-1840 : ces producteurs rêvent que ce qui va être imprimé, va être officiel et être considéré comme vrai parce que c’est officiel. Il s’agit d’un processus d’officialisation qui, de plus, est validé par les autorités.

Bernard Miège

Denis Ruellan avait effectivement fait des propositions dans sa question et on a laissé de côté le problème de l’irruption de la parole du public dans les médias et dans l’information.

L’autre aspect c’est que pendant trois ou quatre siècles d’histoire, finalement, l’activité journalistique et les médias ont repris toute l’information qui se diffusait à l’extérieur. Mais peut-être que ça ne se produit plus aujourd’hui en raison de l’influence considérable prise ces vingt dernières années par l’information professionnelle spécialisée ; celle-ci n’est pas nécessairement publiée mais elle est disponible et accessible : l’information médicale, l’information juridique, etc., ça c’est une quantité d’informations extrêmement importante, quantitativement et qualitativement et elle échappe aux médias en grande partie. Elle est accessible en ligne, accessible par courtiers, ou diffusée dans des ouvrages. On n’est plus dans un processus médiatique.

Yves Lavoinne

Ce ne sont pas non plus des médias car nous accordons, il faut le reconnaître, un sens extrêmement restrictif, individuel, et complètement journalistico-centré du mot média.

Sameh Chabeh

Je voudrais revenir sur un point : l’activité journalistique. Il ne faut pas considérer cette activité comme indépendante notamment dans les pays nord africains. Cette activité est encadrée plus ou moins fortement par l’entreprise de presse qui elle-même dépend de tout l’environnement et surtout du pouvoir politique. On ne peut pas parler d’une seule activité. Les journalistes ont plusieurs activités : ils sont communicateurs parfois, diffuseurs de l’information officielle, sources d’information, etc.

Yves Lavoinne

Effectivement lire un journal est assez décapant.

Une question à Dominique Marchetti sur l’évolution de ce qui se diffuse dans les JT où on a désormais sur certains sujets et notamment la sécurité routière de l’information officielle. Nous sommes tous pour la sécurité routière et contre un certain nombre de risques. La récurrence de ce sujet (c’est le cas aussi de l’obésité) me paraît relever davantage de ce qu’il faut bien appeler de la propagande. On est « matraqué » de messages sous couvert de prévention. Sans doute faut-il lutter contre les accidents de la route, mais cela m’interpelle sur le fonctionnement du JT et d’autres éléments m’interpellent aussi.

Vous signaliez justement que le journaliste est un communicateur plus ou moins lié au pouvoir politique : là on n’a pas affaire à un thème politique au sens partisan du terme mais je m’interroge néanmoins sur la relation entre le produit JT et tout ce qu’il y a en amont. Ce n’est peut-être pas uniquement de l’ordre de la commande gouvernementale, mais comment en arrive-t-on à construire cette récurrence ?

Bernard Miège

Avec le terme de propagande, tu déplaces le problème mais de quoi s’agit-il : de propagande politique ou de propagande sociétale ? On ne peut pas utiliser le terme de propagande de façon abstraite.

Yves Lavoinne

Ce qui m’interpelle c’est ici la propagande sociétale.

Dominique Marchetti

Là se rejoignent effectivement des thèmes relevant de la communication et qui se traduisent par de l’information. Il est vrai que la source unique des faits divers c’est la police ou la gendarmerie. Et sur les risques, c’est un thème sur lequel ces institutions publiques communiquent beaucoup. Mais précisément, on n’est pas dans la propagande au sens classique du terme, c’est très subtil, et en fait, on fait passer une politique et comme tout le monde y a intérêt, c’est très consensuel en plus. Les journalistes ont intérêt à reprendre ces thèmes car, moralement, comment ne pas être contre l’insécurité routière ? En général on a la morale de ses intérêts.

Cela rejoint une question évoquée précédemment mais à propos des lacunes : le développement de l’info-service à laquelle les professionnels comme les chercheurs ne s’intéressent pas du tout. On est en effet, dans un domaine où on a énormément d’informations pratiques, donc de services. On peut faire la liaison avec les intérêts du lectorat comme le signalait Bernard Miège. Les points routes, c’est évidemment de l’information-service. Par exemple on trouve une page par jour dans Sud Ouest sur la circulation dans Bordeaux. Et c’est vrai dans la plupart des quotidiens régionaux. Cette page, le plus souvent, n’est pas réalisée par des journalistes. Et donc cela rejoint le journalisme d’État ou de service public.

