Quelle règlementation pour les médias en Europe ? Le cas de la loi d’application dite de « l’actionnaire principal » en Grèce
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Smyrnaios Nikos, « Quelle règlementation pour les médias en Europe ? Le cas de la loi d’application dite de « l’actionnaire principal » en Grèce« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°06/1, 2005, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/varia/08-quelle-reglementation-pour-les-medias-en-europe-le-cas-de-la-loi-dapplication-dite-de-lactionnaire-principal-en-grece
Introduction
Le rachat de la Socpresse par le pôle financier Dassault en 2004 et le renforcement de ses positions dans le dispositif médiatique français, à côté des pôles comme Bouygues ou Lagardère, pose la question du contrôle exercé par les pouvoirs économiques de ce pays sur un nombre croissant des médias et par là même soulève des interrogations sur « l’écheveau complexe et obscur de leurs relations avec les pouvoirs publics locaux, comme nationaux » dont parle Philippe Bouquillion (Bouquillion, 2002, p. 157). Parallèlement, en France et dans d’autres pays européens le débat sur le Traité constitutionnel européen ainsi que sur le projet de la directive dite Bolkestein, sur la libéralisation des services dans le marché intérieur, soulève des controverses quant à la nature du projet européen en tant que tel. Les tenants du Non mettent en avant une conception néo-libérale de la construction européenne qui élèverait la défense de la libre concurrence en principe suprême de l’Union, annulant du même coup toute législation ou réglementation nationale qui irait à son encontre. Et ce même si une telle législation correspond aux spécificités socioéconomiques et historiques des pays membres.
Mais qu’en est-il des médias ? Quelle est la position de la Commission européenne en ce qui concerne les réglementations nationales visant à garantir la transparence et à éviter les collusions d’intérêt dans ce domaine ? Dans l’étude de cas que nous allons présenter, un gouvernement européen, celui de la Grèce, se trouve en conflit ouvert avec la Commission européenne justement sur une question de cette nature. En effet, pour des raisons de politique intérieure le Parlement grec a voté une loi en janvier 2005 qui vise à exclure de tous les marchés publics les entreprises et les personnes physiques qui disposent par ailleurs d’une participation financière dans une entreprise médiatique. Cette loi, qui découle d’un article constitutionnel, a provoqué un vif échange entre le gouvernement grec et le commissaire en charge du marché intérieur Charles McCreevey, ce dernier menaçant de porter l’affaire devant la Cour européenne de justice.
Les questions que soulèvent ces développement sont, de notre point de vue, importantes et ont des ramifications complexes : est-ce qu’un État doit pouvoir légiférer dans le secteur des médias, fondé sur des spécificités qui lui sont propres, outrepassant le principe de la libre concurrence ? Est-ce qu’une législation nationale ayant des répercussions sur le secteur de la communication doit relever uniquement des compétences du commissaire au marché intérieur ? Enfin, que signifie « contrôler un média » ? A partir de quel moment pouvons nous considérer qu’un actionnaire exerce un contrôle financier sur une entreprise ? Comment une législation relative peut empêcher son contournement par des dispositifs financiers complexes dans un environnement économique mondialisé ? Nous allons nous efforcer par la suite d’exposer les réponses à ces questions données respectivement par la Commission et par le gouvernement grec. Dans un premier temps nous allons présenter l’historique de cette loi et les raisons politiques qui y ont conduit. Dans un deuxième temps nous allons exposer l’argumentaire du commissaire McCreevey, tiré de la lettre que ses services ont adressée au ministère des affaires étrangères grec à ce sujet.
Le contexte politique et économique en Grèce
La législation dont la compatibilité avec le droit communautaire est contestée par la Commission est une loi d’application d’un article qui a été incorporé à la Constitution hellénique lors de sa révision en 2001. La révision constitutionnelle en question a été votée par une large majorité du Parlement, y compris par les députés de l’opposition de droite aujourd’hui au gouvernement. Elle trouve ses racines dans le contexte politique et économique spécifique à la Grèce depuis au moins le milieu des années 90. Ce contexte a été caractérisé par l’émergence d’un enchevêtrement complexe entre le monde politique et les pouvoirs économiques et médiatiques de ce pays. Les raisons qui ont créé et soutenu cet enchevêtrement sont multiples mais on pourrait les résumer en trois facteurs déterminants. Premièrement, une longue période sans alternance de gouvernement, les socialistes du Pasok ayant gouverné de 1981 à 1989 et de 1993 à 2004. Ces longues années au pouvoir ont créé objectivement les conditions, sinon d’une corruption structurelle et généralisée, au moins d’une connivence flagrante entre, d’une part, certains détenteurs des positions clés dans le système politique pris au sens large (gouvernement, administration, entreprises publiques, partis politiques) et, d’autre part, un petit nombre d’hommes d’affaires.