Pour revenir aux publics, certaines compétences sont indispensables pour travailler sur l’économie des entreprises de presse, par exemple lire un bilan, et aussi pour suivre de près le problème d’accès aux sources. Dès qu’on touche à l’audience ou aux études marketing, sauf à connaître quelqu’un qui travaille dans ces entreprises et qui nous fournit des données sous le boisseau, on a des problèmes. Sauf pour de grands groupes qui parfois mettent en ligne des statistiques très précises. Par exemple à propos d’AutoPlus et Autojournal, sur le site d’Emap, on trouve une statistique intéressante sur le lecteur car il y a intérêt à montrer aux annonceurs qui sont très précisément les lecteurs.

Bernard Miège

A ce sujet c’est un fait nouveau et assez heureux pour les groupes de communication : l’information financière est désormais disponible ce qui était beaucoup plus difficile antérieurement. Les groupes sont tenus de faire de l’information à leurs actionnaires. Mais il est vrai qu’on ne connaît pas en détail ce qui se passe pour tel titre ou tel autre. On n’a que des informations de groupe. Mais il y a vingt ans, on n’avait rien ou presque.

Dominique Marchetti

Il y a un vrai problème pour avoir accès à ces informations-là, notamment sur les chaînes câblées. Et même sur l’INA, on a les chiffres Médiamétrie. Sans compter que dans certaines chaînes de télévision, le journaliste est obligé de demander l’autorisation à son chef de service pour parler ; ça aussi c’est un problème qui va se poser dans les années à venir. D’où l’intérêt peut-être de collaborer avec des gens qui ont des compétences différentes.

Journalisme et espace public

Isabelle Pailliart

A partir des enlèvements de journalistes mais peut-être n’est-ce pas à cette occasion-là, des journalistes défendant leurs collègues enlevés se sont retrouvés dans une situation un peu délicate qui consiste à la fois à défendre un métier et des valeurs et cela de façon publique ; et ils se trouvent étonnés devant la parole critique des citoyens. J’ai été étonnée de leur étonnement : en fait, ils n’arrivent pas à parler de leur profession. Ils sont obligés de se représenter dans des manifestations publiques ou des débats, et, à l’occasion de ces débats, les journalistes se sont rendus compte que leur profession n’était pas comprise et qu’elle était même extrêmement critiquée et que la population considérait qu’ils faisaient parfois un peu n’importe quoi. A l’heure actuelle, ce qui est assez intéressant, c’est qu’ils se disent : il faut parler de notre profession parce qu’elle est incomprise ; il y a la nécessité de parler comme si le mythe professionnel rencontrait les mythes construits dans l’espace public et comme s’il y avait d’un seul coup distorsion, et affrontement de ces deux représentations. Je n’arrive pas à savoir si c’est quelque chose de nouveau et si c’est lié à des événements précis. Autant il me semblait qu’il y avait une volonté d’éviter tout regard sur la profession, autant là d’un seul coup, parce qu’ils rencontrent un regard critique, ils ont le sentiment qu’il leur faut communiquer.

Bernard Miège

D’une certaine façon, c’est lié à cette crise de crédibilité qui se renforce depuis une dizaine d’années, mais lorsqu’on envisage la prise de parole des individus ou citoyens, on doit distinguer la prise de parole dans les médias grand public, type talk-show ; celle d’une population avisée, compétente, organisée qui s’intéresse aux médias. On peut faire état d’un nombre considérable de débats sur les médias. Et ça et là, se sont formées des associations.
Les gens qui participent à ces débats et qui sont membres de ces associations, qu’ils soient militants ou seulement citoyens, ont en réalité une conception très nette, très préformée. Et il est très difficile de débattre avec eux des choses dont nous avons discuté ce matin.
Alors quand on observe cette prise de parole, ce n’est pas une prise de parole généralisée, loin de là ! C’est une prise de parole socio-politiquement déterminée et à mon avis, si la recherche a du mal à se faire entendre, on l’a dit, des journalistes, des patrons de presse, etc., elle aura autant de mal à se faire entendre des observateurs critiques.

Dominique Marchetti

Le public, s’il réagit parfois de façon assez abrupte, ne peut pas être insensible à cette espèce de glorification du journalisme disparu. Il y a une victimisation qui est orchestrée essentiellement par « Reporters sans frontières » qui évidemment joue son rôle. Je projette un sentiment avec lequel je finis par être mal à l’aise. On ne va pas jusqu’à poser ce qui était quand même la situation des deux otages, qui était celle de la difficulté d’organisation de leur travail par leur statut de pigistes, plus ou moins laissés dans la nature. En réalité cela confine à la victimisation et à la glorification de la profession etc., mais cela n’interpelle en rien la difficulté qui n’est pas seulement générée par les autres. Il n’y a pas non plus un travail d’approfondissement. Tout ça est quand même extrêmement relatif… n’oublions pas qu’on dénombre 280 000 morts en Asie du Sud Est.

François Simon

Je voudrais compléter. Il me semble que si on s’interroge sur la crédibilité, sur le malaise ressenti, sur la manière dont on a réagi aux problèmes des otages, il faut appuyer cette réflexion sur des travaux et des études qui sans doute marquent et en particulier le parallèle qu’on peut dresser entre l’évolution économique de certaines entreprises et le recul de certaines pratiques comme celles de l’investigation. Je suis frappé de constater que si on faisait un inventaire des titres, des productions et des articles qui relèvent d’un travail d’investigation, je pense qu’on aurait des surprises.
A côté de cela, pour les journalistes qui travaillent dans les journaux gratuits, à part la reprise d’informations données ailleurs, il n’y a absolument plus de place pour l’investigation, en tant que telle. On note donc toute une série de formes nouvelles de presse, et à l’intérieur même de la presse traditionnelle, il y a un recul à la fois des moyens d’investigation et de la considération qui est donné à ce travail ; de plus, il faut ajouter à cette position économique, un certain positionnement politique qui amène par exemple à considérer que certaines zones du monde doivent être interdites à l’activité journalistique.
On parle des zones de conflit mais jusqu’à quand pourra-t-on continuer à faire un travail d’investigation dans certains pays où la solution de facilité consiste effectivement à être dépendant de services de communication, ou d’institutions (aussi bien l’armée que le pouvoir politique en place). Et là, je crois qu’il y aurait une étude à faire sur l’évolution économique des médias aujourd’hui. Il y a certaines évolutions que l’on note au plan politique, mais il faut prendre aussi en compte le recul de la pratique de l’investigation. Et la question de la crédibilité se poserait autrement.

Bernard Miège

Tu penses que les interrogations qui sont adressées aux médias et aux journalistes viennent d’une référence précise à des enquêtes qui existaient voici vingt à trente ans et ne se font plus aujourd’hui ?

François Simon

Je pense en tout cas que le rapport aux sources s’est considérablement complexifié. L’accès aux sources d’information est devenu beaucoup plus compliqué et de ce fait, quand on rajoute des éléments économiques tout bêtes comme le fait que lorsque l’on veut faire une enquête fouillée ça prend du temps et de l’argent pendant lequel on n’est pas directement productif. Eh bien, il y a de nombreuses entreprises de presse qui considèrent que ce n’est plus possible et décident d’arrêter.

Yves Lavoinne

Juste une question : vous parlez de recul – moi je veux bien, mais j’aimerais quand même que l’on se construise des indicateurs qui permettent de parler d’un recul parce que sinon, on se refait le coup de l’âge d’or. Est-ce que le reportage est en baisse ? Là encore il faudrait que l’on puisse avoir des éléments : est-ce que c’est lié à l’évolution des entreprises de presse ? Pour dire les choses de façon très naïve, j’ai cru que les conférences de presse étaient des modalités qui s’étaient multipliées dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Ce qui m’a frappé en travaillant sur la guerre de Biafra, c’est l’importance et la régularité des conférences de presse de la Croix Rouge, et le branchement des journalistes sur les sources institutionnelles fonctionnait déjà à plein régime. Peut-être que c’est encore plus vrai aujourd’hui, mais sur ce cas précis c’était alors déjà le cas.

François Simon

Disons qu’on aurait besoin d’indicateurs quantitatifs pour établir s’il y a ou pas cette évolution, mais ce qui est sûr par contre, c’est qu’il existe des logiques économiques qui auraient tendance à aller dans ce sens-là. Le premier chaînon est là, ça ne veut pas dire que le résultat peut en être déduit, mais le premier chaînon est en place.

Yves Lavoinne

Oui, je suis d’accord sur les logiques économiques, mais est-ce que cela signifie que ces logiques sont univoques. Est-ce qu’il n’existe pas une logique du genre : « Il faut savoir investir dans le reportage pour donner une plus-value à ce produit » ? Nous avons des exemples notamment des journaux en Grande Bretagne, certains font un effort pour donner du temps au temps. Alors là aussi, les logiques économiques oui… mais est-ce qu’elles fonctionnent toujours de façon aussi univoque ?

Patrick Badillo

On peut donner du temps au temps quand on n’est pas dans un secteur en crise. Dès lors qu’on est dans un secteur en crise, et ça, ça se mesure, alors on ne peut plus donner du temps au temps.

Bernard Miège

C’est effectivement une proposition mais de toute façon il ne peut pas y avoir de réponse définitive globale, il faut choisir des terrains qui soient pertinents et le vérifier.