Deuxièmement, un développement économique déséquilibré dans lequel les dépenses de l’État et les marchés publics représentent une part disproportionnée des investissements. Cette tendance a même été renforcée ces dernières années par l’afflux massif des fonds structurels européens mais également par la nécessité d’exécuter de grands travaux d’infrastructure, dans un laps de temps réduit, en vue des Jeux Olympiques de 2004. Ce dernier développement a ainsi propulsé le secteur du BTP au premier rang de rentabilité en raison des commandes de l’État, en partie financées par l’Union européenne, provoquant la création d’une multitude d’entreprises et l’entrée dans le secteur des plus grandes fortunes du pays. L’hypertrophie du secteur de BTP et des marchés publics en général a même été exploitée au début des années 2000 dans l’émergence d’une bulle spéculative à la bourse d’Athènes, fondée sur des manipulations du cours des actions, qui a conduit au krach financier de 2001. Cette crise a lésé des centaines de milliers des petits actionnaires et a impliqué des nombreux entrepreneurs et hommes politiques dont certains ont été poussés à démissionner de leurs postes.
Enfin, le dernier facteur qui a conduit à la révision constitutionnelle de 2001 est le développement anarchique et « sauvage » des médias audiovisuels dans ce pays au début des années 90. A l’image de radios comme NRJ en France, qui ont voulu forcer le gouvernement à abroger le monopole public sur l’audiovisuel dans les années 80 en étant à chaque fois en avance sur la réglementation – qui de fait était obligée de suivre (D’Almeida et Delporte, 2003) – les chaînes de télévision et les stations de radio en Grèce se sont développées initialement en dehors de tout cadre réglementaire. Ce qui a conduit à une situation chaotique quant à l’attribution des fréquences, les restrictions dans la propriété des médias, la transparence de leurs comptes, la fiabilité du système de mesure de l’audience de la télévision. Même si de nombreuses lois ont été votées afin d’organiser et d’assainir le secteur des médias, il manquait la volonté politique mais également les instruments pour les faire respecter, le Conseil national de l’audiovisuel demeurant complètement impuissant au niveau de ses prérogatives mais également de ses moyens.
L’opposition de droite a souvent dénoncé cette situation en mettant l’accent sur la transaction supposée qui liait, selon ses dires, le gouvernement du Pasok à certains entrepreneurs. Cette transaction consisterait pour le gouvernement à attribuer des contrats publics à certains hommes d’affaires, et propriétaires des médias par ailleurs, en échange du soutien politique, ou du moins d’un traitement favorable, de la part de ces mêmes médias. De son côté le gouvernement d’alors soutenait qu’en fait ce sont les hommes d’affaires en question qui utilisaient les médias dont ils étaient propriétaires afin de faire pression sur le gouvernement. Par exemple en mettant en avant de manière systématique les défauts dans la construction des divers ouvrages, et ainsi pousser à ce que les travaux soient attribués à leurs propres sociétés de construction. Indépendamment de la polémique, il n’en demeure pas moins que la société grecque comme les hommes politiques de tout bord ont pris finalement conscience du phénomène et de son importance, ce qui a abouti à la décision d’une révision constitutionnelle. Cette dernière visait, entre autres adaptations, à inscrire dans la Constitution de manière symbolique les principes qui régiraient des mesures strictes, destinées à contrer cet enchevêtrement opaque.
Le résultat de cette mobilisation a été l’article 14 paragraphe 9 de la Constitution qui stipule que « la qualité de propriétaire, actionnaire principal ou dirigeant d’entreprises médiatiques est incompatible avec la qualité de propriétaire, actionnaire principal ou dirigeant d’entreprises qui sont chargées par l’État ou par les entreprises publiques de l’exécution des travaux publics ou de la fourniture de biens et de services » (Constitution de la Grèce, Article 14 « Liberté de la presse », paragraphe 9). L’article en question est complété par l’interdiction pour la même personne de posséder plusieurs médias audiovisuels et par des mesures en cas d’infraction qui vont jusqu’à la révocation complète du permis d’émettre pour une station de radio ou une chaîne de télévision. Il est important de noter ici que le paragraphe en question fait partie de l’article qui se réfère à la liberté de la presse et non pas à l’attribution des marchés publics. Autrement dit l’entrée dans la problématique se fait à partir de la question de l’indépendance des médias et concerne la garantie du pluralisme dans le débat public autant, sinon davantage, que l’assainissement du système d’attribution des marchés publics.