Isabelle Pailliart

S’agissant du journalisme et de l’espace public, on a vu la baisse de la crédibilité et le miroir renversé des mythes professionnels que Jacques Le Bohec a pu montrer. Mais il y a un autre aspect qui apparaît dans les travaux. Les journalistes évoluent vers des formes de vulgarisation qui ne correspondent pas vraiment aux attentes des individus. Je pense notamment aux activités scientifiques, enfin à tout ce qui touche à la santé, et aux évolutions de la biotechnologie. C’est un registre qui reste explicatif, et didactique pour l’essentiel, et en même temps, la simplification des approches ne correspond pas forcément aux attentes du public. Le public sait bien que c’est beaucoup plus compliqué que ce qui lui est livré par les journalistes. On reste dans un domaine très classique dans le registre d’écriture, proche encore une fois de ce que l‘on pourrait appeler la vulgarisation et qui ne correspond pas vraiment à la demande de complexité, à l’affrontement entre les acteurs, ou à l’émergence de problèmes.

Bernard Miège

Ce que tu dis Isabelle, me fait remémorer une phrase de Jean-Pierre Esquenazi, que je ne citerai pas de tête, et qui explique que l’un des cadres du journalisme c’est de devoir parler avec un langage ordinaire des problèmes de société et de ne pas entrer dans la complexité. La question que tu poses rejoint cette affaire-là, et à mon avis il y a des implications.
Alors ça n’est pas nécessairement perçu consciemment par l’individu journaliste. En tout cas, cela a des implications sur la valorisation des travaux de recherche que l’on pourrait avoir en direction des professionnels de l’information ou en direction des étudiants. Parce que bien évidemment, ce que l’on écrit ne relève pas de ce registre, de ce cadre donc. Peut-être y a-t-il à voir de ce point de vue-là.

Dominique Marchetti

Pour compléter sur l’espace public : des travaux se développent (en science politique notamment), sur la construction des problèmes publics. Il y a un courant qui commence à se développer autour de cette approche. Je pense aux travaux d’Érik Neveu, ou d’E. Henry… il s’agit de travaux sur la sélection de l’information.

Luiz Busato

Visiblement la problématique est puissante : celle de la connexion entre la recherche et l’activité des professionnels et c’est une question toute actuelle : la relation recherche/professionnels. La valorisation de la recherche vers les professionnels, les modalités de cette valorisation, ses limites, et ses difficultés.
Comme question émergente, Géraldine Muhlmann envisage les journalistes comme héros. Soit par hypothèse : un groupe de chercheurs dans leur tour d’ivoire qui attaque la question des pratiques : non tu n’es pas un héros, tu es un médiateur. Est-ce qu’on n’est pas en train de s’attaquer à un mythe et donc de provoquer une réaction négative chez les praticiens ? Les chercheurs, eux, parlent ainsi dans l’atmosphère, nous on est sur le terrain.
Une autre question posée par cette valorisation : est-ce qu’il s’agit pour les chercheurs de communiquer ? Est-ce qu’ils deviennent des médiateurs entre la recherche et les professionnels ? Il me semble qu’il y a là un certain nombre de réticences des professionnels. Pour des raisons historiques, ils n’ont pas une vision très positive des chercheurs.
Je disais tout à l’heure et je le maintiens : il y a une sensibilité nouvelle des chercheurs mais qui en rapport peut-être avec les difficultés qu’éprouve la presse et dont l’une des formes de résolution a été peut-être déjà évoquée à propos du Centre national de développement de l’information, piloté de Lyon Bertrand Labasse, sur une commande de Raymond Barre. Il s’agit d’un centre technique « intermédiaire » qui résoudrait des questions d’apparence scientifique pour expliquer un certain nombre de choses.
Voilà quelques questions en rapport avec la valorisation des travaux de la recherche vers les professionnels.

Yves Lavoinne

Je voudrais poser une question. Vous parlez de valorisation en direction des professionnels. S’agit-il des journalistes, des entreprises de presse (ce qui n’est pas la même chose), ou des étudiants ?
Mon interrogation est « Est-ce qu’il y a une demande sociale et comment situer les SIC dans l’univers des sciences sociales elles-mêmes, car nous sommes à la veille de la loi d’orientation sur la recherche. Quelle est la demande au niveau des SHS ? Mon hypothèse est qu’elle est faible. Pour valoriser, il faudrait qu’il y ait transférabilité. Ce qui renvoie aux étudiants : ceux que j’observe sont d’autant moins prompts à s’ouvrir sur des problématiques de recherche que l’univers dans lequel ils s’intègrent ou vont s’intégrer a peu de propension à intégrer cela. Une des particularités des étudiants en journalisme est qu’ils ont été pour la plupart pré-formatés par l’entreprise puisque la plupart sont loin d’être indemnes d’expériences professionnelles.
Mon interrogation est là : peut-on parler de valorisation s’il n’y a pas de demande sociale, et finalement, est-ce que ce n’est pas nous qui sommes demandeurs d’une reconnaissance ?

Luiz Busato

Dans la séance de cette après-midi, seront présents les étudiants du master journalisme. Si on leur posait brutalement la question : êtes-vous demandeurs des travaux et d’implications provenant de la recherche, ils répondraient qu’ils sont d’abord demandeurs d’intégration dans un grand média, de préférence Le Monde ou Libération.

Dominique Marchetti

Bien qu’on ne fasse pas de recherche fondamentale, on pourrait dire qu’on essaie de réfléchir un peu en amont par rapport aux applications, on n’est pas demandeurs, mais s’il y a de nouvelles énergies qui apparaissent, on y trouvera des satisfactions. Ce n’est pas le fait qu’il y ait une légitimité par le marché et par le job qui pose problème, parce que nous essayons de nous situer en amont.

Luiz Busato

Autrement dit, tu admets que dans la recherche sociale il y a des catégories d’acteurs qui pensent pratiques sociales de façon fondamentale, qu’il y ait ou non demande sociale, sans souci d’offre spécifique.

Dominique Marchetti

Je ne dis pas que dans notre cas, on fasse de la recherche fondamentale, mais dans d’autres domaines, la recherche fondamentale peut être admise même s’il n’y a pas de liens, de débouchés directs. Nous pouvons avoir une certaine légitimité dans la mesure où on cherche à produire des recherches un peu plus fondamentales.

Luiz Busato

Quand le Dauphiné Libéré, il y a sept ou huit ans a commencé à réfléchir au renouvellement de sa maquette, il a fait faire des travaux pour connaître son lectorat et ses attentes. Nous n’avons pas vraiment eu accès aux résultats de ces recherches ; ce qui est sûr, c’est qu’ils ne sont pas venus nous demander. Ils ont fait appel à des consultants.

Denis Ruellan

Je n’ai pas l’impression de partager votre interrogation qui porte sur la légitimité de la recherche et de son lien avec telle ou telle profession : est-ce qu’on est reçu, etc. ? Cette question là nous rapproche trop de quelque chose qu’avec certains, je critiquais fermement : c’est le rapport avec l’entreprise.
En particulier avec le journalisme, il y a un rapprochement entre l’université et le monde de l’entreprise et il est loin d’être porteur pour l’université, notamment en termes de captation de la force de travail étudiante par les entreprises, de façon non rémunérée ou précaire, sans qu’il y ait un retour en matière de facilités d’intégration sur le marché de l’emploi. Sans qu’il y ait également de retour en termes de relations quelque peu structurées pour assurer une offre d’enseignement. On pouvait continuer à travailler avec des entreprises avec qui on ajusterait le rapport formation/emploi : bon vous avez tel besoin, on vous envoie telle personne. On doit avoir une perception critique d’une certaine participation à un discours très libéral qui porte en lui la critique de ce que fait l’université, à savoir : son côté surplombant, sa prise de distance, son approche éloignée des réalités, etc.
On a fait la démarche, et notamment en information-communication parce que sont proposées des formations professionnalisantes. On a fait la démarche vers les entreprises certainement avec beaucoup d’erreurs. Et personnellement je demande aussi quelles sont les traces de la démarche inverse et quels sont les résultats en terme de présence concrète de l’entreprise, utile dans l’université. Je n’envisage pas la question du financement mais quel est le bénéfice de notre participation à ce que j’estime être une désorganisation du marché du travail, notamment à l’entrée sur le marché du travail ?
Je n’entends pas être désagréable avec les professionnels, je n’ai rien contre eux, je m’interroge simplement sur : quel est notre métier et en quoi la recherche a-t-elle à voir avec les professions ?
Cela commence fort bien puisqu’on forme un public de futurs professionnels. Si on s’interroge sur nos rapports avec les professionnels, on est face à des futurs professionnels à qui nous pouvons et nous devons destiner notre recherche. Pour moi, la recherche que je mène, elle s’adresse à mes étudiants. C’est la limite, je me clos là-dessus et je m’interdis d’aller plus loin.
A mon avis, la recherche trouve tout à fait sa légitimité avec le public étudiant, quel que soit le niveau. Maintenant comment associer les professionnels ? Alors là, je crois qu’il y a deux niveaux sur lesquels agir : il y a le niveau des professionnels qui participent à la formation de façon suffisamment régulière, pour lesquels on doit trouver la modalité d’une association de non-professionnels de la recherche à des recherches. Là c’est une difficulté.
Et puis il y a le deuxième niveau : c’est celui des manifestations scientifiques qu’on organise. Il faut rechercher la participation des professionnels. Il ne faut pas en attendre beaucoup, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils viennent en masse. Sont souvent décevants leur niveau de participation et de contribution. Mais c’est pourtant porteur de réponses à la question que tu posais, c’est-à-dire celle de la légitimité. Quand on a fait cette démarche, on existe dans le champ des professionnels, on existe dans la mesure où même s’ils ne participent pas énormément, ils apprécient mieux ce que l’on fait et situent nos travaux.
Pour autant, je n’ai pas parlé d’association à des programmes de recherche ni de coopérer à leurs études marketing. C’est un autre domaine auquel on n’accède pas pour le moment et je ne sais d’ailleurs pas s’il faut y accéder.
Donc voilà, on a trois niveaux d’action : les étudiants, associer les professionnels et construire une visibilité qui au bout du compte est productive. A partir du moment où on a organisé des manifestations scientifiques en invitant des professionnels, notre statut a changé dans leurs représentations.