Cet article constitutionnel introduit également deux concepts nouveaux qui visent à éviter les contournements possibles. Il s’agit d’une part de la notion de personne intermédiaire, physique ou morale, dépendante financièrement ou sous l’emprise d’un tiers. Ceci signifie que les membres de la famille (épouse, enfants), mais également les sociétés écrans d’un propriétaire de média sont également concernées par l’interdiction. Cette notion, difficilement définissable avec précision, vise en réalité à éviter le phénomène des « hommes de paille » qui cacheraient derrière eux le vrai propriétaire des médias et en même temps bénéficiaire des contrats publics. D’autre part l’article constitutionnel introduit également la notion d’actionnaire principal, conçu comme une personne physique ou morale qui, sans forcement disposer de la majorité des actions d’une entreprise médiatique, peut néanmoins exercer un contrôle significatif sur son fonctionnement, notamment dans l’établissement de la ligne éditoriale. Il y a donc dans la Constitution une volonté clairement affichée de réduire les risques des collusions d’intérêt entre les bénéficiaires des contrats publics et les propriétaires des médias. Cependant, dans un effort pour prévoir et éviter les possibilités de contournement de la loi à travers des montages financiers, le législateur s’avance sur un terrain complexe. D’une part il assimile de manière systémique le contrôle financier à un contrôle éditorial strict et, d’autre part, il introduit des notions légales problématiques quant à leur interprétation et leur application concrète.
Le processus législatif et les débats publics qui l’ont suivi ont révélé l’étendue du phénomène, puisqu’il est apparu que le capital de quasiment toutes les chaînes de télévision comprenait des actionnaires bénéficiaires des contrats publics. Par ailleurs plusieurs journaux et stations de radio se trouvaient dans la même situation. Ainsi, le groupe DOL, contrôlé par la famille Lambrakis, propriétaire de plusieurs journaux importants (To Vima, Ta Nea), actionnaire de l’une des principales chaînes de télévision privées (Mega Channel), bénéficiait des contrats publics à travers l’agence de voyage Travel Plan dont il est également propriétaire. De même la famille Bobolas, propriétaire du groupe de presse Pigasos et co-actionnaire d’une chaîne de télévision (Mega Channel), bénéficiait en même temps d’énormes contrats de construction à travers son entreprise de BTP Aktor. L’homme d’affaires Sokrates Kokkalis, propriétaire d’une chaîne de télévision (Magic TV), d’une station de radio (Flash) et de l’équipe de football la plus populaire du pays, a bénéficié à travers sa société de télécommunications Intracom de contrats de la part de l’opérateur public et a également pris en charge toute l’informatisation de l’administration. Cette dernière a bénéficié aussi à la société d’informatique Altec, propriété de Athanasios Athanasoulis qui contrôlait également à l’époque une chaîne de télévision privée (Alter). De son coté la famille Kontominas, actionnaire d’une chaîne de télévision privée (Alpha), est en même temps propriétaire du groupe d’assurances Interamerican et actionnaire de l’Alpha Bank, toutes les deux engagées de manière significative à la Bourse d’Athènes, et dont le portefeuille d’actions comprend un très grand nombre de sociétés de BTP qui ont largement bénéficié des contrats publics. Enfin, la famille Vardinogiannis, actionnaire d’une chaîne de télévision privée (Star Channel), bénéficie indirectement de marchés publics par le biais de son groupe pétrolier Motor Oil. A travers cette brève et incomplète présentation apparaissent d’une part les liens qui unissent presque tous les groupes industriels grecs avec les médias, notamment audiovisuels, et, d’autre part, leur dépendance financière vis-à-vis des marchés publics attribués par l’État. La révision constitutionnelle de 2001 a eu au moins le mérite de placer le sujet sur la place publique et de révéler la complexité des enjeux d’une telle configuration, qui était jusqu’alors seulement connue des initiés.
La loi d’application dite de « l’actionnaire principal »
La première tentative de présenter une loi d’application de l’article 14 de la constitution est venue en 2002 par le gouvernement du Pasok avec la loi 3021/2002. Le pivot de cette loi a été l’obligation pour toute entreprise qui veut bénéficier de marchés publics de présenter un certificat de transparence, délivré par le Conseil national de l’audiovisuel (CNA), l’équivalent du CSA en France. Ce certificat garantissait le fait qu’aucun des actionnaires ou des dirigeants des entreprises en question n’était en même temps actionnaire principal ou dirigeant d’un média. Néanmoins cette première loi faisait une interprétation relativement souple de l’article constitutionnel et laissait ouverte la possibilité de le contourner. Outre l’incapacité du CNA d’effectuer de tels contrôles sur les centaines d’entreprises qui bénéficient des contrats publics, la loi en question comportait deux caractéristiques dont l’application offrait la possibilité aux hommes d’affaires précédemment cités de ne pas renoncer à contrôler indirectement des médias, tout en bénéficiant de marchés publics. La première caractéristique de la loi était le fait de définir l’actionnaire principal comme une personne physique ou morale qui détient 5 % ou plus du capital d’une entreprise médiatique. La deuxième caractéristique concernait les personnes intermédiaires, c’est-à-dire la famille et les autres sociétés appartenant à une personne frappée par l’interdiction. La loi stipulait en effet que ces personnes intermédiaires ne seraient pas concernées par la loi 3021/2002 si elles pouvaient prouver leur indépendance financière. Autrement dit, une personne frappée par l’incompatibilité entre sa qualité de bénéficiaire de marchés publics et celle d’actionnaire principal d’un média pourrait éviter l’interdiction en ramenant son propre pourcentage d’actions en dessous de 5 % et en transférant le reste à des personnes physiques (épouse, enfants) ou morales (holdings, sociétés off-shore) de confiance, si ces dernières pouvaient prouver qu’elles étaient financièrement indépendantes. La définition de cette « indépendance financière » était laissée à l’appréciation arbitraire du CNA.