Bernard Miège

D’accord l’objectif ce n’est pas de devenir le consultant des entreprises. Notre objectif en tant qu’enseignant-chercheur, c’est finalement que les professionnels acceptent qu’on soit enseignant-chercheur, et qu’on forme des gens appelés à être employés dans les entreprises de presse.
Je partage ton avis sur les stages, il faudra sans doute se poser collectivement cette question.
En direction des étudiants je partage tes propositions, en direction des professionnels selon les modalités que tu as indiquées, je suis également d’accord. La difficulté c’est qu’il y a une grande imperméabilité à la production de recherche, et chez les professionnels, et par ricochet, chez les étudiants. J’ai tendance à penser que plus ils sont avancés en âge, plus ils sont diplômés, et plus c’est difficile.
Par ailleurs, je pense qu’on a un problème en tant que communauté scientifique sur la question de débat public à propos de la crédibilité de l’information et de la presse, etc. On a du mal à intervenir. Comme on l’a déjà observé, se développe une parole publique organisée qui fonctionne mais on a du mal à s’y insérer, à dire des choses un peu fondamentales. Pour être membre fondateur, avec d’autres, de l’Observatoire français des médias, je constate que même dans ce cadre c’est assez difficile. Il y a pourtant un collège d’universitaires. Armand Mattelart est président mais les choses ne vont pas de soi.
Ce ne sont pas les entreprises qui sont notre objectif sauf pour les sources et les enquêtes. Sur de nombreuses questions, on ne sait rien, sous prétexte de concurrence. Par exemple, on ne sait rien, ou à peine, sur l’histoire économique, sur les stratégies marketing.

Valérie Duvillard

On est contraint pratiquement de faire du centimètre/colonne avec les pages d’annonceurs pour évaluer le coût de la page.
C’est pourquoi il n’est pas négligeable d’améliorer nos relations avec les entreprises mais ce n’est évidemment pas un but. L’objectif ce sont les professionnels et le débat public.

Luiz Busato

Est-ce qu’il faut pour autant se désintéresser des entreprises ? Qu’en pense Gerd Kopper ? Que se passe-t-il en Allemagne ?

Gerd Kopper

Le terrain est très complexe. D’abord notre Institut à Dortmund repose sur une fondation privée avec donc des financements privés, assurés par des personnes propriétaires de la grande maison de presse régionale.
Mais la construction est basée sur des contrats stipulant l’indépendance permanente de l’Institut. Cela a commencé en 1991, et cela marche très bien… Ce qui est intéressant car la famille héritière a transféré cette fondation à l’université. Le jour où l’université est devenue propriétaire nous avons eu des conflits précisément à propos de l’indépendance de la Fondation. C’est absurde. Cela ressemble aux situations dont j’ai pu avoir l’expérience aux États-Unis. Conserver son indépendance cela fonctionne mieux avec les fondations privées pour l’activité de recherche, qu’avec l’institution universitaire. Il y a matière à réflexion.

Dominique Marchetti

Qu’appelez-vous indépendance ? Est-ce dans le choix des thématiques de recherche, c’est quoi ?

Gerd Kopper

Nous disposons d’un bâtiment comme ici à Échirolles où est installé le Centre. Et c’est maintenant l’université qui veut utiliser tout ça. Mais nous, ça ne nous intéresse pas.
Une autre chose est à ajouter : il y a des entretiens entre les dirigeants des industries des médias et des chercheurs. On aboutit à une absurdité tenant à ce que les entreprises commissionnent la recherche quantitative auprès de consultants mais ces consultants n’ont jamais fait de recherches sur les médias. Et ils finissent par nous demander, à nous chercheurs, les perspectives de questionnement, et la façon de procéder. C’est un fonctionnement assez absurde car le secteur industriel aurait dû commissionner l’institution universitaire pour faire cette recherche, avec peut être aussi de meilleurs résultats qualitatifs.
En Allemagne, demeure le soupçon chez les dirigeants d’entreprises de presse que les universitaires sont éloignés des réalités. Dans la concurrence avec les consultants, ils sont moins exigeants qu’avec les universitaires.

Luiz Busato

L’entreprise attend-elle des chercheurs des connaissances sur les métiers ?

Gerd Kopper

Oui et c’est étonnant, car il y avait des conférences et des dirigeants ont découvert qu’il existe là une connaissance substantielle bien différente de l’activité de consultant.

Dominique Marchetti

Dans ce sens, je me souviens que lors de l’enquête qu’on avait menée sur les conditions d’entrée des journalistes sur le marché de l’emploi, on avait interrogé les directeurs de formation. Et j’avais été frappé par le discours anti-universitaire. Il est vraiment très prégnant dans la profession journalistique mais aussi chez certains directeurs de formation. Cela m’a beaucoup frappé.
Me pose aussi problème la façon dont les journalistes choisissent les bons livres et les mauvais livres sur le journalisme. Et je suis frappé par une chose : ces dernières années, il y a deux ouvrages qui ont retenu leur attention, c’est-à-dire le livre de Cyril Lemieux et celui de Géraldine Muhlmann. Tout ce qui va dans le sens de cette espèce de doxa est bien considéré et bien reçu. Mais tout ce qui ne va pas dans le sens de cette doxa est écarté. Il faut que cela serve quelque peu leurs intérêts.
Lors d’une discussion récente avec un journaliste, j’ai découvert qu’il était intéressé par tel ouvrage parce qu’il pouvait s’en servir pour son propre compte et contre son rédacteur en chef.
On a à faire face à un vrai problème lié au développement d’une critique politique très normative dans certains journaux satiriques, et même une critique stalinienne sur les médias et qui consiste à dire : « Les médias nous mentent et ce n’est pas aux journalistes à faire l’information ». Une certaine critique monte, parfois associée à certains travaux universitaires, ce qui n’est pas sans poser problème et elle est très entendue du côté des médias, et comme elle est très caricaturale, elle fonctionne bien.
On a donc d’un côté un certain refus de travaux universitaires qu’on ne regarde même pas et d’un autre côté des critiques caricaturales qui sont reprises. Et nous on se retrouve au milieu entre deux feux. Sans doute, cela se passe-t-il différemment dans la presse régionale en raison de l’effet de proximité.

Denis Ruellan

Cela ne concerne pas seulement les travaux de recherche.

Sameh Chabbeh

Certaines universités accroissent le recrutement de professionnels. Est-ce que cela favorise des rapprochements ?

Yves Lavoinne

J’ai envie de rebondir sur les propos de Denis Ruellan selon lesquels les Écoles n’ont pas de relation avec les entreprises mais avec les individus. Effectivement, il n’y a pas de relation d’institution à institution. C’est un point fondamental, on est en relation avec des individus qui peuvent servir de point d’entrée mais il n’y a pas vraiment de relation organisationnelle. C’est un point essentiel.
Par rapport à ce que disait Dominique Marchetti, je souhaiterais compléter. Il est vrai qu’il y a à la fois une espèce de doxa et une critique qui est une a-critique et qui est mise en scène par les journalistes eux-mêmes et gérée par un certain nombre de titres dans des journaux satiriques par exemple.

Dominique Marchetti

Sur la question du recours aux professionnels dans les formations on a l’exemple de l’université Laval, à Québec où les professionnels se sont insérés et se sont ainsi mis à l’abri d’un marché de l’emploi difficile. Donc, les professionnels viennent parfois s’insérer dans l’université car eux-mêmes ont des stratégies personnelles.
C’est un jeu de relation qui n’est d’ailleurs pas toujours très clair car l’arrivée des professionnels vient renforcer certains segments de l’institution universitaire qui parfois sont en conflit avec d’autres. Ce sont des jeux très complexes, avec une sorte de captation des professionnels qui y trouvent leurs intérêts prenant parfois le dessus sur les universitaires.

Bernard Miège

C’est un processus qui ne concerne pas les seuls journalistes. Mais avec d’autres professionnels cela peut se passer autrement. Ici le Département a été créé à partir de professionnels, lesquels on fait le calcul que pour arriver à s’insérer dans l’université, il fallait devenir universitaire et faire de la recherche.
Le problème se pose à partir du moment où on a affaire aux stratégies indiquées par Dominique Marchetti sans qu’il y ait un soubassement scientifique et même la perspective de faire de la recherche. Là est la question. Elle se pose à Strasbourg ou chez nous.