En raison de sa souplesse et des possibilités de contournement qu’elle offrait, la loi en question n’a pas soulevé de réactions vives ni de la part des groupes industriels visés, qui ont cherché à modifier en conséquence leurs participations financières dans les médias sans pour autant renoncer à leur contrôle, ni de la part de la Commission européenne. Cette dernière a néanmoins adressé le 2 avril 2003 une première lettre pour faire connaître auprès du gouvernement grec ses inquiétudes quant à la compatibilité de cette loi avec le droit communautaire en ce qui concerne notamment le principe de la libre concurrence. Il s’en est suivi un échange de lettres sur le sujet entre la Commission et le gouvernement grec de l’époque dans lequel ce dernier laissait entendre que la loi de 2002 était provisoire et qu’il y aurait dans un avenir proche des modifications substantielles afin d’arriver à une harmonisation avec le droit communautaire. Les services du commissaire Bolkestein, chargé du marché intérieur à l’époque, ont conclu qu’ils étaient arrivés à un accord implicite avec le gouvernement grec qui allait modifier la loi d’application sous peu.
Or en mars 2004 les élections législatives ont vu la victoire de l’opposition de droite de la Nouvelle Démocratie, au détriment du Pasok. Dans son programme préélectoral la Nouvelle Démocratie avait promis la mise en place des nombreuses mesures visant à établir la transparence dans la vie économique et politique du pays et à combattre la corruption installée, selon elle, sous le gouvernement socialiste. La mise en place de ces mesures a été marquée d’une part par une volonté politique forte mais également par une inexpérience et une mauvaise compréhension du jeu politique européen. Ainsi, la première mesure, qui visait à éclaircir les manipulations des comptes publics par le gouvernement précédent, a abouti à la révélation que le pays n’a pu respecter le pacte de stabilité et adopter l’euro qu’en utilisant des astuces de comptabilité pour cacher ses déficits excessifs. Ces révélations, qui visaient initialement le gouvernement précédent pour des raisons de politique intérieure, ont fini par devenir un scandale de dimension européenne et par discréditer totalement la Grèce, qui a perdu tout pouvoir de négociation face à la Commission européenne (voir à ce sujet : « Les manipulations statistiques des États sapent la crédibilité du pacte de stabilité », Ricard Philippe, Le Monde, 20 mars 2005, et « Les socialistes grecs rejettent l’accusation de déficit dissimulé », non signé, La Tribune, 30 novembre 2004).
C’est dans ce climat difficile pour le gouvernement nouvellement élu que la presse a révélé le nouveau projet de loi en préparation qui allait remplacer la loi d’application 3021/2002 sur les médias. Contrairement au gouvernement précédent, celui de la Nouvelle Démocratie voulait prouver sa bonne volonté dans ce domaine et en même temps, selon ses adversaires politiques, affaiblir les propriétaires des médias qui ne l’ont pas soutenu (voir à ce sujet : « Transparence toute politique en Grèce », Céline Chaudeau, Libération, 24 janvier 2005). Ainsi, le ministre de l’intérieur, de l’administration publique et de la décentralisation Prokopis Pavlopoulos, qui a été en charge du dossier, a présenté la nouvelle loi d’application 3310/2005 au mois de décembre 2004. La loi en question a été votée par le Parlement en janvier 2005 et publiée au Journal officiel le 14 février 2005.