Patrick Badillo

C’était également le principal problème à l’université de Marseille quand je suis arrivé. On avait l’impression de ne plus être à l’université parce que des professionnels en avaient fait des enjeux de carrière, etc.
Ainsi tel journaliste qui à La Provence disait qu’il était directeur de l’École de journalisme, et à l’École de journalisme se présentait comme directeur de La Provence. C’était alors un problème majeur.

Denis Ruellan

Si je peux me permettre une remarque, je dirais que la réunion d’aujourd’hui peut être significative d’activités émergeantes. Je me souviens aussi d’une réunion qui s’était tenue à Strasbourg. Il y avait eu la même dynamique, et une tentative de réunir les gens venant d’horizons différents avec la préoccupation d’une mise en réseau de la recherche. On sort de son labo ou de son université pour aboutir à un niveau collectif sans s’engager dans de grandes actions collectives.
Mais cela peut déboucher sur une pratique qui me semble participer de la valorisation de la recherche, à savoir la circulation des chercheurs sur les différents sites pour des conférences ou des cours.
On ne prend pas assez en compte que finalement la valorisation de la recherche ce n’est pas tout à fait la même chose, ni tout à fait perçu de la même façon par les étudiants quand le chercheur vient de Grenoble à Lannion ou quand le cours est fait par quelqu’un de Lannion. Il faut aboutir à une meilleure visibilité de la recherche en organisant la circulation des chercheurs qui sont aussi des enseignants.
Je m’aperçois que je rencontre beaucoup de journalistes quand je donne des conférences à l’étranger. Quand on se déplace, on intéresse aussi plus les locaux. Il y a quelque chose là qui est de notre responsabilité.

Dominique Marchetti

Je n’ai qu’une petite expérience de cela car je suis chercheur au CNRS, mais il est vrai que les étudiants sont demandeurs de connaissances sur le journalisme et notamment le marché du travail.
A propos de méthodologie, il m’est arrivé de faire un exposé sur « Qu’est-ce qu’un entretien sociologique », en l’adaptant au journalisme. Les étudiants sont intéressés à connaître les techniques employées par d’autres. C’est aussi un moyen de diffuser la recherche.

Gerd Kopper

En ce qui concerne la recherche appliquée… il n’existe presque aucune barrière entre la presse et notre Institut. Par exemple : nous avons développé un service sur Internet avec plusieurs entreprises de presse, c’est un service très innovant. On peut citer aussi des recherches appliquées sur certains segments des lecteurs et sur le contenu de certains journaux ; existe donc presque un univers de relations entre l’institution formatrice et les entreprises médiatiques, à propos de la pratique mais cela ne concerne pas la recherche stratégique.

Bernard Miège

Pour conclure je ferai remarquer que nous avons sans doute bien identifié les enjeux ; maintenant, il faut réfléchir à la poursuite de notre collaboration. Un réseau ? Oui, c’est la solution. Quelle forme de réseau ? Il faudrait arriver à mettre en place un réseau non contraignant pour nos travaux personnels de recherche dans nos équipes. Commençons par la publication des articles dans notre revue électronique Les Enjeux.

Intervenants

Patrick Badillo

.: Ecole de journalisme et communication de Marseille, Processus d’innovation

Luiz Busato

.: Directeur de l’UFR Sciences de la communication, responsable du master journalisme de Grenoble-Echirolles<

Sameh Chabbeh

.: Doctorante Gresec, Nouvelles techniques de l’information et de la communication journalistique

Yves Chupin

.: Credec Paris Dauphine, Sociologie et histoire des espaces de formation, CELSA et EFJ

Valérie Duvillard

.: IFP Paris 2, Pratiques professionnelles du journalisme

Gerd Kopper

.: Institut d’études du journalisme de Dortmund, directeur d’une fondation privée qui travaille sur le journalisme en Europe

Yves Lavoinne

.: CUEJ Strasbourg, Langage des médias, discours médiatique

Dominique Marchetti

.: CNRS, Sociologie du journalisme, journalisme spécialisé, conditions d’entrée dans la profession

Bernard Miège

.: Professeur, fondateur du Gresec

Stéphanie Modere

.: Doctorante Gresec, Médias et justice

Arnaud Noblet

.: Doctorant Gresec, enseignant dans le master journalisme de Grenoble-Echirolles, travaux sur l’autocritique journalistique

Isabelle Pailliart

.: Professeure, directrice du Gresec

Hélène Romeyer

.: Docteure, Gresec, Ater UFR Sciences de la communication Grenoble, travaux sur l’autoréflexivité télévisuelle comme espace public de débat, et espace public médiatique

Denis Ruellan

.: IUT Lannion, Médias, journalisme et espace public, Centre de recherche d’action politique en Europe

François Simon

.: IUT Tours, Média et identité à Lyon 2 et Sociologie du fait divers à Lyon 3