En substance la nouvelle loi d’application était beaucoup plus stricte que la précédente et visait à anticiper et à éviter toutes les possibilités de contournement laissées ouvertes par la version précédente. Ainsi l’actionnaire principal a été défini comme toute personne qui dispose de 1 % ou plus du capital d’une entreprise médiatique. De même, la notion d' »indépendance financière » des personnes intermédiaires a été supprimée, ce qui signifie que l’interdiction de bénéficier de contrats publics s’étend de manière automatique à tous les membres de la famille et toutes les sociétés appartenant à un actionnaire principal d’un média, tel qu’il a été défini précédemment. L’obligation d’obtenir un certificat de transparence pour toute entreprise souhaitant participer à des appels d’offre concernant des marchés publics en Grèce a indirectement imposé une restriction supplémentaire, celle de la nominalisation des actions. Afin que le CNA puisse contrôler la répartition du capital de ces entreprises, il faut que les actions de celles-ci soient attribuées de façon claire à une personne physique à tout moment, ce qui est particulièrement compliqué étant donné la fluidité et la rapidité des transactions boursières.
La réaction de la Commission européenne
Cette nouvelle version draconienne de la loi d’application de l’article 14 de la Constitution a tout de suite soulevé des réactions de la part des groupes de communication transnationaux qui ont protesté auprès de la Commission. Ainsi, la société SBS Broadcasting, groupe transnational de communication et propriétaire d’une station de radio grecque, est intervenue auprès de la Commission européenne afin de dénoncer cette loi en tant qu’entrave à ses activités. Selon le quotidien Eleutherotypia (17 mars 2005), le PDG du groupe Markus Tellenbach a déclaré que la loi 3310/2005 « constitue une atteinte flagrante de l’un des principes fondamentaux de l’Union européenne qui est le droit pour les entreprises d’investir librement et de participer sans entraves à l’économie de marché ». Quelques jours auparavant c’était la filiale grecque d’IBM qui a adressé une lettre au gouvernement et à la Commission dans laquelle elle indique qu’il est impossible pour une entreprise de la taille de la maison mère IBM de procéder à une nominalisation exhaustive de son capital, étant donné la dispersion de ses quelque deux millions et demi d’actionnaires. Par conséquent l’impossibilité pour la filiale grecque d’obtenir un certificat de transparence signifie également son exclusion injustifiée des appels d’offres qui concernent des marchés publics (Agence de presse athénienne, 20 mars 2005).
La Commission européenne, et particulièrement les services chargés du marché intérieur, ont tout de suite enregistré ces plaintes et ont adressé un avis motivé aux autorités grecques le mardi 22 mars 2005, premier stade d’une procédure d’infraction, demandant des observations sur la compatibilité de la législation communautaire avec la loi 3310/2005. Cette lettre, publiée aussitôt par la presse hellénique, est très utile pour la compréhension du contentieux car, en dehors des positions de la Commission, elle récapitule tout l’historique des échanges avec le gouvernement grec et révèle l’argumentaire de ce dernier.
Ainsi, dans une lettre adressée au ministre des affaires étrangères grecques par le Commissaire au marché intérieur Charles McCreevey le 22 mars 2005 et publiée dans le quotidien To Vima le 23 mars 2005 (la traduction du grec au français est de notre fait), nous apprenons que pour le gouvernement « le texte en question est une loi d’application de l’article 14 paragraphe 9 de la Constitution qui vise à garantir l’intérêt général, […] l’objectif principal poursuivi par cette loi est l’évitement d’une influence injustifiée sur l’État de la part des détenteurs du pouvoir médiatique, afin que ces derniers puissent accéder à des contrats publics […]. La législation ne pose pas d’obstacles à l’exercice des droits fondamentaux prévus par les traités européens, mais, au contraire, elle améliore leur exercice en garantissant la transparence et une concurrence saine et efficace […]. La loi assure une concurrence saine et efficace au profit de sociétés étrangères, par rapport aux entreprises grecques qui sont liées avec des médias et qui pourraient faire usage de ces liens de manière abusive afin d’acquérir de contrats publics […]. L’obligation de nominalisation des actions concerne uniquement les sociétés dont le siège social se trouve en Grèce et ne s’applique pas aux entreprises étrangères, si le droit de leur pays d’origine ne l’impose pas […]. Les mesures retenues sont proportionnelles et adaptées au but recherché […] qui n’est pas la poursuite des cas de corruption déjà connus, mais l’obstruction à la création de conditions propices à une telle corruption. Dans ce sens les mesures prises constituent en quelque sorte des mesures préventives ».
Même si le point de vue et l’argumentaire exact du gouvernement grec n’est connu de manière écrite que par le biais de la lettre de la Commission – ce qui peut poser question quant à la fidélité de sa restitution – il n’en demeure pas moins qu’il est possible d’en tirer un certain nombre de conclusions. Premièrement, le gouvernement de la Nouvelle Démocratie ne remet pas en question le principe de la libre concurrence. Au contraire son argumentaire est fondé sur l’idée que cette loi vise à garantir une concurrence « saine et efficace » et prévenir les entraves possibles qui viendraient d’une position privilégiée d’un certain nombre d’entreprises liées aux médias. De cette façon le gouvernement assimile la participation financière dans le capital d’une entreprise médiatique à un « délit d’initié » en quelque sorte, qui procure des moyens de pression sur l’initiateur des appels d’offre, en l’occurrence l’État. De ce point de vue le gouvernement endosse clairement le principe qui assimile une participation financière dans le capital d’un média au contrôle de sa ligne éditoriale.
Deuxièmement, l’argumentation présentée précédemment indique de façon explicite que la loi en question concerne en premier lieu les sociétés grecques et vise directement l’emprise des hommes d’affaires locaux sur les médias du pays. Il s’agit en quelque sorte de l’approche inverse de ce que Pierre Musso appelle « la philosophie des champions nationaux », qui a régi la politique réglementaire dans le domaine de la communication en France ces dernières années, et qui pousse à la constitution de pôles de communication puissants, capables de résister aux groupes américains jusque-là dominants (Musso, 2000, p. 37). Ce principe a eu raison d’une réglementation qui visait à éviter la concentration des médias, par un déplacement des enjeux du marché intérieur au marché international. Ainsi, selon cet auteur, pour les pouvoirs publics, et davantage pour les centres informels du pouvoir économique français, il est désormais préférable de faire des concessions sur le front de la protection de la concurrence et sur les mesures anti-concentration, afin de garder un contrôle « national » par des entreprises françaises sur les industries culturelles du pays. A l’inverse, l’approche du gouvernement grec actuel consiste à considérer que les « champions nationaux » sont devenus trop puissants en s’immisçant dans tous les secteurs de l’économie. De ce point de vue l’argumentaire du gouvernement constitue en effet un appel aux sociétés étrangères pour investir le secteur des médias ou celui des marchés publics du pays, en se substituant aux pouvoirs économiques locaux.
Troisièmement, il apparaît que le gouvernement méconnaît la question complexe de l’internationalisation du capital. En indiquant que la loi s’applique uniquement aux entreprises grecques, ses initiateurs ne prennent pas explicitement en compte le cas des filiales grecques d’entreprises transnationales. Le cas de la filiale grecque d’IBM est à ce titre édifiant : est-ce que la nominalisation des actions s’applique uniquement à cette entité ou concerne-t-elle également ses propres actionnaires ? Si c’est le cas, cela signifie indirectement la nominalisation des actions de la maison mère IBM, ce qui est pratiquement impossible à appliquer. Enfin, l’argumentaire du gouvernement indique que les objections de la Commission ne concernent pas uniquement la loi de 2005, mais également et surtout un article constitutionnel. D’où la déclaration du premier ministre Costas Caramanlis (« La Grèce en conflit ouvert avec la Commission européenne au sujet de l’actionnaire principal des médias », Info-Grèce.com, 24 mars 2005) indiquant que la législation en question démontre « [sa] volonté politique d’instaurer la transparence et de combattre les collusions d’intérêt dans les affaires économiques, et à la fois de défendre la Constitution grecque et l’intérêt national ». D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, la Commission dans sa lettre reconnaît de façon limpide un problème d’incompatibilité entre l’article constitutionnel et les traités européens. Ce qui est posé alors est la question de la primauté du droit communautaire sur les constitutions nationales dans un sujet éminemment politique comme celui de la réglementation dans le secteur des médias.
De son côté la Commission indique qu’elle « a décidé de demander à la Grèce de présenter ses observations sur la compatibilité avec le droit communautaire de la loi grecque empêchant les sociétés ‘liées’ à des entreprises de médias grecques d’obtenir des marchés publics. […] L’article 14 (9) de la Constitution grecque et la loi d’exécution (3310/2005) affirment une incompatibilité virtuellement complète et absolue entre toute activité ou détention d’actions au-delà d’un certain niveau dans des entreprises de média et l’exécution des contrats publics. La Commission estime que cela est contraire tant à la législation communautaire secondaire (directives sur les marchés publics), dans la mesure où sont énoncés des critères d’exclusion non prévus par celles-ci, qu’à la législation communautaire primaire (traité CE), du fait qu’il est pris des mesures empêchant ou rendant moins attrayant l’exercice de la quasi-totalité des libertés fondamentales reconnues par le traité CE » (Communiqué de presse de la Commission européenne IP/05/356 « Marchés publics : la Commission réagit à la législation grecque excluant certaines sociétés des marchés publics », 22 mars 2005″). Dans l’argumentaire détaillé contenu dans la lettre du 22 mars, la Commission soutient, à l’appui de la jurisprudence européenne, que le principe de la défense de l’intérêt général, mis en avant par le gouvernement grec, est accepté uniquement s’il n’entre pas en contradiction avec la protection des droits fondamentaux des citoyens européens. Or, le commissaire McCreevey et ses services considèrent que l’article 14 de la Constitution hellénique et les lois d’application qui en découlent vont à l’encontre ou rendent moins attractive l’exercice des libertés fondamentales suivantes : la libre circulation des biens, des services, des capitaux et de la main d’oeuvre.
Trois points de l’argumentaire sont intéressants car ils sont à l’opposé de ceux évoqués par le gouvernement grec. Premièrement, selon la Commission, l’assimilation d’une participation financière, dans une entreprise médiatique, au contrôle de sa ligne éditoriale, et par ce biais, à la possibilité de fausser la libre concurrence n’est pas acceptable. Autrement dit la Commission ne juge pas recevable le raisonnement qui consiste à identifier le contrôle financier d’une entreprise médiatique à son contrôle éditorial, mais également le fait qu’un tel contrôle éditorial signifie à coup sûr son utilisation abusive afin d’obtenir des marchés publics. L’interprétation se fonde sur une appréciation générale de la relation entre contrôle financier et contrôle éditorial d’un média, qui, tout en étant valide d’un point de vue juridique, ne saisit pas la réalité d’un phénomène existant en Grèce et ailleurs. Il s’agit de la subordination de la ligne éditoriale d’un certain nombre de médias aux intérêts économiques de leurs propriétaires respectifs. La question a été posée aux journalistes grecs dans une enquête effectuée en février 2002 par l’institut de sondages VPRC pour le compte du Réseau européen des journalistes Grecs, auprès d’une population représentative, et les résultats obtenus sont édifiants. Ainsi, 83,8 % des personnes interrogées estiment que, à cause du fait que les propriétaires des médias pour lesquels elles travaillent s’activent dans des nombreux secteurs de l’économie, elles ne peuvent traiter une série des sujets considérés comme « sensibles ». De même, les journalistes interrogés déclarent à 79,7 % qu’ils font l’objet de pressions diverses dans l’exercice de leur métier et estiment à 82,2 % que les médias ne sont pas indépendants vis à vis des pouvoirs économiques. Dans le cas spécifique de la Grèce cette tendance à l’instrumentalisation des médias a été tellement flagrante que les forces politiques du pays ont jugé utile de voter pratiquement à l’unanimité une révision constitutionnelle dans ce sens.
Deuxièmement, la Commission rejette le point de vue du gouvernement grec qui considère qu’une participation financière minime, en dessus de 1 % du capital, peut constituer un moyen de contrôle d’une entreprise. La lettre adressée indique que, selon la Commission, le fonctionnement des entreprise tend à démontrer qu’une influence déterminante ne peut s’exercer sur les organes de décision d’une entreprise quelconque que si l’actionnaire principal détient la majorité des actions. Il s’agit d’une question dont les différentes configurations ont été traitées par la recherche, en ce qui concerne particulièrement le secteur de la communication (Miège, Bouquillion et Pradié, 2002). Or, si le pourcentage de 1 % a été retenu par la loi grecque, ce qui a été fait sur des critères politiques et non pas financiers, c’est parce que l’expérience a démontré qu’une telle part du capital peut être suffisante pour contrôler une entreprise, si elle est combinée avec des montages financiers complexes qui permettent d’influencer la prise de décision de façon indirecte.
Enfin, la Commission considère que la législation en question entre dans les prérogatives du Commissaire au marché intérieur Charles McCreevey davantage que dans celles de Viviane Reding, chargée de l’éducation et de la culture, ce qui implique une interprétation spécifique du contentieux. Autrement dit, l’atteinte au principe de la libre entreprise est considérée par les services communautaires comme plus importante que l’enjeu qui concerne la réglementation sur les médias, et par extension la qualité du débat public. La différence est de taille car la culture et la communication constituent des compétences des États membres, ce qui signifie que la législation nationale n’est pas subordonnée à la législation communautaire secondaire, comme par exemple les directives sur les marchés publics.
Qui est responsable de la réglementation concernant les médias en Europe ?
Précisément en ce qui concerne les médias il est décidé dans la directive du 30 juin 1997 que « les États membres ont la faculté d’appliquer aux organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de leur compétence des règles plus détaillées ou plus strictes dans les domaines coordonnés par la présente directive, y compris, notamment, des règles visant à réaliser des objectifs en matière linguistique et garantir la protection de l’intérêt public pour ce qui concerne le rôle de la télévision comme support d’information, d’éducation, de culture et de divertissement ainsi que des règles répondant à la nécessité de préserver le pluralisme dans l’industrie de l’information et les médias et d’assurer la protection de la concurrence en vue d’éviter les abus de position dominante et/ou l’établissement ou le renforcement de positions dominantes par le biais de concentrations, ententes, acquisitions ou initiatives similaires ».
De plus, dans un communiqué se référant à la directive précédemment citée, la Commission précise que, en vertu du principe de subsidiarité, « les questions relatives aux contenus audiovisuels étant par nature essentiellement nationales, leur régulation relève en premier lieu de la responsabilité des États membres ». Il s’agit d’une constante dans l’approche de la question des médias puisque dans le Livre blanc sur les services d’intérêt général, rendu public en 2004, il est confirmé que « en ce qui concerne le pluralisme des médias, la consultation publique a montré que, compte tenu des différences qui existent entre les États membres, il vaut mieux, à ce stade, laisser à ces derniers le soin de traiter la question. La Commission est d’accord et en conclut qu’il n’est pas opportun, pour l’instant, de présenter une initiative communautaire concernant le pluralisme ».
A l’inverse, les règles de concurrence au sein du marché européen constituent des prérogatives communautaires et toute réglementation nationale à ce sujet, fut-elle constitutionnelle, doit être compatible avec le droit primaire européen, c’est-à-dire les traités signés par les pays membres, mais également avec les directives de la Commission. De ce point de vue la Commission européenne se considère en droit de porter l’affaire devant la Cour européenne de justice et de menacer le gouvernement grec avec des sanctions financières, notamment en restreignant son accès aux fonds structurels. La négociation sur le contentieux a lieu en 2005 au niveau juridique et politique entre les deux parties, le gouvernement grec étant dans une position particulièrement délicate et pratiquement intenable, au vue de ses rapports difficiles avec la Commission actuelle.
Si nous ne pouvons pas prédire le résultat de cette négociation, et en dehors des différentes interprétations juridiques dont la considération n’a pas lieu d’être ici, la question de la loi d’application dite de l’actionnaire principal met en évidence un enjeu politique d’une importance considérable. Les spécificités du cas grec, c’est-à-dire un contexte économique et politique particulier qui débouche sur une législation pratiquement inapplicable en l’état, ainsi que l’inexpérience d’un gouvernement nouvellement élu et décidé à appliquer intégralement et de manière unilatérale son programme électoral, ont contribué à saper le processus de négociation habituel entre les instances européennes et les pays membres.
Ce processus, qui bien souvent ne trouve pas sa place dans le débat public, aboutit à ce que des enjeux européens cruciaux se règlent par des compromis, sans que les citoyens européens en soient informés de manière adéquate. Or, à travers la médiatisation très forte dont il a été l’objet, le cas de l’actionnaire principal a eu pour les Grecs en quelque sorte un effet équivalent à celui de la directive Bolkestein en France, c’est-à-dire le révélateur des enjeux de la construction européenne, trop longtemps considérée comme lointaine et sans impact direct dans la vie quotidienne des citoyens européens. A partir d’un cas spécifique, la Commission, et la Cour européenne de justice si le contentieux persiste, seront amenées à se prononcer sur un sujet qui peut avoir des conséquences au niveau européen et qui interroge les instances en question sur leur conception de l’espace public européen. Dans l’hypothèse improbable où l’article constitutionnel en question serait jugé compatible avec le droit communautaire, on serait à même de se demander quels seraient les effets d’une telle mesure dans un pays comme la France où les principaux détenteurs des médias sont en même temps quelques uns des principaux bénéficiaires des contrats publics dans les secteurs de la Défense et des travaux publics. Il en est de même dans le cas de l’Italie où le principal détenteur des médias audiovisuels du pays est en même temps le chef de l’exécutif. Et par là même il serait possible de s’interroger, à un niveau européen cette fois, sur les effets d’un tel état de fait sur le pluralisme des médias et la qualité du débat public en Europe.
Références bibliographiques
Bouquillion Philippe, « La culture et la communication face à la concentration industrielle et à la financiarisation », MEI Médiation et information, n° 16, 2002, p. 155-168.
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Miège Bernard, Bouquillion Philippe et Pradié Christian, « Mouvements financiers, changements industriels et mutations corrélatives », Actes du Colloque Panam Industries culturelles et dialogue des civilisations dans les Amériques, UQAM (Université du Québec à Montréal), 22-24 avril 2002.
Musso Pierre, « La déréglementation, condition à la formation des groupes multimédias multinationaux », Dossiers de l’audiovisuel, n° 94, novembre-décembre 2000, p. 35-37.
Auteur
Nikos Smyrnaios
.: Nikos Smyrnaios est doctorant en Sciences de l’information et de la communication au sein du laboratoire Gresec de l’université Stendhal Grenoble 3, et termine sa thèse sous la direction d’Isabelle Pailliart, sur le thème de l’émergence de modèles diversifiés de production et de diffusion de l’information en ligne. Il occupe actuellement un poste d’ATER à l’université Paul Sabatier de Toulouse.